Archives mensuelles : janvier 2015

Saga & Paul

Martin Rohde, détective à la section criminelle de la police de Copenhague, et Saga Norén, son homologue à la police de Malmö (Suède), rencontrent la mère d'une adolescente portée disparue depuis peu. « Elle va sûrement revenir ? », demande la mère, inquiète. « Bientôt, je vous le promets », lui répond Martin, se voulant rassurant. Saga, quant à elle, ne peut s'empêcher de corriger immédiatement l'affirmation : « Nous ne pouvons pas le promettre. Nous ferons de notre mieux, mais nous ne pouvons rien promettre. » La mère partie, elle ajoutera à l'intention de son collègue légèrement excédé par son manque d'empathie : « Nous ne pouvons pas promettre qu'elle reviendra. Elle est peut-être morte. 30 % de ceux qui disparaissent ne reviennent jamais. » Ce à quoi Martin répliquera : « Parfois, Saga, les gens ont besoin d'entendre ce qu'ils veulent... Même si ce n'est pas vrai. »

Cette scène est issue du cinquième épisode de la première saison de la série suédo-danoise Bron / Broen (Le Pont en français). Je l'ai choisie comme j'aurais pu en choisir des dizaines d'autres, toutes représentatives du comportement de Saga Norén, personnage excentrique (ou du moins considéré comme tel par son entourage, l'excentricité étant avant tout une affaire de conventions et de référentiel) brillamment interprété par l'actrice Sofia Helin.

Saga Norén fait de l'excellent boulot : elle est vive d'esprit, très intelligente, extrêmement organisée et capable de focaliser toute son attention (jusque tard dans la nuit) sur l'affaire dont elle a la charge. Elle a un taux de résolution hors du commun, mais... Mais elle a clairement de grandes difficultés à se mettre à la place de ses interlocuteurs, à tisser des liens interpersonnels autres que superficiels, à communiquer ses émotions et à modifier son comportement en fonction de l'environnement social dans lequel elle baigne. Ces difficultés relationnelles, ce sont surtout les autres protagonistes de la série qui les remarquent et, par extension, le téléspectateur. Saga, elle, ne semble pas du tout s'en soucier, du moins dans un premier temps.

Un des aspects les plus remarquables de sa personnalité est qu'elle est techniquement incapable de mentir : il semble n'exister aucun filtre déformant entre ce qu'elle pense et ce qu'elle dit. Quand on lui pose une question, elle y répond presque à la manière d'un ordinateur, de façon binaire : un oui (« ja », qu'elle prononce « ha ! ») ou un non (« nej »), suivi quelquefois d'une courte explication dépassionnée. Elle donne toujours une réponse nette et franche, sans prendre en compte le fait que celle-ci pourrait s'avérer choquante ou blessante pour ceux qui l'entendent. Par exemple, lors d'un repas improvisé chez la famille Rohde durant lequel elle a l'occasion de goûter du biksemad (un plat danois), lorsque Martin lui dit qu'elle peut avoir la recette, elle répond sans ambages : « Non. Ce n'est pas bon. » — Cependant, il arrive tout de même qu'elle soit obligée de mentir. Alors, on observe presque gêné son long martyre : hésitations, contorsions du visage, yeux fuyants et, finalement, une courte phrase qui sort difficilement de sa bouche et qui ne convainc personne. (Sofia Helin est vraiment excellente dans ce rôle.)

Saga Norén m'a directement fait penser au physicien et mathématicien anglais Paul Dirac, personne bien réelle dont je suis en train de lire la biographie (signée Graham Farmelo1). Dirac partage avec la policière suédoise de nombreux points communs, tels que l'introversion, le laconisme, le manque d'empathie, le côté « ordinateur humain », l'incapacité quasi pathologique de communiquer une émotion, ou bien encore l'esprit terre-à-terre, cartésien, logique, très « premier degré ». (Il y a dans cette biographie des passages à la fois amusants et poignants de lettres dans lesquelles Dirac répond littéralement, sous forme de tableau, à des questions posées par Manci Wigner, une Hongroise nouvellement rencontrée qui deviendra son épouse un peu plus tard. Par exemple, à la question rhétorique « Qu'est-ce qui me rend si triste ? », Dirac répond le plus sérieusement du monde par : « Tu n'as pas assez de centres d'intérêt. »2)

