Archives mensuelles : décembre 2012

Lambrusco !

La journée. — Dans tout travail, arrive ce moment crucial, et souvent très difficile d'un point de vue personnel, où un simple point doit tout à coup se transformer en point final.

Jipé, le sympathique gars de l'imprimerie, passe par nos bureaux de bon matin pour nous présenter un exemplaire du livre. Oui, ce livre pour lequel nous avons tant sué ! La couverture cartonnée est très austère (beurk/bof/pourquoi pas ? — biffer les mentions inutiles), mais c'est le commanditaire qui l'a voulu ainsi ; l'intérieur a presque la qualité d'un livre d'art. « Oh, ça rend très bien, merci, merci ! », m'exclamé-je en parcourant rapidement les feuillets. Toute la journée, je garde l'objet tout près de moi, parfois même dans mes bras, comme s'il s'agissait d'un petit bébé, de mon bébé. — Du jour au lendemain, ces 368 pages virtuelles ont pris vie grâce au miracle de l'offset ; c'est toujours un grand moment que de voir un simple plan se transformer en une jolie petite maison, austère et proprette certes, mais tout de même bien agencée.
De temps à autre, nous avons besoin d'une coupure nette, d'une franche décompression, d'une salutaire autosatisfaction... C'est la raison pour laquelle Wynka a apporté cette bouteille de Lambrusco pour le repas de midi : parce que nous ne marquons pas assez les pauses et les silences ; parce que nous ne nous arrêtons pas entre les projets. — Bénie soit-elle !

Le soir. — Maison du Peuple de Saint-Gilles, seul. Je me déplace de quelques mètres pour brancher la fiche électrique de l'ordinateur de Léandra dans une des prises de courant du café. Deux heures plus tard, je l'enlève en tirant simplement sur le cordon. Sur le chemin du retour, une curieuse réflexion : connecter un appareil électrique demande plus d'effort que de le déconnecter et j'ai comme l'impression, sans néanmoins trouver un seul exemple percutant, qu'il y a moyen d'appliquer cette bête maxime technique à plein de domaines de l'existence. — Mais l'inverse est tout aussi vrai : combien de fois la connexion s'avère-t-elle très facile et la déconnexion extrêmement fastidieuse ? (Se méfier des métaphores à deux francs cinquante, maritimes ou non.)

La nuit. — À quel autre moment de la journée peut-on faire le point sur soi-même, regarder sereinement derrière soi, errer dans son appartement en solitaire, observer depuis sa fenêtre les lumières de la ville s'éteindre les unes après les autres, oublier le tumulte quotidien des irritants toujours trop nombreux — bref être totalement libre — si ce n'est dans le tendre creux de la nuit profonde ?

Je relis un lointain article dans lequel j'écris que je relis un article, forcément plus lointain encore. — Rien ne change !

Il est trois heures du matin et j'ai un Orval à côté de moi. Mary est partie dormir. La discussion fut intéressante mais agitée, du genre à faire revenir les vieux démons du passé. J'ai beaucoup trop bu alors que j'avais décidé de ne plus boire. Et puis voilà : un geste maladroit de la main gauche et tout le contenu du verre se déverse malencontreusement sur le clavier (à nouveau, oui, oui). La machine ne veut même plus démarrer cette fois-ci... Oh, ce n'est pas bien grave : c'est un objet et je comptais bien racheter un nouveau petit ordinateur à Léandra le jour où elle en aurait besoin, mais tout de même : quelle maladresse, quel manque de contrôle !

« Le vernis vient des cités, la sagesse du désert. »

« Mais c'est gratuit, Monsieur ! » — Je les appellerais bien « corbeaux », mais j'aime beaucoup trop les corbeaux. Eux, ce sont de simples charognards, les petites mains de la force de vente itinérante. Habillés aux couleurs de la marque, le sourire faux, ils essaient de me rattraper, voire de me couper la route, pour me distribuer un nouveau yaourt au bifidus actif, me vendre une assurance ou me faire signer une pétition. — Seule manœuvre possible : l'évitement ! Je les ignore complètement et je fuis. Vite, vite ! Trouver refuge chez mon marchand de café quotidien !

Vent du désert. — J'ai gardé, presque vingt ans après ma première lecture de Dune, certains schémas de pensée fremen. J'observe tel groupe de citadins en train de discuter et je me dis avec un certain mépris : « Ces décadents gorgés d'eau n'ont jamais croisé le vent du désert ! » — Et puis, évidemment, je ris d'avoir pensé une telle pensée.

