Archives mensuelles : mars 2012

Terra incognita

J'arrive chez Walter vers 14h15 pour le deuxième épisode de la table de jeu "Colons de Catane". Lors du premier épisode, le 19 février, nous avions découvert l'extension "Villes et chevaliers" pour cinq joueurs. Aujourd'hui, nous planchons sur "Les Marins de Catane". Nous aurions dû être six autour du plateau mais deux joueurs se sont hélas désistés : Maxou en début de semaine et Valière, la compagne de Ronald (le frère de Walter), à la dernière minute, à cause apparemment d'une carie dentaire. Nous ne sommes donc que quatre : Emily (beaucoup plus en forme que la dernière fois), Walter, Ronald et moi.

Le concept des "Marins de Catane" est beaucoup plus proche de celui du jeu original. Le grand changement se situe dans la présence d'îles (des hexagones de terre séparés par des hexagones maritimes), joignables à l'aide de bateaux qui font office de routes mais qui, contrairement à ces dernières, sont amovibles sous certaines conditions. Autre modification d'importance : l'utilisation de scénarios qui définissent la configuration des îlots et ajoutent certaines règles particulières telles que, par exemple, la récupération de points de victoire supplémentaires par un joueur lorsqu'il s'installe sur une nouvelle île ou bien la présence d'hexagones inconnus, que l'on ne découvre que lorsqu'on les atteint (une sorte de Terra incognita)...

J'ai apporté de petits biscuits Delacre et de la bière (deux Rochefort 10 et deux Chimay blanches) et, comme la dernière fois, Walter a prévu une petite restauration sucrée (une tarte Breughel de chez Delhaize et des gaufres). Il propose en outre un assortiment de cafés et de thés... 

Deux parties des Marins de Catane se déroulent en compagnie du frère de Walter. Nous jouons à l'une des configurations les plus simples, constituée de quatre îles. Un peu après 18 heures, Ronald décide de rentrer chez lui pour souper avec sa femme à la dent cariée. À ce moment, ça se complique, et ce pour plusieurs raisons : parce que nous jouons à un nouveau scénario (avec un milieu de carte inconnu) ; parce que nous n'avons plus rien à boire ; parce que nous commençons sérieusement à avoir faim (je n'ai rien mangé de la journée, à l'exception d'un morceau de tarte et d'une gaufre). 
Aucun problème pour le nouveau scénario car il s'annonce à la fois très simple et très amusant. Pour les boissons, pas de problème non plus car nous pouvons nous réapprovisionner à la pompe à essence toute proche. Pour la nourriture, Emily propose d'aller chercher chez elle, entre deux parties, un rôti et des pommes de terre qu'elle a préalablement préparés et qu'elle réchauffera chez Walter. Je l'accompagne en vitesse jusqu'à son appartement et nous ramenons le tout. Emily a même pris le soin de happer au passage une bouteille de vin blanc, non pas pour la boire mais pour en ajouter un soupçon lors de la cuisson (perfectionnisme, quand tu nous tiens !). Nous dévorons tout le plat et nous nous remettons à jouer. Statistiques de fin de jeu : une partie gagnée par Emily, une par Walter et deux par moi.
Emily rentre chez elle. Walter et moi allons boire un dernier verre au Corto, dans le quartier du Cimetière d'Ixelles. Walter est content de son après-midi "jeu". Il s'interroge aussi sur son avenir, sur sa recherche de travail... Comme d'habitude, je soutiens qu'il devrait abandonner complètement le monde de la finance et se concentrer sur un de ses points forts : la théorie. Bref : faire un doctorat, quoi...

Croot ?

Aujourd'hui, Moebius est mort. — "Jean Giraud est mort", pourrais-je dire, mais je préfère parler de Moebius. Car le dessinateur qui a profondément marqué ma jeunesse ne s'appelait par Jean Giraud ni encore Gir... Il s'appelait Moebius, voilà tout ! Souvenirs...

Il faut s'imaginer ce petit garçon, fan de bandes dessinées depuis qu'il est en âge de lire un phylactère ; un gamin qui, huit ans environ après avoir lu sa première BD, découvre la science-fiction littéraire d'une traite — le choc ! — et commence à dévorer des textes qui le marqueront à jamais : Dune évidemment, Fondation, Au carrefour des étoiles, Ubik, Fahrenheit 451... Et puis, quelques années plus tard, vers quatorze ou quinze ans, devenu entretemps un adolescent boutonneux, il découvre qu'il existe des bandes dessinées de science-fiction : une réunion de deux genres qui le passionnent.

Ses parents ne sont pas du genre à limiter ses lectures ou à le prendre pour un enfant sans jugeote. Au contraire : ils le considèrent depuis très longtemps comme un adulte et lui laissent lire ce qu'il veut. Ne fût-ce que pour cela, ledit adolescent se dira qu'il a reçu une éducation formidable — exceptionnelle même, à certains points de vue , et ce malgré le milieu ouvrier très modeste dans lequel il a baigné... 

Ainsi, à quinze ans environ, dans les bacs de la Fafouille à Charleroi, de diverses foires, de bibliothèques ou de librairies, il empruntait ou achetait ce qu'il voulait, dans la mesure des moyens financiers de ses parents. Et c'est ainsi que, au hasard des rencontres, il est tombé sur L'Incal de Moebius et Jodorowsky, sur Arzach et sur d'autres œuvres qui ont changé sa façon de voir la bande dessinée... 

Anecdote : un jour, ce même gamin eut la mauvaise idée d'apporter Arzach à l'école... La BD tomba dans les mains d'une prof d'anglais, qui s'exclama alors : "Mais c'est de la pornographie !". Réponse : "Hein ? Quoi ? Mais pas du tout ! C'est de l'art !" Alors la prof ouvrit une page représentant un homme à poils assis sur un banc rappelant un phallus, ainsi qu'une autre sur laquelle une jeune femme aux seins nus était en train d'enlever (ou de remettre ?) sa petite culotte. La prof retorqua : "Non, c'est bien de la pornographie !", mais rendit quand même, en souriant, la BD à l'adolescent...