Dans l'avant-dernier chapitre de ce livre passionnant, intitulé « On Dirac's brain and persona »3, l'auteur pose clairement la question que tout lecteur, même distrait, se sera sans doute posée depuis longtemps : Dirac était-il atteint d'une forme particulière d'autisme ? Plus spécifiquement, avait-il le syndrome d'Asperger ? Trouble du spectre autistique, ce syndrome est entre autres caractérisé, selon le DSM-IV-TR4 , par une « altération sévère et prolongée des interactions sociales » qui peut prendre plusieurs formes : dégradation de la communication non verbale (gestes, mouvements oculaires, etc.) ; relative absence du besoin de partager avec autrui ses émotions, ses plaisirs, ses centres d'intérêt ; manque de réciprocité dans les relations sociales ou émotionnelles... Autre caractéristique : un « Aspie » (c'est leur sympathique petit nom) peut avoir un comportement répétitif, routinier et stéréotypé. Cela se traduit notamment par la tenue de rituels à la fois précis et inutiles, par un « maniérisme moteur » (le fait de jouer avec ses mains, de tordre son corps de façon plus ou moins complexe ou de se balancer d'avant en arrière, par exemple), par une préoccupation constante pour certains objets ou parties d'objet, et enfin par la capacité de se concentrer intensément, jusqu'à l'obsession, sur quelque chose de très précis. Par contre, contrairement à d'autres formes d'autisme, quelqu'un qui a le syndrome d'Asperger n'est apparemment pas sujet à des troubles du langage, même si sa façon de parler peut parfois paraître assez originale, réservée et détachée en beaucoup d'occasions. Si un sujet l'intéresse, il peut en parler pendant des heures, ce qui contraste avec la relative froideur et le flagrant désintérêt dont il peut faire part lorsqu'il s'agit d'évoquer des aspects de la vie sociale ou émotionnelle. En lisant la biographie de Dirac, difficile de ne pas voir une correspondance entre cette description du syndrome d'Asperger et le comportement à la fois logique à l'extrême et excessivement timide/introverti du mathématicien... Mais n'est-il pas problématique de diagnostiquer, a posteriori, le trouble de quelqu'un qui est mort ? (Jules César était-il un pervers narcissique ? Goethe était-il un Aspie ? Marilyn Monroe avait-elle une personnalité borderline ? Etc.)

Et Saga ? Aurait-elle aussi le syndrome d'Asperger ? À aucun moment, le terme n'est cité. Tout au plus devine-t-on que les créateurs de la série ont voulu mettre en scène de manière assez subtile et sans poser de jugement de valeurs certains traits de personnalité atypiques : un tueur en série au très haut QI et extrêmement planificateur (du genre INTJ), un schizophrène assez touchant (que ledit tueur en série exploite), un journaliste égocentrique au comportement insupportable (narcissique-histrionique ?)... et la fameuse Saga. Difficile d'imaginer, en observant sa façon de fonctionner et de se comporter, que ceux qui ont créé ce personnage ne se soient pas largement documentés sur le syndrome d'Asperger.

Dans un blog intéressant du nom de The Autism Anthropologist, Ben Belek, un étudiant de Cambridge qui écrit une thèse en anthropologie sur l'autisme, consacre un article complet à Bron / Broen et plus particulièrement, évidemment, à Saga Norén. — Alors, Saga est-elle une Aspie ? Bien sûr, elle réagit comme telle, mais Belek finit néanmoins par répondre par la négative, en avançant l'argument suivant : « Pour le dire simplement, si [le syndrome] d'Asperger n'est pas mentionné, alors il n'y a pas d'Asperger [:] l'autisme n'existe que lorsque l'entourage le nomme expressément. Et si personne ne le fait ? Alors l'autisme n'existe simplement pas. » Et d'expliquer que l'autisme est aussi partiellement le fruit d'une construction sociale, qui se déploie dans un temps et un espace donnés ; que si personne ne considère un comportement comme anormal, alors il n'y a pas d'anormalité, mais seulement, en quelque sorte, une manière différente de penser et de voir le monde, acceptée comme telle par l'entourage. Cela renvoie à ce que j'ai déjà écrit sur la catégorisation et ses limites : oui, personnellement, pour comprendre le monde et par souci de clarté, j'ai besoin de catégoriser (parfois à outrance) et de mettre plein de choses (vivantes comme inertes) dans des petites cases, mais un être humain a souvent tendance à déborder amplement des cases qu'on a voulu lui assigner de force5. Il faut donc pouvoir se rendre compte rapidement qu'une catégorisation n'a pas pour vocation d'être une description du réel, mais simplement une manière commode de mieux interagir avec celui-ci.

