Archives annuelles : 2014

Le chiffre de Dorabella (7)

Attaque par les doubles lettres. — Parfois, un bon départ pour avancer dans le décryptage d'un chiffre dont on ne possède pas la clé consiste à repérer les doubles lettres. Cela peut fonctionner si la technique de chiffrement utilisée est une simple substitution (un symbole égale une lettre). En anglais moderne, les doubles lettres les plus fréquentes sont, dans l'ordre, SS, EE, TT, FF, LL, MM et OO. Si une succession de deux symboles se trouve dans un message chiffré, il y a une probabilité non négligeable que l'une des lettres mentionnées ci-dessus soit impliquée. Dans le cas du chiffre de Dorabella, les symboles sont écrits les uns à la suite des autres, ce qui ne permet pas de dissocier directement les mots et complique la tâche (car, bien sûr, il est toujours possible que deux lettres qui se suivent soient simplement une lettre de fin et une lettre de début de mot). Cependant, on remarque aussi qu'un symbole apparaît plus que tous les autres (11 fois, ou 10 si l'on considère un de ces symboles comme tendancieux) : la double boucle dont les pointes sont tournées vers le nord-ouest. Et l'on remarque aussi qu'à deux endroits du chiffre, ces symboles sont doublés. Beaucoup de gens y ont pensé avant moi, évidemment : il pourrait s'agir de la lettre E (voir le test ICI). Pourquoi ? Parce qu'en anglais, c'est la première lettre quant à la fréquence d'apparition (environ 12 %, ce qui correspond par ailleurs à sa fréquence d'apparition dans le chiffre !) et qu'en plus, elle est aussi très fréquente en tant que double lettre (elle se retrouve en double dans 3854 mots, selon ce site — une aide précieuse pour les amateurs de Scrabble®, mais aussi de cryptanalyse). Cela dit, dans une feuille d'exercices exécutée plus de vingt ans plus tard, Sir Elgar s'amuse à (nous ?) montrer qu'il est possible de fausser les statistiques avec le très beau « DO YOU GO TO LONDON TOMORROW? » qui contient neuf O, un seul U et aucune autre voyelle ! Mais peu importe : le symbole de la double boucle nord-ouest, donc, a une probabilité plus haute que la moyenne d'être un E. Soit dit en passant, la EE pourrait également représenter les initiales d'Edward Elgar. Que EE puisse être une signature, certains aussi y ont pensé, mais c'est pour moi un non-sens : pourquoi donc Edward Elgar mettrait-il ses initiales en plein milieu d'un message ? Certains répondent : « Parce qu'il était coutumier du fait et qu'il voulait brouiller les pistes en inversant des pans entiers de phrase ». Faux départ : quand on est devant ce genre de chiffre, il faut absolument supprimer rapidement toutes les fausses pistes. Et cette signature, c'est très certainement une fausse piste. Ceux qui y croient y croient sans doute parce qu'ils sous-estiment le nombre de messages qui, si on torture un peu le chiffre, peuvent signifier quelque chose. Par conséquent, je persiste et signe : si ce message doit être déchiffré un jour, ce doit être de manière flamboyante. Autrement dit, il doit faire l'unanimité avec une solution à l'intérieur de laquelle tout se tient. Un Eurêka ou la mort, en quelque sorte !

Le chiffre de Dorabella (6)

Hier soir — en plus de boire un verre à la Maison du Peuple et de manger un spaghetti au Verschueren avec Léandra — et aujourd'hui soir — en plus de boire un verre à la Maison du Peuple et de manger un spaghetti au Verschueren avec un improbable revenant, à savoir le docteur Nanash en personne ! —, j'ai continué à travailler sur le « déchiffreur de Dorabella » (voir l'article précédent pour les détails). On s'amuse comme on peut, n'est-ce pas ?

Hier, je me suis amusé à ajouter une base de données qui retient chaque test réalisé. Aujourd'hui, j'ai mis en place un script qui permet de récupérer aisément un de ces tests. Imaginons que quelqu'un ait trouvé un mode d'attaque intéressant et qu'il veuille partager son avancée avec le reste de l'humanité. Ou bien que quelqu'un ait vraiment réussi à déchiffrer cette saloperie de chiffre (soyons optimiste !) et qu'il veuille rendre sa découverte publique... Alors, il lui suffira de noter le numéro du test qui s'affichera en haut à gauche de l'écran. Pour le retrouver plus tard, deux solutions : soit on remplit le champ en haut à droite (« Numéro d'un précédent test ») et on clique sur « VOIR ! », soit on utilise l'URL en ajoutant à la fin de celle-ci un « ?t= » suivi du numéro du test. Par exemple, en tapant dans sa barre de navigation...

