Modiano à Stockholm. — Je suis avec peu d'intérêt toutes ces histoires de prix littéraires, mais il faut bien parfois faire des exceptions : le discours que Patrick Modiano a prononcé à Stockholm le 7 décembre dernier, dans le cadre de la réception du prix Nobel de littérature, sonne vraiment très juste. Le texte peut être lu dans son entièreté ici : pas besoin donc de paraphraser pendant des pages et des pages ce qu'il a très bien exprimé sur, entre autres, la différence entre l'écriture et la parole (et plus particulièrement sur le curieux manque d'aisance de certains écrivains quant à la seconde), sur la difficulté pour un romancier de prendre du recul par rapport à sa propre production, ou encore sur l'impression d'avoir choisi le mauvais embranchement tout en sachant pertinemment que faire marche arrière n'est pas une solution. — À certains endroits, on croirait lire Schopenhauer : « Cet état second [dans lequel l'écrivain est plongé lorsqu'il s'identifie à un personnage ou à une ambiance] est le contraire du narcissisme, car il suppose à la fois un oubli de soi-même et une très forte concentration, afin d’être réceptif au moindre détail. Cela suppose aussi une certaine solitude. Elle n’est pas un repli sur soi-même, mais elle permet d’atteindre à un degré d’attention et d’hyper-lucidité vis-à-vis du monde extérieur pour le transposer dans un roman. » Un peu plus loin, on retrouve les mêmes préoccupations que chez Keller, Wittgenstein « et les autres » (oui, c'est une obsession), comme cette idée que le rôle premier d'un artiste est de dévoiler ce qu'il y a de sublime ou de profond dans la banalité journalière : « J’ai toujours cru que le poète et le romancier donnaient du mystère aux êtres qui semblent submergés par la vie quotidienne, aux choses en apparence banales, – et cela à force de les observer avec une attention soutenue et de façon presque hypnotique. Sous leur regard, la vie courante finit par s’envelopper de mystère et par prendre une sorte de phosphorescence qu’elle n’avait pas à première vue mais qui était cachée en profondeur. C’est le rôle du poète et du romancier, et du peintre aussi, de dévoiler ce mystère et cette phosphorescence qui se trouvent au fond de chaque personne. » (Comme c'est bien dit, et comme c'est bien trop facile pour moi de copier-coller !)
« Bébé Cadum ! » — J'ai toujours détesté quand des enfants se traitaient de « bébés Cadum ». Qui donc leur a mis en tête cette stupide expression ? « Tu n'es qu'un bébé Cadum ! Bébé Cadum ! », répète l'un d'eux une bonne dizaine de fois en geignant. Au total, ils sont quatre... et ils sont tous infernaux. Ils tournent constamment autour de leurs parents qui, faute de place ailleurs, ont eu la mauvaise idée de s'installer à moins d'un mètre de moi, sur la désormais fameuse estrade de la Maison du Peuple. Les « grands » boivent leur verre tranquillement en abandonnant leurs marmots : ils les laissent agir comme bon leur semble (crier, monter sur les tables, courir partout, etc.). Lorsqu'ils haussent la voix pour tenter de les calmer, c'est avec la vivacité d'une limace en fin de vie : « Non, Ulysse, ne fais pas ça. Non, Ulysse, allez, reste tranquille maintenant. » Autant dire que l'opération est couronnée d'un très vif succès. La situation fait remonter à la surface ce côté légèrement sadique enfoui en moi depuis tellement d'années : quand ils tombent ou se cognent la tête à un coin de table et se mettent à pleurer, je ne peux réprimer ce discret demi-sourire que je croyais perdu à jamais. Il faut préciser que j'ai assez peu de tolérance pour les jérémiades et les gesticulations enfantines, et que cette intolérance ne date pas d'hier : enfant moi-même, je les maudissais, ces enfants criards, jusqu'à la treizième génération de leur race ! Aujourd'hui, je ne suis pourtant pas ce qu'on pourrait appeler un papa sévère (c'est le moins qu'on puisse dire !), mais il ne faut tout de même pas exagérer : si Gaëlle se comportait comme ces enfants en public, j'aurais vite fait de m'énerver et elle aurait aussi vite fait de se calmer. (Cette différence entre absence de sévérité et absence d'éducation : ne pas être sévère ne signifie pas ne pas éduquer.) Gaëlle, de toute façon, ne se comporterait pas comme eux : leur compagnie l'énerverait très certainement tout autant que moi. Et voilà donc, pour finir, que je ressens une certaine frustration, parce que je me contiens et parce que je deviens hypocrite. Je réponds même aux parents, tout souriant : « Oh, il n'y a pas de problème ! », mais c'est faux, complètement faux ! J'ai les dents serrées. Je reste impassible, mais à la limite de la colère blanche, à la lisière de cet éclatement intérieur qui ne demande qu'à exploser. J'aurais tellement eu envie de leur dire, pareil à une guillotine : « Pourriez-vous... s'il vous plaît... contenir... vos putains de... gamins indisciplinés ? » La jeune dame d'à côté a elle aussi montré son désaccord : « Non mais c'est quoi, cette éducation ? », puis, au moment de s'en aller : « Bonne chance avec les sales mioches ! » — Vous qui entrez ici, etc.