Manipulation. — Et voilà qu'il faut que je recontacte Lewis en urgence ce soir. Après un mois de silence, il m'a téléphoné à deux reprises cet après-midi, mais j'avais coupé mon téléphone, comme de plus en plus souvent en ce moment. Voyant que l'appel ne menait à rien, il a téléphoné à Mary pour lui demander de me dire qu'il fallait absolument que je le recontacte. Tout ça pour quoi ? Pour me proposer, une fois au bout du fil, de le voir demain midi... Il sera seul toute la journée... Il a des choses à me dire... « J'ai eu de graves problèmes de santé pas chouettes du tout il y a peu, tu sais... Des neurones qui s'en vont... Ce n'est pas grave si on ne se voit pas, mais ça me ferait tellement plaisir... » Connaissant le spécimen, je sais pertinemment que j'ai devant moi un cas particulièrement appuyé de manipulation : il joue sur la corde sensible (« Je vais très mal ») pour m'apitoyer. Du coup, je me crispe et je n'ai pas envie de le voir. Demain, je ne lui téléphonerai pas. (Mais peut-être suis-je un odieux et insensible paranoïaque qui voit de la manipulation partout alors qu'il n'y a qu'un besoin humain très réel ? — Mais non !)
Potemkine-Cabraliego. — Mary me rejoint à la Maison du Peuple vers 20 heures. Nous partons directement prendre un verre à la terrasse du Potemkine. L'endroit est curieusement désert — de menaçants nuages couvrent l'entièreté du ciel, ceci explique sans doute cela — et le serveur, comme d'habitude, ne pige rien à ce que je lui raconte (j'ai l'impression d'être à Londres).
De la puissance de l'habillement : Mary porte un pull marin du plus bel effet, et force est de constater que ça lui va très bien. À côté des siens, mes vêtements noirs sans aucun style forment un contraste négatif. (Oui, oui, moi aussi je peux tenir un discours superficiel, en me forçant.)
Mary s'est beaucoup investie dernièrement dans une fulgurante relation d'amitié qui a très vite tourné au vinaigre. Pour résumer, et sans entrer dans les détails, elle avait mis beaucoup d'espoir en une femme rencontrée récemment : « Elle disait qu'elle voulait changer le Monde... Pas par petites couches successives mais en s'attaquant directement au sommet de la pyramide... » Samedi dernier, la dame en question est arrivée dans une soirée organisée par Mary et ses colocataires. Elle a fait bande à part avec des amis invités en dernière minute, s'est montrée très désagréable et a même failli passer à la bagarre... Mary est très déçue par toute cette histoire.
Plus tard, Mary m'explique qu'en amour, elle est souvent attirée par des individus qui, inconsciemment, lui font du mal car ils sont dans une phase d'autodestruction. Elle ne tombe jamais sur des personnes stables et équilibrées. Pourquoi les relations sont-elles toujours si compliquées ? — Parce que si ce n'était pas le cas, on s'emmerderait encore plus dans la vie, hé, couillon !
Nous terminons la soirée dans les Marolles, au Centro Cabraliego de Bruselas, une cantine servant de point de rencontre pour les Espagnols et un des seuls endroits de la Capitale où boire de l'alcool n'est vraiment pas un luxe (la Maes est à UN euro !).
« Et toi, de nouvelles rencontres ?
— Non.
— Et la stagiaire, là, à ton boulot ?
— Bof... Je n'essaierai jamais rien de toute façon...
— Pourquoi ?
— Bah !
— Et tu vois encore du monde ?
— Non.
— Léandra, ça va ?
— Je pense que ça peut aller, oui...
— Walter, des nouvelles ?
— Non.
— Emily ?
— Non, non...
— Andrew ?
— Non... En fait je ne vois plus personne, hein...
— Tu ne leur enverrais pas un message ?
— Non, non...
— Vu ta vie actuelle, tu ne risques pas de faire de nouvelles rencontres, en fait, ou alors par hasard, dans un bar... »