Archives mensuelles : mars 2015

Paris [16/16] — Le trop-plein et le jokari

« On va où maintenant ?
— Où tu veux.
— Non mais toi, qu'est-ce que tu veux faire ?
— Comme tu veux, ça n'a pas d'importance.
— Mais si, ça en a ! Et si je n'étais pas là, tu irais où ?
— Certainement dans un café près de la gare du Nord, boire des bières en attendant le train.
— Mais il reste trois heures avant le départ !
— Oui, je sais. »

J'ai pour tout dire une idée nette du « café » que j'aurais choisi comme repère : la brasserie « Terminus Nord », presque en face de l'entrée principale de la gare. J'aurais été m'y planter pour plusieurs raisons : parce que j'y suis déjà allé (notamment avec quelques amis français du groupe « MonLégionnaire »), parce que j'aime à la fois le nom de l'endroit et son ambiance, et aussi parce qu'une fois assis dans cette brasserie, à moins de me faire renverser en traversant la route, j'aurais été certain de ne pas rater mon embarquement trois heures plus tard. Si (et seulement si) j'avais été seul, j'aurais donc été m'installer sur une de leurs banquettes noires et moelleuses et j'aurais commandé quelques Kronenbourg ainsi que, peut-être, des crêpes Suzette flambées au Grand Marnier (drôle de mélange, certes). J'aurais sans doute aussi auparavant acheté un journal français (L'Humanité ?) que j'aurais lu dans le seul but de me fondre dans le décor. J'aurais considéré cette dernière pause comme une belle fin de voyage, une sorte de repos avant le repos.

Léandra, elle, ne comprend pas : il nous reste beaucoup de temps, alors pourquoi se rabattre sur cet endroit archiconnu et a priori banal qu'est le quartier de la gare du Nord ? Pourquoi ne pas essayer de découvrir autre chose, un morceau inconnu de cette grande et belle capitale ? Oui, pourquoi ?

Trop-plein

En premier lieu, il faut s'imaginer un petit réservoir (pas minuscule, mais petit) dont l'unique fonction est de recueillir les sensations accumulées au fur de la journée : au matin, après une bonne nuit de sommeil, le réservoir est vide et je me sens prêt pour de nouvelles expériences. Les heures passant, le réservoir se remplit au contact du monde. Si ce dernier est grouillant, inconnu ou fortement inhabituel, il arrive que le réservoir se mette à déborder. (Il s'agit évidemment d'une vue de l'esprit : c'est la meilleure que j'ai trouvée pour exprimer ce que je ressens. Et elle est assez quelconque.) À partir de ce moment-là — lorsque le trop-plein est activé —, toute nouvelle expérience sera vécue comme une petite agression et mon corps tendra à fuir, à trouver une retraite pour se (re)poser : de préférence un lieu connu, ou bien à défaut un endroit où je peux bénéficier d'une paix royale. Si trouver un refuge n'est pas envisageable, j'aurai tendance à devenir taciturne, fuyant, mélancolique, apathique (ce fameux « ça n'a pas d'importance » du dimanche soir), voire agressif (l'énervement du samedi soir, après le théâtre, où je n'en pouvais vraiment plus — j'en suis désolé, sincèrement).

(Il semblerait que certaines personnes suivent en quelque sorte le chemin opposé : elles se lèvent au matin remplies de tracas qui ne disparaissent que si elles ont connu des expériences enrichissantes, établi des contacts valorisants avec autrui, déterré des trésors de nouveauté, etc. L'image est inversée : en début de journée, leur réservoir est presque débordant et il ne se vide qu'au contact du monde. Le trop-plein n'arrive que quand elles se retrouvent seules trop longtemps. Pour elles, la solitude est très rarement un havre — j'adore ce mot — et beaucoup plus souvent au mieux une perte de temps, au pire une véritable malédiction.)

J'aime Paris, mais elle me met à rude épreuve. Il y a trop d'informations à prendre en compte dans cette métropole, trop de gens, trop de mouvements, trop de bousculades, trop de grands boulevards, trop de trouées haussmanniennes, trop de carrefours bruyants, trop de voitures, trop de tout. Le plus horrible, c'est le métro, avec son dédale de couloirs sales, de bifurcations sans fin et d'escaliers absurdes (on descend et on remonte tout de suite après), le tout constamment traversé par une multitude de navetteurs pressés. Une fois arrivé sur le quai, lorsqu'il est question d'aller d'un point A à un point B, le métro parisien devient beaucoup plus logique, pratique et fonctionnel que le métro bruxellois ; par contre, il demeure plus oppressant et impersonnel. (Dans un sens, le réseau souterrain de Paris me fascine par sa démesure et son organisation, mais je ne m'y sens pas bien du tout.)

Il y a eu d'autres moments difficilement supportables, comme ce court instant où je me suis retrouvé coincé au milieu du sas d'entrée du salon de thé de la Grande Mosquée avec tous ces visiteurs qui me bousculaient pour accéder au restaurant (j'ai par contre adoré la petite cour aux oiseaux et le thé à la menthe) ou bien cette horrible exposition sur David Bowie, tellement fréquentée qu'il était difficile de s'y déplacer et de regarder quoi que ce soit sans être emporté par la foule (j'ai préféré la longue file d'attente, c'est dire !).

Ce que j'ai le plus aimé dans ce voyage, c'est la matinée dans le Marais, hors des grandes artères : un passage par la place des Vosges (cloisonnée et très calme), un petit-déjeuner paisible avec croissant, café et jus d'orange, le fabuleux musée Picasso, et puis ce sympathique restaurant du nom de « Page 35 »... Léandra a également fort apprécié cette partie du séjour. Elle non plus n'aime pas les grands axes et les ronds-points encombrés (nous n'avons pas que des divergences !). La prochaine fois que nous irons à Paris, il faudra se réserver plus de moments comme celui-là et, de manière générale, privilégier la tranquillité des ruelles au rythme frénétique des boulevards. Cela demande de la préparation : sans cela, il est difficile de sortir des sentiers touristiques... Comme dirait Léandra, « c'est la ville qui veut ça ».

Jokari

J'en parlais déjà dans cet article datant du 18 avril 2012 : « Je suis une balle de jokari : j'ai beau m'éloigner de mon centre de temps en temps, je finis toujours par y revenir, inexorablement. » C'est une simplification de la réalité, mais elle contient sa part de vérité. Le mécanisme très simple du jokari rend assez bien compte de mon comportement : un socle lourd qui ne bouge quasiment pas, une balle qu'on lance au loin et, entre les deux, un élastique qui, par définition, est assez extensible. Je ne suis pas une balle de jokari, je me comporte comme telle : je peux m'éloigner de ma base, mais après une forte extension (après une aventure en terrain inconnu), j'aurai tendance à revenir plus ou moins à mon point de départ. Autrement dit : je suis un être routinier qui est tout de même capable d'initiatives, au prix d'efforts plus ou moins importants.

(Il est primordial que je fasse ces efforts. Il faut que je quitte régulièrement mon petit confort pour ne pas devenir l'équivalent d'une loque, une personne pour qui rien n'a d'importance, autrement dit un nihiliste ou un mélancolique. Léandra l'a bien compris, elle qui me disait il n'y a pas si longtemps que je devrais « essayer autre chose que l'écriture, d'autres moyens d'expression », parce que je maîtrise trop mes textes, parce que je les ai beaucoup trop sous contrôle. Peut-être devrais-je lancer un podcast ? — C'est à la mode pour le moment... mais ce serait bien la première fois que je serais « à la mode ».)

Lorsque j'ai en tête de passer la fin du séjour dans une brasserie de la gare du Nord, c'est ce même retour d'élasticité qui est en action : j'ai vu beaucoup de choses intéressantes, je me suis aventuré dans la ville ; maintenant, il est temps de revenir dans un lieu connu. Léandra cite deux autres bons exemples de comportement élastique au cours du séjour. (C'est très intéressant pour moi de les voir décrits de l'extérieur, car je ne m'en aperçois pas toujours.) Il y a eu le musée d'Orsay : c'est vrai que j'ai toujours eu tendance à d'abord retourner voir les impressionnistes et les postimpressionnistes des niveaux supérieur et médian et que, par conséquent, j'ai souvent bâclé le reste. (Pourquoi ne pas commencer par ce que je n'ai jamais vu ? Réponse humoristique : parce que ce que je n'ai jamais vu ne m'intéresse pas.) Il y a eu également cet épisode avant le théâtre : j'étais attiré par la gargote que je connaissais, le bar-tabac où nous étions déjà allés avec Andrew, Emily et Walter. C'est complètement idiot, mais Léandra et moi avons fini par aller boire un verre là-bas, alors qu'ils n'avaient même pas de Kronenbourg ! Sur le moment, ça me semblait la chose la plus logique et la plus commode à faire, mais à bien y réfléchir, nous aurions très bien pu aller boire un verre autre part, par exemple dans un des cafés de la place de la Madeleine toute proche.

Autre observation pertinente de Léandra sur ma personne : dans l'éventualité d'un grand voyage en 2016, tout me donne envie de repartir une troisième fois au Québec et de retourner aux mêmes endroits, ceux déjà visités en 2008 et en 2012. C'est d'ailleurs ce que Flippo et moi avions fait lors du voyage de 2012 : nous sommes repassés par Montréal, Québec et Tadoussac, sans chercher à dévier de la route, sans chercher un itinéraire vraiment innovant. (Je pense que Flippo est un peu de la même espèce que moi : il a ses habitudes.) En ce qui concerne le trajet parcouru, la seule différence notable entre notre premier voyage et notre second se situe dans notre arrêt à Trois-Rivières : Flippo voulait absolument passer deux nuits dans cette ville. (Car en plus d'avoir ses habitudes, Flippo semble aussi avoir des obsessions passagères... Je suis très mal placé pour juger.) — Lors de mon éventuel voyage au Québec en 2016, il faudrait que je me force à parcourir la Gaspésie, pour changer. Il paraît que c'est superbe.

Aussi loin que remontent mes souvenirs, j'ai toujours eu ce petit côté « jokari » : enfant, je voulais aller visiter les châteaux, grottes et barrages que j'avais déjà visités. J'avais mes villes d'Ardenne préférées (Bouillon, Durbuy, La Roche-en-Ardenne, Redu, Esch-sur-Sûre, Vianden...). J'étais très content d'aller en vacances toujours au même endroit (le domaine de la Reine Pédauque à Melreux, au bord de l'Ourthe). En fait, j'étais un enfant assez facile à contenter : il suffisait de retourner là où l'on m'avait déjà trimbalé et où je m'étais senti à l'aise (ce qui, soit dit en passant, n'exclut pas la nouveauté : il y a toujours une première fois). La chose était facilitée par le fait que ma mère était encore plus routinière que moi : par exemple, en voiture, elle prenait toujours les mêmes routes (avec ce refus constant de prendre l'autoroute, quitte à rallonger d'une heure le chemin pour arriver à destination) et elle faisait toujours une pause aux mêmes endroits (comme Dinant, la porte de l'Ardenne, que j'ai visitée des dizaines et des dizaines de fois)...

* * *

Comme l'écrit Léandra, il y a une différence importante entre nos deux caractères, qui se remarque beaucoup plus facilement si nous nous retrouvons à deux pendant plusieurs jours dans un lieu qui ne nous est pas familier. Dans l'article précédent, Léandra se décrit comme une éternelle insatisfaite, une éternelle envieuse : elle veut toujours plus de la vie, elle veut découvrir de nouvelles choses et, si ça ne tenait qu'à elle, elle parcourrait toutes les longitudes du globe. — Si je devais me définir, je dirais presque exactement l'inverse : je suis, du moins dans le sens où elle l'entend, un « éternel satisfait », dans la mesure où je n'ai aucune attente spécifique et où je m'accommode facilement de la routine, qui est forcément beaucoup plus facile à obtenir au quotidien qu'un changement de direction1. Cela peut me jouer des tours, évidemment : c'est un peu comme si le tribut à payer au jour le jour pour garder ma stabilité était une existence sans passion. Si j'étais plus insatisfait, plus envieux, plus passionné, je serais sans aucun doute beaucoup moins stable que je ne le suis aujourd'hui, mais peut-être un peu plus... vivant ? —

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1 Il existe chez moi une forme d'insatisfaction. Cependant, il me semble qu'elle n'est pas fondamentalement situationnelle, ni contextuelle, mais plutôt personnelle : je suis constamment insatisfait de moi-même, de ce que je fais, de ce que j'écris, etc. Mon insatisfaction est généralement tournée vers l'intérieur.

Paris [15/16] — Paris sera toujours (texte écrit par Léandra)

- On va où maintenant ?
- Où tu veux.
- Non mais toi, qu'est-ce que tu veux faire ?
- Comme tu veux, ça n'a pas d'importance.
- Mais si, ça en a ! Et si je n'étais pas là, tu irais où ?
- Certainement dans un café près de la gare du Nord, boire des bières en attendant le train.
- Mais il reste trois heures avant le départ !
- Oui, je sais.

Comme souvent, je ne comprends pas mon ami. Il apprécie les belles et bonnes choses, mais il ne fait rien pour en découvrir de nouvelles. S'il rate quelque chose, il dira : "Tant pis, ça n'a pas d'importance". C'est assez déconcertant pour moi d'être confrontée à ce genre de réaction. À cette passivité (ici, il ne s'agit que de trois heures à tuer en attendant un train, mais ça a déjà failli nous jouer des tours bien moins anodins - heureusement qu'Hamilton peut quand même finir par se bouger et par agir, quand il faut).

Je bataille tellement, à longueur de temps, pour vivre les choses que je veux vivre (de façon assez désespérée et désespérante parfois) que pour moi cette attitude si peu volontariste est presque incompréhensible. Comment peut-on ne pas vouloir quelque chose qui est à notre portée ? Comment ne pas toujours avoir envie de quelque chose ? De plus ? De mieux ? C'est un mystère pour moi. Une fois de plus, ce petit city-trip ensemble a mis en lumière cette différence fondamentale dans nos caractères.

