Archives annuelles : 2012

La petite forteresse dans la prairie

Arthur contre les fantômes. — Dans le Monde comme volonté et représentation (3e édition, 1859), § 19, Schopenhauer évoque la question de la réalité du monde extérieur. Nier cette réalité, écrit-il, « est le sens de l'égoïsme théorique qui (...) considère qu'est un fantôme tout phénomène excepté son propre individu ». Un peu plus loin, il ajoute : « En tant que conviction sérieuse (...), on n'a jamais pu le rencontrer que dans une maison de fous et, en tant que telle, ce n'est pas tant d'une preuve dont on aura besoin pour le réfuter que d'une cure ». Il refuse par conséquent de rentrer dans l'aventure stérile qui consisterait à douter de tout, y compris de la matérialité même du monde, et compare cet extrême scepticisme à une forteresse : « une petite forteresse frontalière, il est vrai à jamais imprenable, mais sa garnison ne pouvant absolument jamais sortir, nous pourrons la contourner et, sans risque, la laisser derrière nous ». — Y a pas à dire : ce type est vraiment le champion toutes catégories des analogies percutantes !

Ludwig et l'indicible. — Enrôlé volontaire dans l'armée austro-hongroise durant la Première Guerre mondiale, Wittgenstein consignait dans des carnets une série de questionnements philosophiques ainsi que des commentaires d'ordre plus personnel. Les notes survivantes ont été éditées en version française au sein de deux volumes de taille inégale. Le plus gros, intitulé Carnets 1914-1916, reprend des réflexions sur la logique, le langage, le mystique, etc., rédigées au jour le jour et « en clair ». Le plus petit, qui porte le titre de Carnets secrets 1914-1916, comporte quant à lui des réflexions plus intimes, écrites dans un langage codé très simple (inversion des lettres de l'alphabet). Cette division en deux livres est artificielle, dans la mesure où notes en clair et remarques codées se côtoient dans les carnets d'origine.

Une bonne partie des Carnets est consacrée à la logique et constitue une longue série de réflexions encore balbutiantes qui mèneront, à terme, à la forme volontairement catégorique et péremptoire du Tractatus logico-philosophicus (1921). Mais l'un des intérêts de ces notes se trouve peut-être autre part, à savoir dans toutes les questions que L.W y développe et abandonnera par la suite, considérant qu'il est totalement vain de se cogner la tête contre les murs de notre langage. 
[29 mai 1915] « Mais le langage est-il l'unique langage ?
Pourquoi n'y aurait-il pas un mode d'expression me permettant de parler du langage, de telle sorte que celui-ci m'apparaisse comme coordonné à quelque chose d'autre ? »
(On trouve un actuel et très lointain écho à cette question dans le monde des métadonnées.)
[1er juin 1915] « Voici le grand problème autour duquel tourne tout ce que j'écris : y a-t-il a priori un ordre dans le monde, et si oui, en quoi consiste-t-il ?
Tu regardes à travers le brouillard et tu es ainsi capable de te persuader que le but est déjà tout près. Mais voici que le brouillard se dissipe, et le but n'est toujours pas en vue ! »

[11 juin 1916] « Je ne puis plier les événements du monde à ma volonté, mais je suis au contraire totalement impuissant.
Je ne puis me rendre indépendant du monde — et donc en un certain sens le dominer — qu'en renonçant à influer sur les événements. »
[8 juillet 1916] « Je suis heureux ou malheureux, c'est tout. On peut dire : il n'y a ni bien ni mal.
Qui est heureux ne doit avoir aucune crainte. Pas même de la mort.
Seul celui qui ne vit pas dans le temps mais dans le présent est heureux.
Pour la vie dans le présent il n'est pas de mort.
La mort n'est pas un événement de la vie. Elle n'est pas un fait du monde. »

[20 octobre 1916] « Le miracle, esthétiquement parlant, c'est qu'il y ait un monde. Que ce qui est soit. »
Ludwig, Dieu et la sensualité. — Dans les Carnets secrets, on trouve tout autre chose ! Ces derniers sont traversés par d'incessantes prières à Dieu, censées l'aider à supporter la suite d'événements qui le tourmentaient (L.W. est particulièrement marqué à l'époque par la lecture de l'Abrégé de l'Évangile de Tolstoï). Il ne cesse par ailleurs de se plaindre des mauvaises relations qu'il entretient avec les autres soldats, à l'instar d'un écolier brimé par le reste de sa classe : « L'équipage est une bande de chiens ! » [15 août 1914], « (...) je suis désormais, de fait, aussi perdu et abandonné que jadis à l'école, à Linz » [25 août 1914], « La majorité des camarades continue de me tourmenter » [6 septembre 1914], « J'éprouve la nostalgie d'un homme décent, car je suis ici cerné par l'indécence » [7 novembre 1914]. Dans un tout autre registre, L.W. mentionne également, assez curieusement, les moments où il se masturbe, qu'il relie très fréquemment à la question de sa propre sensualité. À ce sujet, lire l'article de Terry Cochran intitulé « La souillure de l'esprit » (2009).

