Paris [16/16] — Le trop-plein et le jokari

« On va où maintenant ?
— Où tu veux.
— Non mais toi, qu'est-ce que tu veux faire ?
— Comme tu veux, ça n'a pas d'importance.
— Mais si, ça en a ! Et si je n'étais pas là, tu irais où ?
— Certainement dans un café près de la gare du Nord, boire des bières en attendant le train.
— Mais il reste trois heures avant le départ !
— Oui, je sais. »

J'ai pour tout dire une idée nette du « café » que j'aurais choisi comme repère : la brasserie « Terminus Nord », presque en face de l'entrée principale de la gare. J'aurais été m'y planter pour plusieurs raisons : parce que j'y suis déjà allé (notamment avec quelques amis français du groupe « MonLégionnaire »), parce que j'aime à la fois le nom de l'endroit et son ambiance, et aussi parce qu'une fois assis dans cette brasserie, à moins de me faire renverser en traversant la route, j'aurais été certain de ne pas rater mon embarquement trois heures plus tard. Si (et seulement si) j'avais été seul, j'aurais donc été m'installer sur une de leurs banquettes noires et moelleuses et j'aurais commandé quelques Kronenbourg ainsi que, peut-être, des crêpes Suzette flambées au Grand Marnier (drôle de mélange, certes). J'aurais sans doute aussi auparavant acheté un journal français (L'Humanité ?) que j'aurais lu dans le seul but de me fondre dans le décor. J'aurais considéré cette dernière pause comme une belle fin de voyage, une sorte de repos avant le repos.

Léandra, elle, ne comprend pas : il nous reste beaucoup de temps, alors pourquoi se rabattre sur cet endroit archiconnu et a priori banal qu'est le quartier de la gare du Nord ? Pourquoi ne pas essayer de découvrir autre chose, un morceau inconnu de cette grande et belle capitale ? Oui, pourquoi ?

Trop-plein

En premier lieu, il faut s'imaginer un petit réservoir (pas minuscule, mais petit) dont l'unique fonction est de recueillir les sensations accumulées au fur de la journée : au matin, après une bonne nuit de sommeil, le réservoir est vide et je me sens prêt pour de nouvelles expériences. Les heures passant, le réservoir se remplit au contact du monde. Si ce dernier est grouillant, inconnu ou fortement inhabituel, il arrive que le réservoir se mette à déborder. (Il s'agit évidemment d'une vue de l'esprit : c'est la meilleure que j'ai trouvée pour exprimer ce que je ressens. Et elle est assez quelconque.) À partir de ce moment-là — lorsque le trop-plein est activé —, toute nouvelle expérience sera vécue comme une petite agression et mon corps tendra à fuir, à trouver une retraite pour se (re)poser : de préférence un lieu connu, ou bien à défaut un endroit où je peux bénéficier d'une paix royale. Si trouver un refuge n'est pas envisageable, j'aurai tendance à devenir taciturne, fuyant, mélancolique, apathique (ce fameux « ça n'a pas d'importance » du dimanche soir), voire agressif (l'énervement du samedi soir, après le théâtre, où je n'en pouvais vraiment plus — j'en suis désolé, sincèrement).

(Il semblerait que certaines personnes suivent en quelque sorte le chemin opposé : elles se lèvent au matin remplies de tracas qui ne disparaissent que si elles ont connu des expériences enrichissantes, établi des contacts valorisants avec autrui, déterré des trésors de nouveauté, etc. L'image est inversée : en début de journée, leur réservoir est presque débordant et il ne se vide qu'au contact du monde. Le trop-plein n'arrive que quand elles se retrouvent seules trop longtemps. Pour elles, la solitude est très rarement un havre — j'adore ce mot — et beaucoup plus souvent au mieux une perte de temps, au pire une véritable malédiction.)

J'aime Paris, mais elle me met à rude épreuve. Il y a trop d'informations à prendre en compte dans cette métropole, trop de gens, trop de mouvements, trop de bousculades, trop de grands boulevards, trop de trouées haussmanniennes, trop de carrefours bruyants, trop de voitures, trop de tout. Le plus horrible, c'est le métro, avec son dédale de couloirs sales, de bifurcations sans fin et d'escaliers absurdes (on descend et on remonte tout de suite après), le tout constamment traversé par une multitude de navetteurs pressés. Une fois arrivé sur le quai, lorsqu'il est question d'aller d'un point A à un point B, le métro parisien devient beaucoup plus logique, pratique et fonctionnel que le métro bruxellois ; par contre, il demeure plus oppressant et impersonnel. (Dans un sens, le réseau souterrain de Paris me fascine par sa démesure et son organisation, mais je ne m'y sens pas bien du tout.)

