Rudolph

Cette nuit, j'ai fait un rêve dont ma mémoire n'a conservé que quelques bribes. Première bribe : je suis au travail, assis à mon bureau. Maïté me téléphone, en pleurs. « Que se passe-t-il ? Gaëlle a un problème ? » Elle me répond : « Non, c'est Patrick. Il vient de se suicider. » « Tu as besoin de moi ? » « Oui. » Alors je quitte le boulot pour me rendre à Namur. — Deuxième bribe : je suis seul dans un grand espace vide qui ressemble à l'étage de l'immeuble en construction où Stringer Bell (le personnage de The Wire) s'est fait tuer. Je me rends compte que j'ai quitté mon travail sans prévenir mes collègues, alors je téléphone à Wynka : « Je suis parti parce que Patrick, le compagnon de mon ex, s'est suicidé. Et en plus ma grande-tante vient de mourir ! » Elle me répond qu'il n'y a pas de problème, que tout le monde avait compris les raisons de mon absence. — Troisième bribe : Maïté me retéléphone alors que je marche dans la rue. Elle m'explique que Patrick est mort, mais que les médecins le maintiennent dans un coma artificiel. Je suis très en colère : « C'est ridicule ! S'il est mort, il ne peut pas être dans le coma ! »

Voulant suivre l'exemple de son papa, Gaëlle s'est mise à décrire des événements de sa vie dans un blog privé créé pour l'occasion. Son orthographe est déplorable. Je crois que je n'ai jamais vu ça. J'hésite à prendre rendez-vous avec un logopède tellement ça me semble grave, mais mon cousin instituteur m'a déjà affirmé que ces lacunes sont désormais la règle à l'école primaire. Je ne suis tout de même pas rassuré : je ne peux m'empêcher de comparer les horreurs qu'elle pond avec ce que je réalisais quand j'étais comme elle en quatrième primaire : je sais par exemple que j'écrivais des poèmes en alexandrins à mon institutrice (espèce de fayot !) et que je passais beaucoup de temps à vérifier l'orthographe et la grammaire, interrogeant mes parents si j'avais une hésitation. Mais je sais aussi que je n'étais pas dans la norme. — Pour garder une trace du problème, je vais me faire violence et copier/coller tel quel un des textes de ma fille, dans lequel elle a tenté de retranscrire les paroles de la chanson « Liberta » du musicien Pep's. On respire un bon coup et on reste calme : « tu sais qui a un batau qui mainne au pay des raive la ba ou chau le sielle n'a pas son pareil tu sais quau bou de sette terre oui les gent saimme des milier de grainne de jois oupousse ici la enne on mavais dit ptit gas la ba on tanlaive tes chainne ». — Si je croyais en l'existence d'un Dieu vengeur (mais je n'y crois pas), je me dirais sans doute qu'il s'agit là d'une belle ironie dont Il a le secret, une punition à retardement qu'Il m'inflige pour m'être mal comporté, quelquefois même avec virulence, contre de pauvres analphabètes sans défense.

Début de soirée, dans un train de la dorsale wallonne, au moment de descendre en gare de Charleroi, je croise le regard d'un homme qui m'observe avec de grands yeux : « Putain ! Hamilton ! C'est incroyable ! » C'est Rudolph ! Un ami d'enfance que j'ai connu dès l'école maternelle à Falisolle et avec qui j'ai fait mes primaires et mes secondaires ! Je m'exclame, très surpris (et grossier) : « Ha, putain, bordel, Rudolph, mais qu'est-ce que tu fous là ? T'es en Belgique en ce moment ? » (Question ridicule : non, il est au Paraguay, mais se trouve quand même dans un train à destination de Charleroi.)

