Mon boulot passe constamment commande de nouvelles boîtes d’archives. La boîte d’archives, c’est le nerf de la guerre de l’archivistique. Sans ces fameuses boîtes "AGR" (pour "Archives générales du Royaume", tout simplement) au pH neutre et aux mensurations parfaites (36/10/25 cm, mmmh...), comment pourrions-nous continuer à exercer notre métier ? Récemment, nous avons fait l’acquisition d’un lot entier de boîtes encore plus sexy, aux dimensions plus larges, qui permettent de stocker des dossiers plus volumineux encore. Le désir de stocker plus, encore plus, toujours plus n’a aucune limite chez l’archiviste amoureux de son métier.
Ce que le commun des mortels (c’est-à-dire tout le monde à l’exception des historiens archivistes, justement) ignore, c’est que les boîtes d’archives sont plates quand elles sont livrées, autrement dit qu’il faut les monter une par une ! Un peu comme les cubes que l’on doit découper, plier et monter, à l’école primaire, lorsque l’on apprend naïvement les courbes et les volumes. C’est presque devenu un concours : combien de temps faudra-t-il à Christiane, ma collègue bibliothécaire, pour monter 10 boîtes ? Oh, très peu de temps, quelques minutes tout au plus : elle est très rapide, plus rapide et plus agile que moi, qui me coupe un doigt toutes les 5 secondes sur les arêtes tranchantes. Je ne suis pas très doué pour monter des boîtes, mais j’apprends.
Tout ça pour dire qu’aujourd’hui, j’ai passé la moitié de ma matinée, tout seul, à monter des boîtes pour, plus tard, avoir le plaisir d’y introduire des dossiers. Quoi de plus triste qu’une boîte vide ? L’introduction de dossiers dans une boîte est un des plaisirs secrets de l’archiviste. En outre, quand on sait que les dossiers, au fur et à mesure des mises en boîtes, composent des séries organiques de plus en plus fournies, ça devient carrément jouissif. Quand toutes les séries organiques sont triées, classées, inventoriées et empaquetées, c’est l’apothéose finale ! Un rare moment pénétrant pour l’archiviste, qui peut contempler son œuvre avec la satisfaction du devoir accompli, et enfin griller une clope (à l’extérieur du dépôt), le sourire aux lèvres.
Quand je relis ce texte, je me dis qu’il faut vraiment que je trouve de toute urgence une femme pour partager ma vie. Sinon, je vais finir dans une boîte.
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Vers midi, de retour à mon bureau, je mange une pizza en compagnie de mes collègues. Mon directeur scientifique, Pierrick, est là toute la journée et mange donc avec nous. Il travaille actuellement sur la silicose des mineurs, un sujet qu’il affectionne tout particulièrement. Pierrick est professeur à l’Université de Liège. C’est le prototype même de l’universitaire. Assez pince-sans-rire mais sympa, il connaît son sujet à fond, utilise un vocabulaire précis et est capable de remuer ciel et terre pour trouver la source historique importante cachée dans des papiers personnels. Parfois, il arrive à son but, parfois il (je le cite) "subit de cinglantes défaites" (par exemple – cas très fréquent – il peut arriver que des anciens directeurs de charbonnages appartenant à la droite catholique refusent de donner accès à leurs archives pour la seule raison que le demandeur appartient, explicitement ou non, au monde de la gauche laïque).
L’après-midi, je travaille au graphisme de ce putain de dépliant publicitaire pour mon boulot. Ça fait une (une !) semaine entière que je travaille là-dessus, merde ! J’ai reçu un texte lu, relu, corrigé, recorrigé par 5 personnes et qui devait normalement être totalement terminé. À chaque fois que je réalise une version et que je la montre à l’équipe, je reçois le "bon à tirer" recouvert de ratures et de grosses corrections en rouge, bleu, noir, violet... Les ratures concernent le texte et non le graphisme. Le texte a été modifié trente mille fois depuis lundi. Aujourd’hui, c’étaient des réflexions du genre : "plutôt que d’écrire que nous proposons des alternatives, ne serait-il pas plus juste de marquer que l’on montre que d’autres alternatives sont possibles ?". Tout cela me rappelle le comportement de mon ancienne collègue Naïla qui avait toujoursson mot à dire sur un projet terminé.
Peu importe. On finit par tomber d’accord sur un compromis ce jeudi après-midi et j’envoie – enfin ! – à l’imprimeur le fameux PDF du petit dépliant à la con. En voyant "Message envoyé", je suis soulagé : je suis en vacances pour dix jours, voilà ! Si je reçois un mail concernant ce dépliant durant mes congés, je pète un câble. (Tiens, c’est bizarre, pour le moment, j’écris beaucoup sur mon boulot.)
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Les trois petites étoiles, ça fait un peu con, mais ça permet de chapitrer mon journal, et de passer d'une scène à une autre. C'est plus clair comme ça (j'aime bien quand c'est clair, ordonné et lisible). Bref. Je passe la soirée seul à la Maison du Peuple et j'y écris le présent journal en fin de soirée (n'est-ce pas une forme de mise en abyme que d'écrire que j'écris le présent journal dans ce journal ?), ainsi que des articles pour mon nouveau blog de SF : j'y parle de Cordwainer Smith et crée également une page générale pour expliquer le projet. Je me rends compte que tout cela prend un certain temps, pour ne pas dire un temps certain. En début de soirée, un groupe de jeunes femmes assises à la table à côté me regardent en rigolant. Trois possibilités : soit je me fais un film (ça arrive), soit l'une d'entre elles est intéressée, soit elles se foutent de ma gueule. Je penche pour la troisième solution (rasoir d'Occam).
Je change de place et je tombe sur des gens qui fêtent un anniversaire. La fête s'agrandit et je suis de plus en plus compressé contre le mur du coin. Je change de nouveau de place (elle est intéressante, ma vie faite de micro-déplacements). À 21h36, Léandra, qui mange avec Andrew, me propose de les rejoindre au restaurant "La Porteuse d'Eau", à Saint-Gilles. Je ne suis pas loin mais je n'ai pas faim et je n'ai surtout pas envie d'aller à cet endroit. Je reste donc à la Maison du Peuple. En fin de soirée, passe "Ain't No Sunshine" de Bill Withers. Une superbe chanson. Juste ce qu'il faut pour me remonter le moral, hem... Ha, tiens, maintenant, c'est "Loser" de Beck. Bon, ça va, j'ai compris, pas besoin d'en rajouter.
Vers 23h, Léandra et Andrew finissent par arriver. Léandra ne reste pas longtemps. Andrew et moi finissons par prendre le "dernier verre" (une Chouffe) en terrasse, en attendant le tram. La fin de la discussion, sur le quai, tourne autour du réseau de la STIB. Nous sommes d'accord : ce dernier comprend son lot d'incompréhension et d'absurdité.