Archives mensuelles : octobre 2012

Anouchka

Ce dimanche après-midi, à l'occasion des cinq ans de leur fille Anouchka, Donna et Fred Jr ont convié les « habituels » : parents, tantes, marraine (Pippa — qui vient d'accoucher, mais ça ne se voit pas) et parrain (moi). Enzo, le compagnon de la maman de Fred, se présente mais je l'arrête net : « Mais oui, nous nous sommes déjà rencontrés, à Villers-la-Ville ! » Et j'aurais pu ajouter : « C'était le samedi 26 mai 2012, un peu avant 18 heures, dans la nef en ruine de l'ancienne abbatiale... Même que j'étais en train de noter des informations dans le carnet à dessins de ma fille et que deux équilibristes, dont un en béquilles, répétaient leur numéro au milieu du transept ! » (La grande question du jour étant : si je ne l'avais pas écrit dans ce journal, m'en serais-je seulement souvenu ?)

Anouchka est toute fière de me raconter qu'elle va désormais dormir dans un « lit à étage »... Comme cadeaux, je lui offre le « Bassin des pingouins » PLAYMOBIL® ainsi qu'un livre pour enfants intitulé La porte ! (l'histoire d'une petite fille qui veut prendre son bain tranquillement mais qui est constamment dérangée dans son intimité par sa famille ; à la fin de l'histoire, en colère, elle crie : « La porte ! », et ce sera la seule parole de tout le récit). Anouchka laisse le livre de côté pour se précipiter sur le bassin en plastique. Parmi les autres cadeaux, elle recevra également un petit appareil photo numérique.

Les deux filles de Donna et Fred sont très différentes, tant au niveau du physique que du caractère : Anouchka, blonde aux yeux bleus, est plutôt du genre bavarde et souriante ; Mado, brune aux yeux bruns, ne parle quasiment pas (mais elle est plus jeune) et fluctue entre rires francs et crises de pleurs à chaque contrariété.

Les invités s'en vont rapidement en fin d'après-midi (c'était déjà le cas l'année dernière) et je suis donc le seul qui reste pour manger des frites avec la petite famille. « Tu vas manger avec nous, Hamilton ? Tu vas manger avec nous ? », demande Anouchka. Elle paraît démesurément contente quand je lui réponds par l'affirmative. « Et tu vas rester dormir ici cette nuit ? » Non, quand même pas. Elle ne me quitte plus d'une semelle. Elle me fait de grands câlins, me lance des « Je t'aime vraiment très fort, Hamilton ! »

Il y a un an, je quittais la maison de Fred en soirée pour rejoindre Andrew et Walter à la Maison du Peuple, Léandra s'étant éclipsée pour accourir au chevet de Jonas. Ce soir, je quitte la maison de Fred en soirée pour rejoindre Léandra et Andrew à la Maison du Peuple. (Il y a du changement dans l'air !) Ces deux-là reviennent d'un petit week-end à Chevetogne organisé avec des amis de l'impro, dans la maison de campagne de l'un d'eux. Ils ont fait de belles promenades bucoliques et visité une jolie église d'aspect oriental, au caractère œcuménique.

Lorsque je retrouve mon appartement, Mary est installée à la table de la salle à manger en compagnie de Cyrus et de Martin (deux potes du club de badminton d'Ixelles). Devant chacun d'eux sont empilés des jetons de différentes couleurs. Ils jouent au poker depuis environ cinq heures de l'après-midi. Mary m'explique : les trois autres joueurs ont perdu la partie et sont partis. Je m'installe au bout de la table et observe. Les parties défilent à coup de « Check », de « J'me couche », de doubles coups sur la table, de regards faussement sérieux, de rires jaunes, de petites intimidations... Et moi, je ne pige strictement rien, si ce n'est que Mary dispose d'un réservoir de jetons beaucoup plus conséquent que ses deux adversaires. Cyrus se refait une santé mais finit par perdre la partie contre Mary, aux alentours de minuit.

De mon côté, je suis entretemps retourné à mon ordinateur. Avant de partir, Martin se dirige vers moi, curieux :
« Qu'est-ce que tu fais ?
— J'écris...
— Pour ton travail ?
— Pas vraiment. Je tiens un blog quotidien... Je rédige un article par jour...
— C'est en rapport avec ton métier d'historien, c'est ça ?
— Oh non ! Je ne suis pas assez cultivé pour écrire un article historique par jour ! Non, non, j'écris un peu n'importe quoi. Ça peut être sur ce que je lis ou bien sur ce que je fais...
— Une sorte de journal de bord ?
— Oui, c'est ça ! D'ailleurs, il y a des chances pour que je parle de vous dans l'article de ce dimanche... Toutes les personnes que je croise, je leur donne un prénom d'emprunt dans mon blog. Par exemple, Lewis, je ne l'appelle pas "Lewis" mais "Lewis"... Là, tu vois, il apparaît 48 fois...
— Lewis ?
— Oui, Lewis du badminton.
— Et tu tiens ce blog depuis quand ?
— Depuis un peu plus d'un an... »
Il n'a pas l'air plus intéressé que ça.

Sonate pour un homme bon

... je me réveille dans le noir de ma chambre. Confusion. Quelle heure est-il ? Minuit et neuf minutes ! Je ne me suis pas réveillé une seule fois de la soirée et j'ai dormi sept heures d'affilée ! Curieusement, cette pensée me déprime au plus haut point : je suis complètement gêné d'avoir roupillé tout ce temps ; j'ai comme l'impression d'un terrible gâchis. Je commence à paniquer, car je me dis que j'ai certainement dû oublier un événement primordial. Peut-être quelqu'un a-t-il essayé de me téléphoner ? Lente vérification : non. Loin, très loin, une pensée rationnelle tente de percer : « Hé ! Rien de grave ! Tu avais besoin de sommeil ! C'est vendredi ! », mais rien à faire : j'ai toujours cette curieuse sensation de manque, de perte... N'était-ce pas aujourd'hui que nous devions recevoir des gens à l'appartement, Mary et moi ? Non plus : c'est annulé depuis hier ou avant-hier, je ne sais plus très bien. Je ne dois pas être dans mon état normal... Je réfléchis, mais rien de construit ne s'échappe des brumes dans lesquelles je végète. Strictement rien. Dois-je me réveiller dès maintenant ? C'est à peine si j'arrive à me lever du lit ! Je me roule en boule dans mes draps et finis par me rendormir...

... jusqu'à neuf heures du matin passées. Tout va beaucoup mieux ! J'aurai dormi plus de seize heures de suite, avec un court intermède angoissé. Je suppose qu'il fallait que je la prenne, cette petite journée de repos... (Dormir trois-quatre heures par nuit n'est sans doute pas suffisant à long terme.)

