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La dame à la capuche

Un petit air de Booty Island lors d'un dialogue entendu à l'arrêt ferroviaire de Pont-de-Seraing, hier en début de soirée : « Toi, tu ne sais pas bien cracher. J'te jure cousin que moi, avec un bon crachat, j'arriverais sans aucune difficulté à atteindre le rail, là-bas, au loin. Mais il faudrait que je sois un peu plus enrhumé et que je récupère un bon mollard, tu vois... Pour le moment, je n'ai que de la salive et si je crachais à côté de toi, ce ne serait pas bon, cousin, pas bon du tout pour toi : ce serait comme un fusil scié et tu risquerais d'en prendre plein la figure. »

Cette dame d'une cinquantaine d'années qui monte très souvent dans l'IC pour Liège de 6 heures 57 porte une capuche. Une fois dans le train, elle entame un étrange rituel au cours duquel elle se promène dans les voitures, dans un sens et puis dans l'autre. Considérant le temps qu'elle prend pour faire son aller-retour depuis la position où je me trouve, il est tout à fait possible qu'elle parcoure ce train de bout en bout (il faudrait que je la suive pour en avoir le cœur net). Parfois, au cours de son pèlerinage ferroviaire quotidien, elle prend le temps de s'asseoir. Elle semble alors très préoccupée, regardant par la fenêtre d'un air anxieux tout en marmonnant quelques courtes phrases entre ses dents. Ce genre de pause ne dure jamais très longtemps, car la « dame à la capuche » finit toujours par se relever et se remettre à marcher. Enfin, lorsque quelqu'un passe devant elle ou la regarde, même furtivement, elle place un sac devant son visage et se camoufle du mieux qu'elle peut... Mais avec un simple sac, le camouflage en question n'est pas très high-tech et, pour tout dire, je pense qu'on la remarquerait moins si elle n'essayait pas tant bien que mal de cacher son visage. Quoi qu'il en soit, elle possède une routine curieuse et assez complexe, que je n'arrive pas vraiment à expliquer. Peut-être est-elle habitée par une série d'obsessions sauvages et inhabituelles ? Par exemple une obsession qui l'obligerait à inspecter chaque matin toutes les voitures composant le train ; ou bien une autre qui rendrait absolument nécessaire le fait de mimer à un niveau local et personnel le déplacement du train sur la lande flamande, l'aller-retour entre les deux extrémités du véhicule symbolisant alors l'aller-retour réel de ce train entre Bruxelles et Liège (un peu comme si je m'amusais à faire fonctionner un chemin de fer miniature à l'intérieur d'un train). Mais peut-être est-elle tout simplement... folle ?

Ce soir à la Maison du Peuple, les places assises valent cher. À ma droite, en début de soirée, un homme et une femme discutent. On dirait qu'ils font connaissance. Lui : « Je suis plutôt du genre à ne pas aimer les choses actuelles... Oui, je sais, c'est un peu bizarre pour quelqu'un qui a décidé d'étudier l'informatique. » — Plus tard, au bar, une jeune femme à ma gauche demande à un serveur : « Le "Havana Club", c'est un rhum qui vient de quel pays ? » — Au bar toujours, Andrew 2 le serveur-philosophe est fidèle au poste : le visage caché derrière une barbe de plus en plus drue, il ressemble désormais à Frank Herbert !

« Mon âme de papier »

« Le motif principal qui m'a conduit à la tenue [d'un journal] réside dans la façon dont il me permet de m'occuper de moi-même. Le journal sera pour moi un refuge pour tous les jours qui passent pour moi souvent dans l'apathie et l'inactivité, et disparaissent sans laisser de traces dans le crépuscule du passé où ils s'éteignent. Ces jours-là sont les jours où l'on se laisse aller comme dans un rêve, empêché par de minimes circonstances externes contraires, souvent misérables, ou par l'épuisement interne, l'impuissance, le manque de courage, sans pouvoir prendre la décision ferme de se remettre au travail. [...] Il y a des moments dans lesquels on n'a même pas sous la main un livre vivant qui vous réchauffe, encore moins un être humain chaleureux, auprès desquels on pourrait s'enrichir et se réconforter. Dans les moments de cette sorte, le journal doit être ma consolation ! Lorsque dans une longue et aimable journée je n'ai rien fait de durable, je veux au moins consigner cela par écrit, et alors le livre ou bien me donnera quelques pensées ou bien m'en soutirera quelques-unes, de sorte que quelque chose tout de même, que quelques mots malgré tout subsisteront de la bulle d'air, du temps. » (Gottfried Keller, cité par Jacques Bouveresse1.)

