La guerre est finie

Dans le train Bruxelles-Liège de 6 heures 57, le navetteur qui me fait face sort de son sac quatre tranches de pain gris et un pot de Nutella vide. C'est un virtuose : au cours de son trajet qui se termine à Leuven, il déploiera des trésors d'ingéniosité pour récupérer quelques ridicules doses de pâte à tartiner collées sur les parois du récipient et les appliquer soigneusement sur son pain, créant ainsi deux véritables sandwichs non pas au Nutella, mais à l'arôme de Nutella.

Durant mon enfance et mon adolescence, j'étais un athée en croisade : confronté à l'expression d'une croyance religieuse, quelle qu'elle fût, je mettais en branle tout un arsenal critique bien huilé, une sorte de proto-positivisme candide et ridiculement sûr de son bon droit, grâce auquel je démolissais à coup d'arguments logiques (des « arguments à la Russell ») le Dieu de l'autre. J'étais un petit morveux intolérant. C'est sans doute ce qui m'a sauvé du naufrage : c'est parce que j'ai été très tôt un athée belliqueux que j'ai pu assez vite sortir de cet état d'esprit et être « en paix avec mon athéisme » à l'âge adulte. Aujourd'hui, je suis toujours athée (j'ai véritablement été élevé sans dieu et je n'ai jamais ressenti le besoin d'en récupérer un par la suite), mais j'ai complètement perdu cette horripilante manie consistant à émettre un jugement péremptoire et condescendant sur les croyances d'autrui. — J'ai découvert à travers Le Danseur et sa corde de Jacques Bouveresse la personnalité de Gottfried Keller, quelqu'un qui a semble-t-il lui aussi mené dans sa jeunesse une guerre larvée contre la religion (du moins la religion instituée, avec ses règles absurdes et ses prêtres surannés), une guerre qui, dans son cas, trouvait son origine non pas dans un manque total de Dieu, mais plutôt dans un excédent. C'est l'enseignement de Ludwig Feuerbach qui a donné le coup de grâce aux rêveries religieuses de Keller et qui fera dire à ce dernier en 1850 qu'il n'est « absolument nulle part » avec le bon Dieu1. Quoi qu'il en soit, au moment de l'armistice, signée à plus de 150 ans d'intervalle, lui et moi arrivons au même résultat : une forme d'apaisement et d'acceptation tranquille ; un discours qui soutient que la valeur d'un être humain ne se mesure pas à l'aune de sa croyance ou de sa non-croyance. Dans Henri le Vert, Keller place dans la bouche d'un comte les paroles suivantes, qui résument on ne peut plus clairement cette pensée : « Il m'est totalement indifférent que vous croyiez au bon Dieu ou non ! Car je vous considère comme un homme dans le cas duquel la question n'est pas de savoir s'il met la raison de son existence et de sa conscience en dehors de lui ou en lui ; et s'il n'en était pas ainsi, si je devais penser que vous seriez quelqu'un avec Dieu et quelqu'un d'autre sans Dieu, alors je n'aurais pas en vous la confiance que j'éprouve réellement. [...] Il n'est pas question d'athéisme et de libre pensée, de frivolité, de scepticisme et de mal du siècle et de tous les sobriquets que l'on a pu inventer pour des choses maladives. Il s'agit du droit de rester tranquille dans son esprit, quels que puissent être les résultats de la réflexion et de la recherche. [...] »2

Dans un livre de leçons qui a pour objectif principal d'apprendre aux débutants la prononciation de l'arabe (mais que j'utilise plutôt comme simple complément à l'apprentissage de la lecture et de l'écriture de cette langue, la prononciation m'échappant pour l'instant), Boutros Hallaq entrecoupe chaque chapitre par une page d'information générale, en français, consacrée à la civilisation arabe au sens large. À côté des feuilles sur le cinéma, la littérature, la musique, la politesse ou encore la calligraphie, l'auteur consacre une page mémorable sur l'hospitalité arabe qui, écrit-il, est « légendaire ». Vu qu'il s'agit avant tout d'un livre d'apprentissage des mots et des phrases basiques, il prend quelques lignes pour montrer en quoi cette fameuse hospitalité est inscrite dans la langue même, à travers le terme presque rituel de bienvenue, « أهلا وسهلا » ('ahlan wa-sahlan), qui a une signification beaucoup plus profonde que le « Welcome » des paillassons cosy. L'auteur traduit l'expression littéralement par : « Tu as trouvé une parenté et tu es accueilli dans une plaine. » Autrement dit, comme je le comprends intuitivement : tu es reçu ici comme faisant partie de la famille, on ne te posera pas de question, on ne te demandera jamais de compte (du moins pas avant que tu ne te sois entièrement reposé) et cet endroit sera pour toi un lieu calme, ouvert et accueillant (c'est l'idée qui se cache derrière la notion de plaine : un espace plat, lisse, sans ornière, sans roche, sans difficulté). — La vieille routine du désert donc : quand un voyageur se présente à vous après un long périple à travers le sable et les rochers, il est accueilli à bras ouverts comme un frère. (On se croirait dans Dune...

« Et voilà Monsieur, je vous présente notre première neige ! » (Le temps de lever les yeux vers la baie vitrée, elle s'est déjà presque entièrement évaporée.)

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1 Cité par Jacques Bouveresse, Le danseur et sa corde. Wittgenstein, Tolstoï, Nietzsche, Gottfried Keller & les difficultés de la foi, Marseille, Agone, 2014, p. 17.
2 Ibidem, p. 214-215.
3 Boutros Hallaq, 40 leçons pour parler arabe. Nouvelle édition, comprenant une section d'initiation à l'arabe dialectal, Paris, Pocket, 2009, p. 259.

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