[7 octobre 1914] « Je peux mourir dans une heure, je peux mourir dans deux heures, je peux mourir dans un mois ou seulement dans deux ans. Cela, je ne peux le savoir et je ne peux rien faire ni pour ni contre : c'est la vie. Comment faut-il donc que je vive pour ne pas lâcher prise en chacun de ces moments ? Vivre dans le bien et dans le beau jusqu'à ce que la vie s'arrête d'elle-même. »

[17 novembre 1914] « Cet après-midi, j'ai été saisi d'une forte dépression. Comme si j'avais un poids sur la poitrine. Toute tâche devenait un insupportable fardeau. Vers le soir, mon malaise s'est dissipé. Mon âme a légèrement repris courage. Durant le jour, comme cela arrive souvent, esprit vide ; je n'ai retrouvé le calme intérieur que vers le soir. Est-ce pour cette raison que je m'endors si volontiers le soir ? — Oui, la dépression d'aujourd'hui a été terrible ! »

[20 février 1915] « Les pensées lâches, les fluctuations craintives, l'indécision angoissée, les gémissements féminins ne changent rien à la détresse et ne te rendent pas libre ! »
(Curieuse réflexion !)

Anouchka

Ce dimanche après-midi, à l'occasion des cinq ans de leur fille Anouchka, Donna et Fred Jr ont convié les « habituels » : parents, tantes, marraine (Pippa — qui vient d'accoucher, mais ça ne se voit pas) et parrain (moi). Enzo, le compagnon de la maman de Fred, se présente mais je l'arrête net : « Mais oui, nous nous sommes déjà rencontrés, à Villers-la-Ville ! » Et j'aurais pu ajouter : « C'était le samedi 26 mai 2012, un peu avant 18 heures, dans la nef en ruine de l'ancienne abbatiale... Même que j'étais en train de noter des informations dans le carnet à dessins de ma fille et que deux équilibristes, dont un en béquilles, répétaient leur numéro au milieu du transept ! » (La grande question du jour étant : si je ne l'avais pas écrit dans ce journal, m'en serais-je seulement souvenu ?)

Anouchka est toute fière de me raconter qu'elle va désormais dormir dans un « lit à étage »... Comme cadeaux, je lui offre le « Bassin des pingouins » PLAYMOBIL® ainsi qu'un livre pour enfants intitulé La porte ! (l'histoire d'une petite fille qui veut prendre son bain tranquillement mais qui est constamment dérangée dans son intimité par sa famille ; à la fin de l'histoire, en colère, elle crie : « La porte ! », et ce sera la seule parole de tout le récit). Anouchka laisse le livre de côté pour se précipiter sur le bassin en plastique. Parmi les autres cadeaux, elle recevra également un petit appareil photo numérique.

Les deux filles de Donna et Fred sont très différentes, tant au niveau du physique que du caractère : Anouchka, blonde aux yeux bleus, est plutôt du genre bavarde et souriante ; Mado, brune aux yeux bruns, ne parle quasiment pas (mais elle est plus jeune) et fluctue entre rires francs et crises de pleurs à chaque contrariété.

Les invités s'en vont rapidement en fin d'après-midi (c'était déjà le cas l'année dernière) et je suis donc le seul qui reste pour manger des frites avec la petite famille. « Tu vas manger avec nous, Hamilton ? Tu vas manger avec nous ? », demande Anouchka. Elle paraît démesurément contente quand je lui réponds par l'affirmative. « Et tu vas rester dormir ici cette nuit ? » Non, quand même pas. Elle ne me quitte plus d'une semelle. Elle me fait de grands câlins, me lance des « Je t'aime vraiment très fort, Hamilton ! »

Il y a un an, je quittais la maison de Fred en soirée pour rejoindre Andrew et Walter à la Maison du Peuple, Léandra s'étant éclipsée pour accourir au chevet de Jonas. Ce soir, je quitte la maison de Fred en soirée pour rejoindre Léandra et Andrew à la Maison du Peuple. (Il y a du changement dans l'air !) Ces deux-là reviennent d'un petit week-end à Chevetogne organisé avec des amis de l'impro, dans la maison de campagne de l'un d'eux. Ils ont fait de belles promenades bucoliques et visité une jolie église d'aspect oriental, au caractère œcuménique.

Lorsque je retrouve mon appartement, Mary est installée à la table de la salle à manger en compagnie de Cyrus et de Martin (deux potes du club de badminton d'Ixelles). Devant chacun d'eux sont empilés des jetons de différentes couleurs. Ils jouent au poker depuis environ cinq heures de l'après-midi. Mary m'explique : les trois autres joueurs ont perdu la partie et sont partis. Je m'installe au bout de la table et observe. Les parties défilent à coup de « Check », de « J'me couche », de doubles coups sur la table, de regards faussement sérieux, de rires jaunes, de petites intimidations... Et moi, je ne pige strictement rien, si ce n'est que Mary dispose d'un réservoir de jetons beaucoup plus conséquent que ses deux adversaires. Cyrus se refait une santé mais finit par perdre la partie contre Mary, aux alentours de minuit.

