Des nouvelles de la plèbe

Lu dans le train qui nous ramène Gaëlle et moi en Belgique : le chapitre « Qu'est-ce qui est noble ? » de Par-delà le bien et le mal1, dans lequel Nietzsche, pour la énième fois — j'ai arrêté de compter —, oppose l'espèce très rare des aristocrates (ces créateurs de valeurs qui refusent toute forme de pitié ou de compassion et qui, par instinct, dominent, exploitent, asservissent, etc., etc.) à la masse vulgaire des plébéiens (qui n'existent que pour permettre justement au premier groupe de se déployer encore plus loin, de se hisser encore plus haut, de vivre une existence encore plus supérieure, etc., etc.2). Somme toute, Nietzsche ne fait jamais que raconter la même chose, encore et encore, affinant des intuitions qui étaient déjà présentes dans ses premiers textes philosophiques. Je commence à bien le connaître (pour autant qu'on puisse connaître, à partir de ses seuls écrits, une personnalité aussi maligne, complexe et subtile, qui plus est morte il y a plus d'un siècle). Dès que le mot « noble » émerge des lignes rédigées par cet homme, je sais à quoi m'attendre : description dédaigneuse de la « morale d'esclaves » (chrétienne, jésuitique, démocratique, socialiste — biffer les mentions inutiles) et, en contrepartie, exaltation de la « morale des maîtres », c'est-à-dire la morale de ceux qui sont leur propre soleil ; ces aristocrates, nés pour commander, qui n'ont d'attention que pour eux-mêmes et, à la rigueur, pour leurs semblables, mais jamais pour les êtres inférieurs, les petits, les « ratés », ce servum pecus qu'ils observent depuis leur cime glaciale, avec le plus grand des mépris...

J'ai souvent eu l'impression de ne pas être à ma place en lisant Nietzsche. Il est facile d'en comprendre la raison : pour moi qui ai été élevé dans un milieu ouvrier socialiste (plébéien de la tête aux pieds si l'on continue dans la veine nietzschéenne), l'idée même d'une inégalité de classes qui serait fondamentalement nécessaire au ciselage d'une humanité supérieure et détachée, et ce de façon héréditaire — car il s'agit clairement pour Nietzsche d'un problème d'hérédité (§264) : « Il est impossible qu'un homme n'ait pas dans le sang les qualités et les prédilections de ses parents et de ses ancêtres » ; c'est d'ailleurs sans doute la raison pour laquelle Nietzsche tenait tant à revendiquer son hypothétique filiation avec une famille d'aristocrates polonais —, cette idée d'inégalité héréditaire, donc, est extrêmement difficile à appréhender. Ce qui entrave ma compréhension, ce n'est pas tant le concept d'inégalité que celui d'hérédité : pourquoi les qualités ou le caractère d'un être humain seraient-ils inscrits dans son sang (dans l'ADN dirait-on aujourd'hui, mais peu importe le terme) ? Nietzsche voit dans la culture démocratique, dans l'éducation du plus grand nombre une façon de masquer l'origine plébéienne des médiocres, c'est-à-dire de faire disparaître cette origine, mais en apparence seulement, car le naturel revient toujours au galop. Et je sens — j'entends presque — au fil des pages le profond dégoût pour cette idée inconcevable de plèbe qui apprend au travers de l'appareil démocratique ; qui essaye de toucher à la connaissance à l'aide de ses misérables doigts crasseux, de ses idées courtes et de ses raisonnements maladroits ; autrement dit qui essaye d'outrepasser son rang de rebut servile au service des puissants.

Ces passages provoquent chez moi de sévères nausées : Nietzsche refuse en quelque sorte aux enfants d'origine modeste le droit de résoudre des énigmes ! Pire encore : il ne les croit pas capables de résoudre des énigmes, ces gueux malpropres ! — Autrement dit : il me refuse le statut de personne intelligente, créatrice et autonome, simplement parce que je suis d'origine « plébéienne ». Il me refuse le statut de pair ! C'est, je dois bien l'avouer, cela qui me choque, bien plus que l'idée très banale que les humains sont par nature inégaux en qualité et en caractère. 

Malgré sa clairvoyance, Nietzsche n'a pas compris — on pourrait dire : « en homme de son siècle », mais c'est une belle insulte pour quelqu'un qui se voulait, et qui était réellement dans une certaine mesure, visionnaire — que l'hérédité est totalement secondaire dans toute cette histoire : que si on entoure tous les enfants de livres, de culture, d'informations (d'informatique !) ; si on leur donne de quoi exercer leur mémoire, leur observation, leur attention, leur curiosité ; si on leur fait découvrir le monde à travers le plus grand nombre de facettes possible ; si on joue avec eux, aiguise leur stratégie, etc., etc., il y a de grandes chances pour que quelques-uns sortent du lot et se mettent à créer de nouveaux mondes, quelle que soit leur origine. Le talent n'est pas si rare, et il se peut même que le génie ne le soit pas. L'hérédité et l'origine sociale importent peu pour celui qui est réellement doué, dès lors qu'il reçoit dès la plus tendre enfance la petite réserve de carburant qui lui sera nécessaire pour décoller et déterminer sa propre trajectoire. 

Je me demande à quel point toute cette mythologie d'« aristocratie créatrice » ne constitue pas simplement, de la part de Nietzsche, une tentative de séduction intellectuelle particulièrement puissante. Car comment un lecteur peut-il, dans la plupart des cas, se positionner face à un texte de cette nature ? (Un texte qui, au sein du vaste ensemble « humanité », a pour objectif de séparer radicalement le bon grain et l'ivraie.) Quels sont les choix de ce lecteur ? Rejeter tout en bloc ? Se sentir exclu ? Ou, bien mieux pour son amour propre, finir par y croire ! Finir par croire que, étant en contact avec ce genre de littérature, étant lui-même arrivé jusque-là, il ne peut pas être l'un des innombrables maillons de cette plèbe honnie ; et donc, par élimination, finir par se considérer comme faisant partie de cette race d'hommes désignée pour commander, créer de nouvelles valeurs, de nouvelles tables, etc., etc. (J'ai placé mes huit « etc. », par groupe de deux : je suis satisfait, je peux arrêter d'écrire. Personne ne me lit, je fais ce que je veux, je suis libre, tra-la-la !).

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1 Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal. Prélude à une philosophie de l'avenir, traduction de Henri Albert revue par Marc Sautet, Paris, Le Livre de Poche, 1991.
2 Hiérarchie du partage des tâches déjà présente dans le fameux paragraphe 462 de Humain, trop humain intitulé « Mon utopie » : « Dans un meilleur ordre de société, le travail pénible et la peine de la vie seront attribués à celui qui en souffrira le moins, partant au plus stupide, et ainsi de suite par degrés jusqu’à celui qui est le plus accessible aux espèces les plus raffinées de la souffrance et qui, par conséquent, même dans l’allégement le plus grand de la vie, souffre encore. » (Voir ici.) La première fois que j'ai lu ce texte, j'en ai été très marqué, presque choqué, au point de m'être demandé si c'était, de la part de Nietzsche, une forme particulière d'humour noir. Bien que l'on ne puisse pas complètement écarter le côté cynique de l'aphorisme, il me semble aujourd'hui évident qu'il faille prendre celui-ci au premier degré.

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