http://www.underniercafeavantlaurore.net/Dorabella/?t=182

... on obtiendra un message partiel qui commence par « BONJOUR JACK ». C'est sympathique, mais ce n'est sans doute pas le bon début ! Et c'est là tout le problème : on peut facilement créer des bouts de phrase qui signifient quelque chose, mais c'est une chimère de croire qu'ils nous mèneront au résultat correct. On trouve pourtant sur la Toile une flopée de gars convaincus que leur solution est la bonne et qui sont très fâchés quand on leur fait remarquer que des pans entiers de leur message soi-disant déchiffré ne veulent strictement rien dire.

Grâce à ce système d'URL, on peut par exemple poster son avancée sur les réseaux sociaux, ou bien encore envoyer sa tentative directement à l'Elgar Society pour tenter d'empocher la récompense de 1500 dollars que cette société propose pour le déchiffrement du chiffre. — La somme est ridicule, oui, mais personne ne joue à ce genre de jeu pour de l'argent, de toute façon.

Le chiffre de Dorabella (5)

Voilà près d'un an et demi que le chiffre de Dorabella me fascine. Écrit selon toute vraisemblance en 1897 par le compositeur anglais Edward Elgar (adepte de cryptologie), ce message crypté n'a à ce jour pas encore été déchiffré : en tout cas, à ce que je sache, ceux qui déclarent avoir découvert son secret proposent des solutions alambiquées qui ne sont pas du tout satisfaisantes, et ce malgré des raisonnements qui s'avèrent parfois très intéressants. (Je parle longuement de ce chiffre dans quatre articles, dont le premier date du 18 mars 2013 ; je ne vais donc pas me répéter ici.)

dorabella_original

Quand je dis que ce chiffre me fascine, je suis assez loin de la vérité : en réalité, il m'obsède (de temps à autre, sans raison, je trouve une nouvelle idée et je me replonge dans son étude, sans aucun résultat probant) et il me frustre (je suis frustré de ne pas trouver d'angle d'attaque pertinent, de point d'appui grâce auquel je pourrais monter d'un cran dans la compréhension). Je suis comme un mauvais alpiniste au pied d'une montagne, n'arrivant pas à trouver la moindre prise pour atteindre le premier plateau, qui ne se trouve pourtant qu'à quelques mètres de hauteur seulement. En l'occurrence, une bonne prise serait la découverte d'un ordre ou d'un sens, d'une séquence de lettres ou d'un mot, découverte qui permettrait, à force de déductions, de découvrir d'autres ordres, d'autres sens, séquences, lettres, mots...

Tout porte à croire qu'on est à la recherche d'une texte chiffré par simple substitution, c'est-à-dire pour lequel un symbole équivaut à une lettre (ou peut-être à deux dans le cas de i/j et u/v). Cependant, rien n'est certain : il est toujours possible que la méthode de chiffrement soit plus complexe (avec par exemple un système de décalage progressif des équivalences symbole-lettre). Il est aussi tout à fait possible qu'on soit devant un canular, une succession de symboles aléatoires, bref quelque chose qui ne signifie absolument rien. Pour continuer à espérer un tant soit peu, je prends pour hypothèse de départ que ce n'est pas le cas, autrement dit qu'il s'agit d'un chiffrement par substitution qui donne une réponse compréhensible. J'ai bien sûr pensé à d'autres méthodes plus sophistiquées (voir notamment les articles précédents), mais mon flair me ramène constamment à la substitution pure et simple : après tout, s'il est véridique, le message n'était-il pas destiné à une jeune femme qui ne développait a priori aucun intérêt pour la cryptanalyse ?

Si, dans ce chiffre, un symbole est vraiment égal à une lettre, on se dit que la réponse est à portée de main... Sauf que les possibilités de combinaison restent phénoménalement élevées. D'où justement la nécessité d'un point d'appui (analyse de la fréquence des lettres, découverte de motifs semblables, etc.)... Point d'appui difficile à trouver en raison de la brièveté du chiffre. — « Merde, on tourne en rond ! », comme dirait l'autre.

