De la futilité de la rédaction d'un blog durant un conflit thermonucléaire et de l'extension de cette futilité à la vie de tous les jours

Contexte. — Une guerre mondiale au cours de laquelle pleuvent les bombes thermonucléaires, par millions. Les survivants se réfugient dans les caves, les égouts, etc. Parce qu'il n'y a plus de réseaux, plus de serveurs, plus d'électricité, Internet est mort et enterré. (Dans une contrée lointaine, dit-on, certains hackers ont réussi à restaurer un semblant de réseau local, mais ce n'est sans doute qu'un mythe, une légende urbaine.) Sauvés du carnage, quelques ordinateurs, mais de toute façon sans courant électrique les anciennes machines ne servent à rien. Et puis, tout le monde s'en fout un peu, car il faut empêcher Bobby de bouffer la jambe du voisin et grand-père de faire caca partout dans le bunker, etc. — La fin de la civilisation.
Je suis parmi un groupe de survivants et me demande comment continuer la diffusion de mon pseudo-journal intime. Que faire ? Écrire mes pensées, mes observations et mes actions dans un carnet ?... Les recopier sur les rares feuilles de papier qui n'ont pas brûlé, puis les distribuer aux rescapés, et ce afin de perpétuer, d'une manière beaucoup plus rustique et locale, l'exploitation de mon stupide blog ? J'imagine le résultat :
« Aujourd'hui, mardi 19 septembre 2017, j'ai cuisiné une casserole de limaces à la vase pour tous les survivants, à l'exception de Johnny, qui se replie de plus en plus sur lui-même. (Celui-là commence à faire peur à tout le monde, surtout lorsqu'il hurle la nuit — Étienne dit qu'il devient dangereux et que nous allons peut-être devoir le tuer.) Le groupe me considère de plus en plus comme la personne-ressource quand il s'agit de cuisiner un bon plat pour la communauté. Le rôle me plaît assez bien.

Gaëlle se plaint de ne pas avoir de balançoire. Elle ne sait pas attendre. Je lui ai pourtant clairement expliqué que la situation sera peut-être réglée lorsque nous récupérerons les ossements de Johnny, à condition qu'Étienne accepte qu'on le dépèce après son meurtre. »

Chaque jour, je distribuerais ces tranches de vie à la communauté, qui les lirait avec la plus grande attention. Je garderais le nom de "Hamilton's Diary", en mémoire de mon ancien journal en ligne. Les lecteurs ne comprendraient sans doute pas la référence, mais la filiation me ferait du bien.

C'est en imaginant ce genre de situation extrême que je me rends compte de l'inanité de tout ce que j'écris ici — et cela concerne de facto tout projet de journal intime sur le Web. On conçoit facilement, pour je ne sais quelle raison, que quelqu'un décrive jour après jour sa vie morne et inintéressante à l'aide d'un blog, qui sera noyé dans la masse des projets similaires (après tout, il le fait autant pour lui que pour les autres)... Pourtant, hors de tout contexte numérique, cette situation s'avère profondément ridicule

On imagine en effet beaucoup plus difficilement la même personne écrire tous les éléments sans importance de sa vie dans un journal papier qu'il distribuerait, soit au sein d'un bunker après un holocauste nucléaire, soit simplement dans la rue, avant l'arrivée des supports numériques et des réseaux... Dans pareil cas, tout le monde regarderait cette personne avec de grands yeux et demanderait, à raison, pourquoi elle passe son temps à partager de telles futilités : "Pourquoi nous distribues-tu des tranches de vie qui ne regardent que toi ?", "Pourquoi serions-nous intéressés par ton existence ?", "Pourquoi ne nous donnes-tu pas plutôt des nouvelles de l'extérieur ?", etc.

Écrire est vain.
Ne pas écrire l'est tout autant.
Ce qu'il me manque actuellement, c'est du sens.

* * *

Situation. — Je passe la matinée et l'après-midi chez mes parents, avec Gaëlle. J'ai contribué au diner en leur préparant des steaks à la sauce au poivre. Le bœuf a mariné vingt-quatre heures dans un mélange d'huile d'olive à l'ail, de basilic, de persil plat, de vin rouge et de sel. Pour la sauce au poivre, j'ai récupéré ma recette de la dernière fois et me rends compte que c'est toujours autant de complications pour pas grand-chose — mais c'est bon !

Retour à Bruxelles. Les transports en commun sont à l'arrêt au moins jusqu'à mardi, en raison du meurtre d'un agent de la STIB. Je rentre donc chez moi à pied depuis la gare du Midi, en effectuant un crochet par le Parvis de Saint-Gilles afin, peut-être, de faire une pause à la Maison du Peuple (ben voyons !). Surprise : Emily et Andrew sont là, à l'une des tables à banquette proches des grandes fenêtres. Je m'installe avec eux. Ils me parlent de leur journée.

À la librairie Filigranes, Andrew a flâné dans le rayon "Philosophie" (paraît que c'est dans l'air du temps de lire de la philo). Il me parle d'un livre de Bertrand Russell intitulé Histoire de la philosophie occidentale (1959)... Sacré Bertrand, va ! — Durant la seconde moitié de sa très longue vie (1872-1970), il n'a cessé de quitter sa logique et ses mathématiques pour tourner autour de la philosophie... Que je sache, il n'est à l'origine d'aucun concept novateur, ni d'aucune nouvelle "manière de penser". Par contre, c'est un très bon vulgarisateur. (C'est également un progressiste en ce qui concerne la révolution des mœurs et les questions sociales — note pour plus tard : commander les deux tomes de sa biographie, également signée Ray Monk, qui n'existent hélas qu'en anglais, je crois.)

Je leur parle de Mary, du fait qu'elle va peut-être venir loger chez moi pendant un an à partir de septembre (événement dont ils sont déjà au courant, à n'en pas douter) et de sa légère addiction pour "Tout le monde veut prendre sa place" en ligne. Je leur montre ledit jeu sur le petit ordinateur portable et nous faisons quelques manches, que nous gagnons à plusieurs reprises, en partie grâce au "flair" et à la culture d'Andrew.

L'air est vicié, la musique omniprésente. Je leur propose de terminer la soirée chez moi au calme. Arrivés à mon appartement, Andrew accepte même de jouer à une partie de Colons de Catane ("Pour voir..."), que je gagne. Une partie, pas deux, hein ("On range ?"). De toute manière, vu le degré de fatigue de tout le monde, ça vaut peut-être mieux comme ça. (Si Walter avait été là, ou Amy, ou Zapata, nulle doute que nous aurions recommencé une deuxième partie, puis une troisième.)

Pas de guerre thermonucléaire, pas de seconde partie, pas de folie : mes invités s'en vont sagement vers minuit.

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