Rudolph, c'est le contraire de moi : c'est quelqu'un qui est totalement tourné vers l'extérieur, un gars très sociable, un impatient qui veut tout expérimenter dans la vie et qui considère le monde entier comme son terrain de jeu. C'est un animal qui ne peut pas vivre en cage (un peu comme Z.). Il a toujours été une sorte d'électron libre, qui ne s'activait que pour ce qu'il aimait réellement : très fort en langues, alors qu'il n'étudiait jamais ; très doué pour sortir avec les filles, même s'il n'a « jamais compris pourquoi » ; fan inconditionnel de Nirvana, au point d'être passé par une longue période grunge et d'avoir appris la batterie pour « jouer comme Dave Grohl ». Le contraire de moi, donc. Et pourtant, qu'est-ce qu'on s'entendait bien !

Après les études secondaires, Rudolph a habité dix ans en Finlande où, après être passé par différents métiers, il a décidé de se lancer dans la confection et le commerce de chocolats. Il a tenu six ans, ouvert trois magasins, dont un a dû fermer parce qu'une des caissières est partie avec la caisse. « Je travaillais tout le temps, je n'avais pas un moment à moi. J'ai sacrifié ma santé, et ma compagne aussi ! J'étais tellement occupé ! Je me souviendrai toujours de deux choses la concernant : le jour où je l'ai raccompagnée à la gare et où j'ai vu les portes du train se refermer sur elle en train de pleurer ; et aussi ce jour de Noël où je n'ai pas eu le temps de lui offrir le moindre cadeau. J'avais comme un con oublié que j'aurais pu lui offrir... des chocolats ! Quand je suis arrivé chez moi, le sapin était plein de cadeaux pour moi, au moins quatre ! Ce sont des choses qui marquent... Elle était vraiment amoureuse. » Un jour, il en a eu marre et a laissé tomber son entreprise de chocolats, pourtant florissante. Il n'en pouvait plus... et puis c'est Rudolph : il s'ennuie très vite, il faut qu'il change souvent d'endroits et d'activités. Du jour au lendemain, il est passé d'une vie harassante d'indépendant à une vie où il n'avait strictement plus rien à faire. Au début, il passait son temps à tout nettoyer chez lui pour occuper ses journées. Il a dû suivre une thérapie. Ensuite, il est parti au Brésil. Il a vécu et travaillé là-bas. Après le finnois, il a donc appris le portugais. Il s'est trouvé une nouvelle copine aussi. Le Brésil, c'est très sympathique, mais très difficile à comprendre pour un Européen, surtout pour un Européen qui, bien que très flexible, a passé dix ans en Finlande : « Les gens sont indisciplinés là-bas. Tu vois comment les bus sont remplis ici lorsqu'il y a une grève des trains ? Eh bien là-bas, c'est tout le temps comme ça ! Et ils n'ont pas d'horaires ! » Par contre, pour la sociabilité, c'est autre chose : « En Finlande, ils sont nickel niveau sécurité sociale, mais pour avoir des contacts humains, bonne chance ! Au Brésil, c'est l'inverse ! C'est un peu paradoxal, non ? » Mais il en a eu marre aussi du Brésil et est parti s'installer... au Portugal. Il connaissait déjà la langue, alors pourquoi pas ? « Le Portugal, ça a à la fois les mauvais côtés du Brésil et de l'Europe. Les gens sont tout aussi indisciplinés là-bas, mais en plus ils se sont pris l'austérité dans les dents ! Ils sont moroses pour l'instant. » Il devait s'y installer avec sa copine brésilienne, mais c'est tombé à l'eau, parce qu'il ne sort plus avec sa copine brésilienne. « Donc je ne vais pas rester, je vais aller m'installer à Barcelone bientôt ! » « C'est mieux que le Portugal, l'Espagne ? », lui demandé-je. « Pas vraiment, mais au moins j'aurai une carotte pour me faire avancer : apprendre l'espagnol ! »

Il descend comme moi à la gare de Bruxelles-Midi. Il doit prendre un train pour l'aéroport, car il rentre ce soir à Lisbonne. Je lui paie un café au Panos, puis on se dit au revoir : une vraie accolade toute naturelle, comme je n'en avais plus faite depuis des années. (Et dire que j'avais presque oublié qu'en secondaire aussi, j'ai eu des amitiés extraordinaires !)

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