Ce lundi, assis sur un banc en attendant ma correspondance sur le quai de la gare des Guillemins à Liège, je m’amuse à lancer des petits morceaux de pain au chocolat à un pigeon qui se trouve à un mètre de moi (je ne lui lance pas mon café noir car ce serait du gâchis, et pour moi et pour le pauvre animal). J’effectue mon habituel "test de confiance" en lançant des morceaux de plus en plus près de mes pieds, ceci afin d’obtenir une réponse à la question : jusqu’où (autrement dit : jusqu’à quel niveau de danger) se permettra d’aller mon ami le pigeon pour bouffer ces ridicules petits morceaux de nourriture ?
Bref, je me demande comment fonctionne sa petite cervelle. Je me dis que, malgré sa relative idiotie, le pigeon dispose d’une sorte de mécanisme de réflexion primaire prenant en compte le risque par rapport au profit... Ainsi, quand le pain est loin de mes pieds, le pigeon ne montre aucun signe de réticence : le risque de se faire attraper/tuer est proche de zéro et le gain est appréciable. Dans la zone proche de mes pieds, le pigeon (du moins celui-là) ne se risquera jamais : le danger est beaucoup trop élevé par rapport au gain. (Question annexe : serait-il venu à mes pieds si le morceau avait été plus gros ? Autre interrogation : a-t-il compris que j’allais finir par m’en aller et simplement attendu ce moment, afin de supprimer complètement tout risque ?) Enfin, il y a la "zone d’entre-deux", formée par une assez mince bande circulaire moins proche de mes pieds mais néanmoins assez proche de moi pour être considérée par le pigeon comme faisant partie de ma "zone de contrôle". Je ne suis pas sûr que l’oiseau ait poussé sa "réflexion" jusqu’à ce point mais c’est en tout cas ce que son comportement traduit. Dans cette zone, l’expérience devient amusante car le pigeon expérimente ! Sa stratégie est forcément très limitée : pas question pour le volatile de m’induire en erreur, de me distraire ou d’agir en compagnie d’autres pigeons... Non, rien de tout ça : le pigeon lorgne – ce n’est pas vraiment le bon terme, je m’en rends compte – le moindre de mes mouvements, se rapproche pour picorer, recule immédiatement après avoir récupéré le morceau de pain. Il compose une sorte de danse grotesque pour... pas grand-chose en fait. Car Monsieur l’oiseau ne risque rien avec moi (j’adore les oiseaux).
En résumé : le pigeon est un peu con.
Il en va tout autrement pour le corbeau.
Car le corbeau est très intelligent.
À la suite de l’histoire du pigeon de ce matin, je me rappelle qu’hier soir à la Maison du Peuple, après le passage de deux horribles petits chiens qui posaient leurs pattes sur les genoux des clients, Andrew et moi avons brièvement discuté d'expériences d’éthologie.
Andrew mentionna le cas des corvidés super-intelligents, et plus précisément l’expérience du corbeau (ou plutôt de la pie, après vérification par Andrew lui-même) capable de déceler une pastille placée sous sa tête en se regardant dans un miroir [la vidéo] : une preuve que ces putain d’oiseaux sont capables de se reconnaître et possèdent une certaine perception d’eux-mêmes, appelée "conscience de soi". Enfin, seules certaines pies y arrivent, comme le montre la vidéo. Toutes les pies ne possèdent pas la même intelligence (certaines attaquent le miroir, par exemple, en croyant y voir un concurrent). Bref : dans le règne animal comme chez les humains, certains individus sont plus intelligents que d'autres... Bah ouais.
De manière plus générale, peu d’animaux sont capables de cet exploit du miroir, en dehors des humains évidemment : certains singes y arrivent, ainsi que les orques, les dauphins, les éléphants (!) et, si l'on en croit ce site, les porcs également, partiellement (!!). Si je montre un miroir à un chat, à un chien ou à un pigeon préalablement marqué, l'animal ne va rien comprendre. Au mieux, il va être intrigué mais ne se reconnaîtra sans doute pas. En tout cas, j’en suis presque certain dans le cas du pigeon. La prochaine fois que j’en verrai un à la gare, pour en être sûr, je ferai le test (les gens vont encore me prendre pour un fou).
L’expérience la plus intrigante que j’ai vécue avec des corvidés s’est déroulée il y a presque dix ans, lorsque j’étais encore à l’université. Je situerais l’événement plus ou moins aux alentours de l’année académique 2002-2003. À l’époque, je vivais en colocation avec Arnold, un pote d’école secondaire qui faisait des études de polytechnique. Notre appartement se situait à Uccle, à un quart d’heure à pied du campus. Entre ce dernier et notre logement, se dressait le Bois de la Cambre. Ce jour-là, comme tous les jours ou presque, je me rendais aux cours en empruntant un sentier qui traversait ledit bois. Je mangeais un sandwich au filet américain (les Français disent "steak tartare", nous disons les deux) et j’eus l’idée d’en donner quelques bouts à deux ou trois corneilles qui trainaient sur le bord du chemin. Deux minutes plus tard, environ dix corneilles me suivaient, attendant que je lache un morceau de viande. Dix minutes plus tard, une trentaine de corneilles – je n’exagère pas ! – étaient "à mes trousses", à une distance respectable. Elles étaient clairement là pour les bouts de sandwich. Si ça n’avait été qu’une histoire de poursuite de sandwich, je ne l’aurais pas retenue mais la fin est intéressante... et flippante : les corneilles s’arrêtèrent net à l’orée du bois mais ne partirent pas. Elles s’installèrent toutes sur une branche d’arbre et commencèrent à croasser à l’unisson. J’aurais juré qu’elles me jaugeaient de loin, du haut de leur arbre, et que de cette manière, elles marquaient une sorte de territoire (le bois), sur lequel elles exerçaient leur juridiction, à la fois sur les hommes et sur les autres animaux inférieurs. Impossible de ne pas penser aux Oiseaux de du Maurier/Hitchcock. Ou au Corbeaud’Edgar Allan Poe.
