Stand historique. — « Êtes-vous éditeur ? », me demande-t-il. « Je cherche un éditeur pour mon livre... » Je lui réponds que oui... et non : « Nous éditons des livres mais il s'agit la plupart du temps de nos propres productions. » Il pose sur le stand une petite brochure, format « à l'italienne », s'assied à côté de moi et m'explique. La thèse qu'il développe dans ces 150 pages est la suivante : les divers modes de pouvoir contemporains (la publicité, les médias dominants, le néolibéralisme...) ainsi que ceux qui ont traversé les derniers siècles (dont les divers totalitarismes...) sont tous hérités d'un seul et unique évènement historique, un seul point dans l'histoire du monde occidental : le quatrième concile du Latran tenu en 1215 à l'initiative du pape Innocent III, durant lequel des intellectuels de très haut rang (les « consultants de l'époque », dira-t-il) ont mis en place un système d'aliénation de masse basé sur la « corruption des regards ». Les symboles de cette aliénation sont, d'après lui, clairement visibles pour qui sait voir : « La tour de TF1, construite par Bouygues, c'est la cathédrale gothique d'aujourd'hui ! »
Je suis extrêmement dubitatif face à une telle thèse totale, selon laquelle un unique évènement expliquerait à lui seul, sinon la totalité, en tout cas un grand nombre de comportements, de faits ou de phénomènes, à la manière d'une théorie du complot. Cependant, je suis tout de même intéressé par cette pensée qui sort de l'ordinaire. J'écoute donc ce qu'il a à dire sans prendre parti, non sans l'interrompre de temps à autre pour lui poser une question ou commenter son discours : « Cette ressemblance des lieux du pouvoir actuel avec le concile du Latran de 1215 est-elle consciente ou inconsciente ? » (réponse : « Totalement consciente ! ») ; « Mais on trouve dans notre histoire moderne de nombreux contre-exemples qui ne rentrent absolument pas dans votre canevas, comme la Renaissance, les Lumières, l'humanisme ! » (sa réponse sera, si j'ai bien compris, que ces contre-exemples ne sont que de rares lucioles dans la nuit et que l'espérance de vie de celles-ci ne dépasse guère quelques années).
Nous discutons une bonne heure. Je ne crois pas à sa théorie, mais je passe un agréable moment avec quelqu'un de cultivé citant Guy Debord, Guillaume d'Ockham ou encore Rafael Lemkin (l'inventeur du mot « génocide »). Je lui demande où je peux me procurer son texte. Il me montre du doigt le livre relié qu'il a précédemment posé sur le stand et me lance : « Je vous le donne ! » L'exemplaire, édité hors commerce, est numéroté au crayon et signé.
« Savez-vous quel est le premier roman d'anticipation ? » demande-t-il, avant de s'en aller, à une dame visitant le stand. « Eh bien, c'est le roman L'An 2440, écrit en 1770 par... Ha zut !...Comment s'appelle-t-il ? J'ai oublié son nom ! » (L'An 2440, rêve s'il en fut jamais de Louis-Sébastien Mercier. — Avec Internet, c'est plus facile.)
Stand anarchiste. — Je n'ai décidément pas le temps de m'emmerder au cours de ce dimanche laborieux puisque mes potes du stand anarchiste sont là : Ophely II, Zapata et Alistair. Ils proposent à la vente une cinquantaine (?) de livres qui ont pas mal de succès. Le retour (tard) à Bruxelles se fait avec les deux premiers.
Une discussion intéressante dans le train : la franc-maçonnerie est-elle compatible avec l'anarchisme ? Le sujet divise. Certains anarchistes maçons (ou maçons anarchistes ?), tel feu Léo Campion, y voient une manière de continuer — voire de diffuser — l'idéal libertaire au sein de la « seule association à laquelle puisse adhérer celui qui n'adhère à rien ». (Digression : Zapata explique qu'un anarchiste a essayé de les convaincre du bien-fondé de l'alliance possible entre ces deux mondes en leur disant que « Bakounine était franc-maçon ! » — N'est-il pas paradoxal d'utiliser une telle argumentation pour essayer de convaincre... un anarchiste ?)
Mais l'on trouve aussi d'autres voix qui, au contraire, considèrent que la franc-maçonnerie n'est pas compatible avec l'idéal de révolution complète de la société qui se trouve dans les fondations de l'anarchisme révolutionnaire : pour ceux-là, être anarchiste et franc-maçon, c'est en quelque sorte pratiquer une révolution de salon, ne pas fondamentalement remettre en question les structures en place, accepter les règles tacites de la société actuelle...
De mon côté, sans prendre parti pour l'une ou l'autre de ces voix, j'ai tranché depuis longtemps (même si l'on ne m'a rien demandé) : pas besoin de m'enfermer pour m'ouvrir. Mais, profane que je suis, je n'ai sans doute rien compris du tout, m'expliquera-t-on gentiment. — C'est là le problème de certains systèmes fermés : ceux qui en font partie ne peuvent qu'en vanter les mérites et ceux qui restent à l'extérieur ne peuvent pas en dire grand-chose.
Stand populodomestique. — Je rejoins Léandra et Andrew en fin de soirée pour un « dernier » verre. Je suis assez exténué de ma journée de travail à Liège. Bordel, il est déjà presque 22h30 !
Dans la conversation, il est notamment question du présent blog. Je leur explique que j'assiste en ce moment à un double phénomène : premièrement, le nombre de lecteurs par jour augmente sensiblement ; deuxièmement (et c'est beaucoup plus intéressant), j'ai réussi, semble-t-il, à constituer sans le vouloir une petite famille de lecteurs (une majorité de femmes, du moins pour ce que j'en sais) pour qui la lecture de ce « machin » est presque devenu un rituel. Andrew constate : « Tu as fini par trouver ton public ! ». Et Léandra de rajouter : « En tout cas, tu as au moins un fan. Nous l'avons rencontré ce week-end. » (Ha bon ?)