De mon côté, je suis entretemps retourné à mon ordinateur. Avant de partir, Martin se dirige vers moi, curieux :
« Qu'est-ce que tu fais ?
— J'écris...
— Pour ton travail ?
— Pas vraiment. Je tiens un blog quotidien... Je rédige un article par jour...
— C'est en rapport avec ton métier d'historien, c'est ça ?
— Oh non ! Je ne suis pas assez cultivé pour écrire un article historique par jour ! Non, non, j'écris un peu n'importe quoi. Ça peut être sur ce que je lis ou bien sur ce que je fais...
— Une sorte de journal de bord ?
— Oui, c'est ça ! D'ailleurs, il y a des chances pour que je parle de vous dans l'article de ce dimanche... Toutes les personnes que je croise, je leur donne un prénom d'emprunt dans mon blog. Par exemple, Lewis, je ne l'appelle pas "Lewis" mais "Lewis"... Là, tu vois, il apparaît 48 fois...
— Lewis ?
— Oui, Lewis du badminton.
— Et tu tiens ce blog depuis quand ?
— Depuis un peu plus d'un an... »
Il n'a pas l'air plus intéressé que ça.

Sonate pour un homme bon

... je me réveille dans le noir de ma chambre. Confusion. Quelle heure est-il ? Minuit et neuf minutes ! Je ne me suis pas réveillé une seule fois de la soirée et j'ai dormi sept heures d'affilée ! Curieusement, cette pensée me déprime au plus haut point : je suis complètement gêné d'avoir roupillé tout ce temps ; j'ai comme l'impression d'un terrible gâchis. Je commence à paniquer, car je me dis que j'ai certainement dû oublier un événement primordial. Peut-être quelqu'un a-t-il essayé de me téléphoner ? Lente vérification : non. Loin, très loin, une pensée rationnelle tente de percer : « Hé ! Rien de grave ! Tu avais besoin de sommeil ! C'est vendredi ! », mais rien à faire : j'ai toujours cette curieuse sensation de manque, de perte... N'était-ce pas aujourd'hui que nous devions recevoir des gens à l'appartement, Mary et moi ? Non plus : c'est annulé depuis hier ou avant-hier, je ne sais plus très bien. Je ne dois pas être dans mon état normal... Je réfléchis, mais rien de construit ne s'échappe des brumes dans lesquelles je végète. Strictement rien. Dois-je me réveiller dès maintenant ? C'est à peine si j'arrive à me lever du lit ! Je me roule en boule dans mes draps et finis par me rendormir...

... jusqu'à neuf heures du matin passées. Tout va beaucoup mieux ! J'aurai dormi plus de seize heures de suite, avec un court intermède angoissé. Je suppose qu'il fallait que je la prenne, cette petite journée de repos... (Dormir trois-quatre heures par nuit n'est sans doute pas suffisant à long terme.)

Je me lève et me prépare un café avec la véritable bête de compétition — voire arme de guerre ! — que Mary a apportée lors de son déménagement : une De'Longhi qui broie les grains de café (elle broie du noir elle aussi, ha-ha !), récupère l'eau depuis un réservoir situé à sa base, etc. Je prends le temps de me débarbouiller, de me rafraîchir, de m'habiller. Tout va bien.

Une heure plus tard, après avoir rempli mon sac à dos avec une série de livres et le petit ordinateur portable de Léandra, je prends le chemin du Parvis de Saint-Gilles. Il fait délicieux dehors, on se croirait en plein mois de mai ! L'objectif de cette journée est de rattraper un tant soit peu mon retard de publication sur le présent blog. Je m'installe à une table de la Maison du Peuple vers onze heures du matin, à l'intérieur du café mais pas loin de la fenêtre, et y reste un peu plus de huit heures, sirotant cafés, jus de framboise frais et verres d'eau pétillante. Contrairement à mon libraire, les serveurs ne me posent pas de question... mais m'offrent deux consommations !

Parfois, je me demande pourquoi je me force à écrire un article par jour. C'est totalement antinaturel. — Mais va-t'en encore trouver quelque chose de naturel dans ma personnalité !

En soirée, Mary revient d'un tournoi de badminton qui s'est déroulé à Anvers. De retour de la Maison du Peuple, j'ai préparé pour nous deux un plat simple à base de Lumache Rigate et de petits pois. Plus tard, nous regardons la fin de La Vie des autres, le film allemand dont nous avions commencé le visionnage il y a un mois. — Ce dramaturge, espionné jour et nuit par la Stasi à son insu, ne se doute pas le moins du monde que son surveillant est également son ange gardien. La fin est terriblement émouvante.

