Gare de Bruxelles-Midi. Aujourd'hui, c'est pire qu'hier : les accompagnateurs de train de la gare de Liège-Guillemins ont décidé de faire grève, pour protester contre les nouveaux horaires. Pourquoi pas ? Toujours est-il que mon train habituel est supprimé et le suivant également. Je prends donc mon mal en patience en allant déjeuner à l'Espace Café de la gare. Au menu, un pain au chocolat, un lait russe et une bouteille de Spa Reine (woaw !).
Presque en face de moi, assis à une autre table, un vieux monsieur semble totalement abattu : il tient sa tête entre ses deux mains et regarde le sol. Je pense qu'il pleure mais je n'en suis pas sûr. Une des serveuses tente de le consoler en lui touchant délicatement l'épaule et en lui parlant. Plus tard, deux gardes de sécurité de la gare entrent et essaient de savoir la raison de l'état de déprime du monsieur. Il les regarde et leur dit quelques mots en haussant les épaules, mais je ne les entends pas. Les gardes s'en vont et le bonhomme retombe dans sa morosité. Je dois partir pour prendre un des rares trains qui circulent et n'en saurai donc jamais plus.
Je passe ma matinée à un déménagement. Non pas un déménagement personnel, mais un déménagement d'archives, dans le cadre de mon travail. Le concept : nous devons déménager une bonne centaine de caisses d'archives bien lourdes stockées dans un local gracieusement prêté par la Ville de Liège vers l'un de nos entrepôts, dans les hauteurs du quartier Sainte-Marguerite. Heureusement, nous sommes aidés par des déménageurs professionnels et ne devons nous occuper "que" du rangement desdites caisses.
Nous terminons le rangement vers 13 heures. Nous sommes à peine entrés dans la voiture que le téléphone de ma collègue Wynka sonne : "Tiens, c'est ma sœur... Qu'est-ce qu'elle me veut à cette heure-ci ? Allo ? (...) Mais oui, je vais bien, ma chérie, pourquoi ? (...) Des grenades ? (...) Ha non, je ne suis pas au courant. (...) Hein ? (...) Non, non, je suis à Liège, mais pas sur la Place Saint-Lambert. (...) Oui, d'accord. (...) Salut." C'est comme ça que nous avons appris qu'un fou furieux avait lancé des grenades sur des abribus du Centre-ville et mitraillé les passants, avant de se donner la mort, à un kilomètre à peine de l'endroit où nous nous trouvons. Sur le moment, nous ne nous rendons pas compte de l'ampleur des dégâts. Les informations nous arrivent au compte-gouttes via les téléphones portables, sous forme de rumeurs plus que de faits : "il y en a encore plusieurs en fuite" ; "ils ont voulu faire échapper quelqu'un du Palais de Justice". Au final, ce ne sera rien de tout ça : juste un gars isolé, un taré en liberté conditionnelle, amateur d'armes, qui a décidé de tirer sur la foule avant de se tirer une balle dans la tête...
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Le soir, Emily me rejoint à la Maison du Peuple de Saint-Gilles. La discussion tourne surtout autour de ses études de biologie. C'est extrêmement intéressant. Tellement intéressant que je prends quelques notes à la volée pour y consacrer la seconde moitié de cette journée de mardi. En résumé, durant son cursus, Emily a dû réaliser une série d'expériences poilantes (je suis ironique) sur des souris, des rats, des lapins... Aperçu. (Attention, parfois, c'est très glauque !)
- Opérations sur des rats : les étudiants doivent opérer un rat, afin de lui brancher un cathéter dans l'intestin et de lui injecter des produits, pour une obscure raison que je n'ai pas spécialement cherché à connaître. Les rats sont d'abord anesthésiés à l'éther dans une hotte de laboratoire (paraît qu'ils ont la langue qui pendouille quand ils sont endormis) et ensuite attachés à une petite table à l'aide de deux ceintures. Le rat constitue un "organisme modèle", dont la constitution est très proche de l'organisme humain, ce qui rend l'expérience encore plus bizarre. Après l'opération, les rats sont tous euthanasiés.
