« [...] Je m'occupe aussi d'un aquarium dans un bocal à conserves, surtout pour l'éducation des garçons, et j'y ai des tritons, des têtards, des phryganes, etc. Soit dit en passant, au cas où tu irais par là, près de la station de pompage au début du sentier du bac, si tu trouvais des œufs de Queue-fourchue sur les peupliers qui sont là, je te serais extrêmement reconnaissant de cueillir les feuilles et de me les envoyer par la poste. J'aimerais en avoir et ici je n'ai pu en trouver qu'un ou deux. Bien sûr, cela ne veut pas dire que tu dois y aller en expédition, seulement au cas où tu passerais par là. [...] » (Extrait d'une lettre d'Eric Blair, futur George Orwell, à Eleanor Jaques, 14 juin 19321.)
Archie et Coco-Bel-Œil. — Archibald (Archie pour les intimes) était un énergique petit poisson rouge « classique » avec quelques jolies taches blanches. Coco-Bel-Œil était un télescope noir, plus lent et à la vue mauvaise. Ce n'était vraiment pas une bonne idée que de faire cohabiter ces deux-là dans un petit aquarium non planté, mais je ne le savais pas encore à l'époque. J'avais acheté ces poissons, à environ trois semaines d'intervalle, pour ma grand-mère. Ils sont tous les deux morts aujourd'hui. Ma mère déclare à tout bout de champ qu'ils ont passé l'arme à gauche à cause d'une maladie que le deuxième aurait apportée dans l'aquarium. C'est possible, mais je continue à penser que c'est plus probablement à cause d'une concentration bien trop élevée d'ammoniaque. Depuis lors, j'ai beaucoup lu, afin de mieux comprendre ces « petites machines sensibles ». Peut-être n'aurais-je pas dû lire autant, car désormais, je veux un aquarium, mais je ne veux plus entendre parler de ces bacs vides avec plantes en plastique dans lesquels on fait vivoter quelques martyrs : je veux un vrai aquarium, avec substrat, décor, plantes aquatiques, bactéries (et cycle de l'azote), filtre, chauffage, éclairage, poissons en bonne santé et tout le toutim. Je ne veux plus jamais être responsable de la lente agonie de poissons tournant en rond dans un aquarium de vingt litres.
Les besoins du poisson. — La plupart des collègues ont gentiment rigolé la première fois que je leur ai parlé d'aquariophilie. Et ils m'ont trouvé ridicule quand je leur ai dit que tout poisson, y compris le « bête » poisson rouge, était plus difficile à maintenir en vie que, disons, un chat ou un chien. Ils peuvent rire de moi, je reste persuadé que c'est vrai. Le chat et le chien respirent le même air que nous ; les besoins primaires du chat et du chien peuvent facilement être compris et comblés sans trop de peine. (Je tiens ici à tuer dans l’œuf toute mauvaise interprétation de ce que je viens d'écrire : je n'ai pas du tout pour volonté d'établir une quelconque hiérarchie entre la possession de telle ou telle espèce animale. Aucune condescendance dans mes propos, vraiment : on trouve son bonheur là où on veut !) — Mais qu'en est-il des besoins du poisson ? Lisez un livre sur la bonne gestion d'un aquarium et vous comprendrez à quel point ces besoins sont plus difficiles à appréhender et à gérer que ceux qui régissent la vie de la plupart des mammifères. Bon pH, bonne chaleur, bonne dureté de l'eau ; ammoniaque, ammonium, nitrites, nitrates : la liste de ce qu'il doit y avoir et de ce qu'il ne doit pas y avoir dans un aquarium pour garder en bonne santé ses locataires est plus longue que la liste des ingrédients nécessaires à la réussite d'une bonne carbonnade flamande, ou bien... d'un poisson à l'escavèche ?