Ce matin, dans le train entre Bruxelles et Leuven, j'ai pris la décision de mettre un terme au principe de non-quotidienneté mis en place au commencement de ce blog et de revenir à l'ancien système : celui, assez terrifiant, de l'écriture strictement journalière, avec son lot de difficultés et son aspect beaucoup plus brut et radical, sans fioriture ni préparation préalable. Car comme je devais m'y attendre, l'absence de discipline ne me mène nulle part : pour avancer, j'ai absolument besoin du fouet de la quotidienneté.

Cette décision, qui se trouvait dans un coin de mon esprit depuis dix jours, doit beaucoup au Danseur et sa corde de Jacques Bouveresse (voir l'article précédent) et plus particulièrement au chapitre 6 de cet essai, intitulé « Le journal comme moyen de voir clair en soi-même et de tenir à jour ses comptes moraux ». On y trouve entre autres les raisons pour lesquelles des personnalités comme Ludwig Wittgenstein, Gottfried Keller ou encore le critique littéraire Charles Du Bos considéraient comme vital le fait de tenir un journal en bonne et due forme, du moins à certains moments de leur existence : notamment pour comprendre et sublimer leur vie, même dans ce que celle-ci pouvait avoir de plat, morne, voire anti-héroïque.

Au commencement de son journal, au 1er janvier 1902, Du Bos compare sa démarche avec celle d'un comptable : « Je commence aujourd'hui ce journal — sur un livre de comptes ! Au fait, n'est-ce pas de comptes moraux qu'il s'agira ici ? Dresser chaque soir le bilan de la journée, dire sur cette journée toute la vérité, se mettre en face de soi-même résolument, et ne jamais reculer par préjugé ou convention devant une confession intégrale, tel doit être mon but. Il faut que j'établisse les recettes de ma conscience, et que je m'efforce de les convertir en dépenses fécondes pour les autres hommes2. » Du Bos reprend également à son compte une expression de l'historien Jules Michelet, l'« âme de papier » : « [...] Il y a des jours où notre "âme de papier" n'est plus qu'une âme sur le papier, dans l'acception critique de la formule, mais même alors il ne faut pas se décourager, car à force d'être mise sur le papier, l'"âme de papier" finit par renaître ; — et à ces jours-là succèdent ceux où l'absence se résorbe, où la présence de l'âme est telle que l'"âme de papier" se tait, s'abîme au sein de cette présence même3. [...]  »

Il me semble particulièrement évident qu'écrire un journal est avant tout un exercice que je pratique pour moi-même, pour donner un sens à toutes les contingences de ma vie ; et il est particulièrement évident aussi que la tenue d'un tel journal est d'autant plus importante qu'il ne se passe justement pas grand-chose dans cette vie et que je risque par conséquent fortement de me dissiper. En ce qui me concerne, cette activité ne peut — la chose semble définitivement acquise désormais, pour le meilleur et pour le pire — être réellement fructueuse qu'en la présence d'une contrainte quotidienne : c'est au fil des jours, à force de mettre systématiquement par écrit des séquences de pensées et d'événements dispersés, que mon journal peut prendre forme et faire sens.

