Archives mensuelles : décembre 2012

Sur l'autel du vidéoludisme

Déchets 2.0. — Les courts textes sans nuance que j'expulse rapidement sous le coup de la colère sourde ou de la passion sont des instantanés que je ferais bien de conserver dans un carnet privé, hors de la sphère publique et à plus forte raison de la Toile. En relisant le dernier en date, je me sens particulièrement hypocrite : dire « amen » devant lui et déverser mes immondices dès qu'il a le dos tourné... Existe-t-il une attitude plus lâche et plus abjecte ? (Oui, mais ce n'est pas une raison pour etc.)
« Ça aurait pu être pire ! » — Ma grand-mère a une santé de fer. Résumé de l'épisode précédent : la deuxième fois qu'elle a tenu des propos incohérents, mes parents ont appelé l'ambulance ; un peu plus tard, dans un délire passager, Bobonne est tombée de son lit d'hôpital et s'est blessée. Cette semaine, elle est de retour à la maison familiale sans aucun problème, à l'exception de quelques contusions bénignes et de quelques bandages. Le plus important : elle a gardé toute sa tête dans l'aventure et conserve son optimisme lucide... « Rien de grave ! », dit-elle, « Ça aurait pu être pire ! »

Gaëlle, dresseuse de Pokémons. — À peine débarquée chez mes parents pour les vacances de Noël, Gaëlle se précipite sur sa sacro-sainte Nintendo 3DS pour lancer Pokémon Blanc 2. — Ah là là, mes aïeux, cette jeunesse sacrifiée sur l'autel du vidéoludisme, quelle tristesse ! De mon temps, moi je vous le dis, c'était autre chose : en hiver je me promenais benoîtement, l'écharpe au vent, sur les sentiers forestiers enneigés, humant l'air vivifiant que Dame Hiver soufflait dans ma petite figure empourprée. (Je dispose de preuves photographiques.)

Les Wittgenstein en folk music. — Cette mélodie de Neil Halstead (chanteur-guitariste du groupe Mojave 3 qui a démarré en 2002 une carrière solo) s'intitule « Wittgenstein's Arm » (Palindrome Hunches, 2012). Elle a pour sujet principal Paul Wittgenstein (le frère de Ludwig), pianiste talentueux qui dut se faire amputer du bras droit au cours de la Première Guerre mondiale mais qui refusa d'abandonner le piano et continua sa carrière professionnelle avec seulement cinq doigts, passant commande d'œuvres spécifiques auprès de nombreux grands compositeurs (Sergueï Prokofiev, Richard Strauss...) et développant de nouvelles techniques adaptées (le terme « résilience » me vient à l'esprit).
Les paroles de la chanson font référence à la « malédiction » des frères Wittgenstein : au suicide par balle de Kurt, à la fin de la Première Guerre mondiale, parce que ses soldats refusaient de lui obéir (« Did you see my brother lying in the ditch, knuckles all scraped and the powder on him? ») ; à celui de Rudolf, étudiant en chimie, par absorption d'un mélange de lait et de cyanure de potassium (« See my brother drinking from the glass? They say he died with his eyes wide open. Poison flowing right through the veins, glass of milk fell from his hand... »). Cependant, pas une strophe sur la disparition mystérieuse de Hans Wittgenstein, ni sur Ludwig qui, lui, ne s'est pas suicidé (bien que l'idée traverse ses carnets) et eut une vie bien remplie. Peut-être le philosophe sera-t-il mentionné dans une future chanson intitulée « Wittgenstein's Moore's Hand » ?

Au demeurant, il s'agit d'une curieuse chanson empreinte de sentimentalisme, qui ne rend absolument pas compte du climat d'extrême rigueur et de perfectionnisme en vigueur au sein de cette famille. Autrement dit : il y a comme un fossé qui sépare ce qui est dit/joué par cet homme et l'image que je me fais des Wittgenstein... Mais c'est très difficile à expliquer... et c'est une autre histoire.

Dois-je m'acheter une machine à écrire ?