Point marquant de la série : Saga, constatant jusqu'à un certain point sa « différence », tente de se corriger. Elle fait même de sacrés efforts pour changer son comportement et s'ouvrir au monde. Dès le début de la deuxième saison, elle vit une relation romantique avec un certain Jakob qui emménage chez elle. C'est la première relation sérieuse de sa vie : auparavant, elle ne sortait avec des hommes que pour d'épisodiques besoins sexuels. Chose très amusante, pour améliorer sa relation, elle fait exactement ce que je ferais : elle lit ! Des dizaines d'ouvrages empruntés à la bibliothèque sont posés sur sa table de travail : Relationship Competence, Emotions and social relationsCodes for a better relationship... Son compagnon n'a pas l'air de comprendre pourquoi elle s'est relevée en pleine nuit pour lire de pareils livres : elle est très bien comme elle est, lui dit-il, et il l'invite à venir se recoucher.

Quand j'écris que c'est comme ça que je ferais à sa place, je suis au-dessous de la réalité. C'est comme ça que je fais actuellement : je lis des ouvrages de psychologie (cognitive et comportementale surtout) pour à la fois mieux me comprendre et mieux comprendre ceux qui me sont proches (ceux qui me sont éloignés, je les emmerde). J'ai toujours l'impression que la clé de mes problèmes se trouve avant tout dans mes lectures — dans de bonnes lectures (il faut pouvoir effectuer un tri sévère). Beaucoup de personnes ont du mal à appréhender en quoi un (bon) livre peut aider. Certains amis m'ont déjà exprimé leur doute à ce sujet, quelque chose comme : « Tes livres sont morts, et ceux qui les ont écrits aussi la plupart du temps. Comment cela pourrait-il vraiment t'aider ? » Pourtant, lorsqu'on a une tendance presque instinctive à tout intellectualiser, ça aide.

Je n'ai pas encore acheté de livres sur le syndrome d'Asperger, mais il faudra que je passe par là, parce que c'est un sujet qui me touche beaucoup, assez bizarrement. Il faut notamment que je résolve la question suivante : pourquoi est-ce que je suis si souvent attiré, sur le plan intellectuel du moins, par des personnes froides émotionnellement, parfois diagnostiquées (ou à tout le moins suspectées) comme ayant ce « trouble » ? Est-ce parce que j'ai moi-même un petit côté schizoïde, asocial et obsessionnel ?

Affaire à suivre donc... (Cet article est déjà beaucoup trop long !)

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1 Graham Farmelo, The Strangest Man: The Hidden Life of Paul Dirac, Quantum Genius, London, Faber & Faber, 2009. Voir ici, et pour les précédents épisodes.
2 Ibidem, p. 262.
3 Ibidem, p. 419-427.
4 Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. Texte révisé, 4e (et avant-dernière) version, p. 93 et suivantes. Ce manuel est une des « bibles » des troubles psychiatriques, publiée par l'American Psychiatric Association (APA). Très intéressant à lire, il est pour l'instant disponible dans son intégralité ici.
5 C'est, je pense, là où veut en venir Ben Belek lorsqu'il écrit dans son article (traduction personnelle [qui vaut ce qu'elle vaut]) : « [...] nous (en tant que société) reconnaissons le syndrome d'Asperger comme une catégorie. Nous diagnostiquons et, par conséquent, étiquetons les gens avec ce syndrome. Nous fournissons des traitements et initions des programmes d'éducation pour ceux qui l'ont. On attend de ces derniers qu'ils se comportent d'une certaine manière. Certains d'entre eux s'opposent à cela – et ils viennent avec leur propre idée de ce que signifie [le syndrome] d'Asperger et de comment se comporter. Ils remettent en cause la catégorie, les traitements et les attentes. [...] »