Puisqu'il semble que je ne puisse pas m'empêcher d'avoir des attentes, j'en attendais quoi, précisément, de ce week-end à Paris ? Oh, comme d'habitude, j'en voulais beaucoup (trop). Je voulais des musées, des expos. Découvrir de nouveaux quartiers. Des boutiques. Beaucoup de culture surtout, des trucs un peu plus pointus que ce que j'avais déjà vu de cette ville que j'aime tant.

Et au final, on s'est quand même retrouvé aux pieds de la tour Eiffel !

Quand je vais à Paris, je râle à chaque fois de refaire toujours les mêmes trucs de touriste. Oh, Hamilton n'y peut rien, pour le coup ! C'est la ville qui veut ça : elle nous transforme inéluctablement en petits touristes japonais qui photographient les cadenas d'amour sur le pont des Arts.

J'ai bien essayé de ruser, de trouver des formules originales pour contrer la malédiction : rien n'y fait !

Il y a plusieurs années, je suis partie à Paris en couchsurfing, chez un professeur d'université astrophysicien, qui n'accueillait bizarrement que des filles sur son petit canapé, dans son petit appartement au cinquième étage sans ascenseur. J'y ai fait un stage de photo, qui était assez chouette, mais trop court (trois heures). Une fois, j'ai même pris rendez-vous avec un Parisien d'Adopteunmec ! Virgile, il s'appelait - et je pense que c'était son vrai prénom. Il m'a fait visiter son quartier, Belleville (que je connaissais un peu déjà, car la tante de Jonas y habitait) et une expo d'art contemporain. Pour le coup, elle était bien pointue, cette expo. Mais le mec était terriblement chiant et prétentieux.

Malgré tous ces efforts, ça ne change pas : je reste une touriste qui répète les mêmes choses déjà vues et revues. Je pense qu'à chaque fois, sur les albums Facebook que j'ai postés au retour de Paris, il y avait au moins une photo de la tour Eiffel ou de ces foutus cadenas...

C'est comme les grandes avenues : on y revient toujours. Pendant ce séjour avec Hamilton, je les ai détestées. Ces places. Concorde. Bastille. République. Mais donnez-moi plutôt des petites rues avec des tags (de parapluie) à photographier ! Pour ça, j'adore le Marais. C'est mignon, c'est bobo, on se croirait à Saint-Gilles, mais en différent. La matinée dans ce quartier le dimanche et la visite du musée Picasso, ça a assurément été le moment fort de notre week-end. Là, enfin, j'avais ce que je voulais (qui est assez difficile à définir). Même le musée Carnavalet, j'ai bien aimé. En plus, c'était gratuit.

On a aussi visité le musée d'Orsay. Hamilton m'a expliqué qu'il l'avait déjà visité trois ou quatre fois. À chaque fois, il était allé voir les impressionnistes et n'avait pas assez de temps pour faire le reste. Pourquoi ne pas commencer par ce qu'il n'a jamais vu alors ? Je n'en sais rien, je ne me l'explique pas. Je suppose qu'il faudrait chercher et puis surtout : "ça n'a pas d'importance"...

On a vu les nymphéas de l'Orangerie. C'était chouette, assez impressionnant. Je pense qu'Hamilton a bien aimé ça. Mais moi, ça m'a surtout envie d'aller à Giverny. Mes parents y sont allés et ça avait l'air très joli, en photo. Je veux voir les fleurs en vrai, l'étang, le fameux pont vert ! Éternelle insatisfaite que je suis, éternelle envieuse...

Autre anecdote révélatrice. Quand on a dû choisir un café pour boire une verre avant le théâtre (le même théâtre où on était allé avec Andrew, Emily et Walter !), Hamilton a voulu retourner au même boui-boui où on était allé la dernière fois. D'accord, il n'y avait pas grand chose d'autre d'avenant dans le quartier, mais quand même. C'est pour le principe ! C'est quand même un peu idiot de refaire les mêmes choses, dans une ville si grande... Hamilton, il aime ça. Ça le rassure, je pense.

C'est comme pour les vacances : à chaque fois qu'il a l'occasion d'en prendre, il choisit de retourner au pays des caribous. Moi aussi, j'aime bien le Québec et ça me plairait d'y retourner pour voir les choses que je n'ai pas vues (c'est-à-dire beaucoup). Mais d'abord, je veux aller à Bali. La terre est vaste, je veux la découvrir.

Finalement, on a fait quoi des trois heures qui nous restaient avant de prendre notre Thalys ? Un bon compromis.

On a pris le métro, on a vu un dernier quartier (République / Oberkampf). On a mangé dans un endroit sympa et Hamilton a bu une Kronenbourg dégueulasse. Puis on a quand même été passer une heure à la gare du Nord. J'ai essayé d'envoyer un message à Zapata pour son anniversaire, mais mon gsm ne fonctionnait plus - Zapata, si tu me lis, "joyeux anniversaire", jamais je n'oublierais un 15 mars, tu sais bien. Hamilton a bu plein de cafés hors de prix dans des verres en carton et moi j'ai tranquillement lu mes lettres de Simone de Beauvoir à Nelson Algren. Tiens, ça me fait penser : je râle de ne pas être allée dans le quartier latin !

Là, j'ai le projet de repartir à Paris en novembre. De louer un appart presque une semaine, avec le Wifi. Peut-être avec Airbnb. Sans doute sans Hamilton (même s'il pourra me rejoindre un jour ou deux s'il veut).

Bon, je me doute que je serai toujours insatisfaite, frustrée. Qu'il y aura encore, sur mon album photo Facebook, une image de la tour Eiffel. Sa silhouette en arrière-plan de quelque chose, au moins. Ou bien une vue du pont des Arts avec les cadenas. A moins que d'ici là, on les ait vraiment enlevés ? Mais ça, je n'y crois pas trop...

Paris [9/16] — Musée Picasso

Henri Matisse, Marguerite (1906-1907)

Marguerite (Matisse)

De toutes les œuvres exposées au Musée Picasso, ma préférée n'est pas de Pablo Picasso, mais de Henri Matisse. Elle est conservée au troisième étage du bâtiment, celui dédié à la collection personnelle du peintre. Il s'agit d'un portrait de Marguerite, la fille unique de Matisse, alors âgée d'environ douze ans. À l'automne 1907, les deux artistes s'échangèrent des toiles et Picasso montra apparemment un intérêt particulier pour celle-ci. Gertrude Stein, celle qui a organisé la première rencontre entre les deux hommes, aurait déclaré que Matisse comme Picasso avaient, lors de cet échange, choisi la peinture la moins intéressante de toutes, « chacun l'utilisant par après comme un exemple de la faiblesse de l'autre ». Des fans peu scrupuleux auraient même été jusqu'à lancer la rumeur que Picasso se servait de la peinture de Matisse comme d'un simple objet de moquerie, la prenant pour cible avec des... fléchettes à ventouse ! (Voir cet article.) Aujourd'hui, cette guéguerre Picasso-Matisse, qui s'est déroulée en grande partie malgré eux, n'a plus lieu d'être et les discours mensongers ont été remplacés par une certaine forme d'étonnement : pourquoi, se demande-t-on encore parfois, Picasso a-t-il choisi cette œuvre « mineure », aux traits gras, presque naïfs ? En ce qui me concerne, ce qui m'étonne, c'est justement que l'on soit étonné par ce choix. Personnellement, je trouve ce portrait de Marguerite exceptionnel. J'apprécie l'œuvre de Matisse (beaucoup plus que celle de Picasso, pour tout dire), mais cette toile dépasse la simple « appréciation » : je la trouve parfaite et touchante... Et si elle est si touchante, c'est peut-être justement parce qu'elle est simple, naïve, sans aucune fioriture ni détail superflu. — On pourrait néanmoins se demander si ce tableau est aussi simple qu'il n'y paraît de prime abord ou à tout le moins si cette simplicité ne cache pas autre chose. Une idée assez amusante tirée de cette analyse de Marguerite en cinq vignettes : si on fait subir à la toile une rotation de 180°, on obtient sans trop de difficulté les initiales du peintre en minuscules (un H formé par le col et un M formé par les narines de la fille)1. Autre détail intéressant : bien visible autour du cou de Marguerite, se trouve un ruban noir. Ce ruban n'est pas là par hasard : il dissimule la cicatrice de la trachéotomie qu'elle a dû subir en urgence et qui lui a évité une asphyxie mortelle due à la diphtérie, en 1901. On retrouve ce bout de tissu sur plusieurs de ses portraits de jeunesse (Matisse l'a peinte de nombreuses fois). Après la Première Guerre mondiale, les progrès de la chirurgie esthétique permirent de réparer la vilaine cicatrice, entraînant l'abandon du ruban noir. — Marguerite aurait donc pu mourir à l'âge de six ans, mais non : elle est décédée en 1982, à 87 ans ! En 1923, elle se maria avec l'historien et critique d'art Georges Duthuit. Henri Matisse n'ayant pas spécialement d'atomes crochus avec ledit mari, un fossé se creusa entre le père et sa « fille-modèle » pendant plus de vingt ans. Durant la Seconde Guerre mondiale, Marguerite fut capturée et torturée par la Gestapo pour avoir participé à la Résistance. Elle s'échappa de justesse du train qui la menait dans un camp de concentration. Lorsqu'elle revit son père à la Libération, ce dernier fit d'elle une série de croquis minimalistes la montrant sous d'autres traits que ceux d'une sérieuse petite fille ou d'une jeune dame chic de l'entre-deux-guerres.

Une exposition fut consacrée à Marguerite Matisse durant l'hiver 2013-2014 au Baltimore Museum of Art : Matisse's Marguerite: Model Daughter. (J'aurais aimé visiter cette exposition, mais comme souvent, j'ai un train de retard — et un océan à traverser !)

* * *

De Pablo Picasso, deux œuvres ont retenu plus que tout autres mon attention2. La première, non loin de l'entrée du musée, est très classique. C'est un portrait de la danseuse et ballerine russe Olga Khokhlova, première épouse de Picasso — ils se sont mariés en juillet 1918 — et mère de son premier fils, Paul. Picasso a réalisé de nombreux portraits d'Olga. Celui-ci, datant de 1922-1923, n'est certes pas le plus célèbre, mais c'est de loin mon favori : un simple pastel où la fameuse Olga semble encore plus pensive, sérieuse et réservée que d'habitude. Une petite recherche montre que la dame se présente souvent sous un air froid, surtout sur les peintures, un peu moins sur les photographies. Je suppose que c'est ce que j'aime chez Olga et dans ce portrait en particulier : l'air froid. Un air si froid, si glacial — si triste aussi — qu'il interdirait presque toute tentative, même légère et distante, de contact. (Les amis de longue date savent que j'ai un faible pour ce genre de personnalité.)

La seconde œuvre est beaucoup plus tardive : il s'agit de Claude dessinant, Françoise et Paloma, datant de 1954. (La virgule dans le titre est importante : Claude ne les dessine pas, il dessine en leur compagnie.) La toile représente les deux enfants que Picasso a eus avec l'artiste Françoise Gilot, la Femme-fleur : Claude (7 ans) et Paloma (5 ans). Cette toile est une vraie petite merveille de composition. Claude se comporte comme tout (?) enfant de son âge en train de dessiner, c'est-à-dire à la fois concentré et sûr de lui ; Paloma regarde selon toute vraisemblance le dessin qui se construit petit à petit ; quant à la mère, elle forme une entité bienveillante et protectrice, présente bien qu'en retrait : alors que les deux enfants sont entourés et remplis de couleurs spécifiques (du bleu pour le garçon, du vert pour la fille), la mère n'est représentée que par quelques traits blancs. Sa présence est très rassurante mais non interventionniste. La peinture dégage à la fois une impression de sécurité et de liberté. C'est sans doute pour cela, en dernier ressort, que j'ai directement aimé ce tableau, beaucoup plus que (presque) toutes les autres œuvres du musée.

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1 Dans la même analyse, l'auteur fait par ailleurs un parallèle entre la Marguerite de Matisse et l'Infante Marguerite peinte par Vélasquez. Il croit aussi déceler dans la chevelure noire de la jeune fille la forme d'un (drôle de) pénis en train d'éjaculer (voir la quatrième vignette de l'analyse). Cependant, je suis beaucoup plus réticent à accorder du crédit à ce genre de commentaire : en fait, je trouve malsaine l'idée qu'il y ait une connotation sexuelle dans ce portrait d'enfant (mais cela n'infirme ni ne confirme quoi que ce soit sur les intentions réelles de Matisse).
2 Contrairement aux œuvres présentées précédemment dans le cadre de cette série d'articles sur Paris, qui appartiennent toutes au domaine public aujourd'hui (à l'exception, je pense, de ladite Marguerite — en espérant qu'on ne m'en tienne pas rigueur), toute reproduction d'une œuvre de Picasso doit nécessairement passer par une demande d'autorisation adressée à la Succession Picasso. Vu que je n'ai pas trop envie d'entamer une procédure allant dans ce sens, je n'affiche pas les deux œuvres en question sur ce blog... De toute façon, un simple clic permettra de les visionner.

Paris [8/16] — L'affaire des strapontins

À chaque fois que nous allons au théâtre de la Madeleine, c'est pour voir une pièce avec Niels Arestrup dans un des rôles principaux. Il y a quatre ans, c'était pour Diplomatie de Cyril Gély (2011), où il jouait le rôle du général allemand Dietrich von Choltitz, gouverneur militaire du Grand Paris à la veille de la Libération. Aujourd'hui, c'est pour Le Souper de Jean-Claude Brisville (1989), où il campe Talleyrand.