Petit repas d'avant Noël. — Ce jeudi, je suis toujours un peu malade et fatigué, mais je sors de ma léthargie. Le matin, je travaille à domicile ; l'après-midi, en congé, je décide d'organiser un repas pour Mary et moi. C'est la dernière soirée que nous passons ensemble à l'appartement avant les fêtes de fin d'année. Je prends une partie de l'après-midi pour préparer un rôti de bœuf aux haricots accompagné d'une purée gratinée au fromage belge et d'une sauce au poivre maison à base de porto et d'armagnac (je n'avais pas de cognac en stock). Comme vin, un bonne bouteille de Graves rouge.
Tragi-comédie romantique. — Après avoir mangé, Mary me propose de regarder un film sur son ordinateur : Ruby Sparks (Elle s'appelle Ruby en français). Elle ne l'a jamais vu, moi non plus, mais « il paraît que c'est bien ». C'est un long métrage de Jonathan Dayton et Valerie Faris, les réalisateurs de Little Miss Sunshine : je suis bien content de le savoir, vu que je n'ai jamais visionné Little Miss Sunshine. — J'ai déjà rencontré des poulpes qui avaient une plus grande culture cinématographique que moi. 
Amateurs de scénarios complexes, passez votre chemin : ce film est une variation assez épaisse sur une seule idée un thème très ancien de surcroît : le mythe de Pygmalion. Ici, point de sculpteur amoureux de sa création, mais un jeune écrivain (Calvin) en mal d'inspiration qui, sur les conseils de son psychothérapeute (évidemment qu'il suit une thérapie, quelle bête question !), se met à écrire sur Ruby, la femme parfaite qu'il rencontre constamment dans ses rêves lorsqu'il promène Scotty, son petit chien nommé d'après F. Scott Fitzgerald (évidemment qu'il a un petit chien nommé d'après F. Scott Fitzgerald et qu'il le promène dans ses rêves, quelle bête question !).
Calvin rédige donc des pages et des pages sur cette femme idéale et fantasmée, jusqu'à ce curieux matin au cours duquel la muse passe littéralement du texte à la réalité. À partir de ce moment, elle occupe physiquement son appartement, se présente de facto comme sa compagne et est vue par tout le monde comme telle. Enfin, chaque ligne que Calvin compose sur sa vieille machine à écrire est immédiatement répercutée sur la pauvre jeune femme : elle est malheureuse ? Il peut la rendre heureuse en quelques mots... Elle prend son indépendance ? Il peut la ramener à lui en un seul « retour chariot »..
Pas nécessaire d'être devin pour imaginer la suite de l'histoire : il ne voudra pas utiliser sa machine à écrire pour influencer leur relation, mais il l'utilisera quand même ; leur couple finira par se dégrader et il essayera de le remettre sur pied grâce à son « super-pouvoir » ; enfin, il libérera sa créature après un dernier sommet d'hystérie et de mal-être. Toute cette histoire était déjà écrite depuis longtemps dans l'inconscient collectif ; dans Pygmalion donc, mais aussi dans la légende du golem, dans Frankenstein et sans doute aussi dans d'autres œuvres antiques et modernes dont le titre m'échappe pour l'instant... La seule véritable surprise de ce film est contenue dans les quelques secondes qui précèdent le générique de fin : malgré toutes mes prospectives, jamais je n'avais prévu un happy end aussi ridicule.

« Je ne m'attendais pas du tout à ça », me jure Mary avant d'aller dormir, « et je suis tout de même assez déçue ! » Elle me souhaite bonne nuit. Je lui souhaite la même chose et termine ma phrase par : « De mon côté, je vais un peu... écrire sur mon blog ! » (Ça nous fait rire.)

Tempus fugit

Je pense souvent que si je décidais un beau jour d'arrêter le présent journal prématurément — je veux dire par là : pour une raison autre que la mort de ce bon kilogramme de masse cérébrale qui, du moins aux dernières nouvelles, occupe mon crâne et me permet d'écrire ceci (curieuse remarque alambiquée car, d'une certaine manière, c'est cette même masse cérébrale qui s'exprime ici : elle et je se confondent ; mais il est très difficile d'admettre qu'en parlant de cette masse cérébrale-, je parle de moi-même, et inversement [penser à dormir la nuit pour éviter ce genre de boucle] ; cependant, un neuropsychiatre me reprendrait certainement.) —, si je décidais un beau jour d'arrêter le présent journal prématurément, disais-je donc, ce ne serait ni par lassitude, ni par manque de matière, mais bien par manque de temps.

Car, pour toute personne dont ce n'est pas le métier d'écrire, rédiger un texte par jour demande de disposer d'un certain nombre d'heures dédiées à la tâche. En son temps (ha-ha), Léandra avait fait une estimation pour son propre blog : la rédaction d'un article dans sa totalité (écriture, relecture, corrections) lui prenait environ deux heures, parfois plus mais rarement moins. Ce n'est pas moi qui vais la contredire.