Égalitariste à tout prix. — Dans l'article qu'il nous a transmis sur le mouvement des Indignés, ce jeune licencié en sociologie se veut égalitariste à tout prix : à chaque fois qu'il cite un groupe d'individus, il tient absolument à placer le féminin du mot entre parenthèses : « indigné(e)s », « travailleurs(euses) », « végétarien(ne)s », « Zéta-Réticulien(ne)s »... — Dans son extraordinaire omniscience, lorsqu'il (elle) a divisé l'humanité en seulement deux sexes différents, Dieu (Déesse) avait sans aucun doute aussi en tête l'épineuse question de la fluidité des textes altermondialistes.
Marécage. — La compassion est un marécage : plutôt que de tirer la main de la personne qui s'enfonce, le compatissant préfère s'embourber avec elle.

Bill Clinton est partout. — Tremblez, braves gens ! Tremblez devant la série de devinettes visuelles que la petite équipe de créateurs (Léandra, Andrew et moi-même) est en train de vous préparer autour du très expressif ancien président américain ! Avec lui, plus besoin de retoucher les images car les photographies originales cachent déjà une devinette... Rendez-vous sur le Devinoscope le 25 décembre 2012 pour cette dernière salve !

De l'art d'être un bon dresseur de Pokémons

La sauvegarde n'est pas automatique. — Chez mes parents. Gaëlle me montre l'écran de sa Nintendo 3DS : « Je ne comprends vraiment pas ! Le chemin est bloqué alors que tout à l'heure, tu avais chassé les rochers en parlant avec le scientifique ! » Ha-ha ! C'est le coup classique du jeu qui redémarre à partir d'une précédente sauvegarde ! Je scrute l'inventaire : des objets manquent, y compris ce troisième badge obtenu tout récemment dans l'arène cotonneuse de Volucité, cette métropole d'Unys où d'horribles clowns font la loi et offrent des bicyclettes aux enfants (non, non, je ne connais pas ce jeu : j'aide ma fille de temps en temps, c'est tout). 

Je dis à Gaëlle : « Nous sommes revenus à la situation de ce matin... Tu as relancé une ancienne sauvegarde. Il va falloir tout recommencer. » Son visage change d'expression. Pendant de très longues secondes, elle hésite entre la retenue et la crise de larmes. Son discours ne contient pas de virgule (le souffle d'un enfant est monstrueux et ne connaît pas de pause) : « J'étais en train de perdre un combat et je ne pouvais pas fuir parce que c'était contre un autre dresseur Pokémon alors j'ai éteint la DS pour arrêter le combat et je l'ai redémarrée en croyant que j'allais revenir juste avant la combat mais non non on a tout perdu ! Bou-hou-hou ! » — Mais Papa est un sauveur : il prend cette bête console et recommence tout depuis la précédente sauvegarde. Il est très fort car il a déjà passé des milliers d'heures à réaliser la même chose avec d'autres jeux tout aussi ridicules, lorsqu'il était gosse mais pas seulement.

Crier sur un enfant. — Elle trébuche dans le fil de sa propre console et je crie aussitôt : « Oh ! Gaëlle ! », simplement parce que je suis énervé depuis ce matin, allant jusqu'à oublier que dans ma famille, on ne crie pas sur les enfants. On les raisonne, on discute avec eux, on les éduque, mais on ne crie pas. Devant un enfant comme devant un adulte, le cri est déjà un constat d'échec.

« Mais elle a l'air si sage ! » — Au comptoir de la Maison du Peuple, quelqu'un me tape sur l'épaule : c'est Poulain Perspicace ! (Curieuse et lointaine idée que celle de donner le totem du chef de la Patrouille des Castors à cet ancien camarade d'histoire !) Il est assis à une table proche du bar avec sa compagne Talya et leur toute petite fille Lilas. Il m'explique rapidement que leur bébé a pris la mauvaise habitude de dormir le jour et de vivre la nuit. C'est un cas classique : je lui dis qu'il ne faut pas s'en inquiéter, qu'à partir de six mois, tout va mieux. Il me répond : « Tais-toi, malheureux ! Elle a seulement trois semaines ! » Oui, au démarrage, ça paraît long et pénible, mais par la suite on ne s'en souvient plus, ou si peu ! — Enfin, ça dépend des gens. 

