Turing : à ne pas confondre avec tuning. Mathématicien britannique, Alan de son prénom. Un des fondateurs de l'informatique et as du décryptage durant la Seconde Guerre mondiale. Persécuté pour son homosexualité (société puritaine à la noix oblige), il se suicida en 1954, peut-être par ingestion d'une pomme enduite de cyanure (une référence à Blanche Neige de Walt Disney ?).
Je continue la lecture de la passionnante aventure des codes et des chiffres (Simon Singh, The Code Book), qui constitue un cheminement dialectique par excellence car à tout moment dans la longue histoire de la cryptologie (l'art de crypter et de de décrypter les messages), sont à l'œuvre deux forces antagonistes : d'un côté, celle des cryptographes (experts en cryptage) ; de l'autre, celle des cryptanalystes (experts en décryptage). Ces métiers ne sont somme toute que les deux faces de la même médaille.
Le long texte qui suit est une manière pour moi de digérer ce que j'apprends. Je conçois que tout cela puisse sembler rébarbatif. Le lecteur uniquement intéressé par ma vie privée déprimante peut dès lors sauter ces quelques notes de lecture personnelles pour ne lire que les six derniers paragraphes. Quant au lecteur qui s'en contrebalance complètement, je me demande ce qu'il fout encore ici mais... pourquoi pas tout compte fait ? Je ne suis pas contre le joyeux foutage de gueule.
Dans la mesure où la cryptologie offre de nombreuses applications dans les domaines militaire, industriel et commercial, une progression en cryptographie (comme la création d'un message plus difficile à décrypter) entraîne forcément une évolution en miroir de la cryptanalyse (la nécessité de trouver de nouveaux stratagèmes pour briser le nouveau cryptage)... et inversement. La maîtrise des codes et des chiffres ressemble à une guerre permanente : chaque offensive entraîne la mise en place d'une stratégie défensive appropriée et vice versa.
Des deux faces de médaille évoquées plus haut, c'est le métier de cryptanalyste qui m'impressionne le plus. Déchiffrer un message dont on ne connaît rien ou presque est une forme d'art qui confine à la magie. Les plus grands dans le domaine sont tout simplement des génies, des cerveaux hors norme capables d'assimiler rapidement une série de données et de jouer constamment sur les formes et les structures internes d'un message a priori indéchiffrable. Tout cela demande à la fois un appareillage logique, une bonne connaissance des langues mais aussi aussi une étincelle de pure intuition. L'exemple le plus incroyable que j'ai lu dans ce livre pour l'instant est sans aucun doute celui de Michael Ventris, un jeune architecte qui a réussi à déchiffrer presque entièrement le linéaire B, antique langage syllabique découvert en Crète, tout cela à partir de... rien ! (Cet exemple-là, je le réserve pour plus tard.)
Dans les chapitres 3 et 4, Simon Singh s'intéresse à la mécanisation du cryptage et au cas "Enigma", une machine électromécanique, c'est-à-dire dont les composantes sont en partie électriques (pile, lampes...) et en partie mécaniques (clavier, rotors...). Inventée par l'ingénieur allemand Arthur Scherbius dans les années 1920, Enigma fut utilisée, sous une version modifiée et plus complexe, par l'armée allemande durant la Seconde Guerre mondiale pour l'envoi de messages chiffrés.
Je connaissais la machine mais pas son fonctionnement. C'est très intéressant. Pour résumer, en pressant une lettre du clavier (de type "QWERTZ"), un signal électrique était envoyé à travers trois rotors qui, assemblés, permettaient le passage d'un courant à travers un réseau complexe de 26 fils électriques (correspondant aux 26 lettres de l'alphabet) installés dans chaque rotor selon un emmêlement spécifique et ayant par ce simple fait la particularité de substituer une lettre par une autre. En associant plusieurs rotors (trois dans la version "standard"), les cryptographes obtenaient une gamme assez conséquente de cryptages possibles. En outre, à chaque lettre encodée, le premier rotor tournait d'un cran ; à chaque tour complet, le premier rotor entraînait le second rotor d'un cran, qui opérait de la même manière sur le troisième... Un peu à l'image d'un compteur kilométrique mécanique de voiture...
