Serviettes

Hier soir, je lâchais à Mary : « C'est génial, tu as presque tout acheté pour demain !
— Oui, t'as vu ça ?
— Mais les pâtes, ce sont lesquelles ?
— Les coquillettes, dans le fond de l'armoire...
— Les coquillettes de la marque Cora ?
— Oui, je crois que c'est ça...
— Ha.
— J'ai longtemps hésité avec d'autres coquillettes...
— Ç'aurait été mieux de prendre des De Cecco ou des Barilla...
— Putain, Hamil, en les achetant, je me suis dit que tu me dirais ça, en plus !
— Oui, parce qu'elles sont meilleures et tiennent mieux à la cuisson...
— Mais ça ira quand même, non ?
— Non. Demain, je retournerai acheter des De Cecco ou des Barilla... »
(Réminiscence d'une vieille séance de courses de Nouvel An qui avait prodigieusement énervé Léandra : « Non, non, ce jus de citron concentré n'ira pas du tout. Il faut absolument retourner au Delhaize pour acheter du Pulco... Du Pulco jaune, avec de la pulpe. C'est absolument nécessaire. »)

Aujourd'hui soir : « Merde, il nous manque quelque chose d'essentiel !
— Quoi ?
— Des serviettes !
— C'est pas grave, Hamil, on mettra des essuie-tout !
— On n'a plus d'essuie-tout !
— Tu sais, moi, quand je vais manger chez des amis, je n'ai jamais droit à une serviette...
— Ce n'est pas une raison !
— Ce que je veux dire, c'est qu'ils ne s'en rendront pas compte.
Moi, je m'en rendrai compte !
— C'est pas grave, vraiment.
— J'irai en acheter au "Paki" tout à l'heure... »

« J'ai été en demander un à la voisine d'en bas.
— Un quoi ? Ha, tu veux dire un éplucheur ?
— Oui, sinon ce serait vraiment trop la galère pour les patates...
— Tu aurais dû lui demander en même temps si elle n'avait pas des serviettes.
— Ha oui, zut, j'y ai pas pensé. »

« Elle est super sympa, la vieille voisine du bas. À la fin, c'est elle qui m'a remerciée quand je lui rendu son éplucheur... J'ai trouvé ça un peu "exage" ! Et elle m'a passé six jolies serviettes en papier. Regarde, Hamil, comme elles sont belles ! Six jolies serviettes rouges ! »
(Énorme soupir de soulagement.)

— Les serviettes sont l'essence du Monde. (Ce soir, du moins.) —

Les quatre invités arrivent : d'abord Fabien et sa copine Hermeline (jamais vue auparavant) puis Béatrice, la vieille copine de Mary, et Kevin l'Australien. Ce dernier ayant toujours les plus grandes difficultés à manier le français, Mary demande à ce que nous fassions un effort et parlions tous dans la langue de Shakespeare. Cela engendre parfois, au cours de la soirée, quelques situations surréalistes durant lesquelles deux francophones se parlent en anglais alors que Kevin est en train de discuter avec quelqu'un d'autre...

« C'est vraiment délicieux et bien présenté, ces machins ! lance Béatrice.
— Hé ! C'est Hamilton ! », répond Mary, comme si ceci expliquait forcément cela.

« I like the music. Very good playlist! s'exclame Kevin, un peu plus tard.
— Hey! That's Hamilton! », répond à nouveau Mary.

À un moment, j'hésite à déclarer, pince-sans-rire : « Yeah! I know: I am the perfect man! », mais je me retiens. À la place, je baragouine une phrase en anglais mal construite, dont le sens profond — pour autant qu'il y en ait jamais eu un — se perd dans le reste de la discussion.

Je ne parle pas beaucoup. J'ai plein de remarques en tête, mais elles sont trop complexes et précises pour être formulées dans une autre langue que la seule et unique que je maîtrise plus ou moins. C'est là que je me rends compte que je suis incapable de penser quelque chose autrement que de manière alambiquée, ce qui n'aide absolument pas quand il s'agit de traduire cette pensée dans une langue étrangère.

« That was delicious! Do you have some other special recipes like this one?
— Yes! I have a speciality that we call, here in Belgium, "Carbonnades flamandes". That's...
— Kevin is a vegetarian...
— Well, hum... Forget the "carbonnades flamandes" then... »

Les invités repartis chez eux, Mary me dit que c'est-pas-du-tout-une-critique-hein-mais j'ai un peu exagéré sur les différents plats, surtout qu'on est un jour de la semaine et que les quatre invités se seraient contentés de beaucoup plus simple. — Cette tendance à l'exagération est liée à un trait de caractère qui se répète dans la plupart des aspects de ma vie et que l'on pourrait résumer par ces quelques mots : refus catégorique du juste milieu. Soit je fais quelque chose pleinement, soit je ne le fais pas du tout. Je ne peux pas m'investir un petit peu mais pas trop.

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