Léandra me propose de venir manger des frites chez elle ce soir... Ou des pizzas surgelées... Ou d'aller boire un verre. Étant donné que j'ai envie de voir du monde (ou plutôt d'être entouré de monde, ce qui n'est pas la même chose), je lui propose la troisième solution. Léandra me retrouve donc au Potemkine vers 20 heures. Nous prenons une consommation là-bas, puis terminons la soirée au Verschueren autour, elle d'un minestrone ; moi d'une tartine grillée au brie et à la roquette. Comme d'habitude, j'ai pris note de quelques discussions et j'ai oublié tout le reste...
Comme toujours, les conversations présentes dans ce blog sont entièrement reconstituées à partir de quelques mots-clés disparates inscrits à la va-vite sur mon téléphone portable (parfois, en les relisant, je ne sais même plus ce que je voulais dire). Je me demande donc jusqu'à quel point ces discussions retranscrites reflètent une quelconque réalité. Réponse : elles ne reflètent rien du tout, si ce n'est mon état d'esprit à l'instant où je les retranscris. Retranscrire une discussion à partir de ce qu'on a gardé en mémoire ne vaut rien, historiquement parlant, à moins d'avoir une mémoire qui fonctionne comme un magnétophone. Lorsque je décris ces conversations, j'élude — consciemment ou inconsciemment — des moments plus "faibles", des tergiversations ; je supprime les "euh" et les hésitations ; je rajoute des mots qui n'ont jamais été prononcés ; j'intercale des idées que j'avais en tête mais que je n'ai jamais exprimées oralement lors de la discussion ; j'en rajoute d'autres que je n'ai même pas eues, des idées qui me sont venues après coup, sur la route du retour ou bêtement en écrivant ce texte ; je prête à mon interlocuteur des phrases qu'il ou elle n'a jamais prononcées... Sur le plan de la technique de retranscription, on repassera.
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« Je me dis que j'ai beaucoup de chance, que mes différents boulots se sont succédé rapidement. Je suis contente d'avoir un travail aujourd'hui.
— C'est vrai que pour le moment, nous n'avons jamais vraiment été inquiétés, nous avons tous trouvé un travail assez vite après l'unif...
— Je parlais plus à titre personnel. Je crois que j'en aurai toujours un, que je n'aurai jamais plus de difficultés à en trouver un désormais.
— C'est un peu...
— Oui, c'est un peu égoïste de penser comme ça, alors que plein de monde trime en ce moment.
— Ha oui... En effet... mais ce n'est pas ça que j'allais dire. Je ne serais pas aussi certain que toi.
— Oui bon... J'en aurai toujours un, sauf s'il m'arrive quelque chose d'imprévu.
— Oui, ou... sauf si toute notre société s'écroule et qu'il n'y a plus rien, plus aucune organisation sociale telle que nous l'avons connue, plus rien qui permettrait d'avoir un travail.
— C'est un peu catastrophiste.
— Pour revenir à un exemple personnel, prenons mon boulot : culture, patrimoine, archives... La grande partie de mon salaire provient de subventions publiques. Si vraiment ça va mal (et ça va mal), je ne donne pas cher de ces subventions... Et de plus en plus de gens se retrouvent effectivement dans cette situation. »
Hier au Bistro des Restos, Mary me disait : "J'ai une vie toute tracée, une carrière qui se dessine devant moi. Je suis confiante." — Qu'est-ce qui permet une telle confiance, une telle certitude en son bonheur futur ? — La jeunesse ?
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« Je me suis souvent demandé comment les humains vivaient les périodes de déclin, s'ils s'en rendaient seulement compte ? Avec le recul, on peut porter un jugement assez correct sur le déclin : "Telle ou telle civilisation à telle ou telle période subissait un déclin économique, culturel, voire général, etc." ; "Rome était en déclin à cette époque" ; "La situation internationale en 1938 était tendue"... Mais sur le moment même, peut-on se rendre compte de ce que les historiens écriront sur notre époque, à tête reposée ? Suis-je simplement pessimiste ou suis-je réaliste ?
— Tu es un pessimiste...
— Bah ! Je ne sais pas. J'ai l'impression que l'Europe va s'écrouler, que nous vivons une sorte d'époque-pivot vers je ne sais quoi d'autre. Mais ce n'est peut-être qu'une impression, un mirage ? Parfois, je me dis que j'interprète le Monde comme ton ancien pote, là, le Namurois...
— Oui, sauf que lui, il n'a pas de travail et a plus de raisons d'être pessimiste.
— Vu comme ça...
(Peut-être que l'Occident vivra encore des siècles derrière les remparts d'une société néolibérale post-moderne technocratique sans aucune autre saveur que celle de l'argent et de la satisfaction matérielle ? — Pour autant que ceux-ci aient une saveur, justement.)
— J'ai discuté de "tout ça" avec mon père il y a peu, ajouté-je. Il a dit un truc intéressant : qu'on en était un peu au même point qu'avant la Révolution française ; que ce que beaucoup de gens expriment aujourd'hui, parfois maladroitement, c'est l'énervement, l'agacement, voire la haine face aux privilèges. Ils ne savent qui cibler exactement, mais ils se rendent parfaitement compte du fossé entre ceux qui ont du mal à joindre les deux bouts et ceux qui ont le cul dans le beurre ; ou entre ceux qui ont accès à certains biens ou à certains travaux et les autres... Une étincelle, et boum ! »
Je me complais dans le romantisme. Je m'imagine souvent face aux éléments déchaînés, incontrôlables de la nature et de l'histoire. J'imagine les affres de la guerre, la chute de la civilisation ou bien la révolution. Ensuite, je me vois à l'intérieur de ce flot, sans vraiment y être. Je suis en train de me noyer dans cette rivière d'éléments chaotiques mais je ne peux rien faire d'autre que d'observer ma propre noyade, sereinement. Si nous vivions une guerre ou une catastrophe, comment me comporterais-je ? Impossible de le savoir mais parfois, une pensée me traverse l'esprit : "Au moins, je ne m'ennuierais plus."