Dendermonde

Contre un des murs du Potemkine, à l'une des tables du fond, une Chimay bleue posée devant lui, l'air sombre et concentré, il a le nez plongé dans un magazine de sport et la tête prisonnière de ses deux grosses mains.
« Salut biloute ! »
Il sursaute.
« Ha, putain, tu m'as fait peur ! Ça va toi ? »

Vinge a l'air beaucoup plus sérieux et stable que d'habitude. Mais il n'a pas changé, m'explique-t-il. C'est simplement un comportement qu'il s'est imposé : « Je ne fais plus n'importe quoi. Je n'ai pas envie de devenir un clochard buvant des Cara Pils du matin au soir ! » Et puis, il habite dans une petite ville de province désormais, en compagnie d'une femme qui place de sérieuses barrières à ses beuveries et qui fixe des horaires assez stricts : deux soirées par semaine en dehors de la maison, retour à dix heures et demie maximum, etc.
« Tu l'as rencontrée où, ta compagne ?
— À un guichet de banque !
— À un guichet de banque ?
— Ouais, ouais, à un guichet de banque.
— Elle était dans la file ou au guichet ?
— Dans la file. Je faisais le mariole, elle s'est énervée, alors je lui ai proposé d'aller boire un verre. Tu vois ? Faut jamais désespérer dans la vie ! »

Il s'est acheté, sur un coup de tête, un tout petit terrain sur lequel il cultivera des patates et plantera des arbres fruitiers (framboisiers, noisetiers...). « Je fume et je bois toujours un peu trop, même si je me mets des limites. Ce matin, j'ai dû courir pour avoir mon train. J'ai cru que j'allais crever ! Deux heures qu'il m'a fallu pour m'en remettre... Au boulot, je soufflais encore ! Alors je me suis acheté un terrain pour jardiner et me remettre en forme, et pour me calmer aussi, ouais... Je pourrai toujours le revendre, de toute façon ! »
À la Porteuse d'Eau. Il me parle de personnes qu'il ne connaît pas, qu'il n'a même jamais vues mais dont il note les comportements sur Facebook... « Je ne suis pas si bourrin que ça, tu sais, me déclare-t-il. Je suis plus malin que j'en ai l'air ! J'observe ! Et puis, je note tout ! Je tiens des fiches ! »

Dans le cerveau de Vinge subsistent, très bien conservés, les vestiges d'une droite belgicaine d'un autre temps : un libéralisme à l'ancienne auquel il n'a jamais cru bon d'ajouter le préfixe « néo ». Vinge est un nostalgique de la Belgique unitaire, de la Banque de Bruxelles et de la figure de l'honnête petit épargnant qui prend part à l'économie nationale. L'avenir, il le voit constellé de coopératives : il me tend son magazine et me fait lire un article consacré à des supporters qui ont sauvé leur club de football de la faillite en réunissant lentement la somme nécessaire à sa préservation. « Moi, je crois à ce système ! J'aime un projet ? Je le soutiens financièrement, ouais, ouais ! C'est comme ça qu'on devrait faire pour ArcelorMittal ! Que ceux qui veulent que la sidérurgie wallonne survive payent pour sa sauvegarde ! Tu ne crois pas ? C'est vrai, non ? J'ai tort ? »

Je le raccompagne jusqu'à la gare. Pas de train en vue avant quarante minutes. « Merde, je me suis gouré. Elle ne va pas apprécier ! » D'ailleurs, alors que nous buvons un dernier verre (une pils) au très triste Café de la Gare (où est diffusé le match Milan-Barcelone, qu'un contrôleur de train solitaire regarde attentivement sans dire un mot), « elle » lui envoie un message de remontrance : « Je ne vais pas t'attendre pendant des heures comme une débile à la gare ! » Il me raconte ce grand moment de solitude où, revenant d'une soirée, il s'était endormi dans le train, avait loupé son arrêt et s'était réveillé environ cinq heures plus tard, à Dendermonde, alors qu'une équipe de la SNCB débarquait dans la rame pour la nettoyer. Elle n'était pas contente, paraît-il. Depuis lors, il se tient à carreau.

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