Aujourd'hui, Moebius est mort et je n'ai nullement envie, malgré ma peine, de faire dans la surenchère et de placer quelque part dans ce blog que l'artiste a "rejoint l'infini" ou qu'un "géant du 9e art nous a quitté"*. La conclusion de tout ceci sera beaucoup plus terre à terre et se résumera, comme à chaque fois, à un vulgaire "Hé merde !" bien senti.

* * *

L'après-midi, Gaëlle s'amuse à la fête foraine de Tamines. Elle fait du trampoline, joue au Bulldozer dans un Luna Park et pêche des canards — 10 euros pour attraper vingt-quatre canards en plastique : bon sang que ce jeu est ridicule ! La faune de la foire ressemble à celle du parc Reine Fabiola à Namur mais en pire encore : le forain qui s'occupe du trampoline, aux yeux inexpressifs et à la bouche constamment ouverte, paraît totalement idiot et les clients de la foire sont majoritairement soit des jeunes filles vulgaires maquillées à la truelle, soit des mecs "training-casquette". Rien n'a changé depuis mes années à l'Athénée : un vrai retour aux sources que cette fête foraine ! Hem...

Le soir, pendant que Gaëlle regarde Bob l'éponge ou d'autres dessins animés sur Nickelodeon, je joue au Stratego avec ma maman. Celle-ci perd à nouveau toutes les parties. C'est curieux : elle place pourtant bien ses pièces et les déplace de manière coordonnée en début de jeu, mais sur la fin, elle désespère et joue la kamikaze, ce qui ne donne jamais beaucoup de résultats, hélas...

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* Hé bien, tu viens pourtant de le faire !

Histoires d'amour enfantines

Je regarde Gaëlle jouer par-dessus la grille de la cour de récréation du lycée de Namur et lui fais de grands signes de la main. Elle me remarque, paraît toute contente de me voir et se dirige vers la sortie, non sans m'avoir au préalable montré du doigt au petit garçon qui jouait avec elle. Celui-ci, un petit blond aux yeux bleus et aux cheveux courts, se rapproche de la grille :

« Bonjour M'sieur !
— Salut !
— Vous êtes le papa de Gaëlle ?
— Ouaip.
— Moi, c'est Alder !
— Ha ! C'est toi le copain de ma fille ?
— Oui.
— C'est bien, ça... »

Il me regarde, je le regarde... Il ne se passe plus rien. Après quelques secondes, Alder s'en va dire un mot à Gaëlle qui est alors en train de chercher son cartable dans la masse informe de mallettes à l'entrée du bâtiment. Ensuite, il retourne courir dans la cour comme si de rien n'était et je le perds de vue.

À la sortie, ma fille me lance :
« Tu as parlé au garçon que je t'ai envoyé ?
— Oui, oui...
— Il s'appelle Alder et c'est mon amoureux.
— Je sais.
— Avant, il avait deux autres amoureuses, mais il les a plaquées. C'est bien comme ça qu'on dit ? "Plaquer" pour "quitter" ?
— Euh oui... C'est bien ça...
— Il était avec Violette mais elle a changé de classe, et avec Aline aussi, mais elle est partie, elle. Alors il ne reste plus que moi... »

Je suis complètement largué...

Histoires de cadres

Dîner d'équipe ce midi au restaurant italien "La Capannina" à Boncelles. Treize personnes : les sept membres actuels de l'équipe, notre ancien collègue Aurèle et cinq bénévoles. Je suis du "bon côté de la table" : celui qui ne parle pas (et ne veut pas) parler de travail. L'apéritif est payé par mon boulot : c'est toujours mieux que rien. Le vin au pichet est tellement léger que j'en viens à croire qu'ils l'ont coupé à l'eau. En face de moi : Sylvette, Christiane, Aurèle ; à ma gauche, une des bénévoles ; à ma droite, Charlotte ; au coin de la table, Rolande.
Une discussion sur la campagne présidentielle en France :
« Tu n'as pas la télévision, hein, c'est ça ? me demande Charlotte.
— En effet... Enfin, si ! J'ai une petite télévision, mais pas la télédistribution.
Tu n'as donc pas vu le journal de France 2 hier avec François Hollande...
— Ha non...
— J'étais choquée...
Ha ? Que s'est-il passé ?
— Le journaliste lui a demandé : "Pensez-vous qu'il y a trop d'étrangers en France ?" et Hollande n'a jamais répondu.
Haha ! Il a éludé la question... 
— Il a évité d'y répondre trois ou quatre fois. C'était surréaliste ! 
D'un autre côté, la question est floue et un peu débile. Quel intérêt de la poser ? Qu'attend-on comme réponse à une telle question ?
— C'était en rapport avec les récents dérapages de Claude Guéant...
— Ha oui... Je suis cette actualité de très loin, j'avoue... 
Hollande aurait pu donner son avis. Il aurait pu dire : "La question est mal posée parce que...", ou bien répondre par "Oui" ou par "Non" et argumenter. Là, il n'a rien dit du tout. Il a totalement esquivé le sujet.
— Je suppose que son service de communication lui a dit quelque chose du genre : "Sujet glissant. Tu esquives coûte que coûte, mon vieux !" Ils ont sans doute peur de perdre des électeurs en se positionnant de manière nette.
— Mais ne pas répondre alimente le fantasme, justement ! Ça donne l'impression que le sujet est tabou. Et pendant ce temps, la droite occupe le débat... »

Sur les élections en général :
« Souvent, quand je dis que les élections ne servent pas à grand chose, voire à rien du tout, on m'engueule.

— On te dit quoi, par exemple ?