Je me lève et me prépare un café avec la véritable bête de compétition — voire arme de guerre ! — que Mary a apportée lors de son déménagement : une De'Longhi qui broie les grains de café (elle broie du noir elle aussi, ha-ha !), récupère l'eau depuis un réservoir situé à sa base, etc. Je prends le temps de me débarbouiller, de me rafraîchir, de m'habiller. Tout va bien.

Une heure plus tard, après avoir rempli mon sac à dos avec une série de livres et le petit ordinateur portable de Léandra, je prends le chemin du Parvis de Saint-Gilles. Il fait délicieux dehors, on se croirait en plein mois de mai ! L'objectif de cette journée est de rattraper un tant soit peu mon retard de publication sur le présent blog. Je m'installe à une table de la Maison du Peuple vers onze heures du matin, à l'intérieur du café mais pas loin de la fenêtre, et y reste un peu plus de huit heures, sirotant cafés, jus de framboise frais et verres d'eau pétillante. Contrairement à mon libraire, les serveurs ne me posent pas de question... mais m'offrent deux consommations !

Parfois, je me demande pourquoi je me force à écrire un article par jour. C'est totalement antinaturel. — Mais va-t'en encore trouver quelque chose de naturel dans ma personnalité !

En soirée, Mary revient d'un tournoi de badminton qui s'est déroulé à Anvers. De retour de la Maison du Peuple, j'ai préparé pour nous deux un plat simple à base de Lumache Rigate et de petits pois. Plus tard, nous regardons la fin de La Vie des autres, le film allemand dont nous avions commencé le visionnage il y a un mois. — Ce dramaturge, espionné jour et nuit par la Stasi à son insu, ne se doute pas le moins du monde que son surveillant est également son ange gardien. La fin est terriblement émouvante.

« Don't Bend! Ascend! »

Début d'après-midi. Dans le train de retour vers Bruxelles, toute la tension accumulée au cours de cette semaine de travail retombe d'un seul coup. Impossible de lire, impossible d'écrire, impossible de dormir. Curieuse sensation que celle de se retrouver devant son écran d'ordinateur et de ne plus savoir aligner la moindre phrase.

Dans mes oreilles, durant le trajet : le nouvel album de Godspeed You! Black Emperor. Dix ans après Yanqui U.X.O., le plus emblématique des groupes de rock instrumental montréalais ressurgit d'entre les morts avec un nouvel opus dont le titre sibyllin évoque — comme souvent ! — un slogan : 'Allelujah! Don't Bend! Ascend! (« Alléluia ! Ne fléchissez pas ! Envolez-vous ! », ou quelque chose dans le même genre mais difficilement traduisible). Les critiques sont extrêmement positives, et pour cause : c'est un très bon album, qui reprend ce qui a fait le succès des précédents (voix préenregistrées débutant le morceau, batteries militaires, cordes en crescendo...). — D'un autre côté, cette stagnation n'est-elle pas un chouïa décevante ? Car rien de neuf ne parcourt ces sillons : les deux morceaux fleuve, « Mladic » et « We Drift Like Worried Fire », ont déjà été joués de nombreuses fois en concert et susciteront à coup sûr l'adhésion chez ceux qui collectionnent de manière compulsive tout ce qui touche à la discographie de ce collectif devenu mythique. Je me consolerai en me disant que la puissance de feu (les guitares saturées sur « Mladic ») et les petites merveilles rythmiques (écouter à partir de la onzième minute de « We Drift... ») sont toujours au rendez-vous. (L'album est entièrement disponible en streaming sur le site Web du label Constellation, ICI.)

Léandra et Andrew se rendent à nouveau en début de soirée au Centre culturel Bruegel pour un spectacle de contes, érotiques cette fois-ci. J'aurais pu les rejoindre, mais je suis exténué. J'envoie un rapide message écrit à Léandra pour lui signaler ma non venue, j'éteins mon téléphone et je décide de dormir quelques heures afin d'être en forme ce soir. Je serai seul et je pourrai rattraper un peu du retard accumulé sur mon blog.

Je m'endors vers cinq heures de l'après-midi et...

Tempérance

(Co)habitation. — En matière de propriété, de quoi ai-je besoin pour vivre ? Quel est le plancher en dessous duquel mon moral commencerait à se modifier négativement ? Il me faut : une pièce qui m'appartienne en propre (ma pièce, où je peux m'isoler à tout moment), avec un lit, un coin pour me laver (au moins un lavabo raccordé à l'eau courante), un autre coin pour cuisiner, avec une table pour manger et rédiger mes textes ; un cabinet cloisonné pour mes besoins corporels ; un accès à l'électricité ; des livres, de la musique et de quoi écrire (un ordinateur étant le plus évident). Le reste est superflu, c'est-à-dire : si je n'avais comme biens que ce que je viens de citer, je n'en serais certainement pas plus malheureux que si je possédais un château.

Je partage mon appartement (trop grand pour moi tout seul, donc) avec Mary depuis près de deux mois et, contrairement à ce qu'on aurait pu imaginer a priori, le voisinage se passe très bien. Mary a ses activités (badminton, cours et soirées entre amis...) et moi les miennes (soirée à la Maison du Peuple, soirée à la Maison du Peuple et soirée à la Maison du Peuple). De temps en temps, nous nous croisons autour d'un repas, d'une discussion ou d'un film. C'est tout ce que j'attends d'une cohabitation.

Pré-soirée. — Attendant Fred Jr à la Maison du Peuple, j'explique à Léandra : « Tu sais, cette histoire de mois de novembre... Quand je te dis constamment qu'il va se passer quelque chose de spécial pour nous en novembre... "Attendons novembre !"... Eh bien j'y ai repensé et je me suis dit que l'événement spécial en question, ce serait peut-être ma propre mort... Que ma mort servirait de déclic dans le changement de vos vies... Un truc dans ce style-là... J'y ai pensé à la suite de mes récents élancements dans l'abdomen... Je sais : ils sont passés peu de temps après mon arrêt presque total de l'alcool mais peut-être n'est-ce pas fini ? Peut-être n'est-ce qu'un intermède ? Peut-être est-ce grave ? Peut-être que je n'en ai plus que pour un mois tout au plus ? Pour me préparer à cette éventualité, j'ai lu ce qu'a écrit Épicure sur la mort... » (Léandra semble pour le moins dubitative.)