Dernièrement, j'ai eu de nouvelles idées par rapport à ce message chiffré (idées que je développerai un autre jour). Cependant, pour pouvoir réaliser une batterie de tests rapides, j'avais besoin d'un outil plus performant qu'un cahier et un stylo. Il me fallait un petit programme permettant de tester facilement un grand nombre d'équivalences symbole-lettre. J'ai donc profité d'une partie de ce week-end sans ma fille pour développer un petit script PHP entièrement dédié au chiffre de Dorabella, que l'on trouvera en cliquant sur le lien suivant :

« Le déchiffreur de Dorabella »

Il s'agit d'une toute première version bêta qui demande sans doute à être corrigée (il est possible que je me sois trompé dans certaines équivalences) et améliorée (j'aimerais bien, entre autres choses, placer en arrière-plan une base de données gardant en mémoire toutes les combinaisons testées). Cela dit, cette version est tout de même pleinement fonctionnelle. Le principe est le suivant : dans le tableau du bas, à droite de chaque symbole, on peut assigner une lettre. Les chiffres en rouge correspondent aux occurrences — approximatives dans certains cas (voir à la fin de ce paragraphe pour l'explication) — de chaque symbole. Après avoir cliqué sur « TESTER ! », les lettres remplacent les symboles directement dans le message chiffré. Le programme retient la dernière combinaison testée, à moins que l'on ne clique sur « REINITIALISER », ce qui remet tout à zéro. Quant au bouton « AU HASARD ! », il ne sert pas à grand-chose, si ce n'est à se dire qu'il est toujours possible (bien que très, très, très hautement improbable) de déchiffrer le message de cette manière, sur une espèce de « coup de bol divin ». Enfin, certains symboles du message ne sont pas très clairs (par exemple, sont-ils tournés vers le haut ou sont-ils obliques ?). Dans de pareils cas, les deux lettres possibles selon l'interprétation sont présentées en rouge. Dans une prochaine version, je développerai peut-être un petit outil donnant la possibilité de choisir sa préférence.

Ne reste plus qu'à tester...

Justification

L'étymologie d'un mot nous en apprend beaucoup plus que sa simple définition. Certains termes viennent de très loin : dans ce « monde des origines », la terre est liée à la soif et la vie à un chemin. — Et la déception ? Assez curieusement (du moins de prime abord), à la duperie et à la tricherie (voir le latin decipio). La déception entretient un rapport direct avec le monde des apparences : par exemple, je suis déçu si une personne n'est pas conforme à l'image que je m'en faisais. Et la justification ? Justifier, cela renvoie à la vérité, à l'honneur, au fait de rendre la justice. — Ce soir, à la Maison du Peuple de Saint-Gilles, Léandra est déçue parce qu'elle a l'impression que son entourage se dérobe. Quant à moi, j'explique que je ne peux m'empêcher de me justifier, sans doute parce que j'entretiens un rapport enfantin avec cette idée de vérité et de droiture. Il faut que je montre que ce que je fais est juste et vrai. (Récemment, Léandra a parlé à Romain de ma tendance récurrente à glorifier mon enfance. « C'est évident que son enfance compte beaucoup pour lui », aurait-il répondu, « cela se voit ne fût-ce que par les  photos de lui enfant qu'il poste régulièrement sur Facebook. »)

Léandra me déclare qu'elle n'a pas été surprise en lisant mon nouveau blog, autrement dit que celui-ci est dans la continuité de l'ancien. C'est tout le problème : je suis prévisible. Pire encore : mon journal est une justification ! Il est beaucoup plus cadenassé que le précédent. Il faut constamment que je justifie non seulement mon comportement, mais aussi tout ce que j'écris. Je ne me libère pas du tout, je m'enferme encore plus ! Je suis encore plus insatisfait de ce que je rédige, je dois me relire encore plus de fois, je dois absolument tout contrôler. Il n'y a strictement plus rien de naturel. Rien de nouveau ne peut sortir de tout cela. Pour que du nouveau soit créé, il faut que je me relâche. « Actuellement, comme tu le sais, j'apprends de nouveaux langages, comme l'arabe ou certaines branches des mathématiques. Est-ce une libération ? Non, pas du tout : c'est un enfermement supplémentaire ! » Tout cela est lié au contrôle : je veux pouvoir tout contrôler par moi-même.

Léandra propose une solution : « Tu devrais essayer autre chose que l'écriture, d'autres moyens d'expression. L'écriture, tu la maîtrises trop. Pas le dessin, parce qu'en dessinant, tu serais encore dans le contrôle. Tu devrais peut-être acheter un dictaphone et t'enregistrer, seul. Dire quelque chose, t'exprimer. Je ne sais pas si ça peut fonctionner, c'est juste une idée. »