Il y a eu d'autres moments difficilement supportables, comme ce court instant où je me suis retrouvé coincé au milieu du sas d'entrée du salon de thé de la Grande Mosquée avec tous ces visiteurs qui me bousculaient pour accéder au restaurant (j'ai par contre adoré la petite cour aux oiseaux et le thé à la menthe) ou bien cette horrible exposition sur David Bowie, tellement fréquentée qu'il était difficile de s'y déplacer et de regarder quoi que ce soit sans être emporté par la foule (j'ai préféré la longue file d'attente, c'est dire !).

Ce que j'ai le plus aimé dans ce voyage, c'est la matinée dans le Marais, hors des grandes artères : un passage par la place des Vosges (cloisonnée et très calme), un petit-déjeuner paisible avec croissant, café et jus d'orange, le fabuleux musée Picasso, et puis ce sympathique restaurant du nom de « Page 35 »... Léandra a également fort apprécié cette partie du séjour. Elle non plus n'aime pas les grands axes et les ronds-points encombrés (nous n'avons pas que des divergences !). La prochaine fois que nous irons à Paris, il faudra se réserver plus de moments comme celui-là et, de manière générale, privilégier la tranquillité des ruelles au rythme frénétique des boulevards. Cela demande de la préparation : sans cela, il est difficile de sortir des sentiers touristiques... Comme dirait Léandra, « c'est la ville qui veut ça ».

Jokari

J'en parlais déjà dans cet article datant du 18 avril 2012 : « Je suis une balle de jokari : j'ai beau m'éloigner de mon centre de temps en temps, je finis toujours par y revenir, inexorablement. » C'est une simplification de la réalité, mais elle contient sa part de vérité. Le mécanisme très simple du jokari rend assez bien compte de mon comportement : un socle lourd qui ne bouge quasiment pas, une balle qu'on lance au loin et, entre les deux, un élastique qui, par définition, est assez extensible. Je ne suis pas une balle de jokari, je me comporte comme telle : je peux m'éloigner de ma base, mais après une forte extension (après une aventure en terrain inconnu), j'aurai tendance à revenir plus ou moins à mon point de départ. Autrement dit : je suis un être routinier qui est tout de même capable d'initiatives, au prix d'efforts plus ou moins importants.

(Il est primordial que je fasse ces efforts. Il faut que je quitte régulièrement mon petit confort pour ne pas devenir l'équivalent d'une loque, une personne pour qui rien n'a d'importance, autrement dit un nihiliste ou un mélancolique. Léandra l'a bien compris, elle qui me disait il n'y a pas si longtemps que je devrais « essayer autre chose que l'écriture, d'autres moyens d'expression », parce que je maîtrise trop mes textes, parce que je les ai beaucoup trop sous contrôle. Peut-être devrais-je lancer un podcast ? — C'est à la mode pour le moment... mais ce serait bien la première fois que je serais « à la mode ».)

Lorsque j'ai en tête de passer la fin du séjour dans une brasserie de la gare du Nord, c'est ce même retour d'élasticité qui est en action : j'ai vu beaucoup de choses intéressantes, je me suis aventuré dans la ville ; maintenant, il est temps de revenir dans un lieu connu. Léandra cite deux autres bons exemples de comportement élastique au cours du séjour. (C'est très intéressant pour moi de les voir décrits de l'extérieur, car je ne m'en aperçois pas toujours.) Il y a eu le musée d'Orsay : c'est vrai que j'ai toujours eu tendance à d'abord retourner voir les impressionnistes et les postimpressionnistes des niveaux supérieur et médian et que, par conséquent, j'ai souvent bâclé le reste. (Pourquoi ne pas commencer par ce que je n'ai jamais vu ? Réponse humoristique : parce que ce que je n'ai jamais vu ne m'intéresse pas.) Il y a eu également cet épisode avant le théâtre : j'étais attiré par la gargote que je connaissais, le bar-tabac où nous étions déjà allés avec Andrew, Emily et Walter. C'est complètement idiot, mais Léandra et moi avons fini par aller boire un verre là-bas, alors qu'ils n'avaient même pas de Kronenbourg ! Sur le moment, ça me semblait la chose la plus logique et la plus commode à faire, mais à bien y réfléchir, nous aurions très bien pu aller boire un verre autre part, par exemple dans un des cafés de la place de la Madeleine toute proche.

