Contre-courant

Comment de tels albums n'ont-ils pas eu de succès ? — La question est plutôt : comment auraient-ils pu en avoir ? Comment une flèche lancée par-delà un océan pourrait-elle atteindre immédiatement sa cible ?

Les deux derniers albums de Talk Talk sont d'immenses points d'interrogation lancés à la face du monde : comment ce groupe a-t-il réussi à parcourir une si grande distance en si peu de temps ? En 1984, soit seulement quatre ans avant la sortie de Spirit of Eden, Talk Talk était encore embourbé dans un son new wave gorgé de synthétiseurs, que je ne peux aujourd'hui apprécier qu'avec une oreille nostalgique : oui, des tubes comme « Such A Shame » ou « It's My Life » ont bercé mon enfance et je pourrais même danser à leur écoute (comme je pourrais aussi le faire sur « Maid of Orleans » d'OMD, par exemple), mais qu'est-ce qu'ils ont vieilli ! Ces morceaux ont tellement été imprégnés de leur époque qu'ils s'y sont définitivement noyés. Ils se sont noyés dans les Eighties et si, aujourd'hui, je ressortais l'album It's My Life de sa pochette, je sentirais à coup sûr avant toute chose l'odeur laissée par le temps qui passe — une odeur de décomposition : ce cadavre est le témoignage d'une époque morte et révolue.

Il en va tout autrement pour Spirit of Eden (1988) et Laughing Stock (1991), diptyque expérimental improbable qui n'a pas pris une seule ride. Tout ce qui avait été fait auparavant au sein du groupe, absolument tout, est délaissé au profit de quelque chose de résolument nouveau. Je suis d'une admiration sans borne pour ce genre de travail, un travail de remise en question complète et radicale du passé (autrement dit, en l'occurrence, de ce qui avait fait le succès). Le point de non-retour est atteint dès les premières secondes de « The Rainbow », premier morceau de Spirit of Eden, dès les premières notes de cette trompette perdue au milieu de nulle part, dès l'avènement de ces cordes lugubres et inquiétantes qui sèment une curieuse ambiance, et qui avertissent aussi : « Oui, les amis, ça va être très différent de ce qui était prévu et vous allez devoir vous accrocher ! » (Je m'imagine avec un rien de sadisme la difficulté d'adaptation de certains fans de la première heure.) Et puis, il y a cette guitare qui surgit tout à coup. Et puis, juste après, cet harmonica qui assume tout l'héritage du folk et du blues... Et puis cette batterie qui n'a plus rien à voir avec les boîtes à rythmes de la new wave, une batterie jazz qui semble terriblement libre si on la compare aux anciennes compositions. Et puis encore ce piano discret. Et puis, à partir de la quatrième minute, cette envolée qui ne dure que quelques secondes. — Et... tout le reste de l'album est de la même qualité : le motif de guitare répétitif de « Eden » qui annonce Mogwai avec dix ans d'avance, les chœurs religieux de la cathédrale de Chelmsford brièvement entendus dans la superbe « I Believe in You » (une chanson contre l'héroïne), etc., etc., etc.

The Rainbow by Talk Talk on Grooveshark
I Believe in You by Talk Talk on Grooveshark

Talk Talk aurait pu s'arrêter là, mais non. Après l'expérimentation de Spirit of Eden, le groupe persiste et signe avec un chef-d'œuvre atemporel (pour autant qu'une telle chose puisse exister) : Laughing Stock, terme qui en anglais désigne un objet de moquerie, quelque chose que l'on tourne en ridicule, que l'on ne peut pas réellement prendre au sérieux (une très belle ironie que ce titre, donc). L'album est sorti sept mois après Spiderland de Slint, ce qui me ferait presque dire, si j'osais vraiment aller jusqu'au bout de ma partialité crasse, que la meilleure musique de la fin du millénaire date de 1991 et contient toujours six morceaux qui peuvent presque s'écouter comme s'ils n'étaient que deux : comme pour Spiderland, il faut écouter Laughing Stock d'une traite, du début jusqu'à la fin, avec un courte pause au milieu si l'on dispose de la version vinyle. À l'écoute de la face A, on ne pourra que rester médusé face au concentré de talent contenu dans la seule « Ascension Day », perle parmi les perles, fragile équilibre entre douceur et hargne, qui plonge ses racines des décennies en arrière (à nouveau cet harmonica blues !), mais qui projette aussi ses plus hautes branches loin, très loin dans un rock du futur fait de guitares froides et chirurgicales, avec sa fameuse rupture abrupte finale (à chaque fois que j'entends la façon dont cette chanson se termine, je ne peux m'empêcher de rire aux éclats). Et au milieu de la face B, ce « New Grass » avec sa batterie cardiaque, ses guitares aériennes, son orgue... son orgue qui s'élève tout à coup, suivi d'un piano mélancolique et minimaliste, juste assez présent pour remplir les silences... Cette chanson est-elle triste ? Je l'écoute souvent dans le train tout en regardant le paysage défiler à toute allure et c'est une sorte de bonheur flottant que j'expérimente alors. Mais je ne suis peut-être pas un bon exemple, car je fais partie de cette caste de personnes qui trouvent facilement dans la tristesse une forme particulière de bonheur.

Ascension Day by Talk Talk on Grooveshark
New Grass by Talk Talk on Grooveshark

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