Rêve de nitroglycérine

Depuis un promontoire rocheux, j'observe, entouré d'ingénieurs (qui portent un casque de chantier et une chemise avec un stylo dans la poche gauche... bref tout l'attirail archétypique d'un d'ingénieur), un paysage montagneux brunâtre, curieux mélange entre la Monument Valley et les Alpes. Tous attendent mon signal : je sais que si nous sommes ici, c'est pour faire exploser les montagnes environnantes. J'ai dans la main un bouton rouge. À peine l'ai-je effleuré que le monde autour de nous tremble, explose et rugit. L'explosion détruit les montagnes et notre environnement est désormais entièrement plat, à l'exception de notre promontoire. De l'eau monte rapidement : elle gagne mes genoux, mes hanches, mon buste, mon cou... Je vois mes amis dans la même situation embarrassante que moi. Je n'ai curieusement pas peur. Notre horizon n'est plus qu'une vaste étendue d'eau. Une pensée s'impose avec clarté : nous avons agi avec trop de précipitation et n'avons pas calculé avec précision tous les facteurs de risque ; dans notre volonté de supprimer les montagnes, nous avons fait exploser beaucoup trop de rochers — et un barrage aussi peut-être ! — et allons mourir noyés. Cependant, arrivée à notre bouche, l'eau redescend aussi rapidement qu'elle ne s'était répandue. Un ingénieur se présente alors à moi et me tend deux petites fioles remplies d'un liquide transparent : « Voilà, je t'ai enfin trouvé de la nitroglycérine ! », me dit-il, fier de sa découverte. Je suis embêté : conscient que c'est à ma demande qu'il a apporté ces flacons, je suis bien obligé de les accepter, tout en sachant que le moindre choc pourrait provoquer une nouvelle catastrophe. J'imagine une destruction encore plus forte, un déluge encore plus grand que ceux que nous venons de subir. Me vient alors l'idée de conserver les deux récipients dans le frigo, à mon travail. C'est d'ailleurs ce que je décide de faire, mais je ne suis pas à l'aise. J'ai toujours en tête que la nitroglycérine entreposée non loin de mon bureau pourrait faire d'incroyables ravages. Je me mets à chercher des solutions alternatives, d'autres endroits de stockage : il faut que je me libère à tout prix de cette nitroglycérine ! — Et je me réveille.

Ce rêve m'a tellement impressionné qu'en me levant du lit ce matin, je me suis précipité sur la Toile pour lire tout ce que je pouvais trouver sur la nitroglycérine, et notamment l'information suivante : l'instabilité de ce puissant explosif liquide est en partie (mais en partie seulement) une légende véhiculée par des films comme Le Salaire de la peur, des dessins animés comme ceux de la Warner Bros. ou encore par certaines bandes dessinées comme Lucky Luke. J'ai alors poussé un bref (et bien réel) soupir de soulagement, avant de me rappeler que cette histoire n'était de toute façon qu'un rêve, que je n'avais pas vraiment à côté de moi de la vraie nitroglycérine et que je ne devais donc pas réfléchir dans l'urgence à un moyen pour m'en débarrasser.

Heisenberg 3

Schrödinger VS Bohr. — Telle que racontée par Werner Heisenberg1, la première rencontre entre Niels Bohr et Erwin Schrödinger pourrait presque faire l'objet d'un sketch comique : en 1926, Schrödinger est invité à l'université de Munich pour faire un exposé sur la fameuse équation (permettant de calculer la fonction d'onde) qu'il vient alors de publier. Mais son interprétation de la mécanique ondulatoire, censée mettre un terme aux aspects les plus déroutants — voire carrément absurdes pour le sens commun — de la mécanique quantique, ne rencontre pas l'approbation de Heisenberg, présent dans le public, qui fait rapidement part de ses inquiétudes dans un courrier envoyé à Bohr. Au mois de septembre de la même année, ce dernier invite donc Schrödinger (et Heisenberg par la même occasion) à Copenhague pour discuter des détails de la nouvelle théorie. La lutte intellectuelle entre les deux hommes, défendant chacun une interprétation différente du comportement de l'électron au sein de l'atome, débute quasiment dès l'instant où Schrödinger descend du train (ce détail, en lui-même, est déjà très amusant). La discussion continue ensuite littéralement durant tout le temps d'éveil des deux hommes : du petit matin jusque tard dans la nuit. « Et cette fois Bohr, bien qu'il fût par ailleurs quelqu'un de particulièrement aimable et compréhensif dans les rapports humains, me fit presque l'effet d'un fanatique, en ce sens qu'il n'était pas prêt à faire la moindre concession à son partenaire ou à admettre le moindre manque de clarté. » À l'époque, Schrödinger semble considérer avec la plus grande méfiance les phénomènes discontinus observés au cours d'expériences comme celle de la chambre de Wilson... Ou plus exactement : il n'est pas satisfait de l'interprétation qu'en donnent Bohr et son « école » — celle que Heisenberg nommera a posteriori l'« interprétation de Copenhague », bien qu'il ne s'agisse pas d'un groupe partageant strictement les mêmes vues... H. prête à Schrödinger les paroles suivantes : « Si ces damnés sauts quantiques devaient subsister, je regretterais de m'être jamais occupé de théorie quantique. » Ensuite, l'invité tombe malade et doit rester au lit. Et (c'est là le plus comique) Bohr ne démord pas : il reste au chevet de Schrödinger pour essayer de le rallier à son point de vue, alors même que sa femme est au petit soin pour le malade, lui apportant « du thé et des gâteaux ». — La science passe avant tout autre problème (même de santé), que voulez-vous mon bon monsieur ?