Couplé à un système de permutation des lettres, ce système faisait d'Enigma une machine de chiffrement terriblement efficace. En outre, grâce à un réflecteur situé en fin de parcours, chaque lettre tapée engendrait une autre lettre qui s'affichait à l'aide d'une lampe en haut du clavier. L'envoyeur et le récepteur d'un message avaient tous deux la même machine Enigma, dont ils devaient configurer les rotors et les permutations exactement de la même façon (grâce à un volumineux livre de clés journalières). À configuration identique, pour déchiffrer un message, le récepteur devait simplement taper le mot chiffré sur le clavier et la réponse s'affichait en clair, lettre après lettre, lampe après lampe. Une explication plus complète (et donc forcément moins caricaturale) de ce système se trouve sur Wikipédia.
De nos jours, il existe des simulateurs d'Enigma sur le Web, comme celui-ci. Avec les réglages initiaux (1er rotor sur "A", 2e sur "M", 3e sur "I", ainsi que quelques permutations de lettres), "HAMILTON" devient "ANHROZFU". Et, grâce au fameux "réflecteur", si je tape "ANHROZFU", je retombe sur "HAMILTON". Par contre, si je décale le second rotor (simple exemple) ne fût-ce que d'une lettre ("N" au lieu de "M") par rapport au réglage initial, le cryptage change totalement et "HAMILTON" devient "GSBNHXIA". C'est magique !
Mais la magie ne s'arrête pas là... Plus fantastique encore est la façon dont les cryptanalystes alliés ont réussi à déchiffrer ces séquences de lettres censées être imperméables sans disposer de la configuration initiale des rotors. Le premier à avoir percé le mystère d'Enigma (première version) est Marian Rejewski, un jeune mathématicien polonais travaillant pour le Biuro Szyfrów (Bureau du chiffre). Au début des années 1930, avec l'aide des services secrets français qui lui ont fourni quelques livres de codes allemands décrivant les configurations journalières d'Enigma, ce gars est arrivé, à force de persévérance, d'intuition et d'esprit logique, non seulement à déduire la configuration des rotors d'Enigma, mais aussi à déchiffrer les messages eux-mêmes sans connaître la configuration quotidienne spécifique de la machine. Pour ce faire, Rejewski s'est focalisé sur une faiblesse du système de cryptage allemand : il a analysé systématiquement les six premières lettres de chaque message intercepté. Ces six lettres étaient à chaque fois constituées d'une chaîne de trois lettres (également chiffrée), répétée deux fois pour éviter les erreurs de lecture. En effet, afin d'augmenter la sécurité, la configuration des rotors changeait sans cesse et chaque opérateur débutait son message par ces 2 x 3 lettres. Ce qui était censé constituer une sécurité supplémentaire s'est avéré être une faille. Les Polonais sont également à l'origine de la première "bomba kryptologiczna" (bombe cryptographique), un ordinateur ancestral qui reproduisait mécaniquement chaque position des rotors d'Enigma.
Durant la guerre, le concept polonais de "bombe cryptographique" fut repris par l'équipe de cryptanalystes confortablement installée dans le manoir de Bletchley Park en Angleterre. L'équipe rassemblait entre autres des mathématiciens et des linguistes mais aussi... des joueurs d'échecs et des cruciverbistes ! Tous avaient leur utilité propre dans l'effort de déchiffrement (encore et toujours cette putain d'intuition !). La situation me rappelle curieusement (ou pas) un roman de Philip K. Dick intitulé Le Temps désarticulé (Time Out of Joint, 1959), dans lequel [attention spoiler !] le "héros", Raggle Gumm, se rend compte que toute sa réalité (une petite ville des années 1950) n'est en fait qu'un simulacre destiné à le maintenir dans une situation parallèle particulière (une sorte de Truman Show avant l'heure), situation qui lui permet de sauver quotidiennement la Terre des bombes nucléaires. En effet, le petit jeu en apparence inoffensif auquel il s'adonne dans le magazine local n'est autre qu'une façon pour lui de prédire, de manière très complexe, les lieux de retombée de missiles... Un jeu auquel il excelle : Gumm est un cryptanalyste qui s'ignore !