* * *
Le soir, je suis de retour au badminton à Ixelles, sans en avoir réellement la motivation. Je quitte le travail une heure plus tôt pour être bien à l’heure : j’arrive même à l’avance. Avant de jouer, à la buvette, je prends une 33. Le serveur, un gars qui s’appelle lui aussi Hamilton (je le nommerai Hamilton III pour plus de facilité), est du genre "Ouais, on s’amuse à donf ! Ambiance !" (texto ou presque). En conséquence, il adore les pires merdes musicales, comme un certain Keen'V qui reprend "À la pêche aux moules" (mon dieu !). "C’est trop kiffant !", dira-t-il, mais il ne l’a "pas sur sa playlist" (ooooh, comme c’est dommage !).
Hamilton III a déménagé. Il me dit que son voisin de palier me ressemble comme deux gouttes d’eau : cheveux courts, barbe mal taillée, yeux bleus, lunettes, taille identique... Au début, il a même cru que c’était moi. Il me dit aussi que la copine dudit voisin est super mignonne (Hamilton III : "Y a des fois où je regrette qu’elle ne se trompe pas d’étage", haha, humour, humour !) et que son chien a fait pipi partout dans le couloir. La ressemblance avec le voisin s’arrête donc au physique.
Présents entre autres sur les terrains : Mary, Walter et Toine. Sur le banc : Lewis. Anecdote : quand un badiste (un des plus sympas du club) raconte qu’il s’entraîne pour le marathon de Bruxelles, Lewis est obligé de rajouter d’un air docte : "Oui, oui... Le marathon... Saviez-vous que la distance du marathon a été augmentée de quelques centaines de mètres pour faire plaisir à la Couronne d’Angleterre, qui voulait voir les athlètes défiler sous sa fenêtre ?" (et en plus c'est vrai, merde !). Nous jouons des doubles sans trop de conviction. Je joue un simple mais c’est encore pire. Je finis par me retrouver très vite à la buvette avec Lewis, puis Mary, puis Walter et Toine.
Le vieux Lewis est en couple pour le moment, mais j’avais mal compris la première fois qu’il m’en avait parlé au téléphone. Je suis presque certain qu’il m’avait dit qu’il s’agissait d’une Réunionnaise, mais pas du tout : c’est une Liégeoise qui habite près de Charleroi et qui est actuellement en voyage d’affaire en République dominicaine. Elle a, d’après Lewis, la fin de la cinquantaine ou le début de la soixantaine.
Lewis coupe les conversations, comme d’habitude. Il pose sa question du jour, comme d’habitude. S’adressant à Mary, il lui demande (il s’agit presque d’un mot à mot) : "Si tu rencontrais un jeune homme beau, intelligent, au front haut, et s’il te demandait si tu sais ce qu'est le Talmud, que répondrais-tu ?". Mary : "Oui ?". Lewis : "Ha ! Une réponse intéressante que celle-là !". Le raisonnement de Lewis est tordu. Face à une question qui décontenance, il y a trois réponses principales : l’apitoyant "Non, je ne sais pas, moi ! Pourquoi me posez-vous cette question ?", qui signifie que la personne est dominée. La réponse de Mary, catégorique, qui signifie au contraire l’esprit de direction, de domination. Et l’intermédiaire : "Je ne sais pas mais je vais me renseigner", un sage compromis. Oui, oui, oui... Il ne peut pas s’en empêcher, c’est plus fort que lui ("Plus fort que lui" est une subtile tentative de jeu de mot sur son prénom, haha, humour, humour !).
Mary est déchaînée aujourd’hui. Elle me dit que je lui ai manqué et que je présente mieux avec une barbe (mouais, je trouve aussi mais bon...). Puis on parle de médicaments. Lewis mentionne une alternative au Motilium mais ne trouve plus le nom du médoc. Mary : "C’est le Buscopaaaaan ! Vi, vi !". Lewis : "Mais non". Mary : "Tu te tais maintenant, Lewis ! C’est le Buscopaaaaan et pi c'est tout !". Elle est géniale, aujourd’hui, Mary. Elle pratique avec aisance le meurtre symbolique du père.
Walter, Mary et moi terminons la soirée au Corto, en terrasse (même quand il fait un peu froid, les fumeurs préfèrent rester en terrasse). Je ne sais plus de quoi nous avons parlé. Mary me reconduit jusque chez moi, en voiture s’il vous plaît, et puis c’est tout.