« Don't Bend! Ascend! »

Début d'après-midi. Dans le train de retour vers Bruxelles, toute la tension accumulée au cours de cette semaine de travail retombe d'un seul coup. Impossible de lire, impossible d'écrire, impossible de dormir. Curieuse sensation que celle de se retrouver devant son écran d'ordinateur et de ne plus savoir aligner la moindre phrase.

Dans mes oreilles, durant le trajet : le nouvel album de Godspeed You! Black Emperor. Dix ans après Yanqui U.X.O., le plus emblématique des groupes de rock instrumental montréalais ressurgit d'entre les morts avec un nouvel opus dont le titre sibyllin évoque — comme souvent ! — un slogan : 'Allelujah! Don't Bend! Ascend! (« Alléluia ! Ne fléchissez pas ! Envolez-vous ! », ou quelque chose dans le même genre mais difficilement traduisible). Les critiques sont extrêmement positives, et pour cause : c'est un très bon album, qui reprend ce qui a fait le succès des précédents (voix préenregistrées débutant le morceau, batteries militaires, cordes en crescendo...). — D'un autre côté, cette stagnation n'est-elle pas un chouïa décevante ? Car rien de neuf ne parcourt ces sillons : les deux morceaux fleuve, « Mladic » et « We Drift Like Worried Fire », ont déjà été joués de nombreuses fois en concert et susciteront à coup sûr l'adhésion chez ceux qui collectionnent de manière compulsive tout ce qui touche à la discographie de ce collectif devenu mythique. Je me consolerai en me disant que la puissance de feu (les guitares saturées sur « Mladic ») et les petites merveilles rythmiques (écouter à partir de la onzième minute de « We Drift... ») sont toujours au rendez-vous. (L'album est entièrement disponible en streaming sur le site Web du label Constellation, ICI.)

Léandra et Andrew se rendent à nouveau en début de soirée au Centre culturel Bruegel pour un spectacle de contes, érotiques cette fois-ci. J'aurais pu les rejoindre, mais je suis exténué. J'envoie un rapide message écrit à Léandra pour lui signaler ma non venue, j'éteins mon téléphone et je décide de dormir quelques heures afin d'être en forme ce soir. Je serai seul et je pourrai rattraper un peu du retard accumulé sur mon blog.

Je m'endors vers cinq heures de l'après-midi et...

Tempérance

(Co)habitation. — En matière de propriété, de quoi ai-je besoin pour vivre ? Quel est le plancher en dessous duquel mon moral commencerait à se modifier négativement ? Il me faut : une pièce qui m'appartienne en propre (ma pièce, où je peux m'isoler à tout moment), avec un lit, un coin pour me laver (au moins un lavabo raccordé à l'eau courante), un autre coin pour cuisiner, avec une table pour manger et rédiger mes textes ; un cabinet cloisonné pour mes besoins corporels ; un accès à l'électricité ; des livres, de la musique et de quoi écrire (un ordinateur étant le plus évident). Le reste est superflu, c'est-à-dire : si je n'avais comme biens que ce que je viens de citer, je n'en serais certainement pas plus malheureux que si je possédais un château.

Je partage mon appartement (trop grand pour moi tout seul, donc) avec Mary depuis près de deux mois et, contrairement à ce qu'on aurait pu imaginer a priori, le voisinage se passe très bien. Mary a ses activités (badminton, cours et soirées entre amis...) et moi les miennes (soirée à la Maison du Peuple, soirée à la Maison du Peuple et soirée à la Maison du Peuple). De temps en temps, nous nous croisons autour d'un repas, d'une discussion ou d'un film. C'est tout ce que j'attends d'une cohabitation.

Pré-soirée. — Attendant Fred Jr à la Maison du Peuple, j'explique à Léandra : « Tu sais, cette histoire de mois de novembre... Quand je te dis constamment qu'il va se passer quelque chose de spécial pour nous en novembre... "Attendons novembre !"... Eh bien j'y ai repensé et je me suis dit que l'événement spécial en question, ce serait peut-être ma propre mort... Que ma mort servirait de déclic dans le changement de vos vies... Un truc dans ce style-là... J'y ai pensé à la suite de mes récents élancements dans l'abdomen... Je sais : ils sont passés peu de temps après mon arrêt presque total de l'alcool mais peut-être n'est-ce pas fini ? Peut-être n'est-ce qu'un intermède ? Peut-être est-ce grave ? Peut-être que je n'en ai plus que pour un mois tout au plus ? Pour me préparer à cette éventualité, j'ai lu ce qu'a écrit Épicure sur la mort... » (Léandra semble pour le moins dubitative.)