Gaume. — Je m'installe à leur table en compagnie d'Andrew, qui vient de débarquer pour voir la dernière née. Poulain est d'origine gaumaise et nous donne une série de conseils en vue de notre futur séjour à Chiny : quelle boucherie fréquenter, quel boudin acheter, à quelle table s'asseoir et quels chemins parcourir... « Il y a moyen de se rendre à l'abbaye d'Orval à travers les bois. C'est à une dizaine de kilomètres de Chiny ! » ; « Pensez à faire la balade du Hat. Vous aurez un superbe panorama sur la Semois depuis le rocher ! » — Oui, d'accord, mais y a-t-il seulement le Wi-Fi dans le gîte ?

Chez Léandra, avec Andrew. — Je ne devais pas y aller mais j'y suis. Je ne devais pas manger mais je mange. Je ne devais pas rester mais je reste. Nous ne devions pas réfléchir mais nous réfléchissons : nous avons déjà beaucoup trop de devinettes visuelles pour la session actuelle... Mon carnet déborde littéralement de ces devinettes en devenir ! Qu'importe : nous les utiliserons plus tard, n'est-ce pas ?

Souffle

Cauchemar opalin. — Ce rêve : je suis chez mes parents. Ma tante frappe à la porte vitrée, entre dans la salle à manger et me parle : « Hamilton ? Accompagne-moi un instant, je dois absolument te montrer quelque chose ! » et elle me conduit jusque dans l'allée de graviers qui mène à son garage. Y sont éparpillés des morceaux de plastique noir, des bouts de métal et des lambeaux de tissu. Je remarque assez vite qu'il s'agit des restes du vieil ordinateur et des quelques vêtements sales qui se trouvaient dans ma valise bêtement perdue dans le train Bruxelles-Liège du 9 novembre (voir ICI). Je retrouve également des débris de ce fameux appareil photo argentique Leica reçu par « héritage interposé » (voir ) : il y a dans les graviers trois objectifs brisés ainsi qu'un antique boîtier photographique complètement démantibulé. Étaient-ils eux aussi dans la valise ? Je ne sais pas ; je ne m'en rappelle pas et je trouve bizarre de ne pas m'en rappeler. Enfin, au milieu de l'allée, je découvre un petit carnet à mon nom, dans lequel se trouve l'adresse de la maison familiale.
Je comprends que c'est grâce à ce carnet que des fragments d'objets personnels se sont retrouvés ici : quelqu'un s'est emparé de ma valise et a détruit méticuleusement ce qui m'appartenait ; maintenant, il me fait savoir qu'il sait où j'habite. Une angoisse panique enveloppe soudainement tout mon être, avec cette certitude absolue : un inconnu me veut du mal, désire jouer avec moi... Ces quelques lambeaux de ma vie répandus sur le sol devant le garage ne sont qu'un préambule à quelque chose de beaucoup plus malsain. — Et je me réveille en sueur, bordel !

Gériatrie. — Donc ma vénérable et bien-aimée grand-mère est à l'hôpital depuis ce mercredi. Elle racontait à nouveau des salades et ma famille a préféré appeler l'ambulance. Les médecins lui ont fait passer un scanner et toutes sortes de tests mais ils n'ont strictement rien découvert : pas le moindre vaisseau sanguin obstrué, pas la moindre anomalie cérébrale... Diagnostic : sans doute un délire lié à une trop forte prise de Tradonal, en interaction avec d'autres médicaments. Mais Bobonne, dans son égarement, a voulu à tout prix sortir de son lit d'hôpital et a méchamment trébuché. Elle est donc toujours hospitalisée, avec les jambes gonflées, le menton tuméfié et les yeux au beurre noire. Je déteste la voir à ce point amoindrie, mais c'est la vie et il ne faut pas se voiler la face.
Ma maman me conduit auprès d'elle en début d'après-midi. Gaëlle est présente ; elle lui a fait un joli dessin. C'est sans doute la première fois que ma fille voit une vieille personne à ce point amochée, mais elle prend l'air de ne pas s'en rendre compte. Elle repart avec ma maman pour trouver un cadeau de Saint-Nicolas. Je reste une grosse heure en compagnie de ma grand-mère endormie et passe le temps en faisant ses mots croisés. Dans l'autre coin de la chambre double, se trouve la grand-mère sourde (et plus vieille encore) de mon ancien colocataire d'université : elle est assise dans son fauteuil et regarde droit devant elle, d'un air extrêmement sérieux et interrogatif. Une pensée : « Voilà ! Cette dame a presque exactement trois fois mon âge et elle a un air interrogatif... Elle pourrait avoir dix mille ans que ça ne changerait rien à l'affaire : elle serait toujours en train de s'interroger ! » — Ces gens n'en savent pas plus que moi ! De toute façon, comment pourraient-ils en savoir plus ? On traverse l'existence, on se pose plein de questions et puis on meurt. Il n'y a aucun sens à tout ce chaos luxuriant si ce n'est celui qu'on veut bien lui donner.