— Que c'est incivique de sortir une chose pareille, que "ça fait le jeu de l'extrême droite".
— Ceux qui te disent cela ont raison de te le dire, me lance Aurèle.
— Pourquoi ?
Tu rigoles, là, Hamilton ? Parce que le vote est un droit essentiel à la démocratie... Parce que des gens se sont battus pour avoir ce droit, pour avoir accès au suffrage universel pur et simple.
— Ha mais justement ! Pour moi, c'est la lutte pour avoir ce droit qui a radicalement changé les choses, pas les élections qui ont suivi !
— Je ne comprends pas... C'est totalement lié.
(C'est vrai que je ne suis pas clair...)
— Ce que je veux dire, c'est que l'arrivée du suffrage universel a suffi à changer la donne en signifiant que, désormais, il fallait prendre en compte l'avis de "tout le monde" et non plus seulement des privilégiés. C'est ce changement de cadre qui est important, plus que le fait de s'exprimer au sein de celui-ci.
— Donc le vote est important...
— Pas vraiment, car le changement de société est déjà en quelque sorte contenu dans la modification du système de vote...
Hein ?
(Force est de constater que je n'arrive pas à m'exprimer...)
Une fois le changement de système validé, le vote en tant que tel s'inscrit dans un cadre bien défini, une logique qu'il est difficile voire impossible d'outrepasser : celle des jeux d'alliance, des partis, des luttes pour le pouvoir, etc. Dans ce genre de système, le vote est une sorte de leurre sans grande importance.
— Mouais.
Mais si ! Et il y a autre chose : nous sommes dans un cadre que nous ne pouvons changer par le simple vote. Ce cadre est économique. Tout découle de lui. La politique actuelle des états est rattachée au système économique international, d'essence néolibérale, qui n'a strictement rien de démocratique. Nous ne votons que pour des choses somme toute très annexes. Que nous votions à droite ou à gauche ne change en rien le fait que le gouvernement élu devra, dans la configuration actuelle, tenir compte de contraintes économiques purement extérieures... »

Conclusion personnelle non exprimée : la gauche est dans la rue et dans la tête des gens ; pas dans les urnes ni au sein des partis qui s'en revendiquent.
Amen.

* * *

J'attends Fred Jr au-dessus des escaliers du grand hall de la Gare centrale. Il passe à Bruxelles pour la soirée. Nous allons manger en vitesse au Quick de la rue du Marché aux Herbes avant de nous balader quelques minutes sur la Grand-Place. Nous passons le restant de la soirée au Bon Vieux Temps, un café très calme situé dans une impasse du vieux Bruxelles. Ils y servent de la Westvleteren (10 € le verre). Je prends deux Orval pendant que Fred carbure à la kriek et au thé.

« Au départ, elle n'avait pas l'air dans le trip du tout, mais depuis quelque temps, elle a l'air de se prêter au jeu. Il l'a vraiment entraînée dans ses délires militaires. Haaaa, qu'est-ce qu'on ne ferait pas par amour !
— Ce type est fou...
— Ils sont quelques uns comme ça... Ils se déguisent en soldats américains et vont à toutes sortes de commémorations.
Mmmmh...
— C'est assez bizarre. J'ai comme l'impression qu'ils mettent ces uniformes pour défendre une idée bien précise, presque fantasmée, de la défense du Monde libre par les États-Unis. Ils arborent fièrement leurs faux costumes comme s'ils arboraient une idéologie... Je ne suis pas certain de me faire comprendre, là... »
(Décidément, aujourd'hui, j'ai clairement du mal à m'exprimer.)
« Oh, franchement, j'en ai un peu marre de certains archivistes... Je ne me présenterai sans doute plus jamais.
— Ils sont parfois un peu vieux jeu ?
— Ils sont corporatistes jusqu'au bout des ongles !
— Ha oui, le corporatisme...
— Ne rien donner pour rien. Tout contrôler. Accès Web restreint, tout ça... 
— Oui, tu m'en avais déjà parlé. C'est clairement une erreur d'être comme cela aujourd'hui...
— Et puis, ils sont dans le monde des détails, du genre : "Ne faudrait-il pas utiliser le verbe pouvoir au lieu de devoir au 17e alinéa de l'article 45ter de la troisième version corrigée des statuts ?" Je ne me sens pas à ma place là-dedans... »

"Ils sont méchants, les wittgensteiniens"

"Wittgenstein, Wittgenstein ! Encore et toujours Wittgenstein !", se disent-ils... "Hamilton est vraiment atteint !" (Comme la tarte du même nom.) Mais ils ont tort... Ils ont tort, tous autant qu'ils sont ! Aujourd'hui, je reviens seulement sur quelques dérivés de Wittgenstein, à savoir ce qu'en ont dit ou compris ou fait d'autres personnalités. Et comme je n'ai pas envie de me fouler, je reprendrai trois extraits entendus sur France Culture la semaine dernière, à l'occasion de quatre émissions des Nouveaux chemins de la connaissance entièrement consacrées au philosophe autrichien. (La pièce dont me parlait Andrew Kayak ? —  et qui reprenait des extraits du Tractatus sera abordée une prochaine fois, sans doute.)

Premier extrait : Gilles Deleuze dans son Abécédaire... Je l'avais déjà visionnée en entier, cette longue et fascinante vidéo dans laquelle Deleuze revient pour nous parler "d'entre les morts" — car le philosophe, qui a toujours refusé toute apparition télévisuelle, a demandé expressément que cet abécédaire soit diffusé après son décès —, mais je n'avais curieusement pas relevé à sa juste valeur le "W comme Wittgenstein"...

Retranscrite, la discussion donne ceci :

« Alors, passons à "W"... Et "W" ?, demande Claire Parnet.
— Y a rien à "W", rétorque Deleuze.
— Si. C'est "Wittgenstein" ! Je sais que c'est rien pour toi mais je voudrais juste un mot...
— Ha ouais, non, non. Ça, je ne vais pas parler de ça. Oui. Pour moi, c'est une catastrophe philosophique. C'est le type même d'une école : c'est une régression de toute la philosophie à des... une régression massive de la philosophie. C'est, c'est très... c'est très triste, "l'affaire Wittgenstein". Ils ont foutu un système de terreur, où tout a... où sous prétexte... sous prétexte de faire quelque chose de nouveau... Mais c'est la pauvreté instaurée en grandeur ! C'est la... enfin, c'est... ça n'a pas, ça n'a pas... Y a pas de mot pour décrire ce danger-là. Ouais... C'est un danger qui revient... C'est pas la première fois que c'est survenu mais c'est grave ! Surtout qu'ils sont méchants, les wittgensteiniens. Et puis ils cassent tout ! Si... s'ils l'emportent, alors, là, il y aura un assassinat de la philosophie. S'ils l'emportent ! C'est des assassins de la philosophie, ouais.
— Mais c'est grave.
— Ouais, ça... Faut... faut une grande vigilance ! »

Rien d'étonnant à ce que Deleuze, quand il mentionne Wittgenstein, parle d'assassinat de la philosophie car tout — absolument tout — les oppose, d'une certaine manière... Pour Deleuze, la philosophie est positive, créatrice : "La philosophie est l'art de former, d'inventer, de fabriquer des concepts", écrit-il dans Qu'est-ce que la philosophie ? (1991), et "n'a strictement rien à voir avec une discussion". Pour Wittgenstein, la philosophie est négative (elle ne fait que définir les limites de ce qui peut être dit) et "laisse toute chose en état" (l'expression est de lui). Wittgenstein n'invente à proprement parler aucun concept et —  comble de l'horreur pour Deleuze ! — se situe presque toujours dans la discussion.