Toute cette machinerie rédactionnelle demande une certaine discipline. Une foutue discipline même. À tel point que j'en viens à me demander comment un type (je parle de moi, ou de mon cerveau, ou de que sais-je encore... non, je ne serai pas vulgaire) qui n'a jamais réussi à archiver convenablement la moindre de ses factures est parvenu à tenir aussi longtemps cette discipline d'article quotidien. — Soudain (paume sur la tête, comme Columbo !), je me suis souvenu : suis-je bête ! Il n'a pas vraiment de vie, ce type-là ; depuis quelques années, son entourage est composé de six-sept amis et de beaucoup de fantômes ; il est célibataire et ne voit sa fille que certains week-ends. En conséquent, il n'a pas vraiment besoin de discipline : presque toutes ses soirées sont libres, à ce couillon ! Ha, me voilà soulagé !

Si j'écris tout ceci aujourd'hui, c'est pour une raison bien particulière : ce mercredi 19 décembre 2012, j'ai décidé d'arrêter ce journal j'ai été du matin au soir emporté par une sorte d'état grippal. Étant malade, je me suis traîné difficilement jusqu'au travail, puis j'ai passé la première partie de soirée à dormir et la seconde à me tenir éveillé devant mon ordinateur, pour rédiger ma journée de samedi, en compagnie de Mary, qui semble en ce moment littéralement crouler sous le travail... Et donc ? Et donc, je n'ai strictement rien à raconter ! Mais il faut bien que je raconte quelque chose... « Et si j'écrivais sur la difficulté d'écrire un blog journalier quand on n'a rien à dire ? Et si j'en profitais pour parler de concepts bateau comme le temps et la nécessité d'avoir une certaine discipline ? » — Voilà !

Discussion avec un nombril

« And this thing you once said disappeared from my head
In the time that it took to be amazed.
And this thing you once did might have dazzled the kids
But the kids once grown up are gonna walk away.

And your world is gonna change nothing,
And your world is gonna change nothing,
And our world is gonna change nothing,
And our world is gonna change nothing,
And our world is gonna change nothing ! »

(Okkervil River, « Singer Songwriter », The Stand Ins, 2008.)

J'aurai tenu trois cent quarante-quatre jours sans le rencontrer une seule fois. Ce soir, je suis content de le revoir, mais le plaisir est de courte durée : il me faut à peine une demi-heure (le temps d'arriver au restaurant) pour m'apercevoir que rien n'a changé — les gens ne changent pas : n'est-ce pas moi qui assène cette « vérité » à tout bout de champ ? — et que, sous ses airs de vieux monsieur déprimé à la main tremblotante et à la locomotion difficile, se cache encore et toujours un monstre de manipulation, d'égocentrisme, voire même un satyre mythomane...
Il pose quelques questions, mais comme à son habitude, il ne s'intéresse pas du tout aux réponses que nous lui donnons. D'ailleurs, il ne les retient pas ; je le connais : il les a déjà oubliées. Étant donné que je ne dis pas grand-chose (j'ai des nausées depuis hier soir), c'est Mary qui se charge d'alimenter la conversation. Elle aussi pose des questions, qu'il contourne parfois très habilement afin d'introduire tel ou tel sujet avec lequel il a envie de faire un bout de chemin : ha, « cette merveilleuse étudiante de dix-neuf ans, extrêmement intelligente, promue à un grand avenir européen [sic] » avec qui il est sorti ; ha, comme il en a vécues, des histoires extraordinaires : avec sa vie, on pourrait écrire un roman ! — Et avec sa modestie, pourrait-on allumer un grand feu qui atteindrait la Lune ?

Il parle de lui, de lui, de lui, puis il sort une phrase qui me fait sursauter intérieurement : « Comme vous le savez bien, je ne suis pas du tout pour parler de "moi, moi, moi" ! C'est une discussion à trois. Nous pouvons parler de tout. C'est fantastique. » — Se rend-il compte de l'énormité de son discours ? Le fait-il exprès, pour nous tester ? Je mange ma saltimbocca alla romana trop salée sans rien répondre ; Mary ne dit rien non plus, mais n'en pense pas moins, comme je l'apprendrai plus tard.