Ma grand-mère est réveillée. Avant de la quitter, je lui dis (en partie en wallon — et dans un sens affectueux, en référence à ses blessures) : « Ah là là, Bobonne, t'è-st-arindjî ! ». Elle me répond, avec le sourire, qu'elle espère que c'est bien la dernière fois qu'elle déraille. Un jour, sans crier gare, je me suis réveillé et j'ai remarqué que ma grand-mère avait perdu presque tout son souffle.

Consolation, bouclier, tremplin

Consolation. /kɔ̃.sɔ.la.sjɔ̃/ n.f. ; du lat. consolatio, « action de consoler ». (Cette fois-ci, l'étymologie nous donne un véritable éclairage ! Merci, merci mille fois madame l'étymologie !) — 1. Soulagement donné à l'affliction, à la douleur de quelqu'un. 2. (Souvent au pluriel) Raisons que l'on emploie pour consoler quelqu'un. — « Je n'ose donc jeter la pierre ni à celle qui croit en des choses qui ne m'inspirent que le doute, ni à celui qui cultive son doute comme si celui-ci n'était pas, lui aussi, entouré de ténèbres. Cette pierre m’atteindrait moi-même car je suis bien certain d'une chose : le besoin de consolation que connaît l’être humain est impossible à rassasier. » (S. Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, 1952.)  

Consolation. — Léandra, sur le temps de midi, à la Maison du Peuple : « La consolation est tout de même un phénomène très étrange, qui n'a rien à voir avec le fait de se distraire ou d'occuper son esprit à autre chose. Non : si je vais mal, si je suis insatisfaite, je me console en dirigeant mon énergie vers une activité ou un objet totalement différent de ce qui était à l'origine de mon insatisfaction. » Léandra semble vraiment donner une place toute particulière à ce concept de consolation. De mon côté, je ne suis pas certain d'en avoir compris l'enjeu, ni même simplement le sens. Peut-être est-ce parce que nous sommes fondamentalement différents elle et moi et que, contrairement à mon amie, face à une insatisfaction, je me détourne plutôt que de me consoler ?

La culture comme bouclier. — À trop utiliser la culture comme un bouclier, nous finissons par accepter qu'elle établisse un siège permanent autour de notre personne : alors elle ne nous protège plus vraiment mais nous étouffe ! Comment remettre en question jusqu'à l'existence de ces murs que nous avons patiemment édifiés autour de nous ? Car les nouvelles idées (les idées vraiment originales) ne naîtront pas tant que nous nous servirons de la culture comme d'un nid douillet.
La culture comme tremplin. — Lire pour apprendre et non lire pour connaître : peu importe que la digestion soit loin d'être parfaite ; peu importe que la restitution soit entachée de fautes ! Je serais le plus heureux des hommes si j'arrivais un jour à prendre tout ce que j'ai lu non pas comme un simple acquis en vue d'une future discussion sclérosée mais comme un tremplin vers autre chose, vers de la nouveauté ! — La culture comme procréation : créer du neuf à partir de l'existant.
Cour de récréation, 1. — Costard seyant, belle cravate, énorme sourire, dents de requin... Eh bien voilà ! Tu y es arrivé, dans la cour des grands !
Cour de récréation, 2. — Gaëlle ne me voit pas. Je suis obligé d'aller la chercher directement dans la cour de récréation. « Papa ! », lance-t-elle, toute contente, puis elle se précipite vers le bâtiment pour récupérer sa mallette. Pendant ce temps, deux des garçons qui jouaient avec elle s'approchent de moi. « Bonjour M'sieur ! Je suis l'ex-petit copain de votre fille ! me dit l'un d'eux.
— Haruna, c'est ça ?
— Oui, M'sieur !
— Haruna, il a essayé de faire l'amour à Gaëlle ! », crie l'autre garçon, avant de devenir rouge comme une pivoine.
Je les laisse à leurs divagations enfantines et je rejoins ma fille. Mais un léger doute me tenaille soudain : il s'agissait bien de divagations, n'est-ce pas ?

L'art, la vérité, etc.