Elle me parle des prénoms Arthur et Emmanuel, en référence (du moins je suppose !) à mon article de vendredi dernier. Je réfléchis tout haut : « Arthur... Emmanuel... C'est vrai que ça sonne bien. Si jamais j'avais à nouveau un enfant — oui, je sais, je n'en veux plus — et que c'était un garçon, je l'appellerais "Arthur-Emmanuel". Comme ça, quand quelqu'un me demanderait d'où viens ce prénom, je pourrais lui expliquer que c'est en référence à Arthur Schopenhauer et Emmanuel Kant. Et là, mon interlocuteur me dirait : "Mais non !", et je répondrais : "Mais si, parfaitement !" »

Soirée. — Fred Jr nous rejoint vers 20h30. Il est venu en voiture jusqu'à notre quartier fétiche. Nous allons manger des pizzas au tout nouveau Mama Roma installé sur le Parvis de Saint-Gilles puis boire un verre au Verschueren. L'occasion pour moi de boire un Orval, le seul, l'unique de la semaine. Si seulement je pouvais continuer dans cet idéal de tempérance !

Une partie de la discussion tourne autour du nouveau boulot de Fred Jr. Celui-ci doit développer une série d'activités d'éducation permanente, notamment sur le thème du temps. « Du temps ? C'est très vaste... Tu dois parler de quoi ? De la relativité restreinte ? Du temps en termes philosophiques ? » Réponse de Fred : « Je n'en sais rien ! » Je lui lance : « Si tu veux, je peux venir en parler, du temps... Je suis justement en train de lire un truc là-dessus. Tout ce que je développerai sera du pur baratin mais je peux tenir des heures sur le sujet ! »

À un moment, nous parlons du resserrement de notre entourage immédiat — surtout du mien en fait, Léandra continuant à rencontrer pas mal de monde via l'impro. Il fut en effet un temps où nous participions à de grandes soirées festives en compagnie des « Français ». Fred commente : « À la lecture de ton blog, j'avais parfois un peu l'impression que tu subissais tous ces gens... » — Exception faite d'Emily et de Walter (qui ne faisaient de toute façon absolument pas partie du même groupe), de Fany, de Vespertine, de Charles-Henri et de quelques autres, il s'avère que c'est complètement vrai. La plupart des fêtards qui composaient ces soirées, je les subissais plus qu'autre chose. J'ai fini par développer une théorie à ce sujet : si j'ai continué à m'y rendre, c'était en grande partie pour rester en contact, d'abord avec Christelle, puis avec Annabelle. Lorsque la première s'est cassée et que, plus tard, la seconde s'est casée, la principale valeur de ces rencontres est partie en fumée. C'est la vie !
jenson

« Il en est ainsi : nous dormons »

Typographie, mon amour II. Hamilton Evenvel l'a vue. Pour lui, tout a commencé la semaine dernière, par une journée pluvieuse, à l'intérieur de son bureau en périphérie de la Cité ardente, alors qu'il cherchait le caractère parfait que jamais il ne trouva... — Le caractère parfait n'existe pas (lire l'article d'hier), mais certaines polices d'écriture s'en rapprochent dangereusement. En témoigne la série de polices Legacy® Sans (comprendre sans empattement), développée par Ronald Arnholm pour le compte d'ITC (International Typeface Corporation). Legacy (« héritage » en anglais) est une police d'écriture qui porte bien son nom car elle trouve ses racines dans une très ancienne gamme de caractères d'imprimerie utilisée par le graveur et imprimeur français Nicolas Jenson dès 1470, notamment pour son édition de la Préparation évangélique (De Evangelica praeparatione) d'Eusèbe de Césarée. Cette police mêle lisibilité exemplaire et très grande élégance. Dans l'exemple ci-dessous, la queue du « Q » et la traverse oblique du « e » sont à mes yeux particulièrement réussies.

Vol.  — À mon travail, sur le temps de midi. Nous mangeons dans la grande salle de lecture, comme d'habitude. Sylvette entend la porte d'entrée s'ouvrir et se refermer. Elle s'en va jeter un œil et entraperçoit un homme descendant les escaliers. Peu de temps après, Wynka, retournée dans son bureau, s'exclame : « On a volé mon portefeuille ! » Il faut avoir un certain cran pour venir fouiner dans notre bureau alors que nous sommes en train de manger à environ vingt mètres de là.

Wynka avait, dit-elle, sept euros dans son portefeuille. À deux mètres du lieu du vol, se trouvent toujours, étalés sur mon bureau : mon propre portefeuille (contenant plus de cinquante euros), « mon » petit ordinateur portable et mon nouveau baladeur MP3. Le voleur aurait bien fait d'aller fouiner un peu plus loin. Lodewijk avance qu'il n'a pas osé car mon bureau se trouve plus avancé dans le local, mais je pense que c'est Wynka qui a donné l'explication la plus plausible : « Le bordel ambiant de ton bureau a joué en ta faveur. Le voleur a été incapable de voir ton portefeuille et tes affaires au sein de tous ces documents éparpillés, dans le désordre le plus complet ! » — Une devise : être ordonné dans mes seules pensées, car en ce lieu, nul voleur ne pourra jamais venir me dérober !