Sommes-nous obligés de connaître tous ces détails écœurants et technico-techniques sur la mécanique (pas toujours) bien huilée du coït humain ? Non, je ne pense pas que nous y sommes obligés. — Je les garde donc en mémoire sans en faire mention ici.

Mary règle l'addition (merci Mary !) et nous passons la dernière demi-heure chez lui, sous le regard inquisiteur et les traits fiers du Condottiere d'Antonello de Messine. Dans la voiture, sur la route du retour, Mary me lâche : « J'en reviens toujours pas qu'il ne m'ait même pas proposé un truc à boire à son appartement ! » — Tiens donc, oui, c'est vrai : elle n'a rien eu à boire. Un oubli sans doute...

Mort de fatigue

Mort-vivant. — Ha bon ? Vie et mort ne communiquent pas ? Pourtant, ce matin, je suis à la fois mort et vivant. La sonnerie de mon réveil est suivie d'une très grande confusion : je n'ai pas assez dormi et j'ai encore dans la bouche le goût du (très bon) vin rouge d'hier soir. Je repousse l'alarme plusieurs fois, jusqu'à la plus extrême des limites : sept heures du matin. Puis il faut bien que je me lève et qu'en plus je me grouille : brossage de dents, eau froide sur la figure, habillage et hop ! Direction la rue remplie de fantômes, le tram rempli de fantômes, le train rempli de fantômes, le bus rempli de fantômes, jusqu'à ce lointain lieu de travail où je vais devoir faire semblant de ne pas trop bailler, alors que de curieuses ombres menaçantes hantent les extrémités floues de ma vision. Toute la journée, je tiens bon, à grand renfort de café, ce qui a pour effet de me rendre particulièrement susceptible, voire entièrement paranoïaque : te gausserais-tu de moi, satanée horloge ? Il y a une minute, tu affichais déjà exactement la même heure ! Ha, je vois ! Tu as pris peur : voilà que tu es passée d'une minute à l'autre désormais ! Quelle coïncidence ! Une putain de coïncidence, n'est-ce pas ? Ouais, c'est ça !

Cheveu. — Léandra et Andrew sont au fond du café en train de préparer leur prochain week-end à Londres. Je passe les saluer tout en précisant d'emblée que je ne resterai pas longtemps. J'ai l'impression d'arriver comme un cheveu dans la soupe : je ne suis pas le bienvenu ici, je suis rejeté de partout, par mes amis, par les clients et même par ces serveurs qui passent devant moi sans voir que je veux commander une putain de boisson alors que je suis là depuis — combien de temps déjà ? — trente secondes. Ha ! Tout est parfaitement clair dans mon esprit maintenant : je ne suis pas le bienvenu ! Je ne suis pas le bienvenu ! (Je suis très fatigué : la terre entière est contre moi et me considère comme un boulet nuisible — en imagination du moins.)
Requiem. — Tous les soirs depuis lundi dernier, je suis obnubilé sans raison (du moins je suppose) par le Requiem de Mozart, complété par Süßmayr : en ce moment, j'écoute et réécoute la version interprétée par l'Orchestre philharmonique de Vienne sous la direction de Karl Böhm. — Ce requiem a, si je puis dire, bercé toute mon enfance : ma mère le passait en boucle, sur tourne-disque, à côté de la Messe en ut mineur, de Don Giovanni et de La Flûte enchantée, mais aussi notamment du répertoire de Marvin Gaye et d'autres artistes estampillés « Motown ». Pendant tout un temps, du Requiem, je n'ai connu que la version de Bernstein, au tempo extrêmement lent. Cependant j'ai découvert par la suite que de nombreux talentueux chefs d'orchestre, comme Philippe Herreweghe, avaient interprété l'œuvre avec un tempo beaucoup plus rapide : par exemple, alors que le Lacrimosa dirigé par Bernstein atteint presque les cinq minutes, celui de Herreweghe n'en compte que trois ! — Éduqué en compagnie de la version ultra-lente, je ne peux m'empêcher de penser, à l'écoute de ces versions supersoniques, qu'un esprit malin s'est arrangé pour faire passer tous ces fantastiques mouvements à l'intérieur d'une sorte de filtre accélérateur, afin d'annihiler tout l'effet déchirant et dramatique des chœurs et des solos (parmi les plus bouleversants jamais composés, faut-il le préciser ?), qui ne prennent vraiment toute leur ampleur que dans la lenteur. (Sur le même sujet, lire cet excellent article signé Dominique Autié intitulé « Nécessité de la lenteur ».)