Il est également important de tenter d'expliquer pourquoi je ressens le besoin de diffuser ces informations sur ma vie, car je pourrais très bien tenir un journal pour moi seul, sans rien partager (c'est, je pense, ce que fait Andrew). Jacques Bouveresse résume le problème de cette façon : « Celui qui écrit son journal non pas simplement pour son propre compte et son propre usage, mais également pour d'autres et avec l'intention de rendre un jour public son contenu, ne peut échapper à l'obligation de se demander, comme l'a fait Keller, en quoi ce qu'il y raconte peut être susceptible de les intéresser et de les instruire4. » Je peux trouver intéressante ou émouvante la succession des entrées d'un journal que je rédige scrupuleusement, car ces entrées se rapportent à des événements que j'ai vécus et à des pensées que j'ai pensées. Mais que peuvent bien y trouver des lecteurs qui n'ont pas assisté à ces événements et, pire encore, n'ont évidemment pas pu penser ce que j'ai pensé — des lecteurs qui, en tout état de cause, ne sont pas capables de se remémorer tout ce qu'un texte est censé remettre en mémoire — ? En quoi donc les « recettes de ma conscience » peuvent-elles devenir des « dépenses fécondes » pour autrui ? Voici ce que j'ai compris, retenu et extrapolé de ce qu'en dit Wittgenstein : en tant que tel, un morceau de vie n'a ni plus ni moins d'importance ou d'intérêt qu'un autre morceau de vie. Ce qui détache ce morceau d'un d'ensemble terne d'autres morceaux — ce qui le rend différent, captivant, unique ; ce qui l'entoure d'une aura particulière —, c'est la perspective, le point de vue qu'on lui donne. Pour qu'un journal personnel soit un havre et un enseignement pour autrui, il doit, en plus d'être sincère, participer à une sorte de projet esthétique qui consiste à rendre beau ce qui est banal, à placer un événement quelconque sous un éclairage singulier. (Pourquoi ai-je stupidement tenté de retenir mes larmes devant le David de la Galleria dell'Accademia, alors que sa copie conforme installée sur la Piazza della Signoria ne m'a fait aucun effet ? Pourquoi l'emplacement d'un tableau de Rothko est-il presque aussi important que le tableau lui-même ?)

Quand je déclare que ma décision de reprendre un rythme d'écriture beaucoup plus soutenu (d'arrêter de vivoter donc) doit beaucoup au Danseur et sa corde, je ne dévoile qu'une moitié de vérité. Car si l'idée de me remettre à écrire quotidiennement me traverse l'esprit depuis plus d'une semaine, la décision de le faire ici et maintenant tient quant à elle beaucoup plus à un message que Léandra m'a envoyé peu après minuit, dans lequel elle me reproche beaucoup de choses, et notamment celles-ci : de ne pas affronter la vie et de ne pas arriver à me dégager de ces « trucs stupides » que je pense sur moi-même (le discours n'est pas nouveau). — Dire que Léandra et moi sommes en froid est un exemple de déformation de la réalité que je ressors à chaque fois qu'un ami me demande comment elle va ou comment nous allons. La vérité est beaucoup plus triste et prosaïque : je ne peux plus la supporter en ce moment. (C'est quelque chose de physique : j'ai peur de recevoir un message d'elle, message dont j'imagine par avance le contenu, à savoir que je ne suis pas quelqu'un de bien, que je ne me comporte pas comme il faudrait que je me comporte, que je rate quelque chose, etc.) Ce constat ne m'empêche pas de reconnaître qu'elle a raison sur beaucoup de points à mon sujet : je suis quelqu'un qui porte une carapace et j'ai très certainement perdu Maïté parce que j'ai été incapable de réagir à la moindre de ses sollicitations, me réfugiant dans la pornographie et les jeux vidéo (et aussi dans l'alcool, mais elle ne le mentionne pas). Je me demande seulement pourquoi Léandra me balance ces évidences dans la figure presque sept ans plus tard et aussi en quoi de tels propos pourraient améliorer sa situation comme la mienne. Est-il possible qu'elle pense m'apprendre quelque chose en déclarant que j'ai des problèmes relationnels et des addictions ridicules, ou en sous-entendant que si Maïté m'a quitté, c'est en grande partie de ma faute ? Bien sûr que non : si elle m'écrit tout cela, c'est par analogie avec la situation présente où, comme avec Maïté, je perds, par mon absence de réaction, un joyau, une personne qui compte pour moi. C'est donc tout simplement un rappel de ma situation déplorable. Cela ressemble à une attaque, mais cela n'en est pas du tout une : c'est en fait une façon directe de me renvoyer à mes propres contradictions. Je respecte cela. Et je sais que je suis bizarre. Je sais que je peux donner l'impression d'avoir une pierre à la place du cœur. Je sais que je suis à côté de la plaque pour certaines choses de la vie. Je sais ce que mes absences de réaction peuvent avoir de choquant. Je sais tout cela, mais c'est à prendre ou à laisser. Il y a sur cette Terre assez de gens qui ne me ressemblent pas pour redonner de l'espoir à ceux et celles qui désapprouvent mes comportements. —