Mon libraire est un poujadiste, épisode 7

À Liège, mon libraire attitré lit La DH et rumine dans sa barbe : « Pfff... J'les tuerais, moi... Grmbl... Camps de concentration... Grmf... » Il relève la tête : « Septante djihadistes débusqués à Bruxelles ! Rien qu'à Ixelles, en fait ! Ça devient grave ! » D'où tient-il cette information ? L'a-t-il lue dans sa DH ? C'est tout à fait possible. (Tout est possible quand on lit ce journal.) Je lui demande : « Septante djihadistes ? Mais d'où sortent-ils tout à coup ? » Je n'aurais pas dû poser cette question. Trop tard. « Du cul d'une Marocaine, ça ne fait aucun doute ! », répond-il. Se rend-il compte que son propos est d'une xénophobie crasse ? En tout cas, il se sent obligé d'ajouter : « Enfin bon, faut pas croire, il y a des Belges aussi là-dedans, qui se font endoctriner... »

Il continue sur sa lancée : « C'est à cause de l'éducation, tout ça. Tout fout le camp. On n'ose plus rien dire aux gosses. Veut-on les punir qu'ils ont directement recours aux pires menaces... » Comme pour me montrer le genre de menaces que les enfants sont prêts à proférer, il mime un égorgement à l'aide de son pouce. « Mais où va le monde, je vous le demande ? » Je lui dis : « Le monde, je ne sais pas, mais moi, en tout cas, je vais prendre mon train. » Il quitte alors son air sérieux et se met à rire aux éclats pendant un bref moment : « Au moins, vous, vous savez où vous allez ! Enfin, je n'en serais pas si sûr, avec la SNCB ! »

J'ai des amis qui, après avoir entendu de tels propos, auraient discuté des heures (façon de parler, quoique...) avec ce libraire ; j'en connais d'autres qui se seraient certainement énervés. Autrefois, je lui aurais sans doute sauté à la gorge (façon de parler aussi) pour lui dire tout le mal que je pense de ce genre d'épanchement. Autrefois, j'étais touché physiquement par les discours que je détestais, au point d'en avoir des nausées et de sentir ma fréquence cardiaque augmenter considérablement. — Et aujourd'hui ? Eh bien, j'ai les plus grandes difficultés à me sentir impliqué personnellement quand je lis ou entends des paroles que je désapprouve, même totalement. À force d'avoir retranché une bonne partie de mes émotions dans un recoin poussiéreux de mon esprit, suis-je devenu une sorte de coquille vide, amorphe, lâche et cynique ? Toujours est-il que je me comporte de plus en plus comme un « botaniste » des discours : je les recueille ici et là pour les ajouter à ma petite collection mentale, non sans les avoir au préalable catégorisés et soigneusement classés.

Le discours que je viens d'entendre est facile à cataloguer et tout aussi facile à repérer : c'est un discours d'extrême droite. Il s'agit d'un laïus aux vieilles racines, dont les branches reprennent tristement de la vigueur dans l'atmosphère délétère actuelle. C'est également un bloc monolithique : on repère un premier thème et on sait que d'autres vont suivre rapidement, en tout ou en partie. — Quelques thèmes, lus et entendus de nombreuses fois, en vrac : absence de sécurité, problèmes d'immigration, islamisation de l'Europe, féminisation de l'Occident, étrangers oisifs, jeunes racailles, chômeurs parasites, syndicalistes alcooliques, fonctionnaires fainéants, (socialo-)bobos hors de la réalité, gouvernement corrompu, administrations dysfonctionnelles, mauvaise éducation, déresponsabilisation des parents, manque complet d'ordre et de discipline, transports en commun défaillants, déliquescence généralisée de la société, monopole de la bien-pensance, etc. « Ils » disent grosso modo tous la même chose et ont leurs signes de ralliement : par exemple, sur les forums de presse, « ils » écrivent « P$ » au lieu de « PS » et placent des points d'exclamation partout. On pourrait croire qu'en raison de son côté monolithique, ce genre de discours est facile à démonter, mais il semblerait que ce soit justement l'inverse, au point que je me demande sincèrement s'il est possible de changer fondamentalement la conception du monde de quelqu'un qui a ces idées en tête (voire de quelqu'un tout court), et donc si argumenter sert à quelque chose (c'est un constat général).

