Un samedi soir au bowling, avec Gaëlle, mes parents, Lazlo, Greg (un collègue de mon père), Stefan et Piotr (ses deux petits-enfants, plus ou moins du même âge que Gaëlle). Les trois gamins jouent sur la première piste, dont les rigoles ont été astucieusement supprimées grâce à deux traverses (les bumpers, dans le jargon). Ma mère, Greg et moi jouons sur la deuxième piste, sans bumper (faut pas déconner). Mon père ne joue pas, évidemment. Lazlo non plus.
(Non, je n'ai toujours pas eu le temps de débuter mes cours avec ma toute nouvelle boule — de bowling — et je suis donc toujours aussi nul !)
Piotr commet une grave erreur : il s'élance sur la piste et dégomme une seule quille alors que c'est encore à Gaëlle de jouer ! Mon dieu, que faire ?
« Tu n'as qu'à lancer une boule à sa place, pour rééquilibrer ! lui propose ma maman.
— Mais ça ne rééquilibrera rien du tout, se plaint Gaëlle, parce que nos points seront inversés ! »
Misère ! Ma fille est très procédurière. (À qui donc ressemble-t-elle ?)
« Ce n'est pas un championnat du monde, Gaëlle... Tu t'en remettras !
— Mais ce n'est pas juste ! »
C'est Greg qui trouve la solution : « On va noter vos points et à la fin de la partie, on les inversera. »
Satisfaction. Elle retourne sur la piste. Ouf !
(Pourquoi de jeunes malpolis s'installent-ils toujours à côté de nous et s'élancent-ils en mordant sur notre espace de jeu ? Existe-t-il pour eux un monde au-delà de leur groupe et de leur ridicule casquette ? Et puis, est-ce que je suis en train de devenir un vieux con ? — Très certainement, oui ! Mais tu étais déjà un vieux con à treize ans, alors tout va bien !)
À chaque fois que Stefan fait un bon score, Gaëlle exulte.
« Tu es contente quand il marque des points ? C'est bien, ça : c'est très fair-play !
— En fait, non. On fait équipe, lui et moi, donc s'il gagne, je gagne aussi ! »
Stratégie.
(Pourquoi ces pistes de bowling se transforment-elles toujours en pistes de danse à neuf heures du soir ? Et pourquoi faut-il que le volume musical soit constamment si élevé ? — C'est une question d'alignement : tous les grands bowlings neuneus du pays se transforment en « chose à faire avant d'aller en boîte » ; il faut donc que ce bowling rural se transforme lui aussi en « pré-quelque chose ». Suis-je en train de devenir un vieux con ? — Oui, oui, mais tout va bien !)
Le serveur n'a pas changé depuis vingt ans. Nous reconnaît-il seulement ? Nous étions des habitués, avant que les aléas de la vie ne m'emmènent loin de mon foyer, vers la capitale, telle une graine de pissenlit emportée par les vents nordiques et glacés, bla-bla-bla. Passons. Ledit serveur est extrêmement désagréable : il reste au comptoir, arborant un air hautain et désabusé, attend les commandes, veut qu'on le paie tout de suite... Peut-être en a-t-il marre de s'impliquer dans ce boulot depuis des décennies ? Sur le chemin de la maison, mon père est fâché : « Je lui ai fait un grand signe de la main en guise d'au revoir et il m'a regardé avec ses gros yeux écarquillés, sans un geste, sans une réponse ! Je vais leur écrire, moi, aux patrons de ce bowling, que si jamais ça continue comme ça, on ne viendra plus !
— Tu vas écrire aux patrons pour te plaindre de leur employé ? s'exclame ma maman. Toi, un syndicaliste ? Ha-ha, je l'crois pas ! Ha-ha ! »