Extrait de lettre. — L.W. à Paul Engelmann, 9 avril 1917 : « En ce qui concerne votre humeur changeante, il en est ainsi  : nous dormons. (Je l'ai déjà dit à Monsieur Groag et c'est vrai.) Notre vie est comme un rêve. Dans les meilleures heures, nous nous éveillons toutefois juste assez pour reconnaître que nous rêvons. Mais la plupart du temps nous dormons d'un sommeil profond. Je ne peux pas me réveiller moi-même ! Je m'y efforce, le corps que j'ai en rêve se meut, mais mon corps réel ne bouge pas. Il en est malheureusement ainsi ! » (Ludwig Wittgenstein. Paul Engelmann. Lettres, rencontres, souvenirs, sous la dir. d'Ilse Somavilla, Paris, 2010 pour l'éd. française, p. 33.)
polices

Typographie, mon amour

« La première règle qui gouverne 
la mise en page est la simplicité :
quand on a retiré tout le superflu, 
la mise en page est sur le bon chemin. »
(Yves Perrousseaux, Mise en page & impression, 2000.)

Carte mentale. — Elle me montre le schéma — qu'elle appelle « carte mentale » — qui devra accompagner son article dans l'ouvrage à paraître bientôt. Je n'y comprends strictement rien : des cadres de couleurs et de formes différentes sont déposés sur la feuille comme au hasard des rencontres et une multitudes de flèches aux significations diverses les relient dans toutes les directions. Et dire que c'est censé « expliciter » sa contribution !

Hors de question que j'intègre ce « machin » tel quel dans ma maquette. Quand je lui dis que je vais devoir tout refaire, elle prend un air penaud : « Tout refaire ? Quelle drôle d'idée... Mais pourquoi donc ? » La scène me fait curieusement penser au professeur Tournesol présentant son requin sous-marin au capitaine Haddock dans Le Trésor de Rackham le Rouge. — « Pourquoi donc ? » Parce que, de un, c'est totalement incompréhensible et, de deux, c'est définitivement inesthétique.
« Et puis, lui dis-je, il y a un autre problème : ton schéma qui, pour être lisible, devrait occuper une pleine page, est étalé horizontalement. Or, le livre est au format à la française...
— Bah ! Ce n'est pas grave. Les lecteurs pourront tourner l'ouvrage de 90 degrés pour lire le schéma, tout de même !
— Pardon ? »
Dans mon esprit, un « O_o » se dessine malgré moi. (Les smileys sont des représentations tellement puissantes qu'ils peuvent désormais simplement être pensés, à la manière d'un ensemble de mots. Je suis formaté à mon insu !)
Cathédrale de lettres. — La maîtrise de l'espace typographique est d'une importance considérable au sein d'une mise en page. Se soucier du seul fond et laisser la forme de côté constitue une terrible méprise. Sans la forme, le fond n'existe pas, tout simplement. Lorsque je parle à quelqu'un, mes gestes (j'en sais quelque chose !) et ma façon de prononcer tel ou tel mot ont autant d'importance que mon propos. Le langage écrit est soumis aux mêmes contraintes, mais pas du tout de la même manière. C'est peut-être, finalement, une des raisons pour lesquelles l'on peut être très mauvais à l'oral et très bon à l'écrit, et réciproquement : parce que l'on maitrise mieux la forme de l'un que celle de l'autre.
La forme d'un texte n'est pas neutre : elle véhicule une série d'idées, un façon de penser et de lire, une culture. La neutralité d'une police de caractères ou d'une mise en page est une illusion, car chaque police d'écriture poursuit un but précis, qu'on ne peut extraire du contexte dans lequel elle a été créée (Perrousseaux) : permettre la lisibilité (comme dans un journal), frapper le regard (comme dans une publicité ou une affiche), voire inventer un univers à elle toute seule. Ce n'est pas un hasard si des courants artistiques aussi éloignés l'un de l'autre que le Bauhaus et l'Art nouveau possèdent chacun leurs propres polices, visions différentes du monde et de l'art.

Le fondeur français Claude Garamont (1499-1561) était talentueux et perfectionniste. La police à empattements (d'abord en caractères grecs, puis en caractères romains) qu'il a créée vers le milieu du XVIe siècle est un monstre de lisibilité, d'originalité et d'élégance. Elle a été utilisée des siècles durant par les imprimeurs de toute l'Europe... et est encore en usage aujourd'hui ! À noter : la forme subtile du « a », dont la panse rappelle un ventre particulièrement bedonnant. La police intitulée Arnold Böcklin, créée en 1904 par Otto Weisert en hommage à l'artiste suisse décédé en 1901, est un exemple très réussi de police d'écriture Art nouveau (ses entrelacs évoquent les plantes grimpantes). Quant à la police Futura, inventée par le designer allemand Paul Renner en 1927, elle s'inspire du Bauhaus : austérité, clarté, refus de tout ornement, proportions, pureté géométrique... Après ces trois exemples, ose encore me dire qu'un caractère n'est pas porteur de valeurs !