Cela dit, quatre heures plus tard, je m'en veux de ne pas avoir réagi, autrement dit de ne pas avoir marqué mon total désaccord. Somme toute, le déballage de mon libraire s'est fait sans anicroche, et il a sans doute dû se dire en me voyant partir que j'étais globalement d'accord avec lui. C'est ce genre de non-intervention qui rend banal et ordinaire un discours haineux, selon la logique : « si personne ne réagit, c'est que j'ai raison ; je n'ai donc pas besoin de me remettre en question ». (Je ne suis sans doute pas cynique, mais je manque cruellement de courage.)

Anti-communion

La marée d'émotions qui déferle sur les réseaux sociaux depuis le sordide attentat contre Charlie Hebdo du 7 janvier dernier reste pour moi en grande partie un mystère : je n'arrive pas vraiment à comprendre comment il est possible de s'épancher autant. Tout au plus ai-je fini par apercevoir, avec certes beaucoup de difficulté, qu'il s'agissait d'une forme de communion ; quelque chose comme la manifestation d'un sentiment flou et rassurant d'appartenance — mais d'appartenance à quoi exactement ?

Cette communion, je l'ai observée, non pas de très haut, mais en tout cas de très loin : j'aurais bien été incapable d'y prendre part d'une quelconque manière ; de fondre en larmes publiquement, d'aller manifester ma tristesse ou de me rallier à un slogan fédérateur. Je n'en vois de toute façon pas l'intérêt : à quoi diable cela servirait-il de submerger d'émotions ma petite parcelle de vie, réelle comme virtuelle ? Pour tout dire, je trouve ce cirque assez dangereux : on s'émeut et on oublie toute rigueur, toute distance critique, toute possibilité d'analyse à froid des événements.

Je suis incapable de communier, donc. Je déteste les hashtags. Je déteste les mouvements de masse. Je déteste les grand-messes et les unions sacrées. Je déteste les foules où l'on se noie. Je déteste les adhésions de circonstance. — Je déteste perdre le contrôle de mes sentiments, surtout si c'est pour mélanger ceux-ci à une soupe idéologique mal définie, récupérée par n'importe qui pour dire ou faire n'importe quoi.

Mon cœur, je le garde pour la musique et pour la poésie ; pour l'amour et pour l'amitié. Pour tout le reste, je préfère continuer à utiliser mon néocortex.

Actuellement, sur le plan des discours lus et entendus de toutes parts, je ne me retrouve plus ou moins que dans quelques rares textes. Ces rescapés du naufrage passionnel de ces douze derniers jours, je les ai dénichés la plupart du temps en lorgnant du côté des milieux anarchistes et libertaires (ou en tout cas chez des personnes dont je considère le discours comme proche d'une pensée anarchiste, de gauche radicale, très critique vis-à-vis de tout ce qui s'apparente même de très loin à un compromis avec le pouvoir et les médias de masse). C'est chez eux que j'ai relevé le plus de sang-froid et de recul par rapport à ce qui est en train de faire rapidement son chemin dans l'opinion publique en Europe, à savoir l'acceptation d'un État de plus en plus sécuritaire, une restriction des libertés, une vision en noir et blanc de la société, une réaffirmation du choc des civilisations, le tout sur fond de néolibéralisme déjà bien ancré et de consumérisme absurde (cf. cette foule innombrable qui s'est tout à coup déployée dans les librairies pour acheter un exemplaire du « numéro des rescapés »).

(On lira par exemple le jubilatoire « Je ne suis pas Charlie et je t'emmerde » sur le site Web de la base de données anarchistes « Non Fides » ou bien encore les articles « Aux fossoyeurs de tous bords » et « La grande essoreuse », tous deux publiés sur le site Web d'Article111. « Le plan Vigipirate appliqué à la pensée. Des bruits de bottes dans les cerveaux », y lit-on notamment : une belle formule écrite avant même que les horreurs qui sont à la tête du gouvernement fédéral belge, entre autres personnes publiques peu recommandables, ne ressortent le grand jeu pitoyable de l'armée dans les rues.)