À chaque fois que nous allons au théâtre de la Madeleine, c'est pour assister à une confrontation imaginaire entre deux figures historiques. Dans Diplomatie, le général von Choltitz s'entretenait du sort de Paris (suivre les ordres de Hitler et détruire la ville, ou bien désobéir et la préserver ?) avec le consul de Suède Raoul Nordling, magistralement interprété par André Dussollier. Dans Le Souper, Talleyrand, vieil animal politique, discute du sort de la France (restauration ou république ?) avec le féroce Fouché (Patrick Chesnais), le 6 juillet 1815, soit dix-huit jours après la défaite de Napoléon à Waterloo.

À chaque fois que nous allons au théâtre de la Madeleine, nous sommes placés à un endroit saugrenu. C'est que dans ce théâtre, le moindre espace disponible est converti en siège, parfois au détriment de la qualité de l'expérience. En 2011, installés au second balcon, notre angle de vision était tellement plongeant que nous avions une vue imparable sur la chevelure grise des deux acteurs. Quant au décor, il se présentait comme celui de certains jeux vidéo de la franchise Zelda : un environnement vu de haut. Aujourd'hui, nous sommes installés dans l'un des « foyers » du théâtre, de longs corridors étroits situés en hauteur de part et d'autre du parterre et des balcons. Léandra et moi nous asseyons sur de simples fauteuils amovibles disposés en file indienne. Le point de vue n'est pas idéal : il est oblique et il faut se pencher légèrement pour voir toute la scène. On est très loin du carré d'or. Voilà ce qui arrive quand on réserve des places de troisième catégorie à vingt-deux euros quatre-vingt, mais de quoi vous plaignez-vous, mon bon Monsieur ?

À chaque fois que nous allons au théâtre de la Madeleine, nous oublions de « remercier » l'ouvreuse. (Ou peut-être pas ? Je ne me rappelle plus si nous lui avons donné un pourboire la dernière fois. Andrew, plus au courant des convenances, y avait peut-être pensé, lui.)
Dialogue amusant, démarré par Léandra :
« On a oublié de donner quelque chose à la dame !
— Ha bon ?
— Oui, regarde ! Les gens donnent tous quelque chose après qu'elle les a installés.
— Ha, merde.
— Tant pis, c'est trop tard.
— Mais comment aurait-on pu savoir qu'il fallait donner quelque chose ?
— C'est comme ça, il aurait fallu donner quelque chose. »
Par la suite, j'observe le protocole bien huilé consistant à installer le public en échange d'une petite rétribution. Combien faut-il donner ? Rien n'est dit, tout doit se faire au feeling. Cela se déroule si facilement, pourtant : la plupart des spectateurs semblent coutumiers de la pratique ; l'échange est fluide et ne dure que quelques courtes secondes. Je me sens quelque peu gêné de ne pas avoir saisi ce rituel codifié et d'y être resté insensible... jusqu'au moment où une ouvreuse au premier balcon installe un jeune homme qui ne donne rien non plus ! (Je ne comprends pas l'utilité de ce système de pourboires. Ce serait tellement plus simple, plus facile et surtout plus équitable si tout était compris dès le départ dans le prix de la pièce. Je suppose qu'il s'agit d'une tradition et que tout le monde s'y retrouve plus ou moins, sans vraiment savoir pourquoi.)

* * *

Ils se trouvent pile à notre gauche, un peu en contrebas, au premier balcon. On remarque tout de suite qu'il y a quelque chose qui ne va pas. Le monsieur reste debout dans les escaliers, en retrait, comme un petit enfant qui aurait quelque chose à se reprocher. La dame, elle, est déjà assise. Elle lui lance, agacée : « Allez, viens t'asseoir enfin ! », mais l'homme est particulièrement rétif. La situation ne s'éclaircira qu'un peu plus tard : en fait, ils ne doivent pas être assis là ; ce ne sont pas les places qui sont inscrites sur leur billet. Ils devraient être assis sur les inconfortables strapontins placés contre le mur de l'escalier tout proche ! Léandra et moi ne comprenons pleinement la situation qu'au moment où d'autres personnes arrivent sur les lieux et veulent s'installer aux places qui leur ont été attribuées... et qui sont donc déjà prises.

La dame déjà assise entre alors en action : elle explique aux nouveaux venus que normalement, elle et son mari (?) devraient être assis sur les strapontins, mais bon, enfin, voyez-vous messieurs-dames, « si nous restions à vos places et que vous vous installiez aux nôtres, sur ces jolis strapontins donc, vous pourriez rester ensemble. Je dis ça, je ne dis rien, n'est-ce-pas... » Elle arrive ainsi à les convaincre assez facilement de l'utilité de ce changement de dernière minute, gardant un emplacement plus confortable pour son petit cercle. C'est très gros. C'est pour tout dire de la malhonnêteté pure et simple, mais enrobée dans tellement de miel que ça passe sans problème. — Seraient-ce des manières bourgeoises couramment admises au théâtre le soir ? Une sorte de poing dans la gueule donné élégamment à l'aide d'un gant de velours ? « Nous vous prenons votre place, très chère ! » « Oh, bien sûr, cela va de soi, chère Madame, il n'y a pas de problème ! Et je vous souhaite une très bonne soirée, bien installés sur les sièges plus confortables qui nous étaient à l'origine destinés ! » « Oh comme c'est aimable ! Viendrez-vous prendre le thé dimanche prochain, avec votre fille ? Nous le prendrons au jardin, si les cieux sont cléments... Nous vous réserverons les chaises en plastique. »

J'aurais tellement aimé être à la place des nouveaux arrivants, seulement pour pouvoir retourner l'argumentation de ce grossier personnage comme on retourne une vieille chaussette sale. Même pas besoin d'argumenter, somme toute : il aurait suffi d'invoquer le sacro-saint droit de s'asseoir à l'endroit que l'on a réservé au préalable, au besoin en faisant appel au personnel du théâtre. « Oh non Madame ! Ce sont nos places, pas les vôtres. Allez ouste, sur les strapontins ! »

* * *

Je serais bien embêté si l'on me demandait de raconter (voire même simplement de résumer) cette pièce. Du spectacle en tant que tel, je n'ai presque rien retenu, si ce n'est le décor (la cour intérieure de l'hôtel particulier de Talleyrand, à dominante bleue) et un instant précis, à la fin de la représentation, où de la « pluie » s'est mise à tomber : de la vraie eau semble-t-il, rendant très bien l'ambiance d'une nuit orageuse, amplifiée par les bruits de fronde populaire de l'autre côté des murs. À ce moment, je n'écoutais plus du tout ce que les deux acteurs déclamaient, j'étais plutôt perdu dans mes pensées et captivé par l'eau ruisselante. — J'adore l'eau ruisselante, comme je l'expliquais encore tout récemment d'ailleurs : par exemple, quand je prends un bain, je fais couler constamment un mince filet d'eau froide ; enfant, il fallait même que de l'eau coule sans arrêt dans le lavabo lorsque j'étais présent dans la salle de bain (bonjour l'écologie ; un Fremen n'aurait pas hésité à me tuer s'il avait vu un pareil gaspillage).

Toujours est-il que c'est un problème récurrent quand je vais au théâtre : il y a toujours des instants plus ou moins longs durant lesquels je perds le fil de l'intrigue. Qu'une phrase particulière résonne dans mon esprit ou que la configuration de la pièce se transforme soudainement et voilà que je me mets à réfléchir à tout autre chose, à décliner tout un tas de pensées sans rapport direct avec le thème de la soirée. Dans le cas de la pluie, par exemple, je me suis évidemment demandé quel genre de mécanisme ils avaient installé dans les hauteurs du décor. C'était bien foutu, ce n'était certainement pas un simple machiniste muni d'un bête arrosoir ! Mais je me suis tout de même surpris à imaginer un gars mal assis avec son arrosoir quelque part sur une poutre entre deux projecteurs. Puis j'ai pensé à ce qui arriverait si cet hypothétique arroseur venait à tomber platement sur la scène... « Oh mon dieu ! Y a-t-il un kinésithérapeute dans la salle ? » Alors que mon imagination dérivait, la pièce s'est terminée et il a fallu applaudir. Un peu plus tôt, je me suis rendu compte que cette œuvre s'appelait Le Souper et non Le Dîner et ça m'a fait réfléchir, en plein cœur de la représentation, à l'utilisation du mot « souper » (encore très utilisé en Belgique aujourd'hui pour désigner le repas du soir) en France au XIXe siècle. À un autre moment, je regardais les gens dans le public. Et à un autre moment encore, je pense que je me suis endormi (en tout cas j'ai fermé les yeux) pendant quelques minutes. Ça n'aide pas à suivre, ha non, ça n'aide pas, parbleu !

Pour résumer et conclure... — Je peux dire que la pièce traitait d'un souper fictif entre Talleyrand et Fouché, mais pour le reste, je ne compte pas mentir : je m'en suis complètement (et assez tristement) désintéressé. Je n'ai pas suivi les subtilités de langage utilisées par les deux acteurs et je n'ai sans doute pas compris un dixième des allusions insérées dans le dialogue par Brisville. J'en suis incapable, à moins bien sûr de lire le texte au calme chez moi. Je suis quelqu'un de très lent et de très vite déconcentré. — Le théâtre, ce « machin » qui se passe en direct, ce n'est pas pour moi.

Paris [7/16] — La promenade de l'après-midi

Après l'Orangerie, que faire ? Le projet qui se dessine est d'aller jusqu'au Palais de Tokyo, qui nous a été vivement conseillé à la fois pour ses expositions (« à tomber » d'après Doëlle), sa librairie (« un vrai régal ») et sa terrasse. Il serait assez facile de s'y rendre à pied, l'endroit se trouvant à moins de deux kilomètres de la place de la Concorde si l'on passe par les bords de Seine, mais ni Léandra ni moi n'avons envie de marcher jusque là : elle a toujours mal au dos ; quant à moi, je commence tout doucement à fatiguer. Nous empruntons donc brièvement deux lignes de métro jusqu'à la station Iéna.

Je suis nul en orientation. Vraiment. Je ne sais pas mémoriser une trajectoire, même ridiculement simple, et je me trompe très facilement de chemin, tout en étant souvent convaincu d'être dans la bonne direction. (J'ai encore en mémoire ce trajet surréaliste durant lequel il m'avait fallu près d'une heure et demie pour rejoindre mon nouvel appartement depuis le Parvis de Saint-Gilles situé à... environ un kilomètre de là, ha-ha, oui, c'est poilant ; ou encore cet épisode plus récent où j'ai réussi à me perdre dans cette satanée ville de Bruges, dans la préfecture d'Okinawa en Flandre-Occidentale.) Pour trouver le bon chemin quand je visite une ville étrangère, je consulte donc très souvent le sacro-saint plan du lieu, celui qu'on arrive toujours à récupérer en début de séjour en déposant ses affaires à l'hôtel. Dans le cas présent, le Palais de Tokyo est tellement proche de la place d'Iéna qu'il est difficile de savoir, à partir du plan très général que j'ai en main, quelle direction prendre. Léandra n'arrive pas à se repérer non plus. À la recherche de panneaux d'indication, nous faisons le tour complet de ce gigantesque carrefour à... combien ? — Sept branches, bordel !... — Mais l'exercice ne nous avance pas : il nous fait seulement... tourner en rond. Où est-il, ce putain de Palais de Tokyo ? — Note pour la prochaine fois : il faut descendre l'avenue du Président Wilson sur une centaine de mètres. Voilà. Ce n'est pourtant pas très compliqué : cette avenue a une belle tête d'avenue, avec une rangée d'arbres centrale et des plaques de rue indiquant très visiblement, en blanc sur bleu, « Avenue du Président Wilson ». On ne peut pas la rater, l'avenue du Président Wilson, non, et on ne peut pas non plus rater le Palais de Tokyo, non, non. C'est complètement stupide de rater un bâtiment si imposant, qui semble avoir été catapulté à cet endroit depuis le ciel par un vaisseau extraterrestre, avec une méticulosité qui force le respect. (Ces extraterrestres sont des êtres intelligents et flexibles : ils ne restent pas longtemps coincés à l'intérieur d'une interrogation existentielle portant sur des cadenas attachés à des ponts parisiens.)