(Affaire à suivre car, en ce moment,
je dévore une série de livres sur le sujet...)

Idéal, idéal... Est-ce que j'ai une gueule d'idéal ?

Stagiaires. — Quatre nouvelles stagiaires en bibliothéconomie et une étudiante en histoire travaillent en ce moment, de manière ponctuelle, dans nos bureaux. Amusant : leur prénom se termine tous par « ine » : Martine, Sandrine, etc. À midi, ma collègue Rolande me demande : « Alors, y en a une qui te plaît ? » Je lui réponds, l'air faussement peiné, un léger sourire aux lèvres : « Oh, tu sais, moi, désormais, je suis dans le monde des idées ! Les relations charnelles ne m'intéressent absolument plus ! »

Christine : « Celle qu'Hamilton préfère, c'est l'universitaire ! » Et Sylvette d'ajouter : « Ben oui, hein, il faut que Mademoiselle ait fait l'université pour trouver grâce à ses yeux ! » — Si seulement elle savait à quel point elle est dans l'erreur la plus totale !

Alcool. — Le soir, à ma librairie habituelle, aux Guillemins, je prends une bouteille d'Ice Tea et la dépose sur le comptoir. Le libraire me regarde, surpris : « Oh-oh ? Malade ?
— Non, j'arrête l'alcool pour le moment. La grande canette que je buvais dans le train, plus toutes les bières spéciales que je siphonnais ensuite en soirée, ça faisait un peu beaucoup. »
Il m'observe sans rien dire. Mais pourquoi donc est-ce que je lui raconte tout ça, moi ?

Si ce n'est une plus grande nervosité, je ne perçois aucune différence physique entre le fait de boire de l'alcool et celui de ne pas en boire (mon mal de crâne d'il y a quelques jours était simplement lié, je pense, à mon rhume et à ma prise de tête sur Kant). Cela prouve que, malgré les quantités énormes d'éthanol que j'ai avalées cette année, le problème est avant tout d'ordre psy-cho-lo-gi-que, oui, oui, parfaitement ! J'ai donc trouvé la solution : je m'achète de la bière sans alcool et je la verse dans un verre à Jupiler. (Quelle pitié !) Le geste est là, la consistance est là et — jusqu'à un certain point — le goût est là. Par contre, hors de question d'utiliser un verre à Orval, car celui-ci, je le garde précieusement dans un coin, à destination de la seule bière trappiste gaumaise, dont le goût légèrement houblonné, mâtiné d'amertume, dépose — déposait plutôt — délicatement sur ma langue une sensation unique et désaltérante — divine, dirais-je même si mon athéisme ne m'interdisait ce genre d'écart de langage. (Arrête, Hamil, tu te fais du mal !)
Un constat. — En fin de soirée. J'ai beau être dans le monde des idées et tout et tout, cela ne m'empêche absolument pas de me masturber. Il me fait bien rire, l'ami Artie, avec ses longs bains froids et ses calmes nuits de sommeil ! (Il a également écrit quelques chapitres sur la sexualité ; faudra que je me les procure, un de ces jours... À moins que je les aie déjà, dans le Monde comme etc. ? — À vérifier.)

ι

Convergence vers les urnes. — Il est bientôt midi. L'ancienne école communale de ma fille, à Forest, est réquisitionnée pour l'occasion. Des parents marchent avec leurs enfants. Des vieilles personnes ont enfilé leur costume du dimanche. Des attroupements se forment et se déforment au gré des rencontres : « Ha tiens, qui voilà ! Tu vas bien ? Ça faisait longtemps ! » Tous se dirigent vers les (ou reviennent des) différentes salles de classe aménagées pour « l'événement majeur » de ce dimanche en Belgique, à savoir les élections communales. Petit village ou grande ville, j'ai toujours l'impression de contempler le même spectacle bon enfant, qui ressemble à s'y méprendre à une sortie de messe dominicale... Ou en tout cas à l'image que je m'en fais car, mécréant que je suis, je n'ai jamais assisté à une sortie de messe dominicale.

Aucune file. Je rentre directement dans l'isoloir. Toujours cette vieille tour d'ordinateur ridicule qui ressemble à celle du 386 que mon père m'avait acheté au début des années 1990. Et puis cet écran tactile aussi sensible au crayon électronique que Milton Friedman aux idées du socialisme révolutionnaire. — Que faire ? Pour qui voter ? Quoi que je fasse, il s'agira du mauvais choix. Ceux-ci risquent de trahir la gauche, ceux-là ne sont peut-être même plus de gauche... Hop, hop, je fais mon choix, qui ne changera de toute façon pas d'un iota la marche du monde. Je sors de l'isoloir, je rends cette stupide carte électronique opaque (informatiquement parlant) au président de bureau, qui se charge de la placer dans ce qui fait office d'urne (le même genre de fente que celle d'un distributeur automatique de billets). Je reprends ma convocation dûment cachetée et me dirige vers la sortie, vers le tram... J'ai rendez-vous avec Léandra au Parvis de Saint-Gilles dans une demi-heure.