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1 Le 5 décembre 2013, Olivier Cyran avait publié sur Article11 un article au long cours intitulé « "Charlie Hebdo", pas raciste ? Si vous le dites... » [url], que le comité de rédaction de ce site Web a dû tout récemment assortir du post-scriptum suivant : « à tous ceux qui estiment que cet article serait une validation a priori de l’attaque terroriste ignoble contre Charlie hebdo (ils l’auraient bien cherché), la rédaction d’Article11 adresse un vigoureux bras d’honneur. Charognards ! »

Sad, Sad Song

Sad, Sad Song by M. Ward on Grooveshark

Répétition générale. — Hier en fin d'après-midi, peu avant l'arrivée de Léandra au café Potemkine, j'ai reçu un coup de téléphone de ma fille. Elle voulait absolument me parler de sa nouvelle chambre, chez sa maman. Comme souvent, la conversation était en majeure partie composée de longs silences, que ni elle ni moi n'arrivions à combler. — Ce que je ne savais pas encore, c'est que ce coup de fil de trois minutes était pour moi une sorte de « répétition générale » des trois dernières heures de la soirée, durant lesquelles, quelque part entre la loque humaine et le plancton, je n'ai (presque) rien entendu ni (presque) rien dit.

Bref sursaut d'utilité. — Hier toujours, quelqu'un s'est mis à écrire à la craie, tout en haut d'un grand tableau, deux courtes phrases en arabe. J'ai facilement compris la première : « انا شارلي », « ānā chārlῑ », autrement dit « Je suis Charlie ». Quant à la deuxième, je pense que c'était « محمّد و لولو », c'est-à-dire « Mohammed et Lulu [ou Lolo] » (une signature, tout simplement ?), mais j'en suis moins certain car j'y ai seulement réfléchi sur le chemin de retour. — Apprendre une langue étrangère servirait-il donc réellement à quelque chose ?

Triste sire. — Je me suis rarement senti aussi proche de l'ami de Ralph Waldo Emerson mentionné dans le premier article de ce journal ; ce pauvre gars qui « parcourait des miles et des miles pour que s’estompent les contorsions de son visage, les tressautements de ses bras et ses haussements d’épaules » et qui « convoitait le don terrible de la familiarité de Mirabeau ». Il m'a fallu une nuit entière (très agitée) et une partie de ce dimanche pour me remettre de la soirée d'hier, au cours de laquelle, une fois de plus, j'ai dû passer (auprès de cette souriante Aurore, mais aussi de tous les autres) pour un glorieux imbécile et un triste sire à la limite de la sociopathie, au comportement totalement incompréhensible (moi-même, je ne me l'explique pas entièrement). — Oh, comme il m'est de plus en plus difficile de supporter ces fêtes, cette musique forte, ces gens qui parlent, qui dansent et qui rient ! À chaque fois, je rentre chez moi complètement abattu, accompagné d'un cortège de pensées dépressives (notées dans mon téléphone, pour ne rien oublier) : « Je suis une tache », « Je suis un faible », « Je ne sers à rien », « Si je dois rester en vie, c'est uniquement pour Gaëlle »... (Oui, certes, j'ai déjà été plus en forme.)

Mimi25, Mimi26, Mimi27 et Mimi28. — J'ai recensé pas moins de quatre araignées dans ma chambre. Chacune semble avoir son territoire de prédilection. Cette nuit, l'une d'elles a tissé un fil au-dessus de mon lit. Du moins je le croyais. Après réflexion, je pense que cette histoire de fil faisait partie d'un rêve.