Le Lacrimosa super-lent de Bernstein :

Requiem in D minor, K. 626 (Süßmayr completion): IIIf. Sequenz: "Lacrimosa" by Wolfgang Amadeus Mozart on Grooveshark


La version intermédiaire (mais tout de même assez lente) de Böhm :

Lacrimosa by W. A. Mozart/K. Böhm/Wiener Philarmoniker/E. Mathis/J. Hamari/W. Ochman/K. Ridderbusch on Grooveshark
(Dieu, que c'est beau !)

La version rapide de Herreweghe :

Requiem In D Minor, K 626 - Sequentia: Lacrimosa Dies Illa by Philippe Herreweghe: Collegium Vocale, La Chapelle Royale on Grooveshark

Carpaccio de bœuf au saké

Commandement. — Aujourd'hui, peut-être arrives-tu sur cette page en te demandant ce que j'ai bien pu retranscrire de cette soirée — votre soirée... Car je suis en retard de publication, certes, mais je ne saute aucune journée. Telle est la seule contrainte de ce patchwork sans queue ni tête ; une contrainte que tu as, à raison d'ailleurs, remise en question ce dimanche soir : il ne faudrait pas qu'une telle rédaction au jour le jour se fasse au détriment de l'écriture... Je suis d'accord avec toi sauf en ce qui concerne ce journal : « De toute façon, ça a toujours été mal écrit », ai-je répondu. Oui, car le but n'a jamais été de bien écrire, ni d'être intéressant, ni quoi que ce soit d'autre, mais simplement de rédiger un article par jour. — Aucune prétention ici-bas, Dieu m'en préserve ! (Il s'agit d'une simple expression ; je ne suis pas tout à coup devenu déiste.) Tous les détours que ce journal a pu prendre (et prendra sans doute encore) n'ont qu'une importance somme toute très marginale par rapport à cet unique commandement gravé dans le marbre de ma conscience : tu écriras un article pour chaque jour que tu passeras sur cette terre.

Bébé. — C'est vrai (cela a été dit durant la discussion) : certains bébés, à la naissance, sont particulièrement moches et j'ai toujours eu du mal à comprendre comment on pouvait, sans s'esclaffer, s'exclamer : « Oh mais qu'il est beau ! » devant un nouveau-né hideux. Mais ce petit Félix est très bien. Et qu'il ne veuille pas aller dormir quand trois inconnus (ou presque) — c'est-à-dire de la nouveauté — peuplent la salle à manger est un signe de bonne santé... Mais faut-il le laisser pleurer un peu seul dans son lit pour qu'il s'endorme ? Léandra et moi pensons que oui. Je me dois néanmoins de préciser qu'enfant, mes parents ne m'ont jamais laissé pleurer une seule fois (du moins c'est que qu'ils m'ont dit). Mais regarde donc ce que je suis devenu : un monstre asocial sans foi ni loi !
Cuisine. — « Il est encore bien pire qu'Hamilton ! » lâche Léandra en parlant de ton cuistot de compagnon, également artiste et graveur de pierres tombales. C'est un compliment de sa part, évidemment — enfin j'espère ! A-t-on idée de mêler carpaccio de bœuf et saké ; faisan et morceaux de cigare ? Les quatre services sont délicieux et originaux. Léandra n'avait pas menti : il faut ajouter cette maison (future table d'hôtes ?) à la liste des rares adresses auxquelles l'on mange exceptionnellement bien.
Mort. — Je pense que nous n'appréhenderons jamais cette salope de faucheuse de la même façon, mais nous n'avons certainement pas le même vécu. Il n'est pas un jour sans que je ne me questionne sur le néant, mais jamais il ne m'angoisse à ce point. Tout au plus est-il un motif de réflexion. (Exemple : j'ai constamment accès au monde, mais un jour prochain, dans la plus absolue des fatalités, tout cela me sera enlevé d'un coup.) — Mais il est impossible d'être vivant et mort à la fois ; ces deux mondes ne communiquent pas, ne peuvent communiquer ; ma mort n'existe pas : « celui de tous les maux qui nous donne le plus d’horreur, la mort, n’est rien pour nous puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n’est pas et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. » (Épicure, Lettre à Ménécée. Est-ce rassurant ou au contraire déconcertant de savoir qu'il y a quelque 2300 ans, on se posait déjà les mêmes questions qu'aujourd'hui ?)