Bletchley Park était fréquenté par un authentique génie (ça pullule dans le milieu de la cryptologie) du nom d'Alan Turing. Excentrique, sportif et d'une intelligence exceptionnelle, Turing a amélioré avec le mathématicien Gordon Welchman le schéma de la bombe cryptographique. Il est également l'initiateur d'un nouveau système de décryptage d'Enigma, basé sur des "mots probables" (appelés cribs) souvent contenus dans les messages allemands cryptés, mots dont la recherche est rendue possible grâce à l'analyse mécanique de chaque combinaison possible.
Turing est un des pères de l'informatique, avec quelques autres dont il sera peut-être question une autre fois dans ce blog. La fin de sa vie est d'une tristesse absolue : il fut reconnu coupable d'indécence (selon le Criminal Law Amendment Act 1885, un ridicule reliquat de l'ère victorienne) pour son homosexualité. Pour éviter la prison, il accepta un traitement hormonal destiné à "diminuer sa libido". Il se suicida au cyanure le 8 juin 1954.
La boucle est bouclée.
Je crois que je n'ai jamais été aussi fatigué et déprimé depuis des années. Cela fait trois jours que je ne dors que quelques heures par nuit... Comme d'habitude, ce n'est pas de l'insomnie au sens "classique" (je pourrais m'affaler dans mon lit et m'endormir en quelques minutes à peine). Non, non, c'est beaucoup plus con : je n'ai simplement pas envie de mettre mon cerveau en mode "off", parce que la nuit est sans doute le moment de la journée durant lequel je suis le plus en paix avec moi-même et peux faire ce que je veux sans être dérangé : lire, écrire, regarder un film/une série/un documentaire, réfléchir sur plein de choses... J'ai vraiment l'impression que je suis plus vif et perspicace la nuit, malgré (ou à cause de ?) l'alcool qui coule souvent en abondance dans mes veines...
Et évidemment, je ne pense jamais au lendemain, au fait que je serai tout logiquement très fatigué au réveil. Cette absence de considération pour l'avenir, pour le futur, cette nonchalance par rapport aux projets, quels qu'ils soient, est un trait de ma personnalité dont l'origine s'est perdue dans les brumes de ma mémoire. À dix ans, je pouvais me le permettre. À vingt ans, j'avais la journée pour me reposer. À trente ans, c'est plus difficile de trouver un moment pour dormir.
Ce soir donc, lorsque je rejoins Emily pour un verre au Potemkine, c'est un zombie à l'air triste qu'elle voit arriver à sa table. Je ne sais pas aligner une phrase sans bégayer (comme d'habitude donc, mais en pire) et j'ai les yeux à moitié fermés.
J'écoute Emily parler de son boulot, de son collègue informaticien très compétent mais ne supportant pas le travail sous pression (comme je le comprends), de son chef aux techniques managériales plus que douteuses ("En Inde, ils travaillent plus vite, bande de larves !"). De mon côté, je ne parle pas beaucoup, si ce n'est d'Alan Turing et de Michael Ventris, mes héros du jour...
Assez curieusement, Emily me dira à la fin de la soirée qu'elle n'est "pas très en forme" et n'a donc "pas beaucoup parlé". Est-ce du mimétisme ? Elle était pourtant dans son état naturel, pour autant que je sache (je la trouve même assez sthénique, pour tout dire). C'était moi – et seulement moi – qui étais crevé et donc laconique...
Ce soir, je m'endors vers minuit (un exploit !), devant Into the Wild Green Yonder, le quatrième film de Futurama.