« Une expérience singulière ». (Ou comment ce que je lis s'accorde parfaitement, comme souvent, à ce que je vis, et aussi, très curieusement, m'extrait de ma torpeur matinale.) — En annexe de Que peut-on faire de la religion ? de Jacques Bouveresse1, acheté hier à la librairie Filigranes, se trouve la retranscription d'un fragment d'un manuscrit de Ludwig Wittgenstein, rédigé le 13 janvier 1922, alors qu'il était instituteur à Trattenbach. Il y est question d'une « expérience singulière » : un rêve dans lequel Mining Wittgenstein loue l'intelligence supérieure de son frère, qui s'en réjouit. Au réveil, honteux de sa vanité et pris de terribles remords, Wittgenstein fait le signe de croix tout en restant dans son lit. « Mais alors je sentis que je devais me lever, que Dieu l'exigeait de moi. Cela se passa ainsi : je sentis tout à coup ma nullité complète et je pris conscience que Dieu pouvait exiger de moi ce qu'il voulait, en posant comme condition effectivement que ma vie deviendrait sur-le-champ dépourvue de sens si je me montrais désobéissant. » (Ce genre de pensée ressemble au rite conjuratoire d'un sujet atteint de TOC. J'en sais quelque chose : j'ai aussi eu à différents moments de ma vie une sorte de Fatalité qui pouvait s'abattre sur moi à tout moment si je ne respectais pas certains rituels codifiés.) Wittgenstein dit alors s'être levé, se regardant dans le miroir, complètement brisé. Après un moment néanmoins, il décide d'aller « à l'encontre de l'ordre » et de se recoucher. En voulant éteindre la lumière, il se prend une décharge électrique et, dans un mouvement de recul, se fait très mal au coude. La douleur est salutaire : elle lui permet de détourner le fil de ses pensées. Son dernier paragraphe reste cependant d'une très grande tristesse : « Comme je l'ai dit, j'ai pris conscience aujourd'hui dans la nuit de ma nullité complète. Dieu a daigné me la montrer. J'ai, pendant tout ce temps, pensé à Kierkegaard et j'ai cru que mon état était "crainte et tremblement". »

Cri. — Pour le moment, je rêve fréquemment que je crie jusqu'à m'en étouffer. Exemple avec ce cauchemar bizarre dont je garde un très bon souvenir : je suis chez « Jean-Pierre le disquaire », à Bruxelles, avec mon père. Je veux acheter un vinyle et... une bande dessinée. Le total de mes achats est de vingt-deux euros et quelques centimes. Je compte payer avec un billet de cinquante, mais le vendeur ne peut pas me rendre la monnaie. J'essaye de trouver le compte juste dans mon portefeuille, mais je n'y arrive pas. Alors, je commence à crier et à pleurer, comme un petit enfant en colère : « Ce n'est pas juste ! Ce n'est pas juste ! » Je m'époumone, vraiment, et je finis par me réveiller en sueur, le souffle coupé. — Ha, c'est la joie pour l'instant ! Il faut vraiment que je sorte de ce merdier : ne plus boire, mieux dormir, refaire du sport ?

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1 Jacques Bouveresse, Que peut-on faire de la religion ? Suivi de deux fragments inédits de Wittgenstein présentés par Ilse Somavilla, Marseille, Agone, 2011.

Bas de page

En deux mots : bon anniversaire !1

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1 Le lecteur désirant aller plus loin pourra se référer aux articles suivants : « Sans objet », dans Hamilton's Diary, 17 janvier 2012, §§ 1 à 6 [url] ; « Allegretto », dans Ibidem, 17 janvier 2013 [url] ; « Arbre mort », dans Un dernier café avant l'Aurore ?, 17 janvier 2014, § 2 [url]. — Le lecteur attentif notera par ailleurs que l'inspiration de l'auteur de ces articles a connu d'importantes fluctuations d'une année à l'autre. Précisons que l'auteur en question fonctionne par cycles. Ce 17 janvier-ci, il est dans un cycle très bas (mais il se soigne) et ne sait pas quoi dire/penser/écrire de l'anniversaire de son amie. Un « bon anniversaire » suffirait-il ? Il est pour tout dire incapable d'avoir une réflexion construite, structurée, organisée. Il est dans une phase « idiote » et alcoolique. Son esprit ressemble à une paella, c'est-à-dire à un ensemble d'ingrédients pas très appétissants qu'on mélange parce qu'on les a sous la main. — Il y aurait pourtant bien des choses à dire. À commencer par ce qui ferait un anniversaire réussi pour elle : un message auquel elle ne s'attend pas ; un geste qu'elle espère mais ne voit pas arriver ; la venue de gens qui, selon toute vraisemblance, n'étaient pas prévus au programme... — Ha, mais voilà qu'elle arrive au Potemkine et que je n'ai plus que quelques secondes pour terminer ce texte. Que faire, que faire ? « Publier » ? Mais je ne l'ai même pas relu ! Tant pis !