Elle me parle des prénoms Arthur et Emmanuel, en référence (du moins je suppose !) à mon article de vendredi dernier. Je réfléchis tout haut : « Arthur... Emmanuel... C'est vrai que ça sonne bien. Si jamais j'avais à nouveau un enfant — oui, je sais, je n'en veux plus — et que c'était un garçon, je l'appellerais "Arthur-Emmanuel". Comme ça, quand quelqu'un me demanderait d'où viens ce prénom, je pourrais lui expliquer que c'est en référence à Arthur Schopenhauer et Emmanuel Kant. Et là, mon interlocuteur me dirait : "Mais non !", et je répondrais : "Mais si, parfaitement !" »

Soirée. — Fred Jr nous rejoint vers 20h30. Il est venu en voiture jusqu'à notre quartier fétiche. Nous allons manger des pizzas au tout nouveau Mama Roma installé sur le Parvis de Saint-Gilles puis boire un verre au Verschueren. L'occasion pour moi de boire un Orval, le seul, l'unique de la semaine. Si seulement je pouvais continuer dans cet idéal de tempérance !

Une partie de la discussion tourne autour du nouveau boulot de Fred Jr. Celui-ci doit développer une série d'activités d'éducation permanente, notamment sur le thème du temps. « Du temps ? C'est très vaste... Tu dois parler de quoi ? De la relativité restreinte ? Du temps en termes philosophiques ? » Réponse de Fred : « Je n'en sais rien ! » Je lui lance : « Si tu veux, je peux venir en parler, du temps... Je suis justement en train de lire un truc là-dessus. Tout ce que je développerai sera du pur baratin mais je peux tenir des heures sur le sujet ! »

À un moment, nous parlons du resserrement de notre entourage immédiat — surtout du mien en fait, Léandra continuant à rencontrer pas mal de monde via l'impro. Il fut en effet un temps où nous participions à de grandes soirées festives en compagnie des « Français ». Fred commente : « À la lecture de ton blog, j'avais parfois un peu l'impression que tu subissais tous ces gens... » — Exception faite d'Emily et de Walter (qui ne faisaient de toute façon absolument pas partie du même groupe), de Fany, de Vespertine, de Charles-Henri et de quelques autres, il s'avère que c'est complètement vrai. La plupart des fêtards qui composaient ces soirées, je les subissais plus qu'autre chose. J'ai fini par développer une théorie à ce sujet : si j'ai continué à m'y rendre, c'était en grande partie pour rester en contact, d'abord avec Christelle, puis avec Annabelle. Lorsque la première s'est cassée et que, plus tard, la seconde s'est casée, la principale valeur de ces rencontres est partie en fumée. C'est la vie !
jenson

« Il en est ainsi : nous dormons »

Typographie, mon amour II. Hamilton Evenvel l'a vue. Pour lui, tout a commencé la semaine dernière, par une journée pluvieuse, à l'intérieur de son bureau en périphérie de la Cité ardente, alors qu'il cherchait le caractère parfait que jamais il ne trouva... — Le caractère parfait n'existe pas (lire l'article d'hier), mais certaines polices d'écriture s'en rapprochent dangereusement. En témoigne la série de polices Legacy® Sans (comprendre sans empattement), développée par Ronald Arnholm pour le compte d'ITC (International Typeface Corporation). Legacy (« héritage » en anglais) est une police d'écriture qui porte bien son nom car elle trouve ses racines dans une très ancienne gamme de caractères d'imprimerie utilisée par le graveur et imprimeur français Nicolas Jenson dès 1470, notamment pour son édition de la Préparation évangélique (De Evangelica praeparatione) d'Eusèbe de Césarée. Cette police mêle lisibilité exemplaire et très grande élégance. Dans l'exemple ci-dessous, la queue du « Q » et la traverse oblique du « e » sont à mes yeux particulièrement réussies.

Vol.  — À mon travail, sur le temps de midi. Nous mangeons dans la grande salle de lecture, comme d'habitude. Sylvette entend la porte d'entrée s'ouvrir et se refermer. Elle s'en va jeter un œil et entraperçoit un homme descendant les escaliers. Peu de temps après, Wynka, retournée dans son bureau, s'exclame : « On a volé mon portefeuille ! » Il faut avoir un certain cran pour venir fouiner dans notre bureau alors que nous sommes en train de manger à environ vingt mètres de là.

Wynka avait, dit-elle, sept euros dans son portefeuille. À deux mètres du lieu du vol, se trouvent toujours, étalés sur mon bureau : mon propre portefeuille (contenant plus de cinquante euros), « mon » petit ordinateur portable et mon nouveau baladeur MP3. Le voleur aurait bien fait d'aller fouiner un peu plus loin. Lodewijk avance qu'il n'a pas osé car mon bureau se trouve plus avancé dans le local, mais je pense que c'est Wynka qui a donné l'explication la plus plausible : « Le bordel ambiant de ton bureau a joué en ta faveur. Le voleur a été incapable de voir ton portefeuille et tes affaires au sein de tous ces documents éparpillés, dans le désordre le plus complet ! » — Une devise : être ordonné dans mes seules pensées, car en ce lieu, nul voleur ne pourra jamais venir me dérober !

Extrait de lettre. — L.W. à Paul Engelmann, 9 avril 1917 : « En ce qui concerne votre humeur changeante, il en est ainsi  : nous dormons. (Je l'ai déjà dit à Monsieur Groag et c'est vrai.) Notre vie est comme un rêve. Dans les meilleures heures, nous nous éveillons toutefois juste assez pour reconnaître que nous rêvons. Mais la plupart du temps nous dormons d'un sommeil profond. Je ne peux pas me réveiller moi-même ! Je m'y efforce, le corps que j'ai en rêve se meut, mais mon corps réel ne bouge pas. Il en est malheureusement ainsi ! » (Ludwig Wittgenstein. Paul Engelmann. Lettres, rencontres, souvenirs, sous la dir. d'Ilse Somavilla, Paris, 2010 pour l'éd. française, p. 33.)
polices

Typographie, mon amour

« La première règle qui gouverne 
la mise en page est la simplicité :
quand on a retiré tout le superflu, 
la mise en page est sur le bon chemin. »
(Yves Perrousseaux, Mise en page & impression, 2000.)

Carte mentale. — Elle me montre le schéma — qu'elle appelle « carte mentale » — qui devra accompagner son article dans l'ouvrage à paraître bientôt. Je n'y comprends strictement rien : des cadres de couleurs et de formes différentes sont déposés sur la feuille comme au hasard des rencontres et une multitudes de flèches aux significations diverses les relient dans toutes les directions. Et dire que c'est censé « expliciter » sa contribution !

