La marée d'émotions qui déferle sur les réseaux sociaux depuis le sordide attentat contre Charlie Hebdo du 7 janvier dernier reste pour moi en grande partie un mystère : je n'arrive pas vraiment à comprendre comment il est possible de s'épancher autant. Tout au plus ai-je fini par apercevoir, avec certes beaucoup de difficulté, qu'il s'agissait d'une forme de communion ; quelque chose comme la manifestation d'un sentiment flou et rassurant d'appartenance — mais d'appartenance à quoi exactement ?
Cette communion, je l'ai observée, non pas de très haut, mais en tout cas de très loin : j'aurais bien été incapable d'y prendre part d'une quelconque manière ; de fondre en larmes publiquement, d'aller manifester ma tristesse ou de me rallier à un slogan fédérateur. Je n'en vois de toute façon pas l'intérêt : à quoi diable cela servirait-il de submerger d'émotions ma petite parcelle de vie, réelle comme virtuelle ? Pour tout dire, je trouve ce cirque assez dangereux : on s'émeut et on oublie toute rigueur, toute distance critique, toute possibilité d'analyse à froid des événements.
Je suis incapable de communier, donc. Je déteste les hashtags. Je déteste les mouvements de masse. Je déteste les grand-messes et les unions sacrées. Je déteste les foules où l'on se noie. Je déteste les adhésions de circonstance. — Je déteste perdre le contrôle de mes sentiments, surtout si c'est pour mélanger ceux-ci à une soupe idéologique mal définie, récupérée par n'importe qui pour dire ou faire n'importe quoi.
Mon cœur, je le garde pour la musique et pour la poésie ; pour l'amour et pour l'amitié. Pour tout le reste, je préfère continuer à utiliser mon néocortex.
Actuellement, sur le plan des discours lus et entendus de toutes parts, je ne me retrouve plus ou moins que dans quelques rares textes. Ces rescapés du naufrage passionnel de ces douze derniers jours, je les ai dénichés la plupart du temps en lorgnant du côté des milieux anarchistes et libertaires (ou en tout cas chez des personnes dont je considère le discours comme proche d'une pensée anarchiste, de gauche radicale, très critique vis-à-vis de tout ce qui s'apparente même de très loin à un compromis avec le pouvoir et les médias de masse). C'est chez eux que j'ai relevé le plus de sang-froid et de recul par rapport à ce qui est en train de faire rapidement son chemin dans l'opinion publique en Europe, à savoir l'acceptation d'un État de plus en plus sécuritaire, une restriction des libertés, une vision en noir et blanc de la société, une réaffirmation du choc des civilisations, le tout sur fond de néolibéralisme déjà bien ancré et de consumérisme absurde (cf. cette foule innombrable qui s'est tout à coup déployée dans les librairies pour acheter un exemplaire du « numéro des rescapés »).
(On lira par exemple le jubilatoire « Je ne suis pas Charlie et je t'emmerde » sur le site Web de la base de données anarchistes « Non Fides » ou bien encore les articles « Aux fossoyeurs de tous bords » et « La grande essoreuse », tous deux publiés sur le site Web d'Article111. « Le plan Vigipirate appliqué à la pensée. Des bruits de bottes dans les cerveaux », y lit-on notamment : une belle formule écrite avant même que les horreurs qui sont à la tête du gouvernement fédéral belge, entre autres personnes publiques peu recommandables, ne ressortent le grand jeu pitoyable de l'armée dans les rues.)
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1 Le 5 décembre 2013, Olivier Cyran avait publié sur Article11 un article au long cours intitulé « "Charlie Hebdo", pas raciste ? Si vous le dites... » [url], que le comité de rédaction de ce site Web a dû tout récemment assortir du post-scriptum suivant : « à tous ceux qui estiment que cet article serait une validation a priori de l’attaque terroriste ignoble contre Charlie hebdo (ils l’auraient bien cherché), la rédaction d’Article11 adresse un vigoureux bras d’honneur. Charognards ! »