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1 Jacques Bouveresse, Le danseur et sa corde. Wittgenstein, Tolstoï, Nietzsche, Gottfried Keller & les difficultés de la foi, Marseille, Agone, 2014, p. 142-143.
2 Ibidem, p. 145.
3 Ibidem, p. 146.
4 Ibidem, p. 157.

Funambulisme

C'était une très bonne idée, et aussi un vrai coup de cœur dès le survol de la quatrième de couverture, que d'acheter ce tout dernier essai de Jacques Bouveresse intitulé Le danseur et sa corde1 lors de la Foire du livre politique de Liège, le 8 novembre 2014, et ce malgré la promesse faite à moi seul de ne surtout pas y dépenser le moindre centime. (Car il faut bien voir la réalité en face : je suis ruiné ! Depuis des années, je ne comble momentanément le rouge de mon compte bancaire qu'en y insérant du crédit, c'est-à-dire, en résumé, en y ajoutant quelques ridicules zéros que je ne possède pas et que je ne posséderai sans doute jamais.) « Je n'ai pas perdu ma journée ! », m'avait alors lancé le gardien du stand2, « J'ai réussi à vendre un livre de Bouveresse ! » Lui aussi semble apprécier le personnage : « Êtes-vous au courant de ce grand moment au cours duquel il a refusé la Légion d'honneur ? » (Oui, je connaissais l'histoire et elle est effectivement assez jubilatoire3.) Mais pour être tout à fait exact, ce sympathique vendeur n'a pas réellement réussi à me vendre un livre de Bouveresse : je l'ai acheté sans lui. Il aurait essayé de me le vendre que j'aurais détalé à toutes jambes. Gloire soit rendue, en fin de compte, à l'absence complète de prosélytisme de sa part.

Quand Jacques Bouveresse écrit sur quelqu'un, je suis presque sûr que ce quelqu'un va m'intéresser. J'ai en ce moment, pour une raison qu'il faudrait peut-être un jour essayer de décortiquer, en grande partie les mêmes goûts que lui. Je l'ai découvert (et par la même occasion Jean-Jacques Rosat, Pascal Engel, etc.) à l'époque où, après avoir lu beaucoup de textes de Wittgenstein, je me suis mis à lire beaucoup de textes sur Wittgenstein. Alors que j'ai été complètement dérouté par certains de ceux-ci malgré leur qualité manifeste (comme Les voix de la raison de Stanley Cavell, dont je ne pense pas avoir compris grand-chose4), j'ai directement adhéré à la démarche de Bouveresse. Ses travaux m'ont permis de (re)découvrir et de mieux comprendre Wittgenstein, mais aussi Kraus, Musil, ainsi que d'autres auteurs qui, tous, partagent un certain air de famille (ils ont peut-être pour point commun de ne jamais être véritablement contents ni d'eux-mêmes, ni de leur production).

Le danseur et sa corde aborde un quasi inconnu pour moi : Gottfried Keller (1819-1890), romancier et poète suisse de langue allemande, auteur entre autres du roman partiellement autobiographique Henri le vert (Der grüne Heinrich, 1855 pour la première version, 1879-1880 pour la seconde). Les deux objectifs de Bouveresse dans cet essai sont de comprendre pourquoi Wittgenstein admirait à ce point Keller et aussi de préciser les rapports que le premier entretenait avec la religion, ces deux objectifs étant, malgré les apparences, assez liés. Comme souvent, Bouveresse s'autorise de nombreux détours par d'autres personnalités qui partagent d'une manière ou d'une autre un lien avec le thème principal : Tolstoï (dont l'Évangile a profondément marqué Wittgenstein), Nietzsche (auquel le titre de l'essai fait explicitement référence), mais aussi, assez curieusement (du moins de prime abord), le compositeur Johannes Brahms.