Je n'avais pas compris que ce fameux Palais de Tokyo était un espace dédié à l'art contemporain. Je pensais naïvement que c'était un palais consacré... au Japon. J'en arriverais presque à mettre des émoticônes dans mon texte tellement ce quiproquo est comique, tiens. Celui-ci par exemple : (-_-), ou bien encore celui-là : (^_^). — Cet article n'est absolument pas sérieux, il ne ressemble à rien. J'écris n'importe quoi, je me lâche. J'ai envie d'exploser ce texte à la dynamite. Boum ! — — Et hop, un double tiret cadratin qui fera office de barrage, empêchant la déflagration de se propager dans le reste du paragraphe. (Un autre « mini-projet » envisageable : jouer avec la ponctuation, que je contrôle également beaucoup trop en ce moment. Faudra le rajouter à ma liste, à l'occasion.) Mais soyons sérieux, soyons sérieux... Donc, je n'avais vraiment pas percuté que le Palais de Tokyo était ce qu'il était. Même dans le grand hall d'entrée, je n'avais toujours pas compris. Faut dire que tout le monde nous a parlé de cet endroit sans jamais mentionner sa fonction, comme si cette dernière était forcément évidente. Comment ? Vous n'avez pas encore visité le Palais de Tokyo ? Mais vous devez absolument visiter le Palais de Tokyo ! Léandra, elle, savait très bien que le Palais de Tokyo était un centre d'art contemporain. D'ailleurs, c'est elle qui me l'a fait comprendre, finalement. En fait, tout le monde sait ce genre de choses. Sauf moi. Quelquefois, j'ai l'impression de passer pour un demeuré. Bref. Nous sommes restés quelques minutes dans le hall, avons fait le tour de la cafétéria au rez-de-chaussée et avons vu l'entrée de la librairie, sans y pénétrer. Puis nous sommes ressortis. Nous n'avons pas exploré la terrasse, ni les espaces d'exposition, ni quoi que ce soit d'autre. Ce fut court. Très court. Ce n'était pas intense. C'était le Palais de Tokyo. La prochaine fois, nous aussi, nous pourrons en parler. « Oui. Le Palais de Tokyo. À deux pas de la place d'Iéna. Sur l'avenue du Président Wilson. Le Palais de Tokyo. Sur l'avenue du Président Wilson. Oui. »

De nouveau sur la grande avenue, nous décidons de descendre l'escalier tout proche donnant sur la rue de la Manutention, une petite voie tranquille écrasée sur son flanc est par les hauts murs du Palais. Le long de ceux-ci, il y a le Jardin aux Habitants, créé par l'artiste-plasticien Robert Milin : seize petites parcelles de terre anciennement en friche, chacune tenue par un jardinier amateur qui peut la développer selon son envie, en y mettant une part de sa personnalité, de son individualité... Je lis la courte description qui accompagne cette œuvre vivante et je pense quelque chose comme : « En fait, ce ne sont que des petits jardins citadins ordinaires ; ils ne sont "spéciaux" qu'en raison du sens particulier que Robert Milin a voulu leur donner ; une sorte de regard de l'artiste. » — Le long de la voie ferrée, à Bruxelles, après la gare du Nord, il y a de nombreux potagers tenus par des particuliers. À leur sujet, je pourrais développer un discours sur la réappropriation de l'espace urbain par des citadins et sur la création d'un patchwork dynamique et végétal tissant des liens jusque là perdus entre les humains et leur biotope, voire entre les humains et d'autres humains. Cette double liaison, à la fois naturelle et sociale, je pourrais presque arriver à la faire accepter comme étant de l'art, en utilisant une argumentation adéquate (mensongère). Mais si je regarde ces espaces verts depuis le train, j'aurai sans doute tendance à les considérer simplement comme des petits jardins potagers qui ne sont en définitive que... des petits jardins potagers. — La question est donc : un espace quelconque peut-il être (ou devenir) un espace artistique seulement parce que la personne qui lui a donné naissance (ou qui lui a attribué un statut particulier) suivait une démarche qui se voulait artistique ? La réponse en trois pages maximum. Vous avez deux heures.

La rue de la Manutention est très courte et débouche sur une artère beaucoup plus importante : l'avenue de New York, très proche des berges de la Seine. On y revient toujours, à la Seine, la Seine, la Seine... Elle est traversée pile à cet endroit par la passerelle Debilly. De là, on a une belle vue sur la tour Eiffel. On y revient toujours également, à la tour Eiffel —, Eiffel, Eiffel ? On revient toujours aux mêmes attrape-touristes, dirait Léandra. La fameuse Dame de fer sera plus ou moins notre objectif déclaré. Difficile de se tromper de chemin : elle est comme un phare pour Japonais égaré. Léandra a développé une sorte de relation particulière avec ce monument, une relation d'amour-haine : d'un côté, vous l'entendrez se plaindre de revoir cette « fichue » ou cette « foutue » tour Eiffel pour la trente-sixième fois ; de l'autre, vous noterez qu'elle a quand même pris dans son sac des boucles d'oreille qui la représentent. Léandra savait qu'elle allait la retrouver, alors autant jouer la touriste jusqu'au bout et prendre une photographie un tant soit peu originale, n'est-ce pas ? Autrement dit : photographier une autre scène que celle qui consiste à essayer péniblement de toucher le sommet de la tour avec son doigt en jouant sur les effets de perspective.

Nous avons soif. Que faire ? Aller dans une de ces péniches amarrées au quai, de l'autre côté de la Seine ? Mais elles paraissent toutes très chics et, de toute façon, elles ne semblent pas ouvertes en cette fin d'après-midi... Aller dans un de ces cafés hors de prix pas loin du Champ-de-Mars ? Non. Nous optons plutôt pour un petit détour par le musée du quai Branly et son jardin intérieur. Impressionnant complexe. Nous n'entrons pas dans le musée, nous allons seulement boire un verre à leur brasserie, le « Café Branly », un endroit presque hype où il faut faire la file quelques minutes avant de pouvoir s'asseoir à une place assignée par un membre du personnel. (À chaque fois que je lis ou prononce « Café Branly », j'ai des images de masturbation qui me viennent à l'esprit. C'est ridicule, mais c'est automatique. C'est hors de contrôle, si je puis dire, sans mauvais jeu de mots.) Au Café Branly, ils n'ont pas de Kronenbourg, ces salauds. Non pas que j'aime la Kronenbourg, mais seulement que je dois au moins en boire une quand je suis en France (ce sera chose faite quelque vingt-sept heures plus tard). Faute de mieux, je prends une pinte de Heineken « pression », même pas froide et sans mousse. Ils ne savent pas servir convenablement une bière dans cette partie du pays, c'est une véritable catastrophe... C'est que Paris n'est pas l'Alsace ! (Cette question d'une serveuse dans un winstub à Riquewihr, début janvier 2007, à la fin d'un repas : « Votre bière, vous la voulez dans un verre d'un demi-litre ou d'un litre ? » — Voilà qui est tout de suite beaucoup plus prometteur !)

Après cette pause salutaire, nous rejoignons la rue de l'Université, une rue aux belles façades qui se termine assez abruptement, quelques centaines de mètres plus loin, sous l'ombre de la tour Eiffel. C'est là, devant quelques arbustes cachant tant bien que mal les pieds de l'énorme structure en métal, que Léandra décide de se faire prendre en photo avec ses boucles d'oreille spéciales. Ensuite, nous passons au-dessous de la tour et prenons chacun un cliché de celle-ci depuis le centre du carré de 125 mètres de côté formé par ses quatre pieds. (Oui, nous faisons preuve à ce moment-là d'une originalité débridée, une originalité tellement originalement originale qu'on retrouve la même prise de vue sur Wikipédia.) Le devoir accompli, nous nous dirigeons, joyeux comme des pinsons japonais, vers le Champ-de-Mars et ses arbres taillés de façon spartiate (la proximité de l'École militaire, sans doute ?). À la recherche d'un métro, nous prenons la direction de la place Joffre. Sur le trajet, nous croisons de nombreuses personnes qui portent à bout de bras des drapeaux tibétains et qui ont par ailleurs un petit air de... Tibétains ? En fait, ce sont sans doute des Tibétains portant des drapeaux tibétains, ce qui semblerait assez logique, vu que nous marchons en pleine « Marche européenne de solidarité avec le Tibet », chose que nous apprendrons bien plus tard. À l'extrémité sud-est du Champ-de-Mars, non loin du Mur pour la Paix, une estrade a été érigée pour l'occasion. — Un « Mur pour la Paix » et une manifestation pacifiste coincée entre le Champ-de-Mars et l'École militaire... La guerre, c'est la paix, n'est-ce pas George ?

* * *

Ainsi se termine la promenade du samedi après-midi. Arrivés place Joffre, nous reprenons le métro, ligne 8, direct jusqu'à la Madeleine ! À ce sujet, tout a déjà été plus ou moins dit, en [15/16] et en [16/16] : petit tour dans le quartier qui se termine par un de ces fréquents « retours d'élastique » dont je suis friand, c'est-à-dire passage par le même boui-boui à la con et absorption de la même bière à la con que la dernière fois. Retour d'élastique à la con donc. Et puis, il y a eu cette pièce de théâtre avec Niels Arestrup et Patrick Chesnais. Mais ceci est une autre histoire, qui sera contée une autre fois.

Paris [6/16] — Nymphéas

Sur ma « liste des dix choses à faire avant de mourir », en dernière position, se trouve la proposition suivante : « Être seul dans la chapelle Rothko à Houston ou devant le David de Michel-Ange, à la Galleria dell'Accademia de Florence. » Ce sont — faut-il le préciser ? — deux idées que je n'aurai très certainement jamais la possibilité de concrétiser.

I

J'ai déjà vu le David, mais je n'étais pas seul évidemment. C'était lors d'un mémorable séjour à Florence avec Maïté, sa sœur, sa mère et son beau-père. Je me souviens de ce long hall, la Galleria dei Prigioni, où sont conservées plusieurs ébauches de sculptures de Michel-Ange avec, tout au fond, le David. À partir de l'entrée du musée, on n'a d'autre choix que d'arriver dans cette salle par l'autre bout, si bien qu'au premier regard, cette célèbre statue de 434 centimètres de haut ne constitue qu'une sorte de point focal très éloigné. Bien sûr, c'est elle qu'on remarque en premier lieu : elle se trouve en fin de perspective, elle est déjà au centre de l'attention... Mais tout de même : elle se situe au loin. Pour qu'elle devienne autre chose qu'un objet lointain, il faut marcher. C'est une marche très personnelle. En tout cas, c'est comme ça que je conçois l'expérience : les détails, la grandeur du David ne se révèlent vraiment qu'après avoir marché jusqu'à lui. Je me rappelle parfaitement cette approche : j'étais très fébrile. C'était comme si toute la beauté de la ville était contenue pendant un bref laps de temps dans une toute petite parcelle d'espace : cette sculpture. Assez bêtement, je me dominais pour paraître « comme d'habitude », c'est-à-dire pour ne pas fondre en larmes.

Tout autour, il y avait des visiteurs qui prenaient constamment des photos. J'avais le plus grand mal à les comprendre, j'en avais les poings serrés, j'étais presque en rage. J'avais envie de leur crier qu'ils n'avaient rien compris, qu'ils ne voyaient pas vraiment ce qu'ils photographiaient. Ils débarquaient dans cette salle en coup de vent, prenaient des photographies comme si de rien n'était, puis s'en allaient tout aussi rapidement. Ils ne vivaient pas l'instant, ils obtenaient platement un souvenir ! (C'est le « syndrome du Japonais en vacances », dont j'ai déjà été victime moi aussi, pas plus tard que durant ce séjour à Paris : ce qu'on veut quand on en est atteint, même épisodiquement, c'est prouver qu'on s'est trouvé à proximité d'un objet donné, et non voir l'objet pour lui-même.) Ma seule expérience du David a donc aussi été celle des déclics incessants d'appareils argentiques. Aujourd'hui encore, ils polluent ma mémoire. C'est la vie ! Plus de dix ans plus tard, je ne leur en veux plus vraiment, à tous ces touristes. Je pense qu'ils ne percevaient tout simplement pas que ce qu'ils faisaient pouvait s'avérer choquant pour d'autres visiteurs. (Je suis hypersensible pour certaines choses très précises, mais pas du tout pour d'autres ; j'ai dû moi aussi énerver pas mal de monde sans m'en rendre compte à différents moments de mon existence.)

(À la recherche de ce que j'avais pu écrire auparavant sur le David, j'ai notamment retrouvé cet article datant du 11 juillet 2011, qui retrace entre autres une discussion sur Michel-Ange avec Lewis, durant laquelle j'ai brièvement mentionné le syndrome de Stendhal. Enfin, « discussion » est un bien grand mot : dans cette affaire, je n'ai été qu'un faire-valoir destiné à mettre en avant Lewis-le-Magnifique. En relisant ce récit, je me suis dit que j'ai vraiment bien fait de couper les ponts avec cette boule de narcissisme débridé.)

II

Je n'ai jamais été confronté aux peintures de Mark Rothko, mais, bien que je ne puisse pas en être certain, j'imagine que les « voir » dans un endroit consacré — un espace adéquat, spécialement préparé pour les accueillir — produirait chez moi une émotion proche de celle que j'ai eue en présence du David. Pourtant, si je ne prends en compte que la façon dont ces œuvres sont réparties dans l'espace, j'aurais tendance à considérer que les murals de Rothko sont diamétralement opposés aux sculptures de Michel-Ange. Le David m'apparaît comme un centre, un point que je ne pourrai forcément jamais observer que de l'extérieur ; au contraire, les œuvres murales de Rothko, comme les Seagram Murals ou les toiles qui couvrent la fameuse chapelle, sont destinées à être englobantes : elles constituent un tout qui encercle le spectateur, celui-ci devenant un simple point piégé à l'intérieur d'un espace qui le dépasse.

Si l'on devait faire un rapprochement entre Rothko et Michel-Ange, il faudrait plutôt lorgner du côté de ce que ce dernier a conceptualisé dans le domaine de l'architecture, comme le grand escalier de la bibliothèque Laurentienne à Florence qui, de l'aveu de Rothko lui-même, a eu une grande influence sur les Seagram Murals : « Après y avoir travaillé quelque temps, j'ai réalisé que j'étais fort influencé, de manière subconsciente, par les murs de Michel-Ange dans l'escalier de la bibliothèque Laurentienne à Florence. [...] Il est parvenu à créer le genre de sensation que je recherche — il a fait en sorte que les visiteurs se sentent piégés dans une pièce où toutes les portes et fenêtres sont murées, de façon à ce que tout ce qu’ils puissent faire, c’est se cogner continuellement la tête contre le mur. »1

Le David et la chapelle Rothko se rejoignent néanmoins à mes yeux, sans doute tout simplement parce qu'il s'agit a priori d'œuvres qui ont la rare capacité de m'émouvoir jusqu'aux larmes. (J'ai lu beaucoup de commentaires sur Rothko, et parmi ceux-ci quelques critiques acerbes, qui ne voient en lui qu'un énième imposteur, un artiste sans talent, une pompe à fric, etc. Alors que je suis parfois enclin à considérer certaines formes d'art contemporain comme des objets vides de sens, voire, dans le pire des cas, comme du charlatanisme pur et dur, je dois bien avouer que j'ai le plus grand mal à comprendre comment il est possible de mettre Rothko dans le même panier.)