Quand je lis Wittgenstein, j'ai l'impression que ce dernier écrivait de la philosophie pour en finir une bonne fois pour toute, pour tarir ce flot de réflexions et de non-sens qui paralyse la (sa ?) pensée (la philosophie comme thérapie). Wittgenstein a été instituteur, jardinier, architecte : comme si les choses importantes se trouvaient dans l'action, au-delà de ce qui peut être dit.

« Hamilton ! Tu avais précisé : "Dérivés de Wittgenstein". Dé-ri-vés. Ce n'est plus un dérivé, là... 
— Oups, désolé ! »

* * *

En présentant le Tractatus logico-philosophicus, l'émission de France Culture susmentionnée a repris l'extrait sonore d'un film, Crimes à Oxford (The Oxford Murders, 2008), que je ne connaissais pas et que je n'ai je l'avoue —  pas du tout envie de connaître : on y "voit" Wittgenstein durant la Première Guerre mondiale sous le feu ennemi, en train d'écrire son texte philosophique. Quelle connerie ! C'est encore plus ridicule que le "Wittgenstein s'extasiant sur le monde", en pleine page et en pleine guerre mondiale, dans la BD Logicomix. Dans l'extrait de film en question : un professeur d'université pédant et pas du tout crédible (John Hurt) qui ne fait que réciter de grandes phrases vides de tout contenu et qui s'oppose à un étudiant (Elijah Wood) qui croit "au nombre Pi", autrement dit à l'essence mathématique du monde... C'est d'un médiocre : un ramassis de boursouflures et de grandiloquence déplacée.

* * *

Pour terminer dans la bonne humeur : Mauri Antero Numminen, artiste finlandais, chantant le Tractatus logico-philosophicus. "Wovon man nicht sprechen kann, darüber muss man schweigen." Woaw ! Fallait oser !

(Une version orchestrale "à la Metallica" ICI.)

Virus en tous genres

Quand, sur le poste de travail de sa collègue Christiane, un écran noir apparut à la place de Windows, Hamilton aurait dû se douter que quelque chose de louche était en train de se tramer à son insu dans les méandres de la machine infernale. 

Quand Wynka lui signala à plusieurs reprises qu'elle devait constamment couper l'antivirus pour continuer à bosser normalement sur son ordinateur, Hamilton aurait dû tiquer. 

Quand Sylvette déboula dans son bureau en lui lançant : "Help ! J'ai des fenêtres qui s'affichent partout sur mon écran !", Hamilton aurait dû comprendre que quelque chose n'était pas normal. Quelque chose de très louche donc... — On l'aura compris.

Mais non ! Môssieur Hamilton avait d'autres chats à fouetter et préféra donc enfouir tous ces problèmes bien profondément dans sa petite caboche, sans à aucun moment tenter de les résoudre...

Et aujourd'hui, il découvre avec effroi que plusieurs ordinateurs du parc informatique de son boulot sont infectés par d'horribles chevaux de Troie, cookies traceurs, adwares, spywares et autres malwares. Sur certains terminaux, quelque mille méchancetés différentes : souvent de bêtes traceurs plus ou moins inoffensifs, plus rarement des modifications anormales du registre, parfois de vraies bizarreries purulentes... 

Hamilton passe donc sa journée de mardi à résoudre ce problème et ça l'énerve prodigieusement car il n'a pas que ça à foutre, bordel


* * *

« J'ai d'autres livres de hard science à te conseiller, dis-je à Yama dans le train de retour vers Bruxelles. C'est le copain de Léandra qui m'en a parlé la semaine dernière.
— Ha, ça tombe vraiment bien ! J'ai presque fini celui que je suis en train de lire...
— Le livre de Bear, là, Darwin, euh... ?
— Oui, j'ai lu 500 pages sur 700. 
(Je sors mon téléphone et recherche la note contenant les deux auteurs préconisés par Jonas.)
— Voilà ce que j'ai noté... Euh... Stephenson...
— Stephenson ? D'accord.
— Oui, je sais, c'est vague...
— Pas grave, je chercherai sur Internet.
— ... Et Nancy Kress.
— "Kress" ? Comment ça s'écrit ?
— Je ne sais pas... K-R-E-S-S, je pense. Et j'ai un titre pour celui-là : Les Faucheurs...
— Ah ! Parfait. »

Revenu chez moi, je cherche sur le Web plus d'informations concernant ces deux auteurs. Parcourir leur curriculum et les résumés de leurs romans me donne envie d'en savoir plus et de les lire. 

Neal Stephenson (né en 1959) : écrivain américain de science-fiction, pas vraiment un auteur de hard science, contrairement à ce que j'avais compris de prime abord. Ses domaines de prédilection sont l'histoire des sciences, la philosophie et les technologies de l'information, notamment. Il est catégorisé dans la mouvance cyberpunk, voire "postcyberpunk" de l'art de complexifier les sous-genres ! Il s'est fait connaître en 1992 grâce à un roman baroque intitulé Le samouraï virtuel (le titre original, Snow Crash, semble plus inspiré que son homologue francophone), dans lequel "la religion est comparée à un virus neurolinguistique" (!).