Au-delà des questions religieuses — comme celle de savoir ce qu'est une pratique religieuse honnête selon Tolstoï et Wittgenstein ; ou encore celle de comprendre la relation complexe et de plus en plus distante que Gottfried Keller a entretenue avec la religion, jusqu'à devenir un homme « dont l'irréligiosité ne consiste pas dans la négation de la transcendance, mais dans le refus de s'expliquer avec elle ou seulement de la rencontrer » (Bernd Breitenbruch)5 —, ce texte s'arrête à plusieurs reprises sur un sujet qui me touche énormément : la différence, parfois très importante, qui peut exister entre l'apparence extérieure d'une personne et sa production. Sur ce point, Keller est peut-être encore plus extraordinaire que Wittgenstein. Bouveresse reprend une description de Herman Hesse à son sujet : « Chez Gottfried Keller nous voyons s'arracher à une vie caractérisée par une gêne et une lésinerie considérables, à une vie de célibataire et de buveur de vin taillée sur un modèle trop petit, faite de lubies, de pauvreté, de bravades, une œuvre qui ne semble rien savoir des misères et des insatisfactions rentrées ; nous voyons l'homme, trop petit de taille et plongé dans une affliction profonde, atteindre dans l'œuvre une harmonie, une atmosphère de supériorité et de vision pure, un sacrifice du moi au profit de la beauté, qui ne ravit pas seulement mais, en tant qu'acte artistique, est exemplaire au plus haut degré, alors que pourtant la vie réelle semblait tellement être si peu exemplaire6. » Même si je ne suis pas un fanatique du style grandiloquent des dernières lignes (« vision pure », « sacrifice du moi », etc.), cette description d'un petit homme qui écrit de grandes choses — ou plutôt : qui est capable de transformer et de mettre en relief les éléments les plus insignifiants de sa vie — m'a tout de suite plu.

Le même constat vaut aussi pour Brahms, du moins pour celui « de la maturité » (l'expression est d'Albrecht Dümling), raison pour laquelle, sans doute, ce compositeur apparaît si souvent dans l'essai de Bouveresse : taciturne, réservé, fréquentant les auberges d'habitués (« Le Hérisson rouge », tout un programme !) où il ne nouait pas facilement contact, Brahms donne l'impression d'avoir eu, après sa jeunesse, une vie assez misérable, mais sa musique n'en porte pas la marque. En 1857, revenant apparemment sur les déclarations plus enflammées de ses jeunes années, il écrit à Clara Schumann (l'épouse de Robert, mort en 1856) : « Les passions n'appartiennent pas à l'homme comme une chose naturelle. Elles sont toujours une exception ou constituent des excès. Celui chez qui elles dépassent la mesure, celui-là doit se considérer comme un malade et prendre soin par la médecine de sa vie et de sa santé. Paisible dans la joie et paisible dans la douleur et le chagrin est l'homme beau et vrai. Les passions doivent s'en aller bientôt, ou bien il faut les chasser. »7 (C'est une maxime que je pourrais prendre pour moi en ce moment, et je ne sais franchement pas s'il faut que je m'en inquiète ou que je m'en réjouisse. En tout cas, je ne considère pas ce genre de déclaration comme une forme d'aigreur face à ce qui n'a pas réussi, mais plutôt comme une forme d'acceptation face à ce qui a raté.)