Retour. — Isidore nous ramène, Léandra, Georges et moi, à Bruxelles, en voiture, aux alentours de deux heures du matin. Ha ! Cette dernière semaine de travail démarre sur des chapeaux de roue ! Je ne veux même pas imaginer mon réveil sonner dans à peine quatre heures. Oh non, je ne peux pas m'imaginer une chose pareille !

Don stepped outside...

Évidemment, je sais d'avance qu'il y a un risque ; qu'à partir d'une certaine densité d'inconnus partageant la même pièce que moi, je suis susceptible de me sentir mal. En début de soirée à la Maison du Peuple, lorsque j'explique à Léandra que j'ai peur de me retrouver, seul, coincé dans cette nouvelle salle en compagnie de nouvelles personnes, elle me rassure : « Mais non, tu ne seras pas du tout coincé ! Tu pourras toujours sortir si tu en ressens le besoin ! »

Léandra a parfaitement raison : je pourrai toujours m'échapper en cas de problème.

Donc, en seconde partie de soirée, prenant mon courage à deux mains (c'est ridicule, oui, oui...), je me rends à la fête d'anniversaire de Carmela, en plein cœur de la capitale. J'arrive en même temps que deux gars qui attendaient qu'on leur ouvre la porte : un ancien collègue prof de gym et un de ses potes qui, si j'ai bien compris, s'est auto-invité. Je suis parmi les tout premiers arrivants. Je parle un peu avec Carmela, lui offre son cadeau, puis discute quelques secondes avec son ancienne professeur de morale : « Oh, je suis ici parce que Carmela était vraiment une élève extraaaoooordinaire ! »

Puis arrivent les autres : des profs de français, des profs de morale, des profs, des profs à n'en plus finir, qui parlent de l'année scolaire et de leurs étudiants ; des couples aussi, des couples, des couples qui se connaissent et dont la conversation épouse une mécanique parfaitement huilée... Ophely est là et je discute un instant avec elle : « T'as vu ? Leur bébé est né ! », « Tom n'a pas pu venir ? » (Non, car il doit garder la petite). Etc.

Ensuite, me sentant à la fois trop près (physiquement parlant) et trop éloigné de la plupart de ces gens (à des années-lumières de leurs cours et de leur discours aucune critique, juste un constat), je m'éloigne, m'assieds à l'une des chaises hautes du bar et commande une Duvel. En attitude, je dois ressembler à ce type dont on ne voit que le dos dans le magnifique Nighthawks d'Edward Hopper. Pendant une petite heure, j'écoute les conversations en jouant avec huit sous-bocks : j'essaie de les positionner de la manière la plus parfaite et élégante possible, à équidistance des bords du comptoir. Personne ne me parle, personne ne semble me remarquer... Tant mieux !

Puis c'est l'heure du concert. Tout le monde se rend dans la salle contiguë. J'en profite pour récupérer mon manteau et fuir dans la nuit froide et humide.

Je suis beaucoup trop morose pour rentrer directement chez moi. J'ai besoin d'une autre atmosphère pour me régénérer un tant soit peu, alors je décide de faire un crochet par le Moeder Lambic tout proche. Hasard du programme : Léandra, qui rentre elle aussi d'une soirée dans le centre-ville, me rejoint. — Ouf ! De l'oxygène, de l'oxygène !

Haine féroce

En congé aujourd'hui et particulièrement solitaire, voire seul : je veux dire par là que je ressens la solitude comme un poids, chose assez rare pour être notée. Je continue de lire Nietzsche, notamment les aphorismes du chapitre VIII de Humain, trop humain consacrés à l'État (je fais une pause dans Zarathoustra car je pense sincèrement être beaucoup trop faible en ce moment pour digérer les quatre livres d'un seul coup). Je suis toujours aussi ému par la haine féroce que N. y déploie envers le socialisme et l'éducation des masses.

Au paragraphe 462, dans un aphorisme qui m'a particulièrement choqué, il décrit son « utopie » : une société dans laquelle les corvées les plus ingrates seraient distribuées par gradation, proportionnellement à l'intelligence des travailleurs : les tâches pénibles y seraient dévolues aux plus stupides, car c'est eux qui en souffriraient le moins, tandis que les plus raffinés, « même dans l'allégement le plus grand de la vie », souffriraient encore. (Brave New World un demi-siècle plus tôt.)