Nancy Kress (née en 1948) : romancière américaine connue entre autres pour sa nouvelle L'une rêve et l'autre pas (Beggars in Spain, 1991, prix Hugo et Nebula ! — Je l'ai lue mais je ne m'en souvenais plus !) et aussi pour sa Trilogie de la Probabilité (Réalité partagée [Probability Moon, 2000] ; Artefacts [Probability Sun, 2001] ; Les Faucheurs [Probability Space, 2002]), l'histoire d'une humanité qui s'est propagée à travers la Voie lactée à l'aide de tunnels spatiaux construits par une race extraterrestre aujourd'hui éteinte mais qui aurait dans un lointain passé "ensemencé" la Galaxie, de telle manière que les nombreuses espèces intelligentes connues possèdent un corps et un ADN grossièrement similaires à ceux des humains. Les différents résumés que j'ai sous les yeux me font directement penser — peut-être à tort — au Cycle de la Grande Porte de Frédéric Pohl et me donnent envie de commander les trois romans, et ce malgré une critique assez (voire très) négative du Cafard cosmique, selon laquelle le deuxième volet (Artefacts donc) serait "un roman fade, inodore et incolore". À suivre...

Kierkegaard et les chevaux

Pausé café...

« Tiens, j'ai pensé à toi récemment, me dit Charlotte. 
— Ha bon ?
— Oui, par rapport aux chevaux dans Melancholia...
— Ah oui ! Les chevaux psychopompes...
— Ça n'a peut-être aucun rapport mais j'ai lu dans Philosophie Magazine un article sur Kierkegaard, qui traitait de chevaux.
Ha ?
— Un petit article sur l'angoisse chez Kierkegaard et sur deux chevaux conduits par un cocher. Un cheval blanc obéissant et un cheval noir que le cocher doit maîtriser. Le cocher tient plus ou moins fermement les rênes... C'est une métaphore de la liberté humaine ou de quelque chose d'approchant... Faudrait relire l'article.
— Ha, ça a l'air intéressant !
— Je t'enverrai une copie par e-mail. 
— Merci.
— Mais ça n'a peut-être rien à voir avec Melancholia.
— Je me demande de quelles couleurs sont les chevaux dans le film, tiens... Je ne m'en souviens plus... Je vérifierai. »
(Après vérification, ils sont tous les deux noirs.)
Charlotte m'a envoyé dans l'après-midi un scan de l'article, signé Victorine de Oliveira qui, en une page, traite brièvement du concept de l'angoisse chez Søren Kierkegaard (1844) et rappelle qu'il arrivait au philosophe danois de "promener sa mélancolie dans les fiacres de Copenhague et de se laisser guider par les mains expertes d'un cocher". Ha !

L'auteur de l'article évoque Phèdre de Platon, dans lequel il est question du mythe de l'Attelage ailé, constitué de trois éléments, trois parties de "l'âme humaine" : le cocher (le noûs, la plus haute et la plus noble des trois parties, symbolisant le cerveau, l'esprit, l'intelligence), qui doit constamment contrôler le cheval blanc (le thumos/thymos, le sang, le souffle, le cœur, la colère, attiré par le ciel) et le cheval noir (l'epithumia, la partie la plus basse, symbolisant le ventre, l'appétit, les envies terrestres). L'attelage des dieux n'a pas ce problème : il n'est tiré que par des chevaux blancs, au mouvement ascendant. Mais celui des hommes est en lutte constante, tiraillé entre le cheval blanc, obéissant, se dirigeant vers le ciel (le monde des idées) et le cheval noir, indomptable, au mouvement descendant, terrestre (le monde matériel)*.

Kierkegaard utilise la métaphore des deux chevaux pour exprimer l'angoisse de l'humain face à la conscience de son existence et à la vision vertigineuse de sa propre liberté. En réaction à cette angoisse, l'existant, à l'instar du cocher, peut agir de différentes manières : il peut tenter, grâce à sa volonté, de donner aux chevaux une direction particulière mais il peut aussi les laisser courir comme bon leur semble et abandonner toute volonté, tout désir de maîtrise. Un passage marquant :

« Comme le coursier ailé, l'éternité a une vitesse infinie ; la temporalité est une rosse [cheval sans vigueur], et l'existant est le cocher, bien entendu quand on ne prend pas le terme d'exister au sens banal ; car, dans ce cas, l'existant n'est pas un cocher, mais un paysan ivre qui se couche et s'endort dans la voiture en laissant les chevaux se tirer d'affaire. Lui aussi conduit, cela va de soit ; lui aussi est cocher ; et beaucoup peut-être existent ainsi. »

Pourquoi ai-je l'impression que ce passage sur le paysan ivre est particulièrement à propos ? Et pourquoi ai-je commencé à (re)lire de la philosophie dans un sens antichronologique ? Pourquoi ai-je commencé à lire Wittgenstein avant Kierkegaard ? Et pourquoi me procurerais-je Le concept de l'angoisse avant d'avoir lu Phèdre de Platon ? Si ça continue, je vais finir par m'intéresser à la grotte Chauvet. 

Et Melancholia dans tout ça ? Deux chevaux noirs, terrestres, fougueux, difficiles à dompter, refusant de passer un pont... Un cheval noir que Justine la mélancolique n'arrive pas à diriger, même en usant de la pire violence... Un cheval noir qui refuse d'avancer... Est-ce une métaphore du manque de volonté de Justine, de son incapacité à faire autre chose que de se coucher et de s'endormir en lâchant complètement la bride ? Von Trier le Danois, lecteur attentif de Kierkegaard le Danois ? Cela semble tellement évident que ça me fait de la peine de ne pas m'en être rendu compte plus tôt.
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* C'est le cheval noir qui semble le plus sympathique. Normal que l'attelage soit difficilement contrôlable.

Histoires de "Q"

Non, ce titre n'est pas une tentative désespérée pour rameuter du monde sur ce blog délaissé par tous. Par tous ? Non ! Car une poignée d'irréductibles lecteurs résiste encore et toujours à la tentation de se casser en courant. Et la vie n'est pas facile pour ces derniers, tentant coûte que coûte de digérer les nombreuses salades sur Wittgenstein, l'Univers, la sérendipité et les bunkers... (Mille fois merci à eux.)
En fin d'après-midi, Maïté vient rechercher Gaëlle à Bruxelles. Elle débarque à la Gare centrale avec dans une poussette son deuxième enfant, qui ressemble toujours à un petit bouddha. Durant une dizaine de minutes, j'attends avec elle sur le quai son train de retour vers Namur. C'est un vrai supplice pour moi. Comment est-il possible d'avoir été aussi proche d'une femme pendant plus de sept ans et d'en être aussi éloigné aujourd'hui ? À chaque fois que je la vois, il me faut une heure ou deux pour m'en remettre, non parce que je suis encore amoureux, mais simplement parce qu'elle me rappelle à la fois de très bons souvenirs (parmi les meilleurs de ma vie) et de très mauvais (parmi les pires).