III

Le 24 septembre 2014, L. Bulle écrivait au sujet de ma dixième « chose à faire avant de mourir » : « Connaissais pas la chapelle Rothko, ça tue. En attendant, t'as déjà été te poser au milieu des nymphéas à l'Orangerie ? » Notre passage par ce musée aujourd'hui pourrait être une conséquence lointaine mais néanmoins assez directe de cette question initiale. Si celle-ci n'avait pas été posée au préalable, je n'aurais probablement pas pensé à l'Orangerie comme composante éventuelle de notre city-trip et je n'en aurais pas parlé à Léandra, etc., etc. — Mais puis-je écrire cela ? Puis-je déclarer, par exemple, que le message de L. Bulle était l'un des premiers « événements » d'une chaîne causale menant, près de six mois plus tard, à notre visite de l'Orangerie et, plus tard encore, à la rédaction du présent article et à sa possible lecture par d'autres personnes, etc. ? Peut-être ne devrais-je pas considérer le problème de cette façon, c'est-à-dire placer des « causes » là où il n'y en a pas. Peut-être même n'y a-t-il pas de « problème ». (Ou : de l'art de se poser des questions qui n'en sont pas et de rester coincé dans une réflexion surréaliste après se les être posées.)

En pénétrant dans la première des deux salles ovales et lumineuses du musée de l'Orangerie accueillant les célèbres peintures monumentales de Monet, je comprends mieux le commentaire de L. Bulle : ces Nymphéas et la chapelle Rothko semblent liés d'une façon ou d'une autre. Ces œuvres sont toutes deux des ensembles muraux qui ont la particularité d'avoir été étudiés pour vivre en symbiose avec leur lieu d'exposition, de manière à former un espace clos très spécifique. L'inverse est tout aussi vrai : le lieu a été aménagé (dans le cas de Monet) ou créé (dans le cas de Rothko) pour accueillir ces œuvres. Ce sont des abris, des refuges décalés à la fois de la zone qui les entoure et des affaires séculières. On pourrait dire qu'ils sont sacrés, non pas parce qu'ils sont liés à un culte ou à une religion en particulier, mais plutôt parce qu'ils érigent une stricte séparation entre le dedans et le dehors. Les deux grandes salles qui accueillent Les Nymphéas forment une sorte de bulle protégeant le visiteur du rythme très rapide de Paris, comme si Monet avait voulu importer en plein cœur de la capitale française et de sa vie trépidante un morceau de l'ambiance calme et reposante de son jardin de Giverny. Il est d'ailleurs intéressant de noter que ces salles sont précédées d'un petit vestibule complètement vide, qui ne prend vraiment son sens que si on le considère comme un sas, divisant clairement deux espaces qui ne peuvent directement communiquer. Quant à la chapelle Rothko, elle constitue une sorte de sanctuaire œcuménique hors du monde, une expérience intime, une rencontre avec le tragique (dit comme ça, ça fait assez pompeux, mais il n'y a pas d'autres mots). Dans les deux cas, il y a une volonté claire de suppression ou à tout le moins de modification des repères spatiaux : le monde des Nymphéas est un monde-miroir, un monde de reflets ; les peintures très sombres, presque noires, de la chapelle Rothko peuvent devenir, aux dires de certains visiteurs, des gouffres. (Souvent, seules de très grandes toiles permettent ce genre d'expérience. J'aime La Ballon de Félix Vallotton, mais ce petit tableau ne pourra sans doute jamais engendrer chez moi un sentiment d'encerclement. Peut-être Van Gogh y est-il presque arrivé ? Je veux dire : peut-être est-il arrivé à peindre des petits tableaux dans lesquels on peut tout de même plonger et se perdre ?)

Dans le cas des Nymphéas comme de la chapelle Rothko, ce qui se trouve au-delà des toiles — tout ce qui est « hors-champ » — a dû être agencé avec autant de soin que les toiles elles-mêmes. Monet évoque par exemple (je cite cette page du musée de l'Orangerie) « un ensemble panoramique "enveloppant toutes les parois de son unité", donnant "l'illusion d'un tout sans fin, d'une onde sans horizon et sans rivage" ». Rothko, quant à lui, craignait par-dessus tout que ses toiles ne soient destinées à devenir de simples éléments de décor dans des maisons bourgeoises, orphelines de l'environnement pour lequel elles avaient été initialement créées et perdant par la même occasion toute possibilité d'entrer en résonance avec un éventuel spectateur. Pour empêcher qu'un événement ce type n'arrive, Rothko avait semble-t-il besoin de contrôler méticuleusement l'espace dans lequel ses œuvres allaient être accrochées, se réservant même quelquefois le droit de les racheter si le lieu ne lui convenait pas. Je le comprends parfaitement et, dans un sens, je l'admire pour cela. (On entend souvent parler pour l'instant de « lâcher-prise ». Personnellement, je préfère ceux qui luttent contre cette tendance ; je préfère les anxieux, les jamais-contents, les jamais-satisfaits, les nageurs à contre-courant — ces perfectionnistes pinailleurs qui feront tout pour garder le contrôle de ce qu'ils font.)

Tant pour l'Orangerie que pour la chapelle texane, les peintres ont eu leur mot à dire. C'est Monet lui-même qui, sur les conseils et avec l'aide de son ami Georges Clémenceau, a adopté l'endroit et a décidé des modifications nécessaires. L'architecte choisi pour le projet, Camille Lefèvre, n'a fait que suivre les directives du peintre. Le bâtiment, avec sa verrière laissant passer la lumière solaire, se prêtait merveilleusement bien au déploiement des Nymphéas. À partir des années 1960, le musée de l'Orangerie est progressivement transformé pour recevoir la collection Jean Walter et Paul Guillaume. Recouvert d'un plafond opaque, l'œuvre monumentale de Monet perdra alors son éclairage naturel. Ce n'est qu'en 2006, après une série de travaux, que le public pourra redécouvrir Les Nymphéas selon leur configuration d'origine. Quant à Rothko, il a été tout aussi impliqué, voire plus encore, dans la construction de « sa » chapelle, les commanditaires de la structure (les époux Dominique et John de Ménil) lui ayant accordé la liberté pleine et entière de collaborer avec les architectes, ce qui a d'ailleurs donné lieu à une altercation avec le premier de ceux-ci, Philip Johnson, qui a fini par abandonner le projet à la demande insistante du peintre. Rothko voulait que la chapelle soit baignée dans une lumière très particulière, entrant par une coupole centrale surmontant l'ensemble et filtrée par des bandes de tissu, comme dans son dernier atelier de la 69e rue, où il réalisait ses toiles avec l'aide de plusieurs assistants. Il proposait également que le plan du bâtiment soit de forme octogonale, rappelant un baptistère2 (comme celui de Florence ou du Latran ?). Il voulait un édifice très sobre, sans aucune fioriture, afin que le contact avec son œuvre ne soit pas entaché de détails superflus. — Rothko me rappelle par moment Ludwig Wittgenstein durant sa courte carrière d'architecte : assistant son ami Paul Engelmann dans la conception d'une nouvelle maison pour sa sœur Margaret à Vienne, L.W. portait un soin extrême, presque compulsif, à chaque détail (comme la position et le mécanisme des poignées de portes et fenêtres, ou la serrurerie...). Il voulait quelque chose d'austère et de millimétré, sans enjolivement superflu (une sorte d'antithèse d'Art nouveau). Il a notamment écrit que « la différence entre un bon et un mauvais architecte consiste aujourd'hui en ceci que le dernier cède à toutes les tentations, tandis que l’architecte authentique leur résiste. » (Lire à ce sujet cet article très intéressant.)

Lors de recherches ultérieures sur le Web, je suis tombé sur cette courte analyse citant un extrait de conversation entre le peintre abstrait Alfred Jensen et Mark Rothko, au cours de laquelle il a été question de Paul Cézanne et de Claude Monet. Pour Rothko, Monet est supérieur à Cézanne, parce que, si j'ai bien compris son point de vue, ses peintures possèdent déjà les caractéristiques d'un nouveau langage structurel3. L'article en question compare en outre deux œuvres : d'un côté une peinture monumentale de nymphéas conservée à la Tate à Londres et datant d'après 1916 ; de l'autre un sans titre de Rothko datant de la période 1950-1952, conservé lui aussi à la Tate. L'auteur de l'article remarque à raison que Rothko utilise globalement la même palette de couleurs que Monet, à savoir, si l'on devait généraliser, du jaune-vert et du lavande. Elle ajoute ensuite le commentaire suivant (traduction personnelle) : « Rothko a repris la toile horizontale de Monet, avec son champ visuel de nymphéas, et l'a rendue verticale. Rothko a poussé l'abstraction un cran plus loin. [...] » (Rothko n'aurait peut-être pas été entièrement d'accord avec cette affirmation, lui qui disait notamment que le plus important dans ses peintures ne résidait pas dans les couleurs, mais plutôt dans les formes et les proportions ; lui qui déclarait aussi ne pas être intéressé par l'abstraction en tant que telle, mais plutôt par la communication d'émotions brutes.)

IV

Claude Monet, "Reflets d'arbres"

Léandra pense que j'ai bien aimé Les Nymphéas. Elle a raison : j'ai bien aimé Les Nymphéas. Cela dit, je n'ai rien ressenti de « spécial » en les voyant. Peut-être n'étais-je pas assez préparé ? Ou peut-être au contraire l'étais-je à l'excès ? Peut-être y avait-il trop de monde ? Ou peut-être encore ne ressentirai-je jamais quelque chose de fort devant ces peintures ? Qui sait ? Peu importe. On ne peut pas prévoir ce genre de choses. (Je n'ai pas « ressenti » grand-chose non plus au musée d'Orsay, mais cela ne m'a pas empêché d'y trouver des centaines de tableaux merveilleux.) En tout cas, cette toile-ci, intitulée Reflets d'arbres, est indubitablement ma préférée de la série : elle mesure huit mètres et demi de long sur deux de hauteur, est composée de deux panneaux aux dimensions identiques et se trouve dans la seconde salle, celle avec les nombreux reflets de saules pleureurs. C'est la plus sombre des huit œuvres exposées. C'est aussi celle qui se rapproche le plus d'une peinture abstraite, mais — et c'est très important de le préciser — ce n'est pas du tout une peinture abstraite. En la regardant, j'imagine les dernières lueurs du jour ; j'imagine la nuit qui va bientôt recouvrir la terre de sa chape de couleurs de plus en plus obscures ; j'imagine un air frais (le même que celui des nuits étoilées de Van Gogh) s'installant doucement. Peut-être cette toile représente-t-elle une aurore, mais moi, j'y vois un crépuscule. Allez savoir pourquoi ! Peut-être est-ce simplement l'image que j'ai, personnellement, d'un crépuscule ? Une lumière de début de nuit me paraît en effet bien mieux convenir à cette composition que celle d'une journée qui débute. — Voilà à nouveau une toile que j'aime.

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1 James E. B. Breslin, Mark Rothko. A biography, Chicago, The University of Chicago Press, 1993, p. 400 : « After I had been at work for some time, I realized that I was much influenced subconsciously by Michelangelo's walls in the staircase of the Medicean Library in Florence. [...] He achieved just the kind of feeling I'm after—he makes the viewers feel that their are trapped in a room where all the doors and windows are bricked up, so that all they can do is butt their heads forever against the wall. » L'anecdote est également reprise (accompagnée d'une traduction beaucoup moins littérale que la mienne) dans : Jacob Baal-Teshuva, Rothko, Cologne, Taschen, 2006, p. 62. Enfin, elle est déjà partiellement citée dans un des premiers articles de ce blog.
2 J. Baal-Teshuva, op. cit., p. 73.
3 La retranscription de cette conversation est insérée dans son entièreté dans le livre de J.E.B. Breslin, op. cit., p. 300-302. Extrait du discours de Rothko, d'après Jensen donc : « In my work one therefore finds the direct awareness of an essential humanness. Monet had this quality and that's why I prefer Monet to Cézanne. [...] Despite the general claim that Cézanne had created a new vision and that he is the father of modern painting, I myself prefer Monet. Monet was for me the greater artist of the two. I do not myself agree with present public opinion about the colorists and their art though it may be right to a certain degree, for color per se can belong to the more sensual side of art. »

Paris [5/16] — « Au Bistro » et aux alentours

Après avoir visité le musée d'Orsay, nous avons en tête d'aller dîner — ou plutôt « déjeuner » si l'on respecte le parler en usage sur cette parcelle de terre — au « Rubis », un petit bistro du 1er arrondissement où Léandra et Andrew avaient très bien mangé lors d'une précédente venue. Mais n'est-ce pas, je cite, « quand même un peu idiot de refaire les mêmes choses, dans une ville si grande » ? (Non, pas du tout, c'est très bien de revenir exactement aux mêmes endroits.)

Avant le bistro : histoire d'itinéraire, de cadenas & de mal de dos

Le trajet pour y aller est relativement simple : il suffit de passer la passerelle de Solférino (rebaptisée en 2006 « passerelle Léopold-Sédar-Senghor »), de traverser le jardin des Tuileries dans le sens de la largeur, de marcher pendant une centaine de mètres sur la fameuse rue de Rivoli (en regardant au passage les vitrines décorées de bijoux et de montres Rolex laides et hors de prix), puis de rapidement bifurquer sur la gauche pour emprunter deux de ces petites rues presque parallèles à la place Vendôme : la rue du 29-Juillet et la rue du Marché-Saint-Honoré. Le Rubis se trouve dans un des coins du croisement « en T » formé par cette rue et la rue Saint-Hyacinthe. (La prochaine fois, si un touriste me demande son chemin dans ce quartier de Paris, ma réponse pourra être aussi soporifique et exacte que celle d'un logiciel de planification d'itinéraires.)