Hors de question que j'intègre ce « machin » tel quel dans ma maquette. Quand je lui dis que je vais devoir tout refaire, elle prend un air penaud : « Tout refaire ? Quelle drôle d'idée... Mais pourquoi donc ? » La scène me fait curieusement penser au professeur Tournesol présentant son requin sous-marin au capitaine Haddock dans Le Trésor de Rackham le Rouge. — « Pourquoi donc ? » Parce que, de un, c'est totalement incompréhensible et, de deux, c'est définitivement inesthétique.
« Et puis, lui dis-je, il y a un autre problème : ton schéma qui, pour être lisible, devrait occuper une pleine page, est étalé horizontalement. Or, le livre est au format à la française...
— Bah ! Ce n'est pas grave. Les lecteurs pourront tourner l'ouvrage de 90 degrés pour lire le schéma, tout de même !
— Pardon ? »
Dans mon esprit, un « O_o » se dessine malgré moi. (Les smileys sont des représentations tellement puissantes qu'ils peuvent désormais simplement être pensés, à la manière d'un ensemble de mots. Je suis formaté à mon insu !)
Cathédrale de lettres. — La maîtrise de l'espace typographique est d'une importance considérable au sein d'une mise en page. Se soucier du seul fond et laisser la forme de côté constitue une terrible méprise. Sans la forme, le fond n'existe pas, tout simplement. Lorsque je parle à quelqu'un, mes gestes (j'en sais quelque chose !) et ma façon de prononcer tel ou tel mot ont autant d'importance que mon propos. Le langage écrit est soumis aux mêmes contraintes, mais pas du tout de la même manière. C'est peut-être, finalement, une des raisons pour lesquelles l'on peut être très mauvais à l'oral et très bon à l'écrit, et réciproquement : parce que l'on maitrise mieux la forme de l'un que celle de l'autre.
La forme d'un texte n'est pas neutre : elle véhicule une série d'idées, un façon de penser et de lire, une culture. La neutralité d'une police de caractères ou d'une mise en page est une illusion, car chaque police d'écriture poursuit un but précis, qu'on ne peut extraire du contexte dans lequel elle a été créée (Perrousseaux) : permettre la lisibilité (comme dans un journal), frapper le regard (comme dans une publicité ou une affiche), voire inventer un univers à elle toute seule. Ce n'est pas un hasard si des courants artistiques aussi éloignés l'un de l'autre que le Bauhaus et l'Art nouveau possèdent chacun leurs propres polices, visions différentes du monde et de l'art.

Le fondeur français Claude Garamont (1499-1561) était talentueux et perfectionniste. La police à empattements (d'abord en caractères grecs, puis en caractères romains) qu'il a créée vers le milieu du XVIe siècle est un monstre de lisibilité, d'originalité et d'élégance. Elle a été utilisée des siècles durant par les imprimeurs de toute l'Europe... et est encore en usage aujourd'hui ! À noter : la forme subtile du « a », dont la panse rappelle un ventre particulièrement bedonnant. La police intitulée Arnold Böcklin, créée en 1904 par Otto Weisert en hommage à l'artiste suisse décédé en 1901, est un exemple très réussi de police d'écriture Art nouveau (ses entrelacs évoquent les plantes grimpantes). Quant à la police Futura, inventée par le designer allemand Paul Renner en 1927, elle s'inspire du Bauhaus : austérité, clarté, refus de tout ornement, proportions, pureté géométrique... Après ces trois exemples, ose encore me dire qu'un caractère n'est pas porteur de valeurs !

(Affaire à suivre car, en ce moment,
je dévore une série de livres sur le sujet...)

Idéal, idéal... Est-ce que j'ai une gueule d'idéal ?

Stagiaires. — Quatre nouvelles stagiaires en bibliothéconomie et une étudiante en histoire travaillent en ce moment, de manière ponctuelle, dans nos bureaux. Amusant : leur prénom se termine tous par « ine » : Martine, Sandrine, etc. À midi, ma collègue Rolande me demande : « Alors, y en a une qui te plaît ? » Je lui réponds, l'air faussement peiné, un léger sourire aux lèvres : « Oh, tu sais, moi, désormais, je suis dans le monde des idées ! Les relations charnelles ne m'intéressent absolument plus ! »

Christine : « Celle qu'Hamilton préfère, c'est l'universitaire ! » Et Sylvette d'ajouter : « Ben oui, hein, il faut que Mademoiselle ait fait l'université pour trouver grâce à ses yeux ! » — Si seulement elle savait à quel point elle est dans l'erreur la plus totale !

Alcool. — Le soir, à ma librairie habituelle, aux Guillemins, je prends une bouteille d'Ice Tea et la dépose sur le comptoir. Le libraire me regarde, surpris : « Oh-oh ? Malade ?
— Non, j'arrête l'alcool pour le moment. La grande canette que je buvais dans le train, plus toutes les bières spéciales que je siphonnais ensuite en soirée, ça faisait un peu beaucoup. »
Il m'observe sans rien dire. Mais pourquoi donc est-ce que je lui raconte tout ça, moi ?

Si ce n'est une plus grande nervosité, je ne perçois aucune différence physique entre le fait de boire de l'alcool et celui de ne pas en boire (mon mal de crâne d'il y a quelques jours était simplement lié, je pense, à mon rhume et à ma prise de tête sur Kant). Cela prouve que, malgré les quantités énormes d'éthanol que j'ai avalées cette année, le problème est avant tout d'ordre psy-cho-lo-gi-que, oui, oui, parfaitement ! J'ai donc trouvé la solution : je m'achète de la bière sans alcool et je la verse dans un verre à Jupiler. (Quelle pitié !) Le geste est là, la consistance est là et — jusqu'à un certain point — le goût est là. Par contre, hors de question d'utiliser un verre à Orval, car celui-ci, je le garde précieusement dans un coin, à destination de la seule bière trappiste gaumaise, dont le goût légèrement houblonné, mâtiné d'amertume, dépose — déposait plutôt — délicatement sur ma langue une sensation unique et désaltérante — divine, dirais-je même si mon athéisme ne m'interdisait ce genre d'écart de langage. (Arrête, Hamil, tu te fais du mal !)
Un constat. — En fin de soirée. J'ai beau être dans le monde des idées et tout et tout, cela ne m'empêche absolument pas de me masturber. Il me fait bien rire, l'ami Artie, avec ses longs bains froids et ses calmes nuits de sommeil ! (Il a également écrit quelques chapitres sur la sexualité ; faudra que je me les procure, un de ces jours... À moins que je les aie déjà, dans le Monde comme etc. ? — À vérifier.)