En début de soirée, après m'être procuré un carnet de notes et un stylo à plume au Club de la place Flagey, je fais plusieurs allers-retours entre le théâtre Marni et la place pour passer le temps. Je finis par croiser Alizé et Pat mais je ne les vois pas ; Pat pense que je plaisante et fait donc semblant de passer son chemin, puis se retourne : « Ha merde, Hamil, tu ne nous avais vraiment pas vus ! » (J'ai toujours été distrait mais le problème semble s'aggraver avec le temps.) Nous sommes un peu à l'avance et allons boire un verre au café presque en face du théâtre, « Le Loire », où quelques clients tapent la carte.

Ce cycle de rencontres-débats philosophiques au théâtre Marni pouvait-il mieux tomber pour moi qu'en ce moment, quand on sait que le thème qui occupera cette soirée et les cinq autres à venir tourne autour d'un aphorisme de Nietzsche : « Nous avons l'art pour ne pas mourir de la vérité » ?

Au cours du premier semestre 2013, cinq intervenants prendront la parole avant d'entamer un débat avec le public : Jacques Sojcher (philosophe, écrivain), Yves Depelsenaire (psychanalyste, philosophe), Bénédicte De Villers (philosophe, anthropologue ; la seule à ne pas être présente aujourd'hui), Éric Clémens (écrivain, philosophe) et Jean-Claude Encalado (psychanalyste, philosophe). Ce soir, ils ont un quart d'heure pour résumer le contenu de leur future communication.

Pourquoi n'ai-je pas assisté aux leçons de philosophie morale de J.S. lorsque j'étudiais à l'ULB ? Celles-ci m'auraient sans doute bien plus intéressé, même à cette époque lointaine, que les cours d'anthropologie et de psychologie sociale que j'avais alors décidé de suivre en option. Mais passons ! Dans son introduction de ce soir, J.S. explique qu'aux yeux de Nietzsche, les philosophes ont très souvent été des théologiens déguisés. En rupture totale avec le dualisme platonicien dont a hérité le christianisme ainsi que des pans entiers de la philosophie occidentale, Nietzsche inaugure une nouvelle pensée créatrice : il démolit la croyance en un arrière-monde idéal qui existerait au-dessus du monde matériel et sensible ; il supprime Dieu : « Dieu est mort ! », écrit-il dans une formule choc apparue pour la première fois dans Le Gai Savoir. — Dieu est mort, oui, mais il ne faudrait pas le remplacer par un ersatz de Dieu, par un autre « mensonge idéaliste » condamnant la vie au profit d'un invisible et suprasensible au-delà. Pour Nietzsche, l'art est également un mensonge, mais un mensonge différent du mensonge idéaliste ; un mensonge positif, une « bonne illusion » tournée vers la terre (et non vers le ciel des idées) et favorisant la vie.

En guise d'accroche, Y.D., qui axera sa contribution sur des textes de Michel Foucault (Le courage de la vérité) et de Lacan, nous déclare : « J'étais en train de scribouiller quelques notes en vue de la réunion de ce soir quand ma petite fille a débarqué dans la pièce et m'a demandé : "De quoi vas-tu leur parler ?"... "De la vérité !", lui ai-je dit. "Oh papa", m'a-t-elle répondu, "tu vas les emmerder !" » — Le reste de la communication était très intéressant, mais c'est l'anecdote du père et de l'enfant que j'ai retenue par-dessus tout.

J.C.E. parle de l'art comme excès de vie, comme « affrontement du terrible et du monstrueux ». Il prend pour exemple Rothko, ainsi que Virginia Woolf qui transformait ses expériences angoissantes en écriture. Dans ce cas, nous dit-il, la création artistique est vécue par l'artiste lui-même comme une séparation : il répercute son excès de vie sur la toile, il crée au lieu de se mutiler, il écrit au lieu de se suicider... L'exposé me rappelle, toute proportion gardée, ces quelques amis d'adolescence et d'université, plus angoissés et plus sensibles que la moyenne (pour autant que l'expression ait un sens), qui transposaient leur angoisse dans la musique, le dessin ou sur le papier...