La passerelle de Solférino/Léopold-Sédar-Senghor fait l'objet d'une coutume assez récente et très à la mode en ce moment, celle des cadenas d'amour : des amoureux en séjour à Paris mettent leur nom sur un cadenas, accrochent et verrouillent celui-ci au grillage d'un pont puis, souvent, jettent la clé à l'eau. Je pensais que cette pratique était cantonnée au seul pont des Arts (vu un peu plus tôt alors que nous nous dirigions vers le musée d'Orsay), mais j'apprends que d'autres ouvrages sont touchés, dont ladite passerelle, mais aussi le pont de l'Archevêché et... la passerelle Simone-de-Beauvoir (tout un symbole). La mairie de Paris, dépassée par l'ampleur du phénomène, aurait même décidé de sévir en posant des panneaux, ce qui explique peut-être la prolifération des cadenas sur d'autres ponts, qui pourrait se comprendre comme une sorte de « contre-offensive » inconsciente ? En fait non, ou pas entièrement, car les autres ponts étaient déjà atteints avant cette décision de la municipalité. — Une phrase de Léandra : « Si des extraterrestres débarquaient ici et voyaient tous ces cadenas, ils seraient sans doute très étonnés. » Mais existe-t-il des extraterrestres ? Et si oui, pourraient-ils être étonnés comme un être humain peut être étonné ? Et si oui, alors sans doute ne seraient-ils pas étonnés que par ces cadenas, s'il leur venait l'idée d'explorer la Terre...

À un moment indéterminé de la matinée (pendant notre visite du musée d'Orsay ?), Léandra s'est mise à avoir mal au dos, sans raison apparente. Dans le jardin des Tuileries, elle a même pris un petit moment pour faire quelques rapides exercices de relaxation et d'étirement, sans trop de succès. (Non, ce n'était pas ridicule, étant donné qu'au moins la moitié de la population du parc faisait elle aussi des exercices et que Léandra se fondait parfaitement dans ce décor fait de Parisiens qui courent et qui s'étirent.)

« Au Bistro » : compression, simplicité & rapidité

Léandra n'est pas certaine d'être au bon endroit : « J'ai l'impression que ce n'est pas ici. Il y avait un étage, avant... » Effectivement, il ne semble plus y avoir d'étage, mais ça ressemble quand même très fort aux images du Rubis glanées sur la Toile. Quoi qu'il en soit, le lieu est de toute façon complet et nous n'y trouvons pas la moindre place. En face, de l'autre côté de la rue Saint-Hyacinthe, il y a un second bistro qui fait le coin et qui s'appelle tout simplement « Au Bistro » (pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ?). Après quelques hésitations devant la carte, c'est là que nous décidons de prendre le repas de midi.

Au Bistro, tout paraît compressé : l'allée entre les tables et le bar est très mince ; la cuisine, que l'on voit très bien depuis la salle principale, est particulièrement étroite ; quant aux tables, elles sont pour la plupart accolées, de telle façon que lorsqu'un client du côté « fenêtre » a fini son repas, il doit pousser sa table, voire celle du voisin, pour se libérer. En guise de serviette, on nous donne un tablier : c'est amusant, je me plie au jeu. Les vins sont sur ardoise et une partie de la carte également. Les nappes sont en vichy. L'ambiance est simple, familière, presque familiale... Dès le début, la patronne nous accueille d'une voix enjouée et tonitruante : « Alors, on prend un p'tit vin pour commencer ? », « Ici, c'est un bistro, faut prendre le plat du jour, hein ! On a un gigot d'agneau délicieux, à n'pas rater ! »

« Ha, vous êtes comme ça, vous ! Directement. Vous prenez directement le plat ! Et même pas une p'tite entrée pour s'ouvrir l'appétit ? » Non M'dame, pas de p'tite entrée, merci beaucoup. Léandra opte pour le gigot. J'aurais bien pris ce plat également mais, de un, je n'aime pas trop manger la même chose que quelqu'un qui se trouve à ma table ; et de deux, j'ai peur qu'il y ait un os à décortiquer (il s'avérera que non). Je prends donc un filet pur de bœuf. C'est très bon. En parallèle, je suis tellement assoiffé que je commande plusieurs rallonges de vin rouge. Avec le dessert (une crème brûlée pour ma part), le petit café et tout le reste, l'addition me reviendra finalement assez cher (plus de cinquante euros), soit près du double de celle de Léandra... — J'm'en fous, chuis en vacances !

Dans ce bistro, tout se déroule très rapidement : piégé à l'intérieur de son minuscule réduit, le cuisinier s'affaire dans tous les sens et distribue les plats à la vitesse d'une centrifugeuse. Ce n'est pas vraiment le genre d'endroit où l'on se pose. À Paris, j'ai l'impression que c'est souvent comme ça : on s'assied, on boit un coup, on mange, mais on ne s'éternise pas. Je trouve la vie ici beaucoup plus rapide et oppressante qu'à Bruxelles. (La petite capitale belge est une ville qui me convient beaucoup mieux, qui donne le temps au temps : je peux rester une heure à la table d'une brasserie bruxelloise — par exemple le Verschueren, pour comparer ce qui est comparable — sans qu'un serveur ne vienne me déranger une seule fois si je ne l'appelle pas. Dans un bistro parisien, ce genre de comportement ne serait sans doute pas du tout envisageable.) De toute façon, Léandra et moi ne comptions pas passer la journée dans cet espace exigu : nous avons beaucoup à faire de notre après-midi.

Après le bistro : un tout petit bout de voie royale

Avant de nous rendre au musée de l'Orangerie situé à l'extrémité ouest du jardin des Tuileries, nous faisons un petit détour par la pyramide du Louvre, histoire de digérer. Léandra a toujours mal au dos. Quant à moi, je suis légèrement obnubilé, comme à chaque fois, par la fantastique perspective rectiligne qu'offre l'axe historique (ou voie royale) qui débute au niveau de l'arc de triomphe du Carrousel (ou plus exactement de la copie de la statue équestre de Louis XIV réalisée par Le Bernin, dans la cour Napoléon, devant le musée) et qui se termine environ sept kilomètres plus loin, au-delà de l'arche de la Défense, en passant par l'obélisque de la place de la Concorde, l'arc de triomphe de l'Étoile, etc. Des cartes de l'axe historique parisien existent sur le Web. Voici ma propre contribution, réalisée à partir des données-satellite présentes sur Google Maps (un clic sur l'image sera nécessaire pour bien comprendre le schéma) :

Vue cartographique de l'axe historique parisien

Évidemment, il y a quelque chose de définitivement choquant, qui gâche tout : ni le Louvre, ni la pyramide ne sont dans l'axe. En réalité, l'ensemble de la cour Napoléon se présente légèrement de biais. C'est horrible. Pour que les yeux ne soient plus offensés, il faudrait déplacer l'ensemble du Louvre, mais ce serait très compliqué (il faudrait par exemple aussi détourner la Seine, trop proche du bâtiment). Ce ne serait cependant pas impossible (l'Unesco a bien réussi à faire déplacer le grand temple d'Abou Simbel pierre par pierre lors de la construction du barrage d'Assouan), seulement très coûteux... et peut-être pas vraiment indispensable ? D'autant plus que l'architecte Johan Otto von Spreckelsen a proposé quelque chose de plus simple à réaliser, au moment de la construction, à la fin des années 1980, de l'arche de la Défense : tourner cette dernière de 6 degrés et 33 minutes d'arc par rapport à la ligne droite formée par l'axe historique, afin de recréer le décalage « à l'autre bout ». Ce n'est pas la seule raison (il y avait aussi des contraintes techniques), mais c'est à tout le moins une des raisons pour lesquelles la nouvelle arche se trouve pile dans le trajet de l'axe, mais orientée légèrement de travers. C'est une idée très élégante.

Pour aller au musée de l'Orangerie, j'ai pensé qu'il serait amusant de marcher exactement dans l'axe, de façon à ce que l'obélisque et l'arc de triomphe de la place Charles-de-Gaulle soient toujours parfaitement alignés lors de la marche, mais c'est quelque chose de très compliqué à réaliser en journée et sans préparation, même en ne prenant que le jardin des Tuileries pour terrain de jeu. Et si on voulait réaliser la chose dans les règles de l'art, c'est-à-dire aller jusqu'au bout du délire et marcher sur l'entièreté de l'axe historique sans dévier une seule fois de la ligne droite centrale, il faudrait faire face à quatre principaux obstacles. Du plus simple au plus compliqué, cela donne : 1) les groupes (notamment de Japonais) qui sont sur le chemin ; 2) les vendeurs à la sauvette qui placent leurs foutues tours Eiffel miniatures en plein dans l'axe (à croire qu'ils le font exprès) ; 3) les plans d'eau et autres « décors » (dont l'obélisque de Louxor, qu'il faudrait a priori escalader) ; 4) les voies de circulation (grands boulevards, ronds-points, tracé de la ligne 1 du métro parisien, dénivellations engendrées par certains tunnels en fin de parcours) et la signalisation apparentée (feux, panneaux...). On peut facilement éviter les deux premiers points en opérant de nuit, ou en étant patient, ou parfois en sautant au-dessus des obstacles, ou encore en bousculant les gens et en piétinant les mini-tours Eiffel (déconseillé). Pour le troisième point, il faut être très bien équipé (surtout pour escalader l'obélisque). Pour le quatrième, la plus grande difficulté serait d'arriver à arrêter la circulation, au moins à un niveau local... ou alors de trouver un moyen alternatif de se tenir au milieu d'une route à quatre bandes puis d'une ligne ferroviaire tout en restant en vie. — Autant dire que je n'y serais jamais arrivé ce samedi, même avec beaucoup d'enthousiasme.

Paris [4/16] — Musée d'Orsay

Georges Seurat, Le Cirque, 1890-1891

Georges Seurat, Le Cirque

À chaque fois que je vois Le Cirque de Seurat, je me mets à rire. Si je ne me retenais pas, je rirais même aux éclats. Je peux dire sans problème ce que j'aime dans cette œuvre ; par contre, je ne peux pas expliquer pourquoi je ris à chaque fois que je la vois (j'ai essayé d'exprimer la chose en direct à Léandra, mais ça n'a rien donné). — J'aime la façon dont ce tableau est divisé. Je trouve qu'il est merveilleusement bien construit : tout ce qui se trouve à l'avant-plan, sur la piste, est constitué de courbes très maîtrisées représentant parfaitement le monde virevoltant du cirque, tandis que par contraste, les gradins à l'arrière-plan forment une séquence de segments horizontaux beaucoup plus rigides. Ces gradins évoquent très clairement la société hiérarchisée de l'époque, qui assiste calmement au spectacle sans y participer : les bourgeois ont les plus belles places, en bas près de la piste, et les classes populaires sont (mal) installées tout au fond, en hauteur. Il y a également une très belle mise en abyme à droite ; un cadre dans le cadre, à l'intérieur duquel tout redevient courbe. Ce cadre rouge m'est salutaire : si je suis perturbé par la foule des gradins ou par le chaos contrôlé de la piste, je peux réfugier mon regard dans le joli espace désert qu'il contient.

Rosa Bonheur, Labourage nivernais, 1849

Rosa Bonheur, Labourage nivernais

D'habitude, je n'aime pas les scènes champêtres et animalières. Celle-ci fait office d'exception. Ce qu'il y a de plus frappant en l'occurrence, c'est qu'il n'y a justement rien de frappant : il s'agit seulement d'une représentation très réaliste (presque photographique) d'un moment particulier de la vie des campagnes, le sombrage (ou premier labour). Le tableau est par ailleurs assez gigantesque (deux mètres soixante de long) et peut recouvrir tout mon champ de vision si je me tiens à la bonne distance. Le paysage représenté m'est curieusement familier. En remplaçant les deux cortèges de bœufs par des tracteurs, je retrouve presque un panorama typique de ma région natale, qui n'est pourtant pas la Nièvre, mais la partie rurale de l'Entre-Sambre-et-Meuse : mêmes terrains légèrement vallonnés et même découpage du territoire, où l'espace disponible est partagé entre surfaces boisées et exploitations agricoles.

Félix Vallotton, Le Ballon, 1899

Félix Vallotton, Le Ballon

J'ai fait à deux reprises demi-tour pour revoir ce petit tableau : je parcourais quelques mètres, puis je revenais sur mes pas pour le regarder à nouveau. Je l'adore. J'aime à la fois le point de vue original (en plongée), l'éclairage (lumière solaire aveuglante contre ombre apaisante des arbres) et la limitation — forcément volontaire — des détails et des couleurs. Ainsi la fillette et son ballon rouge, au centre de l'attention et éclairés par un soleil éclatant, ne sont-ils définis que par quelques tons (en langage Photoshop actuel, on parlerait de postérisation). Pourtant, cette peinture semble plus « réelle » qu'une peinture réaliste ; ou, plus exactement, elle arrive à rendre mouvant un moment figé dans le temps, là où un trait plus précis et détaillé aurait très certainement échoué. Une autre bonne idée du peintre est d'avoir placé deux minuscules silhouettes féminines en haut à gauche du tableau, selon un principe de symétrie centrale (la petite fille et les deux femmes se trouvent sur un axe dont le centre de la peinture constitue le pivot). Cette présence lointaine donne une curieuse perspective à la toile, à la fois plongeante et profonde. — Tous ces détails ne disent pas pourquoi ce tableau me touche. En fait, rien de ce que j'écrirai ne pourra vraiment l'expliquer. C'est comme ça, c'est tout. Si quelqu'un me demandait ce que j'aime en peinture, je pourrais lui répondre : « J'aime Le Ballon de Félix Vallotton », mais tout ce que je lui dirais ensuite n'aurait pas beaucoup d'intérêt. De retour à Bruxelles, je me suis documenté sur cet artiste, que je connaissais à peine, pour me rendre compte que je suis naturellement attiré par la plupart de ses œuvres. Pour ne citer que deux exemples parmi les plus frappants : La loge de théâtre, le monsieur et la dame (à nouveau un point de vue original, en contre-plongée cette fois-ci) et Coucher de soleil bronze-violet.