Dirac le perfectionniste. — Une anecdote de Niels Bohr sur Paul Dirac, citée par Heisenberg (ce qui fait tout de même beaucoup d'intermédiaires)2 : « Récemment, je me trouvais avec Dirac dans un exposition de peinture ; il y avait là un paysage italien de Manet, représentant une scène au bord de la mer et peint en couleurs gris-bleu magnifiques. À l'avant-plan, on voyait un bateau, et à côté de celui-ci, dans l'eau, un point gris foncé dont la présence semblait difficile à justifier. Dirac me dit : "Ce point n'est pas admissible." » — Bon sang, il faut absolument que je me procure une biographie de ce type3 !

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1 Werner Heisenberg, La partie et le tout..., p. 130-139.
2 Ibidem, p. 155.
3 Je viens d'apprendre qu'il en existait une toute récente : Graham Farmelo, The Strangest Man: The Hidden Life of Paul Dirac, Mystic of the Atom, Basic Books, 2011.

Heisenberg 2

Le violoniste du château de Prunn. — L'évocation par Werner Heisenberg de ses années de jeunesse1, dans le climat chaotique de l'immédiat après-guerre, ressemble par moment à un tableau romantique : au printemps 1919, avec d'autres adolescents, il est nommé agent de liaison pour les troupes occupant Munich. Lui et ses amis mènent alors pendant un court moment « une vie d'aventures marquée par une très grande liberté ». Seul, après une nuit de garde au central téléphonique, il lit les Dialogues de Platon, éclairé par les premiers rayons du soleil, sur le toit du séminaire de la Ludwigstrasse (élu quartier général des troupes temporairement stationnées dans la ville) ; plus tard, en groupe, il participe à des promenades bucoliques en forêt, dont une le long de la rive ouest du lac de Starnberg, au printemps 1920, durant laquelle lui et quelques-uns de ses amis se mettent à parler des atomes et de leur représentation dans les manuels scolaires. — Mais l'épisode le plus romantique est sans conteste celui de l'escapade au château médiéval de Prunn : tout commence avec un jeune homme qui aborde Heisenberg dans la Leopoldstrasse, à Munich, et l'invite à un rassemblement de nature politique au château de Prunn. La semaine suivante, H. décide de s'y rendre, en train, accompagné de son ami Kurt. Le climat romantique est planté : un vieux château fort installé sur un promontoire rocheux dominant la vallée de l'Altmühl, avec non loin une clairière dans laquelle ils passeront la nuit, éclairés par les feux de bois et bercés par un mélange de musique classique et de vieux chants populaires. — Heisenberg raconte les nombreuses heures passées, jusqu'à la tombée de la nuit, dans la cour du château, à écouter divers orateurs parler de l'avenir de l'Allemagne et de l'humanité, du sort de la jeunesse, des nouvelles valeurs, etc. Il explique que, pour lui, ces heures de débats manifestaient une tendance au désordre : les discours étaient passionnés, mais contradictoires, éclatés ; ils n'arrivaient pas à trouver « un chemin vers le centre ». Ensuite arrive un jeune violoniste, au balcon du château, qui se met à jouer la chaconne de Bach sous le clair de lune. Silence dans la cour du château. Et ce commentaire de l'auteur : « Les notes claires de la chaconne étaient comme un vent frais déchirant le brouillard et faisant apparaître les structures nettes cachées derrière celui-ci. » En quelques minutes, un seul violoniste avait atteint ce centre que de longues heures de discussion n'étaient jamais arrivées à trouver. (Une page plus loin, on apprend que ledit violoniste est aussi un joyeux drille amateur de calembours.)