Je bois un verre seul à la gare pour m'en remettre, puis rejoins Léandra et Jonas au Potemkine pour un concert de jazz. Quand j'arrive, la salle est pleine. Marrant : Marie Arena (l'ancienne ministre PS de l'enseignement en Communauté française, entre autres) est debout près de l'entrée et passe plus ou moins inaperçue. Je dis bonjour à Léandra et à son compagnon installés juste en face du groupe de jazz. Impossible de trouver une chaise. Je ne suis toujours pas dans mon assiette et l'ambiance m'oppresse. Je m'en vais donc assez rapidement. Quand Léandra me recontacte pour me signaler qu'une table s'est libérée et que je peux venir m'asseoir auprès d'eux, je suis déjà à la Maison du Peuple devant une Chimay blanche, et je m'y sens beaucoup plus à l'aise. Finalement, je resterai là toute la soirée et serai rapidement rejoint par Emily de retour de son pub (elle a assisté au match de rugby France-Irlande), puis par Léandra et Jonas, et enfin par Walter.

* * *

« J'ai appris quelque chose de comique récemment : certaines de mes collègues ne posent pas leurs fesses sur la cuvette des toilettes au boulot.
— Moi non plus, avoue Emily. Pourtant les toilettes à mon travail sont lavées trois fois par jour. Enfin bon... Ça fait des muscles !
— Ha ? C'est marrant, ça... C'est sans doute plus fréquent que je ne le pense.
— C'est lié à mon éducation.
(Léandra revient des toilettes, justement.)
— Léandra, j'ai une question : est-ce que tu poses tes fesses sur la cuvette des WC quand tu n'es pas chez toi ?
— Hmmmm... En fait, ça dépend... J'observe l'apparence générale du truc et je décide au cas par cas.
— Ha oui... C'est une question de visuel, quoi.
— Pas seulement. Parfois, ça a l'air propre mais quelque chose d'indescriptible ne m'inspire pas confiance, alors je ne m'assieds pas... »
* * *
Au cours de la nuit du 17 au 18 janvier, dans le prolongement d'une discussion sur la musique, j'avais envoyé un e-mail à Emily, Léandra et Jonas dans lequel je listais cinq groupes ou musiciens qui m'inspiraient. Je leur avais proposé de faire la même chose. Seule Léandra a répondu à l'appel jusqu'à présent, mais peu importe... Dans le message, j'écrivais que des groupes comme Battles ou Suuns représentaient, dans une certaine mesure, "le son rock du futur". Par là je voulais dire, sans l'expliciter, qu'ils constituaient peut-être une forme d'avant-garde sonore, catégorisant un des aspects du "son rock" des années à venir, à base d'electro, voire de house ou de techno, très loin de groupes parfois très bons au demeurant, là n'est pas la question qui vivent dans le passé, autrement dit qui ne font que copier la musique des sixties, des seventies ou des eighties.
« Le rock n'a pas sa place dans le futur, me dit Jonas. C'est une forme particulière de musique qui s'insère dans une époque bien définie. 
— Je ne suis pas d'accord ! Le rock, au contraire, est une musique qui évolue tout le temps. C'est même ce qui fait sa force et sa longévité !
— Le rock, c'est une musique qui déchire. Un gars qui prend sa guitare et qui en sort un son monstrueux, ça c'est du rock.
— Si on prend cette définition à la lettre, certains morceaux de Pink Floyd ou de King Crimson, une part du rock progressif et plus tard du post-rock ne rentrent pas dans la catégorie "rock". Pourtant, c'est du rock.
— Vraiment, pour moi, le rock, c'est un truc bien précis. Par exemple, seul le premier album de Radiohead [Pablo Honey] est un album de rock. Après, ce n'est plus vraiment du rock.
M'enfin ! C'est un peu bête de réduire à ce point la définition, non ? Selon toi, pour que ce soit du rock, il faut qu'il y ait un rythme basique à quatre temps, un chanteur et une guitare ?  »

Est-il nécessaire d'être aussi restrictif ? Ne vaut-il pas mieux considérer que toute musique vivante échappe à toute forme de définition cadrée et donc dire que : "Est rock tout ce qui est considéré par quelqu'un qui aime le rock comme étant du rock" ? Peu importe qu'on appelle cette musique du "rock", du "rock progressif" ou encore du "rock alternatif"... Le genre échappe à toute mise en boîte. La musique est comme un langage : elle ne nécessite pas de définition. Dit de cette manière, Jonas est plus ou moins d'accord... Toute discussion sur des définitions est presque par essence stérile : on peut être d'accord sur le fond et en opposition sur la définition, ce qui est absurde.

« C'est un peu comme le jeu. Peut-on définir ce qu'est un jeu ?
(Wittgenstein revient au galop.)
— C'est quelque chose d'inutile, lance Léandra.
— Marrant : ma collègue Charlotte disait quant à elle que c'était quelque chose de "divertissant" parce que le jeu détourne des choses sérieuses. Mais peut-on dire qu'un jeu est toujours inutile ou toujours divertissant ?
— C'est vrai qu'il y a les serious games et ce n'est pas inutile...
— Bref, ça ne sert pas à grand chose de le définir : nous savons tous reconnaître un jeu de ce qui n'est pas un jeu. — Pas besoin d'avoir en tête une définition du mot "joueur" pour se rendre compte que quelqu'un joue. »
(Je redeviens énervant, là, non ?)  

« C'est un peu comme l'amour. Peut-on définir ce qu'est l'amour ? »
En définitive, j'aurais mieux fait de ne pas la poser, cette question. J'aurais dû anticiper les réponses... 