 Alexander Harrison, La Solitude, vers 1893

 Alexander Harrison, La Solitude

Celle-ci aussi, je l'adore. En la voyant, j'ai évidemment tout de suite pensé à Nighthawks d'Edward Hopper (un de mes peintres préférés). Le thème est le même, mais son traitement est très différent. Dans Nighthawks, la solitude est une « solitude accompagnée » : on est seul malgré la proche présence d'autres personnes. C'est une solitude génératrice d'angoisse et d'ennui. Dans ce tableau de Harrison, la solitude n'a rien d'oppressant, elle est au contraire très souriante. C'est une bonne solitude ; le genre de solitude qui permet de profiter tranquillement du monde, d'arrêter le cours de ses pensées, de se régénérer... (On pourrait parler de « solitude citadine » et de « solitude rurale », et émettre l'hypothèse que la solitude à la campagne est beaucoup plus facile à vivre que la solitude en ville, mais c'est partiellement inexact.)

Thomas Eakins, Clara, vers 1890

Thomas Eakins, Clara

« Elle a un petit air de Mary, tu ne trouves pas ? » Si Mary était plus sérieuse et mélancolique et si elle avait vécu sa jeunesse à la fin du XIXe siècle, elle partagerait peut-être avec cette Clara J. Mather plus d'un trait. — Mais peu importe ! Voici un portrait de femme qu'il faut absolument ajouter à la longue liste des portraits de femme que j'affectionne, des chefs-d'œuvre de la Renaissance aux photographies de Steve McCurry, en passant par La Liseuse de Fragonard (oui, c'est à la fois assez vaste et très précis). Le regard de biais, l'air songeur mais assuré : ce portrait est parfait ! Après une petite recherche, j'ai remarqué que Thomas Eakins était un prolifique et excellent portraitiste. J'ai ainsi retrouvé pas moins de cinquante-quatre portraits sur le site Web qui lui est consacré. Certains sont tout aussi fabuleux, comme ce portrait de sa femme et de son setter ou encore ce portrait de Maud Cook.

Vincent Van Gogh, La Nuit étoilée, 1888

Vincent Van Gogh, La Nuit étoilée

Les peintures de Van Gogh sont parmi les premières que j'ai découvertes, alors que je n'étais qu'un petit enfant. C'est peut-être en partie pour cette raison qu'elles me touchent toujours autant : je les connais bien, je les ai vues de très nombreuses fois. Plus que tout, j'adore ses ciels étoilés et ses champs estivaux. J'associe d'ailleurs Van Gogh au mois d'août, mon mois préféré, le mois des étoiles et des champs de blé. — Cette peinture arrive à restituer très fidèlement l'atmosphère douce et feutrée d'une nuit étoilée aux abords d'une ville (Arles), le long d'un fleuve (le Rhône), de façon telle que lorsque je la regarde, je peux m'imaginer sans peine les autres sensations qui accompagnent l'expérience : bruits tamisés, odeurs du Sud, petite brise fraîche qui caresse la peau... Les lumières citadines qui se reflètent sur l'eau se confondraient presque avec les étoiles. Dans le ciel, on voit le chariot de la Grande Ourse, un des meilleurs points de repère pour les observateurs du ciel boréal. Technique connue de tous les astronomes amateurs : si on prolonge « vers le haut » le segment qui relie Merak et Dubhe, les deux étoiles à l'extrémité du chariot, on tombe pile-poil sur Alpha Ursæ Minoris, l'actuelle étoile polaire. — Quelques mois plus tard, Van Gogh récidivera avec une autre nuit étoilée, beaucoup plus tourmentée et peut-être encore plus impressionnante, conservée aujourd'hui au Museum of Modern Art, à New York. C'est une de mes peintures favorites, mais n'ayant jamais mis les pieds à New York, je ne l'ai jamais vue en vrai. (Si un jour je visite la Grande pomme, le MoMA sera très certainement ma toute première destination après les formalités aéroportuaires.)

Claude Monet, La Pie, 1868-1869

Claude Monet, La Pie

La Pie de Claude Monet était le tableau préféré du vieux Lewis, ex æquo avec Le Condottiere d'Antonello de Messine, dont une copie en noir et blanc était (et est toujours ?) accrochée à l'un des murs de son appartement. (À chaque fois que nous discutions dans le salon, le Condottiere observait, retranché dans ses hauteurs, nous fixant de son regard fier et acéré... Mais c'est une autre histoire.) — Aujourd'hui, difficile de remettre en cause le talent de Monet et sa capacité à restituer l'impression que laisse un paysage enneigé. Pourtant, à l'époque où elle a été réalisée, cette peinture a reçu un accueil très mitigé. Il faut dire qu'en 1869, peu de monde était habitué à ce genre de tableau en totale opposition avec le carcan classique dominant. C'était le début de l'impressionnisme et Monet passait au mieux pour un avant-gardiste, au pire pour un dangereux détraqué. En page dix-huit de son Histoire des peintres impressionnistes (nouvelle édition de 1919), Théodore Duret cite une critique cinglante signée Albert Wolff et parue dans le Figaro du 3 avril 1876, très amusante à lire près de cent quarante ans plus tard : « Il y a des gens qui pouffent de rire devant ces choses-là, moi, j’en ai le cœur serré. Ces soi-disant artistes s'intitulent les Intransigeants, les Impressionnistes. Ils prennent des toiles, de la couleur et des brosses, jettent au hasard quelques tons et signent le tout. C'est ainsi qu'à Ville-Évrard des esprits égarés ramassent les cailloux sur leur chemin et croient avoir trouvé des diamants. » Un texte bien écrit, somme toute, mais complètement à coté de la plaque. Je serais presque tenté de « pouffer de rire » à mon tour ou bien d'avoir « le cœur serré » pour ce pauvre Albert Wolff, mais ce ne serait pas de bonne guerre : dans cent quarante ans, si quelqu'un venait à lire mon journal (ce dont je doute fort), peut-être serait-il lui aussi tenté de ricaner — ou bien, pire encore, d'être désolé pour moi ?

Eugène Burnand, Les disciples Pierre et Jean
courant au Sépulcre le matin de la Résurrection
, 1898

Eugène Burnand, Les disciples Pierre et Jean courant au Sépulcre le matin de la Résurrection

« On dirait un film de Mel Gibson ! » Léandra et moi ne sommes pas les deux seuls à le penser : le petit encart qui accompagne cette œuvre relève lui aussi l'aspect cinématographique du tableau (sans mentionner Mel Gibson, bien évidemment). L'œuvre révèle un passage peu connu de l'Évangile selon Jean (chapitre 20, versets 3-4) : « Pierre et l’autre disciple sortirent, et allèrent au Sépulcre. / Ils couraient tous deux ensemble. Mais l’autre disciple courut plus vite que Pierre, et arriva le premier au Sépulcre. » Pour être tout à fait exact, la scène représente le moment précis où « ils couraient tous deux ensemble », soit même pas un verset complet, puisque Pierre se fait rapidement distancer ! — J'aime bien cette peinture. L'air de rien, elle brise un certain nombre de conventions : les personnages se dirigent vers la gauche (un peu comme s'ils revenaient sur leurs pas, ce qui n'est pas dépourvu de sens, étant donné qu'ils se hâtent vers une renaissance) ; les deux têtes occupent le coin supérieur gauche du tableau, laissant la partie droite en dehors de l'attention ; tout est oblique, déséquilibré, instable... Et puis, il y a cette idée très amusante, presque cocasse, de montrer les deux disciples avant le moment central du récit (la Résurrection en tant que telle). C'est surtout ce dernier point (la capture d'un instant assez banal) qui donne à la toile son apparence quasi cinématographique. Du Mel Gibson tout craché, qu'on vous dit !

Paris [3/16] — Thalys

L & S

Connaître les livres qu'une personne emporte dans son sac à dos lors d'un voyage est-il une bonne manière d'en savoir plus sur sa personnalité ? Ça dépend... Prenez Léandra. Son exemple est très concluant. Pour ce court séjour, elle n'a emporté qu'un seul ouvrage, un assez gros livre de poche regroupant les centaines de lettres que Simone de Beauvoir a envoyées pendant près de vingt ans à Nelson Algren, son grand amour transatlantique1. Si j'ai bien compris, Léandra se sent particulièrement en phase avec ce qui est exprimé dans cette correspondance. Elle y retrouve de nombreux points communs avec son propre monde ; ce même entêtement, cette même façon de se lancer corps et âme dans ce qui est important, primordial, voire « sacré » (du moins à ses yeux) dans une vie — l'amour, l'affection, l'implication des proches, ce genre de choses... — et de ressentir une cruelle et intolérable douleur quand un de ces points considérés comme essentiels vient à manquer. Un court extrait issu de ce recueil de lettres, posté récemment par Léandra sur Facebook, permet de se faire une idée :

« En fait je prends certaines choses au sérieux, très au sérieux : l'amour, par exemple, la haine, l'amitié, la mort, quelques bons livres, quelques beaux tableaux, la vilenie de certains hommes, la générosité de certains autres, et le mal qu'on fait aux gens. Oui, prendre certaines choses au sérieux relativise l'importance des autres. Ma propre vie me paraît essentielle, puisque je n'en aurai aucune autre sur cette terre ; pourtant, je sais que je mourrai et donc elle n'est pas si importante, du moins c'est un point de vue répandu. Mais tant que je vis je peux me passionner, vous le savez, et prendre un petit nombre de choses vraiment à cœur. Et vous ? J'ai cru comprendre que vous me ressembliez. »

Dans le Thalys qui nous emmène à Paris, je feuillette cette épaisse correspondance et constate que « même dans de simples lettres d'amour, elle garde un beau style ». Mais Léandra m'explique que ces lettres ont toutes été rédigées en anglais, ce couillon de Nelson Algren n'étant pas capable de comprendre le français, et que par conséquent le vocabulaire de la romancière est beaucoup plus limité et son style moins fluide que d'habitude. (En anglais, j'aimerais tout de même avoir un phrasé aussi « limité » et aussi « peu fluide » que le sien.)

H & H

De mon côté, j'ai emporté deux livres. Le premier n'est autre que le deuxième tome de la saga Harry Potter de J. K. Rowling2, qu'on ne peut pas vraiment considérer comme reflétant ma personnalité profonde — pour autant qu'une telle chose existe. (Les mots sont dangereux : je peux parler de « personnalité profonde » comme si de rien n'était, alors que le terme ne renvoie à rien de vécu, ni de « localisé ».)

Ayant contre toute attente bien aimé les films (le troisième surtout) mettant en scène l'horripilant et légèrement neuneu petit magicien à lunettes, je m'étais mis en tête de lire les romans qui, du moins si j'en crois les quelques aficionados consultés, sont plus intéressants et plus complets que leur adaptation cinématographique. J'ai donc dernièrement acheté les trois premiers tomes de la série, mais j'ai été très déçu à la lecture du tout premier, Harry Potter à l'école des sorciers3. À tel point que j'ai dû m'armer de courage pour le terminer ! Heureusement, ce genre de littérature se lit très vite, un peu comme un roman d'Agatha Christie (mais je préfère tout de même de loin les écrits de cette dernière). Aucune surprise, aucun point saillant dans l'action ; un style plat, répétitif... Sujet, verbe, compléments ; sujet, verbe, compléments... — Dans le Thalys, un constat pour le moins paradoxal m'est venu à l'esprit : Simone de Beauvoir écrivait mieux dans une langue qu'elle ne maîtrisait pas que J. K. Rowling dans sa langue maternelle. (Léandra me dirait peut-être : « Rien d'étonnant, c'est Simone de Beauvoir. C'est une vraie romancière. » Ou peut-être ne dirait-elle pas du tout ça. Je n'en sais rien. Pour tout dire, je ne lui ai pas posé la question.)

Le premier film de la série Harry Potter est une transposition assez fidèle du roman. Il paraît que par la suite, ce n'est plus le cas : les livres grossissent et l'univers s'étoffe au fur et à mesure des volumes, si bien que les films ont de moins en moins la capacité de restituer l'entièreté de la trame narrative. À bien y réfléchir, c'est peut-être pour cette raison que je me suis ennuyé à la lecture du premier tome : parce que je n'avais pas beaucoup d'informations nouvelles à avaler. Je m'ennuyais tellement que lorsque je découvrais des éléments, même minimes, ne se retrouvant pas dans le film — la famille Dursley qui, dans sa fuite, fait une halte à l'hôtel de Carbone-les-Mines ; la rencontre de Drago Malefoy dès le Chemin de Traverse... —, je ressentais un léger regain d'intérêt : « Ha ! Voilà une nouvelle information ! », me disais-je. J'ai fini le premier tome de cette manière, en m'amusant à rechercher les quelques différences. (On s'amuse comme on peut.)

DT

Je n'ai pas ouvert le deuxième tome de Harry Potter durant ce trajet en Thalys. En fait, je ne l'ai pas ouvert du tout au cours de ce city-trip. Il faut dire que j'avais dans mon sac à dos un autre petit livre bien plus fascinant, que j'ai lu pendant nos très courts moments de répit (le train, la chambre d'hôtel...) : Je suis né un jour bleu4 de Daniel Tammet. Il s'agit d'une autobiographie que je me suis procurée dernièrement dans le cadre d'une « recherche » (c'est un bien grand mot) sur le syndrome d'Asperger, dont il était déjà question dans cet article. Afin d'avoir un premier panorama assez large de ce trouble du spectre autistique, j'ai considéré qu'il serait intéressant de consulter non seulement au moins un manuel écrit par un spécialiste du sujet5, mais aussi (et surtout) une série de témoignages plus personnels, rédigés par des personnes « atteintes » de ce syndrome.