Dirac, super-héros discret. — De toutes les personnalités évoquées dans le livre de Heisenberg, c'est de loin celle du mathématicien et physicien britannique Paul Dirac que j'ai le plus appréciée. Il se dégage de la description qu'en fait H. l'image d'un homme honnête, détestant les compromis sociaux, doté d'un esprit logique, froid et implacable (les quelques éléments biographiques glanés sur la Toile confirment cette première impression — note pour plus tard : me procurer à tout prix une bonne biographie de ce personnage). — Lors d'une discussion sur la religion, un soir dans un hôtel bruxellois à l'occasion du congrès Solvay, H. prête à Dirac, alors âgé de vingt-cinq ans, les paroles suivantes2 (lues jeudi dernier, au matin, sur le quai de la gare de Liège-Guillemins, avec un énorme sourire aux lèvres) : « Je ne sais pas [...] pourquoi nous parlons ici de religion. Si l'on est honnête — et, comme scientifique, on doit être honnête avant tout —, on doit reconnaître que la religion contient une foule d'affirmations fausses pour lesquelles il n'existe aucune justification dans la réalité. » Puis, sur l'existence d'une hypothétique entité supérieure omnipotente : « Je ne vois pas en quoi l'hypothèse de l'existence d'un Dieu tout-puissant pourrait nous aider. Ce que je vois, au contraire, c'est que cette hypothèse conduit à se poser des questions absurdes, par exemple la question de savoir pourquoi Dieu a permis le malheur et l'injustice dans notre monde, l'oppression des pauvres par les riches, et toutes les autres choses horribles qu'il aurait pu, après tout, empêcher. » Plus loin encore : « La religion est une sorte d'opium que l'on donne au peuple pour le faire rêver de bonheur et pour le consoler de l'injustice qu'il subit. » Lorsque Heisenberg, beaucoup plus tempéré, lui objecte que ce qu'il aborde dans son discours, c'est l'exploitation politique de la religion et que celle-ci peut, au-delà de cette exploitation, servir de « langage commun permettant de discuter de la vie et de la mort », Dirac lui répond sans ambages : « Par principe, [...] je n'ai rien à faire des mythes religieux, ne serait-ce que parce que les mythes des diverses religions se contredisent entre eux. Ce n'est qu'un pur hasard que je sois né en Europe et non en Asie, et ce n'est pas de ce hasard que peut dépendre ce qui est vrai, donc ce que je dois croire. Je ne peux, en effet, croire que ce qui est vrai. La manière dont je dois agir, je peux la déterminer tout simplement à l'aide de la raison, en me basant sur le fait que je vis à l'intérieur d'une communauté, avec d'autres hommes auxquels je dois reconnaître fondamentalement les mêmes droits que ceux que je revendique pour moi-même. Je dois donc agir avec loyauté, de manière à équilibrer mes intérêts avec ceux d'autrui, et cela suffira ; et tous ces discours sur la volonté divine, sur le péché et la pénitence, sur l'existence d'un autre monde en fonction duquel nous devrions orienter nos actes, ne servent qu'à voiler la simple et rude réalité. La croyance en l'existence d'un Dieu favorise aussi l'idée qu'il faut s'incliner devant une autorité supérieure, parce que cela est "voulu par Dieu" ; et ainsi, il s'agit en fait de maintenir indéfiniment les structures sociales qui étaient peut-être, dans le passé, conformes à la nature des choses, mais qui ne s'ajustent plus à notre monde d'aujourd'hui. Du reste, vos phrases sur les "grandes corrélations" et autres balivernes métaphysiques ne me plaisent pas. » (Amen !) — En fin de compte, c'est Wolfgang Pauli qui clôturera la discussion, sur une note humoristique : « Oui, notre ami Dirac a lui aussi sa religion. Et cette religion a pour premier commandement : "Dieu n'existe pas, et Dirac est son prophète." »

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1 Werner Heisenberg, La partie et le tout..., p. 13-35.
2 Pour une retranscription plus complète de cette discussion, voir : Ibidem, p. 152-155.

Greene 3

Composition avant-gardiste. — Si l'on me demandait quelle est la différence fondamentale entre un mathématicien et un physicien théorique, je répondrais de prime abord quelque chose comme : « Le mathématicien peut formaliser un monde qui n'existe pas tant que celui-ci se tient mathématiquement, tandis que le physicien est obligé de confronter son formalisme au monde réel (quitte à se prendre parfois une belle gifle de la part d'une nature complètement indifférente aux expériences qu'il lui fait subir) ». — Bien qu'il parle évidemment aussi de la nécessité des tests expérimentaux en physique, Brian Greene donne dans son livre une réponse différente : « Les physiciens sont comme des compositeurs avant-gardistes, prêts à se jouer des règles traditionnelles et à frôler les limites de l'acceptable pour atteindre leur but. Les mathématiciens sont comme des compositeurs classiques, travaillant généralement dans un cadre plus restrictif, rechignant à passer à l'étape suivante tant que toutes les précédentes n'ont pas été établies avec la rigueur nécessaire. » (Brian Greene, L'univers élégant1.) — Que cette déclaration émane d'un théoricien des cordes n'est pas étonnant : la théorie des cordes est une construction mathématique qui n'a semble-t-il pas encore vraiment reçu de confirmation expérimentale éclatante (comme ce fut le cas à de nombreuses reprises, et de façon extrêmement précise, pour la relativité générale et pour la mécanique quantique). Peut-être même n'en recevra-t-elle jamais. En tout cas, ce ne sont pas les esprits dubitatifs qui manquent ! (Voir par exemple le livre de Lee Smolin, Rien ne va plus en physique !2 ou encore ce qu'en dit Roger Penrose3.)