N. méprise l'instruction publique (§467, notamment), qui ne sera jamais assez élitiste à ses yeux ; il se méfie également des professeurs : à tout le moins considère-t-il que ces derniers doivent être réduits au plus strict minimum, car ils constituent des intermédiaires superflus entre le savoir et celui qui désire savoir. — Je le rejoins sur ce point : passé un certain cap (celui de l'apprentissage de base), est-il encore nécessaire d'apprendre via un tiers, d'avoir des professeurs ? La connaissance est à portée de main et j'ai rarement besoin d'un intermédiaire entre le savoir et moi. Mais il s'agit d'un rapport purement personnel qu'il ne me viendrait pas à l'esprit de projeter sur l'ensemble d'une population (je sais que certaines personnes ne peuvent apprendre seules, qu'elles doivent être accompagnées).

Quand N. compare le socialisme au « frère cadet du despotisme presque défunt dont il veut recueillir l'héritage » (§473) ou bien encore, dans Opinions et Sentences mêlées, tour à tour à une « maladie », à une « gale » et à une « peste » (§304), je suis confronté à un sérieux problème : d'un côté, je trouve certains des griefs de N. sensés, surtout ceux qui ont trait à la critique des partis constitués ou des sermons d'égalité venant de la classe dirigeante ; d'un autre côté, ce qu'il raconte entre en conflit avec une partie non négligeable de mon éducation.

Ce dilemme personnel me rappelle Wittgenstein qui, au début de la Première Guerre mondiale, s'était procuré le huitième volume des œuvres de Nietzsche et avait été « fortement frappé par son animosité envers le christianisme » (Carnets secrets, 8 décembre 1914) : « Car il y a aussi quelque chose de vrai dans ses écrits. Il est clair que le christianisme est la seule voie certaine vers le bonheur. Mais qu'advient-il dans l'hypothèse où l'on refuse ce type de bonheur ? Ne vaudrait-il pas mieux périr dans le malheur, en s'opposant désespérément au monde extérieur ? (...) » — Dans cette phrase, il suffit assez curieusement de remplacer « christianisme » par « socialisme » pour retomber sur mon propre questionnement. Et évidemment, directement, se pose cette question : la propagande socialiste n'est-elle qu'un succédané de religion ? 
J'esquisse ici trop de choses sans jamais les développer ; il faudrait que j'y revienne bien plus patiemment... Une autre fois car, à l'heure où j'écris ce texte, je suis très en retard dans les mises à jour, et malade de surcroît ! [Texte écrit difficilement le 17 et le 18 décembre 2012, avec parfois un peu de nausée et surtout de nombreuses grosses poches sous les yeux.]

Anti-épargne

« Le Belge est le champion de l'épargne.
Je ne suis pas un champion de l'épargne.
Donc je ne suis pas Belge. »
(Sophisme hamiltonien.)

C'est compulsif : dès que je trouve un billet dans une poche, dès que je vois (voire que je sais que je vais bientôt voir) du positif sur mon compte bancaire, il faut que je me débarrasse de ce surplus monétaire ridicule et sans vie, que je le convertisse en matériel, en bouffe ou que sais-je encore... — Je suis la parodie de l'Occidental qui s'endette, mais qui est assez intelligent pour s'endetter avec modération.

Donc j'ai fini par m'acheter un nouvel ordinateur portable (un Toshiba Satellite) avec cet argent que je n'ai jamais eu... (« Money, my friend! », me rappelle ce fantôme de Timor piégé dans un recoin de ma mémoire, « Money works because people trust in it! That's all you have to know, really! Trust! ») — Ai-je seulement jamais eu de l'argent un jour ? Non, si ce n'est dans mon portefeuille, de temps à autre. Chose curieuse, l'argent que je n'ai pas mais qui se trouve dans mon portefeuille est tout de même accepté par n'importe quel commerce comme de l'argent, y compris par ce sympathique vendeur d'ordinateur, à deux pas de la Porte de Hal.