ι

Convergence vers les urnes. — Il est bientôt midi. L'ancienne école communale de ma fille, à Forest, est réquisitionnée pour l'occasion. Des parents marchent avec leurs enfants. Des vieilles personnes ont enfilé leur costume du dimanche. Des attroupements se forment et se déforment au gré des rencontres : « Ha tiens, qui voilà ! Tu vas bien ? Ça faisait longtemps ! » Tous se dirigent vers les (ou reviennent des) différentes salles de classe aménagées pour « l'événement majeur » de ce dimanche en Belgique, à savoir les élections communales. Petit village ou grande ville, j'ai toujours l'impression de contempler le même spectacle bon enfant, qui ressemble à s'y méprendre à une sortie de messe dominicale... Ou en tout cas à l'image que je m'en fais car, mécréant que je suis, je n'ai jamais assisté à une sortie de messe dominicale.

Aucune file. Je rentre directement dans l'isoloir. Toujours cette vieille tour d'ordinateur ridicule qui ressemble à celle du 386 que mon père m'avait acheté au début des années 1990. Et puis cet écran tactile aussi sensible au crayon électronique que Milton Friedman aux idées du socialisme révolutionnaire. — Que faire ? Pour qui voter ? Quoi que je fasse, il s'agira du mauvais choix. Ceux-ci risquent de trahir la gauche, ceux-là ne sont peut-être même plus de gauche... Hop, hop, je fais mon choix, qui ne changera de toute façon pas d'un iota la marche du monde. Je sors de l'isoloir, je rends cette stupide carte électronique opaque (informatiquement parlant) au président de bureau, qui se charge de la placer dans ce qui fait office d'urne (le même genre de fente que celle d'un distributeur automatique de billets). Je reprends ma convocation dûment cachetée et me dirige vers la sortie, vers le tram... J'ai rendez-vous avec Léandra au Parvis de Saint-Gilles dans une demi-heure.

Midi au Parvis. — « Marrant, le nouveau serveur à lunettes », me dit Léandra, en terrasse de la Maison du Peuple. « Avant moi, un type prend un simple jus d'orange. Ça lui coûte trois euros. Ensuite vient mon tour. Je commande également un jus d'orange ainsi que ton café, et il me demande quatre euros. Je lui demande : "Quatre euros, seulement ?" et il me répond : "Oui, je vous ai fait le pack jus d'orange et café". Je suis interloquée : "Mais ça n'existe pas, ça !", et il me répond : "Oh, je le fais seulement quand j'en ai envie" ! »
Léandra me raconte que ce week-end, elle a discuté de couples avec Andrew. Ce dernier, dit-elle, a fait une remarque très intéressante : il lui a dit que ce qu'il cherchait avant tout dans une relation, ce n'était pas tant construire quelque chose avec la personne que déconstruire, autrement dit (si j'ai bien compris, ce dont je ne suis pas certain) avoir le courage de se remettre chacun en question, déconstruire ses propres valeurs et comportements, pour élaborer quelque chose d'autre...

Léandra enchaîne : « Nous avons aussi un peu parlé de toi, Hamil, et nous sommes tombés d'accord sur le fait que tu ne recherches absolument pas ce type de relation... Une relation amoureuse basée sur la déconstruction et le changement, je veux dire... Tu ne tomberas par exemple jamais amoureux d'une femme qui aurait pour ambition de te transformer. Celle-là ne t'intéressera pas du tout. Elle pourra à la limite devenir une très bonne amie pour toi, mais jamais une amoureuse. Tu veux quelqu'un qui t'accepte exactement comme tu es ! » (Ce commentaire est rigoureusement exact : ma façon d'être ne bougera jamais d'un iota. Qui plus est, je suis comme ça pour l'ensemble de mes relations humaines : je ne veux pas changer les gens ; je veux tomber sur les bons directement ! C'est en ce sens — et en ce sens uniquement — que l'on peut me considérer comme un putain d'élitiste.)

Soirée au Parvis. — De retour à la Maison du Peuple, le soir. Je carbure au café et à l'eau pétillante. J'entame la rédaction d'une synthèse de mes lectures et constate que résumer une matière pareille est beaucoup plus compliqué que de la comprendre.

En fin de soirée, Léandra et Andrew viennent s'installer à ma table. Ils reviennent du Centre culturel Bruegel, rue Haute, où ils ont assisté à un spectacle de contes narrant la vie solitaire et surréaliste de trappeurs vivant dans le Nord-Est groenlandais... Là où la population se réduit à un iota et où la nuit dure des mois entiers.
Durant cette fin de soirée, il est notamment question de réserver un gîte en Ardenne pour passer le Nouvel An 2013 ensemble. Un constat : il y a deux ans, nous organisions une grande soirée de fin d'année ; il y a un an, nous la faisions chez moi en plus petit comité ; cette année, nous ne sommes plus que trois ; l'année prochaine, fêterons-nous le Réveillon... tout seuls ?

Dualité

φ. — « Pourquoi diantre t'obstines-tu à composer de telles tartines indigestes et par conséquent prendre un retard considérable dans l'écriture de ton blog ? Pourquoi ne parles-tu pas de Kant vendredi, de Schopenhauer le samedi et des poulpes le dimanche ? » — Parmi les réponses qui me sont passées par la tête, je pense que la plus vraie est : « Parce que le titre "Emmanuel, Arthur & les poulpes" sonnait particulièrement bien. »
 
Je suis beaucoup plus superficiel lorsque je suis globalement heureux, et inversement. En ce sens, mes années de couple ont sans doute été parmi les plus superficielles et les moins productives de ma vie. A.S. donne l'explication suivante, qui vaut ce qu'elle vaut : « il est plus facile à l'intellect de [se] soustraire [à la volonté] dans des conditions personnelles défavorables, car il s'empresse de se détourner des circonstances fâcheuses, comme pour se distraire, et n'apporte alors que plus d'énergie à se diriger vers le monde extérieur et étranger, c'est-à-dire a une tendance plus grande à devenir purement objectif. »

Platon, Kant, Schopenhauer, etc. : tous ces philosophes ne peuvent se dépêtrer de leur schéma de pensées dualiste (terrestre/céleste, a priori/a posteriori, analytique/synthétique, volonté/connaissance pure, etc.). Le plus souvent, ils prennent une série de mesures abstraites situées quelque part entre les deux extrémités opposées d'une règle graduée idéale ; ou bien ils disent : « Ce concept entre dans telle catégorie ; celui-là, au contraire, entre dans l'autre. » Mais rien de tout cela n'existe. L'on pourrait ainsi choisir une tout autre règle ou, plus radicalement, n'en choisir aucune.

Nous avons, tout comme ceux-là, le plus grand mal à ne pas penser par paires opposées (gentil/méchant, honnête/malhonnête, etc.). De la même manière que le système décimal est en rapport avec nos dix doigts, l'idée d'une monde binaire a-t-elle été puisée dans l'anatomie humaine ? « Deux bras, deux jambes, deux yeux, deux seins, deux testicules, etc. » ? — Non : je pensais plutôt au fait que la reproduction humaine repose sur deux sexes, l'un étant, physiquement parlant, une sorte de contraire de l'autre. Si nous avions dû être à plus de deux pour créer un nouvel être, selon des modalités totalement différentes de celles qui consistent à faire en sorte qu'un organe s'emboîte dans un autre, peut-être notre vision du monde en aurait été complètement modifiée ? (À l'instar de la règle idéale susmentionnée, cette question ne repose sur rien.)