Stupéfaction de physicien. — « Une fois que la sphère s'est réduite à un point, le trou noir correspondant — tenez-vous bien — se retrouve dénué de masse. Bien que cela semble complètement loufoque et mystérieux [...], nous verrons bientôt quel rapport cela a avec la physique des cordes. » (Brian Greene4.) — L'air de rien, ce « tenez-vous bien » placé en incise est terriblement amusant. Lisant cette phrase, le commun des mortels (c'est-à-dire grosso modo tout être humain à l'exception du physicien de métier) risque sans doute de se demander pourquoi il faut bien se tenir ! Ce n'est pas un cas isolé : lisant en parfait dilettante des travaux de vulgarisation en physique théorique, je tombe assez fréquemment sur des phrases choc censées stupéfier le badaud. Par exemple, dans de nombreux cas, il convient d'être étonné lorsque le résultat de pages entières de calculs extrêmement compliqués donne zéro ou, pire encore, l'infini, ou bien une inacceptable probabilité négative. — Dieu merci, après de nombreuses circonvolutions tout aussi compliquées (voire plus encore) que les calculs initiaux, toutes ces irritantes singularités sont effacées, contournées... et l'on retombe sur un résultat compréhensible par notre esprit fini. Ouf, on a eu chaud !

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1 Brian Greene, L'univers élégant, Robert Laffont, 2000, p. 297.
2 Lee Smolin, Rien ne va plus en physique ! L'échec de la théorie des cordes, Dunod, 2007. (Livre que je dois encore me procurer !)
3 Voir par exemple : Roger Penrose, À la découverte des lois de l'univers..., p. 853-854 : « Aux yeux de ses plus fervents défenseurs, la théorie des cordes (et ses transmutations ultérieures) est la physique du XXIe siècle [...]. Quant à ses détracteurs les plus virulents, ils considèrent qu'elle n'a absolument rien apporté jusqu'à présent, sur le plan physique, et pensent même qu'il y a très peu de chances qu'elle ait un jour à jouer un quelconque rôle en physique. » (Penrose se situe plutôt du côté des détracteurs.)
4 Brian Greene, L'univers..., p. 358.

Heisenberg 1

Niels, Wolfgang et les autres. — En exergue de l'introduction de son livre La partie et le tout1, Werner Heisenberg cite un passage [I, 22] de l'Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide sur la difficulté de rapporter fidèlement un discours (j'ai privilégié ici une traduction différente et non tronquée du même passage2) : « En ce qui concerne les discours que les uns ou les autres ont prononcés à la veille de la rupture ou au cours des hostilités, il était difficile d’en donner le texte exact, aussi bien pour moi, lorsque je les avais personnellement entendus, que pour ceux qui me les rapportaient de telle ou telle provenance. J’ai prêté aux orateurs les paroles qui me paraissaient les mieux appropriées aux diverses situations où ils se trouvaient, tout en m’attachant à respecter autant que possible l’esprit des propos qu’ils ont réellement tenus. » (Thucydide était un pionnier de l'histoire orale !) Cette citation est vraiment très bien choisie, car c'est exactement ce que fait Heisenberg sur environ 400 pages : rapporter, tout en les remettant dans leur contexte, les longues discussions auxquelles il a pris part au sein du monde de la physique atomique, de 1919 à 1965. Tout comme Thucydide, Heisenberg est incapable de retranscrire les mots exacts prononcés par les nombreux protagonistes de son récit. Il est néanmoins un témoin de tout premier plan : il a été l'élève d'Arnold Sommerfeld à Munich, le camarade de classe de Wolfgang Pauli, l'ami de Niels Bohr ; il a discuté avec Paul Dirac, Albert Einstein, Erwin Schrödinger, etc. La partie et le tout est un livre étrange dans lequel les discours reconstitués s'étalent parfois sur plus d'une page, sans aucune coupure, un peu à la manière des Dialogues de Platon, dont le jeune Heisenberg était d'ailleurs un lecteur plutôt assidu — il les lisait en grec pour s'entraîner, au petit matin du printemps 1919, sur le toit du séminaire des prêtres de la Ludwigstrasse. Autre originalité : la plupart des personnes citées dans ce livre sont appelées par leur prénom. Ainsi retrouve-t-on, au fil des pages, l'avis de Niels sur telle ou telle question ou bien les boutades de Wolfgang. Cela donne l'impression de côtoyer de très près ce petit univers de chercheurs, d'être au cœur de leurs incessantes querelles sur l'interprétation du monde quantique. Comme l'écrit H. dans son introduction, « [...] l'auteur s'est attaché à décrire, de la façon la plus exacte et la plus vivante possible, l'atmosphère dans laquelle se sont tenues ces discussions. En effet, cela lui permet de mettre en évidence le processus de création de la science, de faire comprendre comment l'action commune d'hommes très différents entre eux peut finalement conduire à des résultats scientifiques de grande portée. » Le résultat est tout simplement... fascinant !