Pour terminer sur un épisode comique : dans cet essai, Bouveresse prend le temps de raconter la brève rencontre qui a eu lieu entre Gottfried Keller et Nietzsche, le 30 septembre 1884. Nietzsche avait une très haute estime de Keller, au point de lui envoyer ses livres et de le considérer dans une lettre « comme le seul poète allemand vivant ». Keller, quant à lui, cultivait semble-t-il une certaine méfiance pour le mégalomane à moustache. Le pianiste Robert Freund, qui a eu la chance de connaître les deux, a raconté après coup ce que l'un et l'autre ont pensé de l'entretien. Nietzsche aurait trouvé la rencontre sympathique, mais aurait par contre été épouvanté par « l'allemand abominable que parlait Keller et la façon très pénible dont le grand écrivain s'exprimait oralement ». Keller aurait été un peu plus bref : « Je crois que le gars est fou. »8

Je n'en ai pas fini avec ce texte de Bouveresse. À suivre, donc ! (Et quand je dis que c'est à suivre, cette fois-ci, j'en suis certain !)

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1 Jacques Bouveresse, Le danseur et sa corde. Wittgenstein, Tolstoï, Nietzsche, Gottfried Keller & les difficultés de la foi, Marseille, Agone, 2014.
2 Le site Web de cette librairie indépendante (la librairie Entre-Temps de l'asbl Barricade, installée en Pierreuse, à Liège) vaut la peine d'être consulté : www.entre-temps.be. Une des ambitions de mon interlocuteur est d'un jour arriver à inviter Jacques Bouveresse à un débat à Liège. Qui sait ? Peut-être est-ce un rêve à portée de main ?
3 La lettre, envoyée à Valérie Pécresse en pleine ère Sarkozy, contenait notamment ce réjouissant morceau de bravoure : « Il ne peut [...] être question en aucun cas pour moi d’accepter la distinction qui m’est proposée et – vous me pardonnerez, je l’espère, de vous le dire avec franchise – certainement encore moins d’un gouvernement comme celui auquel vous appartenez, dont tout me sépare radicalement et dont la politique adoptée à l’égard de l’Éducation nationale et de la question des services publics en général me semble particulièrement inacceptable. » (Le texte complet se trouve sur cette page des éditions Agone.)
4 Stanley Cavell, Les voix de la raison : Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragédie, Paris, Le Seuil,‎ 2012 (traduction de Sandra Laugier et Nicole Balso). En lisant ce livre, j'ai rencontré des murs d'incompréhension que je ne me sentais pas en mesure de franchir et, alors que j'essayais de mieux comprendre Wittgenstein via un de ses commentateurs les plus connus, je l'ai en quelque sorte encore moins compris ! Soit dit en passant, je ne me suis pas laissé abattre et j'ai abordé l'œuvre de Cavell par une autre porte d'entrée, à savoir ce qu'il a écrit sur Emerson et Thoreau.
5 Cité par J. Bouveresse, op. cit., p. 192.
6 Ibidem, p. 52-53.
7 Ibidem, p. 55-57 (p. 56 pour la citation).
8 Ibidem, p. 94-95.

Le train ne sifflera qu'une fois

Aujourd'hui matin, en gare de Liège-Guillemins, j'ai pris un train qui, théoriquement, n'existe tout simplement pas : bien que présent sur les supports électroniques (panneaux d'affichage et RailTime), il était bizarrement absent de tous les panneaux d'affichage « papier » que j'ai consultés. Les dizaines d'étudiants qui ont embarqué en même temps que moi ne semblaient pourtant pas s'en étonner outre mesure.

Une fois à bord, j'ai demandé au contrôleur si ce train était un véhicule exceptionnel. Sa réponse a de quoi intriguer : « Oh, vous savez Monsieur, ce train, le fameux train pour Statte de l'heure 2, personne au sein du groupe SNCB ne sait vraiment ce qu'il faut en penser. Parfois, il passe ; parfois il ne passe pas. Certains paysans disent l'avoir aperçu alors que la Lune est pleine et haute dans le ciel et que le brouillard tapisse la lande de ses embruns maussades. Il se passe de drôles de choses, vous savez, mon brave Monsieur, des choses monstrueuses blotties dans la nuit que nous autres, simples contrôleurs, êtres solaires, préférerions oublier à tout jamais. » — Il voulait sans doute parler du nouveau plan de transport de la SNCB ?