La journée. — Dans tout travail, arrive ce moment crucial, et souvent très difficile d'un point de vue personnel, où un simple point doit tout à coup se transformer en point final.
Jipé, le sympathique gars de l'imprimerie, passe par nos bureaux de bon matin pour nous présenter un exemplaire du livre. Oui, ce livre pour lequel nous avons tant sué ! La couverture cartonnée est très austère (beurk/bof/pourquoi pas ? — biffer les mentions inutiles), mais c'est le commanditaire qui l'a voulu ainsi ; l'intérieur a presque la qualité d'un livre d'art. « Oh, ça rend très bien, merci, merci ! », m'exclamé-je en parcourant rapidement les feuillets. Toute la journée, je garde l'objet tout près de moi, parfois même dans mes bras, comme s'il s'agissait d'un petit bébé, de mon bébé. — Du jour au lendemain, ces 368 pages virtuelles ont pris vie grâce au miracle de l'offset ; c'est toujours un grand moment que de voir un simple plan se transformer en une jolie petite maison, austère et proprette certes, mais tout de même bien agencée.
De temps à autre, nous avons besoin d'une coupure nette, d'une franche décompression, d'une salutaire autosatisfaction... C'est la raison pour laquelle Wynka a apporté cette bouteille de Lambrusco pour le repas de midi : parce que nous ne marquons pas assez les pauses et les silences ; parce que nous ne nous arrêtons pas entre les projets. — Bénie soit-elle !
Le soir. — Maison du Peuple de Saint-Gilles, seul. Je me déplace de quelques mètres pour brancher la fiche électrique de l'ordinateur de Léandra dans une des prises de courant du café. Deux heures plus tard, je l'enlève en tirant simplement sur le cordon. Sur le chemin du retour, une curieuse réflexion : connecter un appareil électrique demande plus d'effort que de le déconnecter et j'ai comme l'impression, sans néanmoins trouver un seul exemple percutant, qu'il y a moyen d'appliquer cette bête maxime technique à plein de domaines de l'existence. — Mais l'inverse est tout aussi vrai : combien de fois la connexion s'avère-t-elle très facile et la déconnexion extrêmement fastidieuse ? (Se méfier des métaphores à deux francs cinquante, maritimes ou non.)
La nuit. — À quel autre moment de la journée peut-on faire le point sur soi-même, regarder sereinement derrière soi, errer dans son appartement en solitaire, observer depuis sa fenêtre les lumières de la ville s'éteindre les unes après les autres, oublier le tumulte quotidien des irritants toujours trop nombreux — bref être totalement libre — si ce n'est dans le tendre creux de la nuit profonde ?
Je relis un lointain article dans lequel j'écris que je relis un article, forcément plus lointain encore. — Rien ne change !
Il est trois heures du matin et j'ai un Orval à côté de moi. Mary est partie dormir. La discussion fut intéressante mais agitée, du genre à faire revenir les vieux démons du passé. J'ai beaucoup trop bu alors que j'avais décidé de ne plus boire. Et puis voilà : un geste maladroit de la main gauche et tout le contenu du verre se déverse malencontreusement sur le clavier (à nouveau, oui, oui). La machine ne veut même plus démarrer cette fois-ci... Oh, ce n'est pas bien grave : c'est un objet et je comptais bien racheter un nouveau petit ordinateur à Léandra le jour où elle en aurait besoin, mais tout de même : quelle maladresse, quel manque de contrôle !