* * *
« En ce moment au bureau, raconte Léandra, j'ai un problème de clavier assez ennuyant. La lettre "Q" ne fonctionne plus très bien. Parfois, j'appuie sur la touche mais le "Q" ne s'affiche pas.
— Ha !
— Je m'imagine mal appeler le help desk pour leur dire que j'ai un problème de "Q".
— Mouarf ! "Comment Madame ? Votre cul ne s'affiche plus ?"
Oui ! Quand j'appuie sur mon "Q", il ne se passe rien.
— "Ne vous inquiétez pas, nous allons vous le remplacer, votre cul !"
Hahaha !
— Quelle idée, aussi, d'être en panne de "Q"... »

Éthique du bunker

Parler de sociétés en déclin, de civilisations qui s'écroulent, d'apocalypse fantasmée et de paranoïaque améliorant son refuge anti-tempête (Take Shelter) a curieusement fait ressurgir en moi le souvenir d'un cours de morale laïque qui m'avait marqué lorsque j'étais adolescent. C'était, je pense, en quatrième année du secondaire, à l'Athénée royal de Tamines... Un cours de deux heures entièrement consacré à "l'exercice du bunker".
Impossible d'en retrouver la description sur le Web : sans doute n'ai-je pas tapé les bons mots-clés ; sans doute aurais-je dû effectuer la recherche en anglais, aussi. Ou peut-être était-ce un exercice inventé de toutes pièces par mon professeur ? Peu importe car, fort heureusement, je me rappelle assez bien de l'énoncé : 
« Des bombes atomiques vont bientôt pleuvoir sur toute la planète et tu es responsable d'un des nombreux bunkers qui abriteront les générations futures de l'humanité. Le problème est le suivant : le groupe dont tu as la charge est constitué de douze personnes (toi y compris) et le bunker n'est prévu que pour six locataires. Tu dois absolument choisir ceux qui entreront dans le bunker (qui seront sauvés) et ceux qui resteront dehors (qui mourront dans d'atroces souffrances). Ton choix ne sera en aucun cas remis en question. »
Nous avions alors une petite demi-heure pour choisir, de manière individuelle, nos candidats au sauvetage au sein d'une liste dressée arbitrairement par le professeur. Ensuite, le reste du cours était consacré à la présentation des choix de chacun, à la discussion et à l'argumentation. La liste proposée était fantastiquement sadique : elle contenait tout ce qu'on peut concevoir comme pièges éthiques, propres à révéler les jugements de valeur et autres "culs-de-sac idéologiques" (racisme, sexisme...). Je ne me rappelle plus de la liste exacte, mais elle ressemblait grosso modo à cela :
« Une femme au foyer enceinte
- Une jeune policière
- Un docteur en médecine de 40 ans
- Une scientifique de haute volée de 30 ans
- Un philosophe grisonnant
- Un jeune électricien étranger
- Un ouvrier non-qualifié de 45 ans
- Une jeune chômeuse sans diplôme
- Un vieux prêtre
- Une adolescente de 15 ans
- La maman de l'adolescente, institutrice »
Vint alors le moment des réponses. Beaucoup prenaient la femme enceinte car elle portait la vie ; la policière parce qu'elle était jeune et assurerait l'ordre et la sécurité dans le bunker (elle est bien bonne, celle-là !) ; le docteur car il soignerait les malades ; l'institutrice car elle éduquerait les nouvelles générations ; la scientifique pour sauvegarder un pan de la connaissance du Monde... Tombaient souvent à la trappe le philosophe (car "il ne sert à rien de concret"), l'ouvrier, l'électricien étranger, le vieux prêtre, la jeune chômeuse... D'autres questions apparaissaient, comme : "Peut-on choisir l'institutrice sans en même temps choisir sa fille, et réciproquement ?" ou "Si l'on choisit la femme enceinte, cela fera une bouche en plus à nourrir dans quelques mois... Or les réserves sont limitées."

Je me souviens m'être dit que presque personne dans l'histoire ne sauvait celui qui aurait pu être mon père (l'ouvrier) et que c'était totalement injuste. Injuste non pas qu'il ne soit pas sauvé dans l'absolu, mais qu'il ait moins de poids dans la balance simplement à cause de son statut social ou professionnel. Mes camarades choisissaient souvent les gens en fonction de leur utilité présumée dans la société et/ou de leur relative jeunesse. Autre constat : tous, sans exception, s'incluaient dans les rescapés : le bunker serait habité par cinq personne plus le responsable du bunker (eux-mêmes donc). C'est en les écoutant que je me suis rendu compte de l'insolubilité du problème : une vie humaine est une vie humaine, point. Et l'on ne peut, du moins à mon sens, trier les divers protagonistes selon une base utilitariste. Dès lors, lorsque ce fut mon tour de prendre la parole, je dis (sans doute pas de cette manière je ne me rappelle plus du tout comment je parlais à l'époque) :

« Je tire au sort.
— Tu tires au sort ? me demande une camarade (Céline, si mes souvenirs sont bons).
— Oui. Je choisis au hasard à la courte paille par exemple ceux qui restent à l'extérieur et ceux qui rentrent dans le bunker... Et je m'inclus dans la loterie.
— En faisant cela, tu te débines : ça t'évite de faire un choix.
— Peut-être mais je refuse de choisir en fonction de l'utilité des gens, de leur sexe, de leur âge ou de tout autre critère...
— Oui, mais si par hasard, il ne reste plus que des hommes ou que des femmes, c'est embêtant pour la survie de l'espèce.
— Bien vu, mais tant pis. Et puis, il y a d'autres bunkers... »

À la récréation, après le cours, j'en rediscutai avec mon ami Laurent :

« Je me demande si, dans l'histoire, je ne resterais pas en dehors d'office, afin de permettre à une autre personne de survivre...
— Non, tu ne le ferais pas. C'est joli de dire ça mais dans la pratique, si tu en avais la possibilité, tu sauverais ton cul et puis c'est tout. C'est l'instinct de survie qui veut ça.
— Si tu le dis... On ne le saura sans doute jamais. »

À l'époque, j'avais une certaine idée du sacrifice ultime et désintéressé, théoriquement du moins : choisir de perdre sa vie pour en sauver une autre ; mettre rationnellement dans la balance son existence et celle d'autrui ; tenter de mettre de côté l'émotion liée à la perspective de sa propre mort ; refuser l'atavisme. J'avais en tête l'image de Duncan Idaho dans le roman Dune, dévoué corps et âme à la famille des Atréides, qui se lançait héroïquement dans un combat perdu d'avance pour permettre la fuite de Paul et de sa mère à travers les dédales d'un sietch. 