β. — Pour fêter (en avance) les sept ans de ma fille Gaëlle, mes parents ont invité ce samedi une partie de ma famille maternelle : grand-mère, oncle et tante, cousins, petit(e)s cousin(e)s. En tout, dix-sept personnes qui, dès dix-sept heures, se partagent un menu gargantuesque et hétéroclite préparé par ma mère : des dizaines et des dizaines de sandwiches, des scones (petits pains anglais à tartiner qu'elle a découverts lors de son voyage dans les Cornouailles), des gâteaux, de la mousse au chocolat, un autre gâteau (!) et enfin, pour terminer... de la soupe à l'oignon ! Curieux mélange.

Gaëlle reçoit ses cadeaux puis disparaît dans sa chambre avec les autres enfants pour le reste de la soirée. De mon côté, je suis toujours malade et j'effectue de constants aller-retour entre le divan et la table. La discussion, assez vulgaire, tourne soit autour du sexe, soit autour d'autres sujets qui ne m'intéressent pas du tout (comme l'émission télévisée The Voice). L'extrémité de la table où je me situe est appelée le « côté élitiste » — faut dire que j'en tiens une bonne couche pour le moment !

Aspect particulier de la soirée : me rappelant la promesse que je m'étais faite en sortant du cabinet de mon médecin généraliste mercredi dernier, j'essaye de ne pas boire d'alcool... Pari raté : je bois tout de même un verre de Prosecco, une première Maredsous et... une seconde apportée par mon père, par habitude. Enfin ! C'est tout de même beaucoup moins que les dizaines de verres que je m'enfile habituellement dans ce genre de soirée.

Emmanuel, Arthur & les poulpes

« Les étoiles, on ne les désire pas ;
On ne peut que se réjouir de leur splendeur. »
(Goethe)

« (...) semblable à l'imperator romain qui, se vouant à la mort,
lançait son javelot dans les rangs ennemis, [le génie] jette ses
œuvres bien loin en avant sur la route où le temps seul
viendra plus tard les ramasser. »
(Schopenhauer)


Avertissement préliminaire : à l'exception de la dernière partie sur la formidable intelligence du poulpe, tous les chapitres de cet article constituent des notes personnelles qui me permettent de mieux comprendre ce que je viens de lire. Je décline d'avance toute responsabilité quant à l'éventuelle somnolence qu'ils engendreraient chez toute personne qui, nonobstant cet avertissement, déciderait de continuer la lecture au-delà du point qui ferme la présente phrase. <= Ce point-là.

Philosophie.
— Je lis beaucoup en ce moment. De la philosophie surtout. En témoignent les deux colis Amazon qui m'attendent chez mes parents et qui contiennent, outre le cadeau d'anniversaire de ma fille (une Nintendo DS), quatre livres : Critique de la raison pure d'Emmanuel Kant, Du génie d'Arthur Schopenhauer, les Carnets secrets de Wittgenstein ainsi que la correspondance de celui-ci avec l'architecte Paul Engelmann. Si les trois derniers se lisent très facilement car j'avance si je puis dire en terrain connu, il n'en va pas de même pour les 700 pages bien tassées qui composent la Critique... Qu'à cela ne tienne ! Les « autres » ne cessent de citer cette somme en référence ou en opposition. Il est donc ridicule de ma part d'aller plus loin sans retourner à la source — à une des grandes sources en tout cas — de la philosophie moderne.

Un constat : mon besoin d'être autre part et dans un autre temps, qui jadis se concrétisait dans la science-fiction, s'est déplacé vers la philosophie. Est-ce un signe de maturité ou de vieillissement ?

Une précision : je ne fais que résumer (et parfois commenter) ce que j'ai compris de mes lectures d'aujourd'hui. Cela ne signifie en aucun cas que je suis d'accord avec ce qui est énoncé.

Kant. — Je me mets à lire avec attention les deux préfaces et l'introduction de la Critique de la raison pure (deuxième édition, 1787) sur fond de Bob l'éponge (sans doute est-ce une première dans l'histoire de l'humanité). Ça change : voilà donc un auteur qui prend le temps de poser son sujet, de déclarer ses objectifs et d'expliquer de manière extrêmement (voire trop ?) didactique, à l'aide de nombreux exemples et digressions, chacun des termes utilisés, chaque concept, un peu à la manière d'un professeur. Le texte est beaucoup plus facile d'accès que ceux de L.W. qui, pour sa part, répugne à dire et se contente de montrer : demandez à ce dernier si « Je pense donc je suis » est valide et il vous répondra quelque chose comme : « "Je pense qu'il va pleuvoir aujourd'hui" est-il valide ? » (ce qui, soit dit en passant, est une excellente réponse).

Dans ses préfaces, Kant annonce la couleur : son objectif est de mettre fin une bonne fois pour toutes aux querelles incessantes de son temps autour de la métaphysique (branche de la philosophie qui s'occupe des causes premières, qui a pour objet l'étude de ce qui dépasse les frontières du Monde) ; de s'assurer que cette dernière connaisse le même chemin jalonné (« la voie sûre d'une science ») que celui qui fut jadis parcouru par les mathématiques et la physique. Rien de moins !

Pour ce faire, écrit-il, il convient de mettre en place l'équivalent d'une « révolution copernicienne » : si nous voulons que la métaphysique fasse un bond en avant, il faut renverser le paradigme. Ainsi Kant propose-t-il, dans ce domaine, une nouvelle méthode d'investigation : plutôt que d'essayer de prendre appui, en vain, sur les différents objets affectant nos sens pour en tirer de pures intuitions, ne vaudrait-il pas mieux, au contraire, régler ces objets d'après une connaissance établie a priori, précédant toute forme d'expérience ? La révolution proposée ici est donc la suivante : la connaissance devient le centre et c'est en quelque sorte à l'objet de tourner autour d'elle. L'utilité d'un tel bouleversement, explique-t-il, est à la fois négative et positive : négative car il restreindrait grandement les frontières à l'intérieur desquelles la métaphysique peut se développer ; positive car il permettrait enfin d'utiliser la métaphysique à des fins pratiques, autrement dit de faire ressortir son usage moral.