- Opération ratée sur un rat mal endormi : lors d'une opération, l'éther utilisé pour endormir les rats était périmé et les petits animaux se sont réveillés les uns après les autres pendant leur opération. Celui d'Emily est mort rapidement à son réveil : en bougeant, il s'est ouvert une veine qui avait été préalablement clampée (si j'ai bien compris) et du sang a giclé sur la blouse de laboratoire d'Emily, qui en a fait des cauchemars pendant des années... et qui a jeté la blouse.
- Le test du suicide de la souris : les apprentis-laborantins font aussi des expériences sur les souris. Les souris ne sont ni opérées (car trop petites), ni tuées. On leur injecte simplement différentes substances, à des fins de tests. Un des tests s'appelle le test du suicide : on place une souris dans un récipient rempli d'eau. La souris n'a pas la possibilité d'en sortir. Si elle veut vivre, elle doit constamment remuer ses petites pattes pour rester à la surface. Il y a un moment où la souris comprend qu'elle n'a aucun espoir de s'en sortir et se laisse couler (c'est un suicide dans le sens où elle a encore la force physique de rester hors de l'eau). Lorsqu'elle coule, l'étudiant repêche la souris (c'est un peu sadique, non ?). Le but de l'expérience : analyser les différences de réactions de la souris selon la substance qu'on lui injecte. Ainsi, si on lui injecte de la caféine, elle bat l'eau plus frénétiquement mais se suicide plus vite ; si on lui injecte un antidépresseur, elle reste beaucoup plus longtemps en surface et refuse de se suicider (!) ; etc.
- La destinée des souris : à la fin de l'année académique, les étudiants avaient la possibilité de récupérer une des souris de laboratoire de l'année écoulée. À défaut, les souris étaient euthanasiées. D'après Emily, jamais un étudiant n'a récupéré un seul animal. La raison : les souris étaient devenues totalement folles après un an d'expérimentation et n'avaient plus aucune confiance dans l'être humain qui les prenait en main (tu m'étonnes !). Par ailleurs, ces souris foutaient les jetons : certaines mangeaient leurs progénitures dès la naissance (cannibalisme), ou bien ne les allaitaient simplement pas (abandonnisme ?). Les petites bêtes finissaient donc toutes euthanasiées et incinérées.
- Le cimetières des rongeurs : avant qu'une loi ne passe en France interdisant clairement ce genre de pratiques, certains étudiants enterraient leurs animaux, à qui ils donnaient un prénom. Emily a ainsi visité un cimetière créé par des étudiants plus anciens, dans lequel elle a retrouvé de petites tombes, avec des épitaphes (comme "Rest in Peace, Tom").
- Le lapin diabétique : Emily a également dû opérer un jour un lapin diabétique. Le fait qu'il soit diabétique avait son importance car il fallait tester l'impact de certains produits sur son organisme.
- La culture de cellules cardiaques : dans un autre domaine, elle a cultivé des cellules cardiaques, prises à une souris qu'il fallait d'abord tuer en lui détachant la tête à l'aide d'un simple bic (je résume fortement les étapes du procédé car il me dégoûte) pour que le cœur continue de battre pendant un temps, avec peu de perte de sang. On récupérait ainsi les cellules cardiaques, dont les étudiants devaient s'occuper pendant un mois et demi. Caractéristique géniale : une cellule cardiaque, même isolée, possède la particularité de "battre" (dans le sens le plus littéral du terme). Et lorsque des cellules cardiaques sont regroupées, elles battent de concert. C'est magique et c'est rapidement expliqué (en anglais) ICI.
Le mot de la fin : en tout cas, ce n'est pas durant mes études que j'aurais pu trouver pareils exemples. Un manuscrit médiéval ne m'a jamais éclaboussé de son encre durant une opération de paléographie. Ce n'est peut-être pas plus mal !