Autre observation pertinente de Léandra sur ma personne : dans l'éventualité d'un grand voyage en 2016, tout me donne envie de repartir une troisième fois au Québec et de retourner aux mêmes endroits, ceux déjà visités en 2008 et en 2012. C'est d'ailleurs ce que Flippo et moi avions fait lors du voyage de 2012 : nous sommes repassés par Montréal, Québec et Tadoussac, sans chercher à dévier de la route, sans chercher un itinéraire vraiment innovant. (Je pense que Flippo est un peu de la même espèce que moi : il a ses habitudes.) En ce qui concerne le trajet parcouru, la seule différence notable entre notre premier voyage et notre second se situe dans notre arrêt à Trois-Rivières : Flippo voulait absolument passer deux nuits dans cette ville. (Car en plus d'avoir ses habitudes, Flippo semble aussi avoir des obsessions passagères... Je suis très mal placé pour juger.) — Lors de mon éventuel voyage au Québec en 2016, il faudrait que je me force à parcourir la Gaspésie, pour changer. Il paraît que c'est superbe.

Aussi loin que remontent mes souvenirs, j'ai toujours eu ce petit côté « jokari » : enfant, je voulais aller visiter les châteaux, grottes et barrages que j'avais déjà visités. J'avais mes villes d'Ardenne préférées (Bouillon, Durbuy, La Roche-en-Ardenne, Redu, Esch-sur-Sûre, Vianden...). J'étais très content d'aller en vacances toujours au même endroit (le domaine de la Reine Pédauque à Melreux, au bord de l'Ourthe). En fait, j'étais un enfant assez facile à contenter : il suffisait de retourner là où l'on m'avait déjà trimbalé et où je m'étais senti à l'aise (ce qui, soit dit en passant, n'exclut pas la nouveauté : il y a toujours une première fois). La chose était facilitée par le fait que ma mère était encore plus routinière que moi : par exemple, en voiture, elle prenait toujours les mêmes routes (avec ce refus constant de prendre l'autoroute, quitte à rallonger d'une heure le chemin pour arriver à destination) et elle faisait toujours une pause aux mêmes endroits (comme Dinant, la porte de l'Ardenne, que j'ai visitée des dizaines et des dizaines de fois)...

* * *

Comme l'écrit Léandra, il y a une différence importante entre nos deux caractères, qui se remarque beaucoup plus facilement si nous nous retrouvons à deux pendant plusieurs jours dans un lieu qui ne nous est pas familier. Dans l'article précédent, Léandra se décrit comme une éternelle insatisfaite, une éternelle envieuse : elle veut toujours plus de la vie, elle veut découvrir de nouvelles choses et, si ça ne tenait qu'à elle, elle parcourrait toutes les longitudes du globe. — Si je devais me définir, je dirais presque exactement l'inverse : je suis, du moins dans le sens où elle l'entend, un « éternel satisfait », dans la mesure où je n'ai aucune attente spécifique et où je m'accommode facilement de la routine, qui est forcément beaucoup plus facile à obtenir au quotidien qu'un changement de direction1. Cela peut me jouer des tours, évidemment : c'est un peu comme si le tribut à payer au jour le jour pour garder ma stabilité était une existence sans passion. Si j'étais plus insatisfait, plus envieux, plus passionné, je serais sans aucun doute beaucoup moins stable que je ne le suis aujourd'hui, mais peut-être un peu plus... vivant ? —

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1 Il existe chez moi une forme d'insatisfaction. Cependant, il me semble qu'elle n'est pas fondamentalement situationnelle, ni contextuelle, mais plutôt personnelle : je suis constamment insatisfait de moi-même, de ce que je fais, de ce que j'écris, etc. Mon insatisfaction est généralement tournée vers l'intérieur.