Les plus belles moustaches de Londres sont belges

« Dès que j'ai appris votre arrivée, je me suis dit : il va sûrement se passer quelque chose. Comme autrefois, nous allons faire ensemble la chasse au malfaiteur. Mais nous ne nous contenterons point d'un crime ordinaire. Il nous faut quelque chose de rare... de recherché... de fin... » (Hercule Poirot*)
Sur environ une planche et demie de la bibliothèque familiale, s'étale dans toute sa splendeur — à l'exception de quelques titres prêtés par ma mère à de rares amies disparues qui ne les ont jamais restitués — la collection complète de l'œuvre d'Agatha Christie... Et c'est presque devenu un pèlerinage pour moi, quand je suis de retour chez mes parents, de relire l'un ou l'autre roman parmi mes favoris... Ce que j'adore par-dessus tout chez cette auteur, ce n'est certes pas sa plume (assez banale), ni l'ambiance bourgeoise et distinguée qui se dégage de ses écrits, mais bien sa manière de surprendre le lecteur, autrement dit son art de la chute... On pourrait dire d'Agatha Christie — comparaison osée ! — qu'elle est l'Isaac Asimov du roman policier : peu importe le style ; ce qui compte, c'est le déroulement tarabiscoté mais néanmoins logique de l'histoire, jusqu'à la résolution finale, qui constitue une sorte d'éloge de la raison. Ceci étant dit, il serait plus sensé d'affirmer l'inverse, à savoir qu'Asimov est l'Agatha Christie de la science-fiction.**
Cet art de la chute, elle le travaille dans de nombreux romans, de façon sans cesse renouvelée. Elle pousse même parfois le vice jusqu'à manipuler le lecteur à l'aide de la narration elle-même, comme dans Le Meurtre de Roger Ackroyd (1926), une histoire dans laquelle l'assassin n'est autre que... le narrateur lui-même ! (Bougre d'idiot que je suis ! Je viens de laisser échapper un énorme spoiler... — Pas grave : on va dire que mon rare mais néanmoins fidèle [?] lectorat y est habitué désormais.)

Ce samedi, j'ai relu un de mes préférés : ABC contre Poirot (The A.B.C. Murders, 1936). Là encore, la machiavélique Agatha utilise la narration pour nous induire en erreur avec majesté. Elle intègre dans un récit à la première personne de courts chapitres décrivant, d'un point de vue extérieur (à la troisième personne donc), la vie d'un personnage au nom ridicule, Alexandre-Bonaparte Cust (ABC), qui possède la curieuse et récurrente manie de se retrouver à chaque fois « là où ça chauffe », pas loin de scènes de meurtre qui ont pour unique point commun un guide de chemin de fer ABC déposé à côté de la victime... Heureusement, Hercule Poirot et son esprit analytique sont là pour séparer la vérité du mensonge ; pour extirper, sans déformation aucune, les faits à partir des fausses pistes laissées sans vergogne par le meurtrier.

Hercule Poirot... Le détective qui passe sa retraite en Angleterre... Fier, orgueilleux, la moustache noire impeccablement lustrée... Extrêmement confiant envers ses capacités intellectuelles, qui sont exceptionnelles à tout point de vue il est vrai (au moins, il ne s'agit pas d'un faux modeste)... Poirot déteste parler d'intuition : tout, pour lui, est affaire d'analyse et d'expérience, qui ne sont possibles qu'au travers d'un esprit sain et rangé. Maniaque à l'extrême, il déteste tout ce qui est de travers, qui n'est pas parfaitement droit et aligné... Il classe ses dossiers et ses fiches avec une méticulosité qui frôle le trouble obsessionnel compulsif... Et mieux (ou pire ?) que tout il est Belge, et se montre extrêmement vexé quand on le confond avec un Français !

L'influence d'Agatha Christie est énorme aujourd'hui encore, jusque dans les séries policières (plus ou moins) actuelles. Par exemple, quand je regarde un épisode de Monk, je ne peux m'empêcher de voir à chaque instant un Hercule Poirot dont un malin génie aurait enlevé la confiance mais laissé l'esprit d'analyse. Dans un registre plus éloigné, je retrouve chez le lieutenant Columbo des caractéristiques du grand Hercule (oui, oui !), particulièrement celle qui consiste à prendre sa revanche sur ces vantards qui le prennent pour un sot. Un exemple ? Poirot : « Vous vous flattez de votre supériorité d'insulaire. Quant à moi, je considère que votre crime est indigne d'un Anglais, il est bas et n'a rien de sportif... » Columbo : « Affaire toute simple, je vous le répète. Je ne suis pas plus intelligent qu'un autre, Monsieur. Mais je peux dire que vous, en revanche, vous m'avez déçu par votre amateurisme, en laissant derrière vous des indices de toutes sortes, à la pelle : le mobile, l'opportunité... Et pour un homme de votre intelligence, Monsieur, vous vous êtes empêtré jusqu'au cou dans vos mensonges. Une vraie désolation ! » (Jeu de mots/How to Dial a Murder, 1978***).

À personnage extraordinaire, acteur extraordinaire... Comment ne pas mentionner ici celui qui a incarné à la perfection le plus grand des détectives belges de fiction ? Son nom : David Suchet, dans la récente série Agatha Christie's Poirot. Hercule Poirot, désormais, c'est lui, et lui seul ! Rarement un acteur de série a collé à ce point à un personnage de roman. La moustache, l'accent, la méticulosité, l'air précieux, le regard vif, l'humour acerbe, tout y est !
Il classe les livres, aligne les décorations et vérifie la 
verticalité d'un cadre... Et en plus, la scène est drôle !


La série est devenue tellement culte que le non moins génial duo comique britannique Mitchell and Webb lui a consacré un pastiche haut en couleur... (Ils sont très forts aussi, ceux-là, en matière d'imitation !)

« My god, Poirot! She's doing the evil voice! »
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* Les quelques citations de Poirot reprises dans cet article sont toutes issues du même roman d'Agatha Christie, ABC contre Poirot, 1936.
** Il existe une kyrielle d'auteurs de S.-F. qui ont été, à un moment ou à un autre, comparés à des auteurs « classiques » : Frank Herbert/Léon Tolstoï, John Brunner/John Dos Passos, etc. 
*** La référence à Rosebud, c'est dans celui-là !

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