Dans son introduction, Kant distingue tout d'abord les connaissances a priori (indépendantes de l'expérience) de celles a posteriori (dépendantes de l'expérience). Au sein des premières, il ajoute une distinction et nomme « pures » les connaissances qui ne sont absolument pas liées à l'expérience. Ces connaissances pures sont par définition nécessaires et universelles (comme la notion d'espace et de temps), tandis que les connaissances a posteriori sont contingentes et locales (résultats d'une expérience dont l'issue aurait pu être autre).

D'après le philosophe, il existe au sein de notre connaissance du Monde des problèmes qui vont au-delà de toute expérience sensible et qui, malgré ce dépassement des frontières expérimentales, ne peuvent être considérés par l'humanité avec mépris, parce qu'ils touchent au sublime. Ces problèmes sont — roulement de tambour ! — « Dieu, la liberté et l'immortalité ». Sur ces sujets, libérés que nous sommes des contraintes de l'expérience, la tentation est grande de construire un édifice dont les fondations risquent fort d'être particulièrement branlantes. Pour tenter de résoudre le problème, Kant va injecter dans son explication deux autres concepts : les jugements analytiques et les jugements synthétiques.

Un jugement analytique (ou explicatif) ne fait que décomposer un sujet donné en une série d'attributs (le prédicat) qui étaient déjà contenus implicitement en lui (exemple cité par Kant : « tous les corps sont étendus », car l'idée de « corps » comprend en elle-même celle d'une extension de ce corps dans l'espace sans qu'il faille aller chercher l'explication autre part) ; un jugement synthétique (ou extensif) est au contraire un jugement dans lequel le lien entre le sujet et le prédicat ne peut être tiré de la simple analyse mais nécessite le recours à des ressources extérieures (c'est le cas de « tous les corps sont pesants » : pour le savoir, nous avons besoin de confronter les corps à l'expérience, qui mettra en avant le phénomène de pesanteur). L'idée de Kant est la suivante : alors que les jugements a posteriori (dépendants de l'expérience donc) sont tous synthétiques, les jugements a priori (indépendants de l'expérience) peuvent être non seulement analytiques, mais aussi, dans des cas très particuliers, synthétiques. Pour lui, toutes les mathématiques pures et une partie de la physique contiennent des jugements qui ne sont ni synthétiques a posteriori (car non dérivés de l'expérience), ni analytiques a priori (car non dérivés de la seule analyse). Ces jugements sont des jugements synthétiques a priori.

Compte tenu qu'il existe, d'après lui, de tels jugements au sein des mathématiques et de la physique, Kant considère que des connaissances synthétiques a priori doivent également parsemer la métaphysique. Le philosophe allemand en vient donc enfin — ouf ! —, après toutes ces explications, à exposer le problème principal contre lequel il bute : « Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? » La survivance de la métaphysique est conditionnée par la résolution de cette question ; son effondrement par la démonstration qu'il n'existe aucune solution. De là l'idée de Kant de créer une nouvelle science intitulée « critique de la raison pure », dont le principal objectif serait de clarifier ce domaine du savoir qui consiste à connaître quelque chose absolument a priori, c'est-à-dire absolument en dehors du monde de l'expérience et des objets sensibles. Il introduit alors le concept de connaissance transcendantale, qui s'intéresse à notre mode de connaissance des objets plutôt qu'aux objets eux-mêmes.

Lorsque j'aurai lu, compris et digéré la première subdivision de la première partie du livre sur « l'esthétique transcendantale » — l'espace et au temps —, j'en ferai un compte rendu ici-même. (Oui, je sais, ça promet.)

Schopenhauer. — Difficile pour Arthur de définir le génie sans tomber dans l'élitisme facile et l'autosatisfaction crasse. Dans les deux chapitres constituant le petit recueil Du génie, suppléments au tome III du Monde comme volonté et comme représentation (3e édition, 1859), il tente de définir le génie, ce talent donné à quelques uns de voir pleinement ce que les autres ne peuvent qu'esquisser avec beaucoup de difficulté — bande de moules qu'ils sont, va ! C'est hautain, méprisant à l'égard de « l'homme du commun », c'est misogyne, c'est du Schopenhauer !... Et pourtant, je ne peux m'empêcher d'avoir une certaine fascination pour cet homme et pour son œuvre. Est-ce grave, docteur ?

Dans « Du pur sujet de la connaissance », le philosophe explique sa vision de l'intellect, selon laquelle chaque être humain navigue entre deux pôles, deux extrêmes : le premier est celui de la volonté (le moi propre, ancré dans le monde et tourné vers la satisfaction des besoins personnels...), le second est celui de la conscience des autres choses (la connaissance objective, la pure intuition du monde extérieur...). Rien de neuf : il s'agit de l'ancienne dualité — le tiraillement — entre le monde terrestre (physique) et le monde céleste (idéal), que l'on retrouve déjà chez Platon. Pour Schopenhauer, plus on s'éloigne de la volonté et des passions, plus on se rapproche de l'idéal de perfection nécessaire à l'apparition du génie. Le génie est donc cette capacité de faire abstraction complète de sa propre volonté pour atteindre un état de pure objectivité grâce auquel l'essence du monde apparaît dans sa plus belle nudité (c'est toujours ça de pris — en matière de nudité, je veux dire).

Une phrase intéressante sur les conditions qui favorisent l'apparition de l'étincelle de génie : « Qu'on n'entende pas par là les boissons spiritueuses ou l'opium, mais bien plutôt une nuit entière d'un sommeil tranquille, un bain froid et tout ce qui, en calmant la circulation et la force des passions, donne à l'activité cérébrale une prédominance acquise sans effort. » Dommage que tonton Artie ne soit pas un peu plus prolixe sur la question et qu'il n'explique pas pourquoi il préfère un bon bain froid et une nuit de sommeil à une beuverie solitaire nocturne.

Il décrit alors une sensation bien connue (qu'il appellera notamment « œil du monde » et, au chapitre suivant, « miroir du monde ») : « [Ces stimulants naturels] détachent de plus en plus l'objet du sujet et finissent par produire cet état de pure objectivité de l'intuition, qui élimine de lui-même la volonté de la conscience, et dans lequel toutes choses apparaissent avec une clarté et une précision plus intenses ; nous ne connaissons pour ainsi dire alors que les choses, sans presque rien savoir de nous (...) », ou encore, un peu plus loin : « (...) toutes les choses gagnent en beauté à nos yeux, à mesure que la conscience extérieure s'accroît et que la conscience individuelle s'évanouit. » — Je comprends parfaitement ce qu'il veut dire par là, sans être génial pour autant (loin s'en faut) : les textes dont je suis le plus satisfait (pour autant que je puisse l'être) furent à coup sûr rédigés dans cet état-là, mais ce ne fut jamais après un bain froid ou un sommeil réparateur, mais plutôt après avoir beaucoup marché ou beaucoup bu.