Parmi celles-ci, Daniel Tammet est un cas très spécial, dans la mesure où il est en outre doté d'une mémoire et d'une faculté de traitement de l'information totalement exceptionnelles, que l'on qualifie parfois sous le nom de « syndrome du savant ». Il est ainsi capable de trouver en quelques secondes la réponse à des calculs hors de portée du commun des mortels, comme 37 élevé à la puissance 5, dont la réponse, 69 343 957 (rien que ça !), lui apparaît naturellement par synesthésie : il voit « un grand cercle, composé de petits cercles qui tournent dans le sens des aiguilles d'une montre, depuis son sommet » ; ou bien 13 divisé par 97, à savoir 0,134..., qu'il peut visualiser environ jusqu'à la centième décimale6. Il est aussi excellent en calcul calendaire, ce qui explique le titre poétique (et de prime abord assez énigmatique) de son livre : il est né le 31 janvier 1979, qui lui apparaît comme un jour bleu ; il sait donc que c'est un mercredi, car tous les mercredis sont bleus (!). Il peut aussi apprendre une langue en un temps record (il en maîtrise aujourd'hui une douzaine, dont l'islandais qu'il a appris en... une semaine !) ou encore de mémoriser et de traiter tout un tas d'informations très rapidement et sans se tromper, comme par exemple les nombreuses valeurs présentes dans divers jeux de cartes et les probabilités associées (c'est un tueur au Blackjack, comme Kim Peek/Rain Man). Plus impressionnant encore, il a été capable de retenir, pour ensuite la réciter devant un public, une très longue séquence de Pi, jusqu'à la 22 514e décimale : un record européen, mais loin derrière celui d'un certain Chao Lu (actuellement, l'Asie occupe les premières places du classement).

Ce qui m'a le plus fasciné dans le témoignage de Daniel Tammet, ce n'est pas tant ses exploits que le regard, à la fois précis, original et hypersensible, qu'il porte sur le monde, et plus particulièrement sa façon de voir les nombres. Ceux-ci sont ses amis depuis sa plus tendre enfance ; ils forment des paysages mentaux colorés et multiformes qui peuvent s'avérer d'une très grande beauté. Ils ont toujours constitué pour lui une sorte de refuge calme et logique, loin du bruit assourdissant du monde extérieur. Au tout début du livre, il explique par exemple qu'il voit dans le nombre 1 quelque chose de très brillant, « comme quelqu'un qui dirige le faisceau d'une lampe torche directement dans les yeux », que 37 est « grumeleux comme du porridge » et que 89 « rappelle la neige qui tombe »7. Dans le chapitre 10 consacré au nombre Pi, il écrit : « Quand je regarde une suite de nombres, ma tête se remplit de couleurs, de formes et de textures qui s'accordent spontanément entre elles pour former des paysages. »8 Même les personnes qu'il rencontre lui font penser à un nombre.

Parallèlement à ses paysages mentaux fantastiques, il possède toutes les caractéristiques plus « banales » du syndrome d'Asperger (à force de lire sur le sujet, je commence à bien les connaître). Il a besoin de routines strictes : par exemple, il faut qu'il mange 45 grammes de porridge au petit-déjeuner... Pas 44, ni 46, mais 45 précisément, raison pour laquelle il possède une balance électronique. Il a du mal avec les situations nouvelles, non prévues, et n'est d'habitude pas trop à l'aise dans les interactions sociales, mais il a l'air de s'en sortir admirablement bien aujourd'hui. Il a plus facile de saisir les détails que d'appréhender une vue d'ensemble. Il a également une compréhension très littérale du langage et ne comprend pas instinctivement les implicites : « Si une personne me dit : "C'est une mauvaise journée", j'ai appris que l'interlocuteur attendait que je lui dise quelque chose comme : "Ah, vraiment ?" avant de demander pourquoi c'est une mauvaise journée. »9 (En cela, il ressemble très fort au mathématicien Paul Dirac qui ne répondait à une question que si c'était vraiment une question10.)

Daniel Tammet a écrit deux autres livres, Embracing the Wide Sky (qu'il a lui-même traduit en français avec l'aide de son actuel compagnon de nationalité française) et Thinking in Numbers. Il faudra que je me les procure à l'occasion, à côté d'autres témoignages d'autistes de haut niveau.

De quoi étais-je censé parler déjà ? Ha oui, de Paris !

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1 Simone de Beauvoir, Lettres à Nelson Algren, Paris, Gallimard, 1999. Les 304 lettres qui composent ce recueil s'espacent de 1947 à 1964. L'éditeur n'a à ce jour pas reçu l'autorisation de publier les réponses d'Algren, ce qui est un peu dommage.
2 J. K. Rowling, Harry Potter et la Chambre des secrets, Paris, Gallimard Jeunesse, 1999 (2007 pour la présente édition de poche). Traduit de l'anglais par Jean-François Ménard.
3 J. K. Rowling, Harry Potter à l'école des sorciers, Paris, Gallimard Jeunesse, 1998 (2007 pour la présente édition de poche). Même traducteur.
4 Daniel Tammet, Je suis né un jour bleu. À l'intérieur du cerveau extraordinaire d'un savant autiste, Paris, Éditions des Arènes, 2007. [Born on a Blue Day, 2006.] Traduit de l'anglais par Nils C. Ahl.
5 À savoir : Tony Attwood, Le syndrome d'Asperger. Guide complet. 3e édition, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2010. Traduit de l'anglais par Josef Schovanec. Il sera sans doute question de ce guide dans un autre article.
6 Daniel Tammet, op. cit., p. 13.
7 Ibidem, p. 11.
8 Ibidem, p. 224.
9 Ibidem, p. 103.
10 Anecdote assez célèbre : Paul Dirac donne une conférence à l'université du Wisconsin à Madison. Au moment des questions, quelqu'un lève la main et déclare : « Professeur, je n'ai pas compris l'équation dans le coin supérieur droit du tableau... » Dirac reste impassible et muet. Après un long moment de silence embarrassant dans l'auditoire, le modérateur demande finalement à Dirac s'il ne veut pas répondre à la question. Réponse laconique de ce dernier : « Ce n'était pas une question, c'était un commentaire. » (Graham Farmelo, The Strangest Man: The Hidden Life of Paul Dirac, Quantum Genius, London, Faber & Faber, 2009, p. 161-162.)

Paris [2/16] — Vie à crédit

Au cours de la soirée du 12 mars dernier, je discutais avec Léandra des quelques dépenses effectuées en vue de notre prochain séjour à Paris : le montant de notre aller-retour en Thalys (220 euros) et de nos places de théâtre (46 euros) avait alors déjà été ponctionné sur ma MasterCard, mais pas le coût de l'hébergement (près de 81 euros). « Je suppose que l'auberge ne prélèvera l'argent que le jour même du départ », avais-je dit à Léandra. À ce moment précis, j'ai réalisé que l'auberge ne pourrait pas prélever la somme demandée le jour du départ, car le solde de ma carte de crédit serait alors aussi aride que les sept fontaines, du moins avant que le Grand Schtroumpf, avec l'aide de Rachel la sympathique sorcière, ne mette fin à la terrible malédiction touchant la terre d'Aldebert de Baufort1 : des 1900 euros disponibles mensuellement, il ne restait plus qu'une vingtaine de centimes. (Je le savais très bien car je venais de retirer en liquide les quatre dernières centaines d'euros restantes.) Je n'avais tout simplement pas pris en compte le fait que j'avais encore quelque chose d'important à payer avec ma carte de crédit. J'avais en tête que toutes les dépenses pour Paris étaient déjà réglées. À partir de ce moment de la soirée, mes pensées ont formé une de ces horribles boucles dont mon esprit a le secret : et si nous apprenions le jour même que notre réservation a été annulée ?... Mais non, ils ne feraient pas ça ; nous pourrions toujours régler la somme sur place, en liquide ou avec une autre carte de paiement... Oui, mais si l'auberge nous signalait tout de même que notre réservation a été annulée et que notre chambre a d'ores et déjà été donnée à d'autres personnes ? Ils vont très certainement essayer de ponctionner la somme, mais n'y arriveront pas, et donc... Mais non, ils ne feraient pas ça, etc. J'ai imaginé, en arrière-plan de la conversation avec Léandra, beaucoup de scénarios-catastrophes, le pire de tous étant peut-être celui où nous errions toute la nuit dans la capitale française à la recherche de soirées de plus en plus glauques, avec pour unique objectif de nous maintenir éveillés. Léandra a vite remarqué que je semblais soucieux et j'ai donc fini par extérioriser ma lancinante discussion intérieure. Elle m'a tout de suite rassuré en me disant qu'au pire, on trouverait une autre solution sur place. Oui, c'est sûr, au pire, on trouvera toujours une solution sur place. C'est Paris, pas Walkabout Creek... Logique, pas de quoi fouetter un chat. Et je me suis un peu détendu.

Cette affaire n'est pas anecdotique : c'est l'histoire, très concrète, de ma façon de gérer l'argent, c'est-à-dire n'importe comment. C'est un comportement qui plonge ses racines, du moins en partie, dans un certain « héritage » familial... Lorsque j'étais enfant, ma famille proche était assez pauvre mais prodigue (surtout avec les enfants), et pas du tout du genre à faire des budgets. J'ai toujours vu mes parents et mes grands-parents s'en sortir avec des chiffres négatifs, sans que cela ne pose réellement problème. Les chiffres plus bas que zéro (les découverts bancaires et les petits prêts à la consommation) nous ont toujours permis de vivre, d'année en année, sans ressentir la privation. A contrario, le concept d'épargne n'existait quasiment pas dans la famille : si on n'avait pas d'argent sur un compte courant, on n'avait pas d'argent du tout ; et si on était en négatif sur ce compte-là, on était vraiment en négatif. — Un souvenir d'enfance revient à la surface de ma mémoire, avec une multitude de détails. (Mais c'est tout de même un très vieux souvenir, sans doute partiellement reconstruit, à considérer avec beaucoup de précaution donc !) Je devais avoir une dizaine d'années. Alors que ma grand-mère maternelle faisait, comme chaque vendredi en fin d'après-midi, ses courses au Delhaize du village, quelqu'un lui avait substitué en douce son portefeuille, dans lequel se trouvait sa carte bancaire et... son code secret écrit sur un papier ! J'étais avec elle dans le magasin mais, tout comme elle, je n'ai rien vu. En début de soirée, se rendant compte, après un coup de fil à sa banque, que sa carte avait été directement utilisée pour acheter du matériel Hi-Fi et vidéo (à hauteur de quelque 80 000 francs belges, si mes souvenirs sont bons), ma grand-mère, assise à la table de la salle à manger, s'était mise à paniquer et à pleurer, entourée de ma maman et de ma tante, qui tentaient tant bien que mal de la réconforter. Je me souviens très précisément de l'attitude de mon grand-père à cet instant-là : dans le fauteuil du salon, il restait de marbre, presque ennuyé par la situation, comme si rien d'important ne s'était passé. Il s'est ensuite tourné vers ma grand-mère et lui a lancé : « Il ne faut pas pleurer pour si peu. Ce n'est pas grave, ce n'est que de l'argent. » Il ne la consolait pas vraiment ; il semblait plutôt irrité par le fait qu'on puisse être affecté par une simple perte pécuniaire.

Le fait d'être toujours fauché — ou, vu de l'autre côté du miroir, de dépenser tout ce que j'ai à ma disposition — m'a toujours semblé naturel. Ce n'est que très tardivement que j'ai compris que de nombreuses personnes pouvaient avoir de l'argent sous forme d'épargne, de l'argent dormant. Encore aujourd'hui, j'ai beaucoup de difficulté avec cette idée. J'ai un compte d'épargne, mais je n'arrive que très rarement à l'alimenter (actuellement, il contient exactement 3 centimes, sorties d'on ne sait où). D'ailleurs, je ne vois pas tellement l'intérêt de l'alimenter, un peu de la même manière que je ne vois pas l'intérêt d'être propriétaire. Pour tout dire, c'est l'inverse qui constitue la règle chez moi : je vis constamment à découvert et à crédit ; je vis avec de l'argent qui ne m'appartient pas encore. Je demande tous les mois une avance sur salaire à mon travail et il m'arrive aussi quelquefois de reprendre de l'argent avec ma carte de crédit pour directement le placer sur mon compte courant, de manière à ne jamais être pris en défaut de paiement (car, assez paradoxalement, je déteste ne pas être capable de payer ce que je dois payer). Il s'agit là somme toute d'une forme légère et contrôlée d'endettement permanent. Étant donné que j'ai un salaire décent, je pourrais facilement mettre un terme à cette situation si je faisais un peu plus attention (par exemple si j'arrêtais de me procurer de nouveaux livres tous les mois de façon compulsive, si je n'achetais pas constamment de nouveaux jeux pour moi ou pour Gaëlle, ou encore si je dépensais moins dans les cafés et les restaurants). Mais je n'y arrive pas. Je suis incapable de tenir un budget. Je suis incapable de garder de l'argent. C'est la vie. (Je ne suis pas en train de me plaindre, je fais simplement un constat.)

Tout cette digression pour finalement mentionner qu'une heure et quatre minutes avant de prendre mon Thalys, ce samedi 14 mars 2015 à 7 heures 36 du matin, j'ai reçu un courriel automatique du site Web Booking.com qui a eu pour effet d'accélérer considérablement mon rythme cardiaque. Très anxieux par rapport au contenu du message, il ne m'a fallu que quelques secondes pour appréhender l'information : évidemment, le numéro de carte de crédit que j'avais fourni n'avait pas pu être utilisé pour garantir ma réservation. Celle-ci n'était pas encore annulée, mais il fallait que je prenne rapidement les dispositions nécessaires : contacter ma banque ou bien notre hébergeur. J'ai donc téléphoné directement à ce dernier, « Smart Place Paris », un mélange d'auberge de jeunesse et d'hôtel, à deux pas de la gare du Nord. J'ai expliqué au réceptionniste mon problème de manière très confuse et d'un ton bégayant, mais il a tout de même compris où je venais en venir, puisqu'il m'a directement répondu : « Ce n'est pas grave. Je garde la réservation et vous payerez le montant à votre arrivée, en fin de matinée. Vous pourrez même en profiter pour déposer vos sacs à la réception. » — Donc : problème résolu. Comme souvent, la situation ne méritait pas autant d'angoisse.

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Peyo, La Guerre des sept fontaines, Dupuis, 1961. À coup sûr un des meilleurs albums de la série Johan et Pirlouit avec La Source des dieux (1957) et La Flûte à six schtroumpfs (1960).