Donc j'ai un nouvel ordinateur, mais quand je le branche, la batterie ne veut pas se charger : la jauge reste curieusement à 0 %. Que faire ? Passer dès maintenant par le service après-vente et attendre des semaines que ce dernier veuille bien me changer la composante défectueuse ? Non ! Pas de panique ! (Merci Douglas Adams.) En fait, après quelques minutes de recherche sur la Toile, je me rends compte qu'il suffit de laisser l'ordinateur branché sur le secteur, de déconnecter la batterie et de la reconnecter aussitôt, et ça fonctionne ! Ces ordinateurs portables en plastoc, c'est vraiment du toc !
Je me rends compte avec un peu de vertige que cet ordinateur me permet enfin de regarder des films, d'installer de nouveaux jeux, voire même de rejouer à Eve Online ou à World of Warcraft ! Mais la première chose que j'installe sur cette nouvelle machine, c'est Dwarf Fortress. Oui, Dwarf Fortress, ce jeu aux graphismes particulièrement repoussants mais à la profondeur et aux possibilités hallucinantes. Mon ancien ordinateur ne disposait pas de la puissance de calcul suffisante (!) pour faire se déplacer, du moins dans des conditions de jeu acceptables, la petite centaine de « nains ASCII » qui peuplaient ma forteresse. Aujourd'hui, de nombreux développements semblent possibles et parfaitement réalisables. Affaire à suivre...

« Votre verre est vide... »

Cet après-midi, Charlotte, Lodewijk et moi sommes invités au congrès durant lequel notre « publication de l'année » doit être distribuée. « À l'intérieur de vos badges », explique le secrétaire général aux quelque deux cents congressistes présents, « vous trouverez un bon. En échange de ce bon, à la sortie, vous recevrez votre cadeau : un livre sur l'histoire de notre syndicat. Au départ, il ne devait faire qu'une centaine de pages, mais tout compte fait il en totalise 350. » — Oh, mais c'est qu'avec un peu plus de temps, il aurait facilement pu en faire le double !

Je savais comment se déroulait un congrès syndical (mon père m'en a souvent parlé) mais je n'en avais jamais observé un de l'intérieur. C'est donc vrai que l'approbation d'une décision se fait en applaudissant (bien qu'en cas de litige, un carton de vote à main levée soit prévu) et que la réunion se termine par l'Internationale. — Ah là là, je me sens toujours aussi peu à ma place quand il s'agit de me lever et de chanter un hymne, quel qu'il soit. D'ailleurs, je ne chante pas et ne lève pas le poing. C'est complètement au-dessus de mes forces... C'est lié à une très vieille peur de tout ce qui noie l'individu dans le collectif, de tout ce qui brise l'analyse au profit de l'émotion. D'un autre côté, je serais extrêmement critique vis-à-vis d'un syndicat qui renierait ses racines ouvrières et socialistes. Alors quoi ? Alors rien... Je conçois parfaitement l'aspect fédérateur de ce chant, mais il n'est pas fait pour moi.

Après le congrès, un « walking dinner » est prévu : mousseux et zakouskis, puis vin et plats. Les serveurs font de nombreux allers-retours, comme dans les mariages. Très mauvaise idée. « Votre verre est vide... Je vous le remplis, Monsieur ? » Je pense « Non, merci » mais je réponds « Oui, volontiers ». Ensuite un serveur débarrasse la table haute à laquelle nous sommes accoudés. « Ouf ! », me dis-je, mais un autre serveur revient à la charge : « Oh ! Vous n'avez plus de verre, Monsieur. Je vous en ramène un ? » « Non » en pensée, mais ma bouche prononce à nouveau un « Oui, volontiers ». Et merde ! Boire ou ne pas boire ? Charlotte semble être dans le même dilemme.

Nous faisons connaissance avec trois déléguées qui partagent la même table que nous. Elles sont très franches, elles tutoient d'office. Elles me font penser à mon papa. (Je me dis que la part de franchise qui me reste après toutes ces années de polissage est directement héritée de mon syndicaliste de père.) 

L'une d'elle, retraitée depuis peu, commente : « Le syndicalisme d'aujourd'hui n'a plus rien à voir avec celui d'il y a trente ans ! Il est devenu beaucoup plus mou ! » L'autre, plus jeune, n'est pas d'accord : « Oh, ce n'est pas forcément vrai ! », et c'est parti pour une discussion sur le thème « Avant c'était mieux/Non absolument pas »... La plus âgée conclut par : « Le congrès a duré deux heures et ça fait trois heures que nous sommes à ce "walking dinner". Je trouve que ça en dit long sur l'évolution du syndicalisme ! » « Mais ça permet de rencontrer d'autres délégués, d'échanger nos vues, de discuter ! », répond l'autre. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elles ne sont pas d'accord.