Dans le chapitre suivant, intitulé « Du génie », Schopenhauer sépare le génie du simple talent de la manière suivante : « l'homme doué de talent possède plus de rapidité et plus de justesse dans la pensée que les autres ; le génie au contraire contemple un autre monde que le reste des hommes ». — Combien de fois n'ai-je pas dit à Léandra que telle personne de notre entourage était terriblement talentueuse mais gâchait tout son talent en essayant de s'adapter à tout prix à son système de référence ? (Cela devait, je pense, relever presque du même constat, sauf que dans le présent chapitre, il est sous-entendu que l'homme « simplement » talentueux ne pourra jamais s'élever au rang de génie.)

Schopenhauer entrevoit plusieurs catégories de génies : l'artiste (reproduisant fidèlement la nature qu'il contemple, à l'aide d'images), le poète (... à l'aide de mots) et le philosophe (... à l'aide de concepts abstraits). Tous ont en commun d'être inutiles (« les grands et beaux arbres ne portent pas de fruits »), c'est-à-dire de ne pas s'intéresser à l'aspect pragmatique, terrestre de l'existence. Rien d'étonnant par ailleurs à ce que Schopenhauer vénère et cite à tout bout de champ Goethe, car ce dernier avait la rare faculté d'être à la fois un artiste, un poète et un philosophe accompli.

La seconde partie du chapitre prend une tournure différente, parfois intéressante, parfois comique, parfois aussi complètement navrante (mais propre à son temps, sans aucun doute). Schopenhauer tente de déceler dans l'expression, le caractère, le mode de vie et la physionomie des individus les marques du commun (« le cachet de la trivialité » qui se dessine sur le visage, par exemple) et celles du génie. Parmi les caractéristiques du génie selon Schopenhauer, on retrouve ainsi (on respire un bon coup !) : le regard clair et pénétrant ; l'humeur sombre et mélancolique (car, entre autres, le génie aperçoit mieux que quiconque la misère de sa condition) ; une existence souvent malheureuse et dépourvue de richesse (car le génie place son sérieux non dans le quotidien mais dans la seule pure connaissance, dont il est l'interprète privilégié) ; l'intemporalité de sa pensée et la non reconnaissance de celle-ci par ses contemporains (raison pour laquelle le génie est fondamentalement un solitaire, qui cherche la compagnie de ses semblables dans les livres) ; la posture à contre-courant par rapport à son époque (alors qu'au contraire, la personne de talent y est particulièrement bien adaptée) ; la reconnaissance tardive, souvent bien après sa mort, de son œuvre ; l'excentricité, la folie, la violence, l'excitation, les émotions non maîtrisées, la colère, le manque de sang-froid, l'excessive sensibilité et la passion (alors que l'homme talentueux se montre posé, calme et sûr de lui dans la plupart des décisions qu'il prend) ; la fermeté au service d'un sujet ou d'une cause unique, de manière compulsive ; le caractère enfantin (« tout enfant est dans une certaine mesure un génie, et tout génie est en quelque façon un enfant ») ; la masculinité (« les femmes peuvent avoir un talent considérable, mais jamais de génie [sic] ») ; un bon estomac ; un cœur puissant, rapide et énergique ; un cerveau plus volumineux et plus lourd que la moyenne (!) ; un tissu cérébral d'une très grande finesse ; un front haut et un crâne bien arqué (!) ; une petite stature (mais pas toujours) et un petit cou. — Somme toute, ce que décrit avant tout Schopenhauer dans ces quelques pages, c'est son propre reflet !

(Mon actuel mal de tête est-il lié à mes tentatives désespérées de résumer ces pensées sans les trahir ou bien à l'absence complète d'alcool dans mes veines depuis quelques jours ?)

Les poulpes ont-ils du génie ? — Chouette émission télévisée que Thalassa, présentée par le sympathique et passionné Georges Pernoud. C'est un programme au long cours, qui laisse le temps au temps et que ma maman, passionnée par la mer, ne manquerait pour rien au monde. Ce soir, entre autres, un reportage intitulé « La planète des pieuvres » qui m'a profondément marqué. Schopenhauer a-t-il raison lorsqu'il affirme que les « animaux même intelligents reste[nt] insensibles à des choses frappantes en soi [comme] par exemple ne manifester aucune surprise à la suite de changements évidents survenus dans notre personne ou dans les objets qui les entourent » ? Pas sûr !

Je savais déjà que la pieuvre (ou poulpe) était un animal d'une très grande intelligence, étonnante pour un invertébré, mais je ne savais pas que c'était à ce point-là. La pieuvre est capable de développer des stratégies élaborées, tant pour fuir un prédateur que pour attraper une proie. Parmi ces stratégies, on notera la capacité de modifier intégralement la couleur de sa peau, soit pour effrayer, soit pour se camoufler. Ainsi, lorsqu'elle se camoufle, elle mémorise rapidement son entourage immédiat et modifie sa peau en conséquence. Elle est capable de réaliser pareille prouesse dans son environnement naturel mais aussi — et c'est là que ça devient vachement balèze ! — sur des motifs totalement inconnus, comme ce tapis aux formes géométriques présenté à l'animal lors d'une expérience.

Plus curieuse encore, cette expérience d'apprentissage : prenez deux pieuvres, l'une « candide » (qui ne connaît pas l'expérience), l'autre « expérimentée ». Mettez la candide dans un aquarium dans lequel est placé un autre aquarium plus petit contenant de la nourriture (un crabe), que l'on peut ouvrir grâce à trois ouvertures de nature différente. La candide voit le crabe mais ne semble pas s'y intéresser car il est emprisonné dans son aquarium, qu'elle juge hermétique. Ensuite, réitérez l'expérience avec la pieuvre expérimentée, en donnant l'occasion à la candide d'observer sans pouvoir agir. L'expérimentée se lance directement à l'assaut du petit aquarium contenant le crabe et l'ouvre en quelques secondes, pendant que la candide, désormais intéressée, se jette contre la paroi vitrée pour observer avec attention la manœuvre (!). Si vous recommencez l'expérience avec la candide après cet unique apprentissage visuel, celle-ci s'appliquera certainement à ouvrir le petit aquarium en deux temps trois mouvements !

Le reportage se termine sur ces poulpes qui, en Méditerranée, développent des comportements de groupe afin de lutter contre les prédateurs, particulièrement nombreux dans cet environnement. Ces animaux-là commencent à apprendre, à développer une culture basée sur la découverte et la transmission de nouveaux savoirs... Dans dix mille ans — qui sait ? — peut-être trouvera-t-on dans les eaux de la Mare nostrum une civilisation d'Octopus Sapiens ?