Le journal de Romain

Le nouveau journal de Romain, tel que raconté par Léandra à la Porteuse d'Eau : supposons (simple exemple) que Romain soit à une réunion et qu'une situation l'énerve. Alors il note en quelques mots ce qui lui passe par la tête. Plus tard, chez lui, il rédigera un paragraphe plus étayé, commençant par la mention du moment précis auquel la note a été écrite. S'il ne peut rédiger la chose le jour même, il le fera le lendemain en commençant le paragraphe par « Hier ». Son journal débute donc toujours soit par « Hier », soit par une heure exacte.

« Il ne veut pas le rendre public. Il a simplement eu le besoin de garder une trace de ses journées, de ce qui s'y passe d'important... Son idée part d'un mensonge : il a voulu consigner noir sur blanc qu'il avait menti, pour éviter que plus tard, sa mémoire réinterprète les faits à sa guise. » (Une entreprise louable.)

« Son projet est différent du tien : il décrit des événements de sa vie (et comment il les ressent) en un seul paragraphe. Il ne produira jamais un texte aussi long que celui que tu as écrit sur Brand, par exemple. » Autrement dit : son journal est plus brut, plus entier, moins trafiqué que le mien. Et puis, contrairement à lui, je ne suis pas tenu à un agenda strict ; mon texte sur Brand (ou celui sur King Crimson, pour prendre un autre exemple) aurait pu être composé à un autre moment. Il n'empêche : si j'ai parlé de Brand, c'est parce que son « tout ou rien » m'a marqué. C'est un événement mémorable de ma vie que je ne pouvais pas ne pas acter, alors que je tiens (plus ou moins) un journal. J'ai apparemment été incapable de montrer que ce poème m'a touché, de décrire l'émotion qui m'a gagné lorsque je l'ai lu ; tout ce que j'ai pu commettre dans mon journal est un texte dépassionné. — Je me demande parfois si mes amis se rendent compte que je peux être, malgré mon absence d'épanchement, profondément affecté par ce que je lis ; et aussi à quel point je peux être une éponge1. Les œuvres qui me traversent, je les absorbe comme un soûlard, à la différence notable qu'un soûlard finit, lui, par dessaouler (quoique...).

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1 Comme déjà dit ici, « [j]e suis très influencé par ce que je lis : si j'avais constamment devant les yeux des albums de Winnie l'Ourson, je finirais par parler comme un ours débile et affamé ». (Si j'étais deux jours plus tard, je pourrais écrire benoîtement que #JeSuisBob.)

Litanies no 1 & 2

Un repas de famille peut devenir un gentil tribunal si je m'éloigne de la norme, même légèrement. Depuis des années, j'affronte — non sans une pointe de jubilation — ces moments durant lesquels je dois justifier ma vie, donner un sens à une conduite qui semble déroutante. Ces discussions sont devenues des litanies : on me pose une question, je roule des yeux (souvent mentalement désormais, car j'ai appris à me contenir) et je donne une réponse connue et formatée. Ainsi, aujourd'hui, lors d'un repas au restaurant « L'Asia » à Charleroi...

Litanie no 1.
« Célibataire depuis presque sept ans ?
— Oui.
— Et même pas une toute petite aventure ?
— Non. »

Litanie no 2.
« Tu dois quand même avouer que c'est aberrant : tu prends le train pour Liège depuis plus de... huit ans, c'est ça ? Tu pourrais habiter Liège, tout simplement.
— J'aime Bruxelles. C'est ma ville.
— Alors change de boulot !
— J'aime mon boulot. C'est un travail qui me convient parfaitement, où j'ai la rare chance de pouvoir être polyvalent. J'y ai aussi ma petite autonomie : les collègues acceptent très bien mon mode de fonctionnement.
— Mais ça ne te semble pas long, trois heures de trajet par jour ?
— Non.
— Tu pourrais être plus longtemps chez toi si tu habitais moins loin.
— Être ici ou là-bas, quelle importance ? C'est toujours être quelque part. »