Démiurge raté. — Qu'est-ce qui contribue à l'adoption d'un chat ou d'un chien ? Entre autres : l'idée d'une interaction, d'une complicité, d'un jeu, d'une compagnie réconfortante. — Ces considérations entrent-elles en ligne de compte lorsque je rêve de mettre en place un aquarium ? Non. Un aquariophile, tel que je le conçois, n'est pas quelqu'un qui « joue » ou « interagit » avec ses pensionnaires : c'est quelqu'un qui crée, entretient et fait vivre un délicat modèle réduit de nature. L'aquariophilie est, me semble-t-il, une discipline destinée aux personnes patientes, méticuleuses et motivées, qui trouvent leur ultime récompense dans le fait que tous les paramètres du système sont bons. L'aquariophilie est une discipline pour démiurges ratés.
Les poissons ne sont pas des pierres. — « J'ai une nouvelle idée pour mon blog », ai-je expliqué à Léandra ce 1er décembre à la Porteuse d'Eau. « Ça consisterait à décrire pas à pas la réalisation de mon futur aquarium » : des premiers croquis du bac jusqu'à son fonctionnement plus ou moins définitif, en passant par l'achat du matériel, le choix de la décoration, des plantes, des poissons, etc. Réponse de Léandra, très modérément enthousiaste : « Je ne sais pas. En faisant cela, tu n'apporterais pas de pierre au temple de la connaissance. » Peut-être, mais ai-je seulement jamais apporté une pierre au temple de la connaissance ? L'ai-je jamais voulu ? En ai-je seulement jamais eu l'envie ? Ce qui compte finalement, n'est-ce pas plutôt de bien faire quelque chose, quel que ce soit ce « quelque chose » ? — Regarder son aquarium en bonne santé et s'exclamer fièrement : Exegi aquarium aere perennius !
À la croisée des chemins. — J'ai fini par délimiter deux tendances particulièrement intéressantes pour démarrer une pratique aquariophile de longue haleine : deux philosophies, deux chemins que je pourrai difficilement emprunter en même temps (à moins bien sûr d'avoir plusieurs aquariums). Choisir une direction, c'est presque à coup sûr condamner l'autre. Le premier chemin est celui de l'éco-aquariophilie : représentée notamment en France par l'océanologue Patrick Louisy2, celle-ci consiste à faire vivre l'aquarium le plus naturellement possible, en limitant au strict minimum les interventions extérieures et en laissant en quelque sorte la nature reprendre ses droits. Le second chemin est celui de l'aquascaping3 : dès qu'on effleure le sujet, apparaît en lettres d'or le nom de Takashi Amano, designer et aquariophile japonais de génie, décédé tout récemment d'une pneumonie. L'aquascaping m'a tout de suite fait penser à ce Breton qui, à la page 18 d'un album d'Astérix, déclare fièrement, une serpe et un arrosoir en mains : « Avec 2000 ans de soins, je pense que mon gazon sera fort acceptable. » De fait, même si son but est de représenter un bout cohérent de nature, l'aquascapeur ressemble avant tout à un amoureux du contrôle, voire à un maniaque quasiment infréquentable : reconstitution minutieuse d'un paysage terrestre, roches soigneusement sélectionnées et positionnées, « herbes » aquatiques finement taillées, plantes qui se développent comme elles doivent se développer (avec adjonction de gaz carbonique), bancs de petits poissons qui ressemblent à des nuées oiseaux... Tout est sous contrôle. — « Et tu hésites encore ? » Oui, j'hésite encore. L'aquascaping semble évidemment constituer une voie toute tracée pour moi (j'aime tout contrôler et jouer au démiurge), mais l'éco-aquariophilie me fait tout de même de l'œil (j'aime aussi l'idée d'écosystème durable et de bien-être animal). C'est un vrai dilemme, et avant même d'acheter un bac, il faut que je trouve ma voie (comme dirait Lao Tseu, mouarf !).
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1 George Orwell. Une vie en lettres. Correspondance (1903-1950), traduit de l'anglais par Bernard Hœpffner, Marseille, Agone, 2014, p. 39.
2 De cet auteur, pour les débutants : Patrick Louisy, L'aquarium d'eau douce. Guide pratique du débutant, Paris, Ulmer, 2009.
3 Pour une très belle introduction à l'aquascaping, en français, ce très bel ouvrage : Pierre Yang, Un mini jardin dans un aquarium, Paris, Larousse, 2015.