Restera à voir comment se dérouleront les prochaines rencontres, en espérant qu'elles ne vont pas se transformer en un salon de discussion guindé. Le public donne l'impression — mais peut-être me trompé-je ? — d'être un petit cercle fermé où tout le monde se connaît : Alizé dit bonjour à telle professeur de morale, connaît tel conférencier... Et quand ce monsieur du public lève la main et pose une question intéressante (sur la façon dont chaque intervenant perçoit l'aphorisme de Nietzsche mentionné en début de séance), c'est à peine si E.C. ne se fout pas de sa pomme. « Ce n'est pas marrant », répond le monsieur du public, « je vous ai posé une question sérieuse et vous répondez par une pirouette ! »

Dans le sous-sol du théâtre, avec Alizé et Pat, devant un groupe de jazz belge (du nom de The Flying Fish Jumps), une lasagne végétarienne et une Floreffe au fût. Nous parlons d'art, de musique, de religion, de philosophie... Je leur apprends que ce cycle de conférences tombe à pic pour moi ; je leur parle brièvement de ma longue traversée en compagnie de Wittgenstein (« J'ai été jusqu'à acheter sa correspondance et ses cahiers secrets »), Kant (un peu), Schopenhauer (beaucoup) et récemment Nietzsche. Leur ai-je dit à quel point toutes ces lectures ont pu être structurantes pour moi ? Pat constate : « Tu as l'air beaucoup moins sombre que la dernière fois que je t'ai vu ! » — Ha, si seulement je pouvais dire la même chose de mon proche entourage !

Irrigation

Faire une faute grossière dans le titre d'un article. Je ne m'en remettrai jamais. Ou peut-être que si, tout compte fait.

La réunion de l'après-midi au boulot est bruyante et agitée, malgré un sujet (les procédés d'indexation de collections iconographiques) qui n'a de prime abord rien d'affriolant. La nouvelle stagiaire en bibliothéconomie y assiste jusqu'au bout et finit par s'écrier, les yeux grand ouverts, après trois heures de débat passionné : « Mais comment faites-vous pour tenir le coup ? »


Que le sang s'arrête ne fût-ce qu'un instant d'irriguer convenablement le cerveau et c'est le corps tout entier qui commence à divaguer et à se comporter de manière chaotique. Voilà donc à quoi tiennent les plus hautes espérances, les amours, les joies, les peines, les pensées complexes et la contemplation de ces stratus à l'horizon : à une simple irrigation !

Dans le train vers Bruxelles, Flippo s'exclame tout à coup : « Compatissant ! Voilà le mot que je cherchais ! Je ne suis pas compatissant ! » C'est vrai : pourquoi irait-il à cet enterrement alors qu'il ne connaissait pas la personne décédée ? Simplement pour partager la peine de sa collègue ? Non, justement, car il n'est pas compatissant ! (J'ai l'impression d'entendre mon père.)

Lorsque j'effectue la sauvegarde hors ligne de mon journal, les 592 jours décrits jusqu'à présent plus les pages de la « Journée dont vous êtes le héros » plus les articles cachés plus les quelques descriptions a posteriori totalisent seulement quelque 7 mégaoctets d'information. Si ce blog avait été lancé dès ma naissance — calcul purement théorique, on l'aura compris —, il aurait pesé tout au plus une centaine de millions d'octets. Je connais des images TIFF plus volumineuses que mes trente-deux ans... Par contre, je ne connais pas de comparaison plus ridicule que celle-ci !

Est-il possible d'être autodidacte jusque dans la thérapie ?

Dans ma mémoire, certains événements importants sont étroitement liés à une musique écoutée en boucle au moment du « choc », et c'est particulièrement vrai pour les lectures marquantes. Wittgenstein ? « Up Past The Nursery » de Suuns (par un heureux hasard, le bégaiement de sa pensée trouve un puissant écho dans la chanson). Nietzsche ? « Ready, Able » de Grizzly Bear (là encore, curieusement, une belle analogie est possible). Et comme pour la madeleine, réécouter l'air me remet immédiatement en tête, non pas une bribe de lecture, mais l'état d'esprit complet de ce moment passé.
Les pièces du jeu d'échecs médiéval de Lewis ont en commun les yeux exorbités, le regard aux aguets et la posture attentive, un peu comme si elles se préparaient, entre la peur et la détermination, au combat qui prendra bientôt place sur l'échiquier. Seule la reine semble désolée d'être là : main sur la joue, l'air mélancolique ou horrifié selon les versions, elle observe la scène avec consternation. On en oublierait presque que c'est elle qui peut faire le plus de carnage dans les rangs ennemis. — Petite futée, va !

Ce test de quotient intellectuel en ligne proposé par Mary en fin de soirée se termine par : « Vous voulez connaître votre résultat ? Alors envoyez un sms à 2 euros au numéro ci-dessous ! » — Il s'agit sans doute de l'ultime question, celle qui décide non pas de notre intelligence mais bien de notre degré de perméabilité aux arnaques en tous genres.