Et je m'imaginais donc à l'extérieur du bunker, regardant sans rien dire les champignons nucléaires se former sur fond de ciel rougeoyant, avant d'être très rapidement désintégré par l'onde de choc thermique... Je ne sais si je serais capable d'une pareille chose, évidemment. Sans doute, comme Laurent me l'affirmait alors, que je m'enfuirais comme un lâche pour sauver ma peau... Sans doute que je prendrais place dans le bunker et que je terminerais ma triste vie de rescapé nucléaire avec le remords d'avoir laissé mourir une personne à ma place...

Hé, Hamilton, du calme, ce n'est qu'un exercice mental, hein !

Panique à la TEC

Durant la nuit de jeudi à vendredi, je regarde le film Take Shelter de Jeff Nichols, l'histoire d'un homme obsédé par la venue d'une énorme tempête qui n'apparaît a priori que dans ses pires cauchemars et hallucinations. Il est poursuivi par des visions d'apocalypse et décide d'agrandir son refuge anti-tempête afin de protéger sa famille de la destruction qui se prépare... À tel point qu'il en perd la raison, son travail, ses amis... 

Est-ce un film banal ou un chef-d'œuvre ? Il me faudra le regarder une seconde fois pour rendre un avis définitif. En tout cas, en visionnant ce film, tard le soir, je suis en parfaite continuité avec la discussion d'hier sur le monde qui s'écroule.

* * *

Une heure de l'après-midi. J'ai achevé ma matinée de boulot et je suis dans un bus assez bondé qui se dirige vers la gare des Guillemins et le Centre-ville de Liège. Trois jeunes — ils doivent avoir entre 16 et 18 ans — abordent une jeune femme assise au milieu du véhicule. (Comme d'habitude, les conversations sont approximatives : il y a du monde et certains éléments m'ont été rapportés indirectement par les passagers du bus.)

« S'cusez-moi, mademoiselle, mais on vous a déjà dit que vous étiez très jolie ?
— Oui, on me le dit souvent, répond-elle, l'air exaspéré.
— Pourquoi tu me parles comme ça, toi ?
— Désolée mais ce genre de drague, je trouve ça très lourd.
— Tu sais, je te nique quand je veux, salope. »

Une autre jeune dame, assise un peu plus à l'arrière, s'en prend au gars :  
« Putain, mais arrête ça, ducon, tu fais de la peine à voir, franchement !
— Qu'est-ce que tu me veux, toi ?
Tu t'es entendu parler ? T'as aucun respect. Tu te crois malin parce que tu peux frimer devant tes potes, c'est tout. Respect, respect !
(Le jeune rigole, s'approche de la femme d'un air menaçant et tend vers elle une main tremblante.)
— Mais allez, vas-y, gamin, tu crois que tu me fais peur ? Des cons comme toi, j'en vois à longueur de journée, là où je travaille... Pfff...
— Mais de quoi tu te mêles ? »

C'est plus ou moins à ce moment qu'un autre passager du bus entre dans la danse. Il fonce sur l'impoli, l'empoigne et lui donne plusieurs coups de poing dans la figure en lui criant : "Connard ! Tu fais moins le malin quand t'as affaire à un homme, hein ?" ; l'autre se protège la tête de ses mains puis tente à son tour de donner des coups de poings. La rixe se transforme en pugilat pendant une vingtaine de longues secondes. Une dame, presque au bord des larmes, crie : "Vous voyez où elle nous mène, toute cette violence !" Plusieurs passagers hurlent au chauffeur : "Arrêtez le bus, arrêtez le bus !" Le bus s'arrête, les portes s'ouvrent et les trois jeunes s'en vont. Celui qui s'est pris quelques coups de poing dans la figure lance à son agresseur : "On se reverra, mec, on se reverra !" Puis le bus redémarre et tout le monde, forcément, parle de l'événement. 

* * *


Je prends le train vers Namur, j'attends l'heure de la sortie des cours à la brasserie "Le Flandre", je récupère ma fille à l'école, nous attendons le train pendant une demi-heure dans le hall de la gare, Gaëlle joue au petit train, nous reprenons le train vers Bruxelles rempli jusqu'à ras bord, nous allons faire les courses, je nettoie mon appartement, je fais à manger. Quand Léandra sonne chez moi, vers 19h45, j'ai réussi à rendre l'appartement convenable et à préparer une partie de la nourriture, mais la vaisselle n'est pas finie et la table n'est pas encore entièrement dressée. 

Je voulais leur faire des carbonnades flamandes, à mes invités de ce soir (Léandra et Jonas), mais c'est impossible puisqu'il y a dans la préparation de ce plat un élément incompressible : le temps de cuisson. Faut que ça cuise des heures entières, Madame, pour que ce soit bon... Et aucun de nous n'a envie de manger à dix heures du soir, vous comprenez ? C'est humain, ha ben oui. Y a comme un avant-goût de printemps aujourd'hui, vous ne trouvez pas ? 

J'opte alors pour un rôti de bœuf sauce au poivre et une salade de pâtes. Pour la sauce au poivre, j'essaie un nouveau "truc" qui s'avère vraiment pas mal, qui consiste à faire infuser à feu doux des grains de poivre noir entiers dans de la crème fraîche, puis de filtrer cette dernière à l'aide d'une simple écumoire pour enlever les grains de la sauce. Ensuite, il faut mélanger le résultat obtenu avec des échalotes finement hachées préalablement cuites dans le jus de la viande avec quelques cuillerées de Porto et un soupçon d'Armagnac. Tout ce bordel pour deux décilitres de sauce au poivre : tout compte fait, j'aurais dû préparer des carbonnades...

* * *

Et voilà : à part deux noms d'auteurs de science-fiction, je n'ai rien noté de la soirée et, en conséquence, évidemment, je ne me souviens que de l'ambiance générale (c'était une chouette soirée) mais pas du contenu. C'est un peu décevant, non ?