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1 Werner Heisenberg, La partie et le tout. Le monde de la physique atomique, Flammarion, 2010. [Première édition allemande : Der Teil und das Ganze. Gespräche im Umkreis der Atomphysik, 1969.]
2 Hérodote - Thucydide. Œuvres complètes, traduction d'Andrée Barguet (pour Hérodote) et de Denis Roussel (pour Thucydide). Gallimard, 1964.

Greene 2

Éternel retour cordiste. — Pour être fonctionnelle, la théorie des cordes exige l'existence de dix dimensions : neuf spatiales (dont six enroulées sur elles-mêmes) et une temporelle. Mais « est-il possible que certaines soient, en fait, de nouvelles dimensions temporelles, et non spatiales ? [...] Par exemple, imaginons qu'une petite fourmi trotte autour d'une dimension spatiale supplémentaire qui forme une boucle. Elle se retrouvera perpétuellement à la même position à chaque fois qu'elle aura fait un tour complet. [...] Mais, si la dimension enroulée était une dimension de temps, alors la parcourir entièrement signifierait revenir, après un certain laps de temps, à un instant antérieur dans le temps. » (Brian Greene, L'univers élégant1) — Tenter de concevoir une seconde dimension temporelle est horriblement contre-intuitif : toute mon expérience de la vie m'amène à penser que je chemine en quelque sorte sur une ligne du temps à sens unique (de la naissance à la mort). Néanmoins, je pourrais supposer que cette perception d'une flèche du temps personnelle unidirectionnelle n'est qu'un leurre, un mirage. En fait, je ne peux pas être certain que mon expérience est continue (le spectre de Wittgenstein revient me réprimander : « Oui, mais tu te comportes comme si elle l'était. Quelle différence cela fait-il que tu dises ne pas en être certain ? »). Ce qui donne l'impression que l'expérience est continue, c'est seulement la mémoire qui, tout comme le reste du corps, ne semble se mouvoir que dans une seule dimension temporelle : la mémoire à un instant donné est la conséquence de ce qui s'est imprimé dans mon esprit jusque là ; la cicatrice que j'ai sur la jambe droite est la conséquence de toute une série d'événements, de l'instant où je suis malencontreusement tombé d'un train jusqu'à aujourd'hui, où la blessure s'est résorbée à l'état de cicatrice. Pour que la mémoire et tous les événements du corps aient un sens, il faut qu'ils soient décrits de manière causale. — Mais cela ne signifie toujours pas que je ne pourrais pas revenir en arrière ou vivre constamment le même moment, grâce à une sorte de dimension temporelle cachée, un peu à l'instar de Billy Pilgrim dans Slaughterhouse-Five de Kurt Vonnegut. Si je considère que l'univers est absolument déterministe, ma mémoire ne peut être que ce qu'elle est. Du coup, je ne pourrais pas me rendre compte si je sautais d'un temps à l'autre de manière discontinue, car ma mémoire à un moment donné ne m'offrirait que ce qui s'est passé avant. Énoncé autrement : quelle que soit ma « position » dans le temps, je ne peux qu'avoir un sentiment de continuité. Selon cette façon de voir les choses, ma mort n'existe pas : ma vie est comprise entre deux dates extrêmes et je ne fais que revivre éternellement la même existence, sans pouvoir en changer le moindre micro-événement. « So it goes », comme dirait l'autre.

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Brian Greene, L'univers élégant, Robert Laffont, 2000, p. 229.