Un cygne dans le canal

« Ce matin, je travaille à l'appartement car cet après-midi, je participe à une réunion.
— Une réunion ?
— Oui. Concernant un dictionnaire du mouvement ouvrier...
— Le mouvement ouvrier ? Mais qui s'intéresse encore à ce truc ? Vingt personnes ?
— Mais... Enfin... Je...
— Laisse tomber ! Je suis mal tournée et je vais tout faire pour te casser ! »

« Bonjour Monsieur !
— Ha ! Hamilton ! Je suis heureux de te revoir !
— Oui, moi aussi !
— Tu vas bien ?
— Oui, ça va très bien, et vous ?
— Oui... Et sinon, ça va ? Je veux dire au niveau personnel ?
— Très bien ! Je suis en pleine réflexion sur moi-même en ce moment ! »
(Il me pose une question précise ? Je lui réponds franchement et avec les moyens du bord ! Cependant, par la suite, je me suis fait la réflexion qu'il s'agissait là d'une réponse singulière, d'autant plus qu'elle n'eut dans ce cas particulier aucune suite ; qu'elle ne fut pas suivie d'une nouvelle question.)

« Pour l'instant, nous n'avons pas encore encodé de fiches "Q"... » 
Il s'arrête un instant puis reprend :
« Je veux dire, bien sûr, de fiches commençant par la lettre "Q". »
(Le public avait compris, mais la rectification s'est avérée en fin de compte assez comique.)
Le ridicule petit abri de tram temporaire de la Porte de Flandre a bien du mal à contenir toute la masse humaine qui y afflue sous la pluie battante. De l'autre côté de la rue, les quelques trams avancent difficilement au milieu des flaques d'eau qui finissent forcément par se mouvoir et se transformer en petits ruisseaux. Le tram d'en face fait des étincelles. L'eau encercle la petite communauté regroupée sous l'auvent : l'expérience est intéressante. Un monsieur à ma droite me parle et m'extirpe de ma contemplation. J'enlève mes casques ; il me montre le sombre canal du doigt : « Il y a un cygne dans le canal. Un cygne ! Tu te rends compte ? J'habite dans le coin depuis des années et c'est la première fois que je vois ça : un cygne ! Mais d'où est-ce qu'il peut bien sortir, celui-là ? »

Ce soir, je n'aurais jamais dû forcer mon corps à se déplacer jusqu'au Parvis pour « travailler ». Le monde alentour m'ennuie et m'énerve. J'aurais certainement été beaucoup plus en phase avec moi-même si j'avais décidé de me calfeutrer dans mon divan, peut-être même avec une couverture, en compagnie de trois amis : le livre amical, la tasse de café réconfortante et la pénombre salutaire créée par la lampe halogène du salon, lorsqu'elle est réglée à très bas régime. Occasion manquée : de retour à l'appartement, énervé sans raison, je n'ai plus rien à faire si ce n'est dormir ! Il est à peine minuit quand j'éteins la lumière et me mets en veille — s'endormir alors que la nuit ne fait que commencer : le phénomène est tellement rare qu'il mérite d'être mentionné.

Théâtre de marionnettes

Mary, de retour à l'appartement, entame une discussion qui ne s'est pas déroulée de cette manière :
« Hamil ? Je peux te dire quelque chose ?
— Hmmm ? Mais oui !
— J'ai vu Fabien hier soir, au Bar du Matin, et il m'a expliqué qu'il était tombé par hasard sur ton blog — déjà, il faudrait qu'on m'explique comment on peut tomber par hasard sur ton blog, mais passons !... "Tiens, Mary, tu t'es abonnée au Monde ?", m'a-t-il dit... En fait, il le savait parce qu'il lisait ton journal !
— Ha, oui, ha-ha ! Amusant...
— Et donc, je suis tout de même allée voir ce que tu y racontais, sur ce blog, même si j'avais pensé de prime abord ne jamais y aller, de peur d'y lire des choses que je n'avais pas envie de lire... Et je voulais te dire — mais je ne suis pas fâchée, hein ! — que tu simplifies quand même énormément ce que je raconte, que c'est tout de même bien plus complexe que ça ! Aux yeux de personnes qui ne me connaissent pas, je passe presque pour une conne... Et cette histoire où je te dis que "tu parles comme Fabien", que "tu es beaucoup trop élitiste"... En fait, j'ai l'impression que c'est toi qui a exprimé cette pensée en tout premier lieu, et non moi ! »
Voilà qui est rectifié !

Ce journal n'a absolument rien à voir avec la vie. En doutiez-vous encore ? Tous les traits y sont exacerbés au point de ne plus rendre compte d'une quelconque réalité. Léandra s'y exclame (« Ha ! Hamil ! J'ai une idée ! ») ou y soupire (« Pfff, rien ne va ! »), mais ce n'est pas la vraie Léandra, ou si peu. Andrew n'y parle que de Mao, de Tsé, de Tung ou d'émissions culturelles, mais ce n'est pas le vrai Andrew, ou si peu. Mary y possède constamment un air confiant et péremptoire, mais ce n'est pas la vraie Mary, ou si peu...
Et quel rapport entre le Lionel bégayant et hésitant de tous les jours et cet Hamilton qui semble avoir réponse à tout, qui fait semblant de comprendre Schopenhauer, Nietzsche et Wittgenstein ? — Hamilton est la version papier, héroïque et imaginaire de ce Lionel somme toute banal. (Une sorte de Superman légèrement plus élaboré, quoique !)
Tout ce que je raconte de faux sur les gens dans ce journal est donc l'aveu de ma propre impuissance : c'est moi-même qui suis incapable de rendre la complexité d'une parole ; c'est moi-même qui, en dernier recours, ne comprends rien et suis à blâmer pour l'étroitesse de ma pensée ; c'est moi-même, encore, qui passe sous un prisme déformant toute la réalité qui arrive jusqu'à mes sens !

Que penser d'un spectacle de marionnettes quand le marionnettiste est un empoté ?
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Devinette n°69bis

Pokémon, 3. — De retour chez mes parents à midi, Gaëlle m'accueille à bras ouverts, extrêmement enthousiaste : « Papa ! Papa ! J'ai bien avancé dans Pokémon ! Je suis arrivée beaucoup plus loin ! J'ai capturé plein de nouvelles sortes de Pokémons ! Tu veux les voir ? Tu viens voir ? » Elle est devenue complètement accro à ce jeu en à peine deux jours. Elle sait utiliser la plupart des menus tactiles, choisir ses créatures selon les adversaires qu'elle rencontre, voyager dans les différentes villes, etc. Difficile de la faire décrocher... Mes parents ont fini par lui imposer des horaires pour la forcer (gentiment) à pratiquer d'autres activités : dessins, jeux de société, lancer de chats... — Oui, mais si cette petite fille tient de son père, l'addiction aux jeux vidéo ne fait que commencer.


Parents adolescents. — Chez ma grand-mère, à la pause café de l'après-midi. Quand Lyric (le gentil copain calme et posé de ma petite-cousine Chelsea) parle de ses parents, j'ai l'impression d'assister à une inversion des rôles ; d'entendre un père parler de ses deux enfants insupportables en pleine crise d'adolescence : la mère déprime, se morfond et pleure comme une petite fille dès le moindre problème avec son compagnon (un sculpteur taciturne) ; quant au père, il se déguise en jeune motard cool et se vante auprès de son fils de ses très nombreuses conquêtes féminines. Chouette famille !

Hantés par les devinettes. — Je suis à la Maison du Peuple de Saint-Gilles, comme tous les dimanches soirs ou presque, en compagnie de Léandra et d'Andrew. Léandra nous offre un verre puis les deux se rendent pour la troisième fois au Centre culturel Bruegel, rue Haute (voir ICI et ), afin cette fois-ci d'assister à une session de contes québecois. Deux heures plus tard environ, ils me retrouvent à la même place. Nous parlons des devinettes visuelles. Andrew est très bon à ce petit jeu et il a aussi d'excellentes idées de réalisation : « Tu mets Bernard-Henri Lévy en train d'attendre sur un quai de gare, et ça donne "Léviathan" !
— Ooooh, bravo ! Celle-là est vraiment très, très jolie ! » 
Mais Léandra, véritable vétérane des devinettes visuelles, n'est pas en reste : « J'en ai une très belle : tu prends George Bush (par exemple) et tu lui mets un flingue dans les mains, ça fait "Georges Braque" !
— Ha-ha ! Oui, elle est géniale aussi, celle-là !
— Je ne sais vraiment pas expliquer comment toutes ces idées me viennent à l'esprit. »
Je ne sais pas non plus. Tout au plus puis-je dire et je pense que Léandra serait d'accord qu'il existe une sorte de « mode de pensée "Devinettes visuelles" » durant lequel le cerveau (quel magnifique organe tout de même !) est particulièrement alerte à toute forme de jeux de mots et d'images. Pas besoin de s'attabler à un bureau avec un crayon et une feuille car ce mode peut atteindre sa pleine puissance dans de nombreux endroits insolites : dans un tram, dans un restaurant, dans un lit et j'en passe...