Midi au Parvis. — « Marrant, le nouveau serveur à lunettes », me dit Léandra, en terrasse de la Maison du Peuple. « Avant moi, un type prend un simple jus d'orange. Ça lui coûte trois euros. Ensuite vient mon tour. Je commande également un jus d'orange ainsi que ton café, et il me demande quatre euros. Je lui demande : "Quatre euros, seulement ?" et il me répond : "Oui, je vous ai fait le pack jus d'orange et café". Je suis interloquée : "Mais ça n'existe pas, ça !", et il me répond : "Oh, je le fais seulement quand j'en ai envie" ! »
Léandra me raconte que ce week-end, elle a discuté de couples avec Andrew. Ce dernier, dit-elle, a fait une remarque très intéressante : il lui a dit que ce qu'il cherchait avant tout dans une relation, ce n'était pas tant construire quelque chose avec la personne que déconstruire, autrement dit (si j'ai bien compris, ce dont je ne suis pas certain) avoir le courage de se remettre chacun en question, déconstruire ses propres valeurs et comportements, pour élaborer quelque chose d'autre...

Léandra enchaîne : « Nous avons aussi un peu parlé de toi, Hamil, et nous sommes tombés d'accord sur le fait que tu ne recherches absolument pas ce type de relation... Une relation amoureuse basée sur la déconstruction et le changement, je veux dire... Tu ne tomberas par exemple jamais amoureux d'une femme qui aurait pour ambition de te transformer. Celle-là ne t'intéressera pas du tout. Elle pourra à la limite devenir une très bonne amie pour toi, mais jamais une amoureuse. Tu veux quelqu'un qui t'accepte exactement comme tu es ! » (Ce commentaire est rigoureusement exact : ma façon d'être ne bougera jamais d'un iota. Qui plus est, je suis comme ça pour l'ensemble de mes relations humaines : je ne veux pas changer les gens ; je veux tomber sur les bons directement ! C'est en ce sens — et en ce sens uniquement — que l'on peut me considérer comme un putain d'élitiste.)

Soirée au Parvis. — De retour à la Maison du Peuple, le soir. Je carbure au café et à l'eau pétillante. J'entame la rédaction d'une synthèse de mes lectures et constate que résumer une matière pareille est beaucoup plus compliqué que de la comprendre.

En fin de soirée, Léandra et Andrew viennent s'installer à ma table. Ils reviennent du Centre culturel Bruegel, rue Haute, où ils ont assisté à un spectacle de contes narrant la vie solitaire et surréaliste de trappeurs vivant dans le Nord-Est groenlandais... Là où la population se réduit à un iota et où la nuit dure des mois entiers.
Durant cette fin de soirée, il est notamment question de réserver un gîte en Ardenne pour passer le Nouvel An 2013 ensemble. Un constat : il y a deux ans, nous organisions une grande soirée de fin d'année ; il y a un an, nous la faisions chez moi en plus petit comité ; cette année, nous ne sommes plus que trois ; l'année prochaine, fêterons-nous le Réveillon... tout seuls ?

Dualité

φ. — « Pourquoi diantre t'obstines-tu à composer de telles tartines indigestes et par conséquent prendre un retard considérable dans l'écriture de ton blog ? Pourquoi ne parles-tu pas de Kant vendredi, de Schopenhauer le samedi et des poulpes le dimanche ? » — Parmi les réponses qui me sont passées par la tête, je pense que la plus vraie est : « Parce que le titre "Emmanuel, Arthur & les poulpes" sonnait particulièrement bien. »
 
Je suis beaucoup plus superficiel lorsque je suis globalement heureux, et inversement. En ce sens, mes années de couple ont sans doute été parmi les plus superficielles et les moins productives de ma vie. A.S. donne l'explication suivante, qui vaut ce qu'elle vaut : « il est plus facile à l'intellect de [se] soustraire [à la volonté] dans des conditions personnelles défavorables, car il s'empresse de se détourner des circonstances fâcheuses, comme pour se distraire, et n'apporte alors que plus d'énergie à se diriger vers le monde extérieur et étranger, c'est-à-dire a une tendance plus grande à devenir purement objectif. »

Platon, Kant, Schopenhauer, etc. : tous ces philosophes ne peuvent se dépêtrer de leur schéma de pensées dualiste (terrestre/céleste, a priori/a posteriori, analytique/synthétique, volonté/connaissance pure, etc.). Le plus souvent, ils prennent une série de mesures abstraites situées quelque part entre les deux extrémités opposées d'une règle graduée idéale ; ou bien ils disent : « Ce concept entre dans telle catégorie ; celui-là, au contraire, entre dans l'autre. » Mais rien de tout cela n'existe. L'on pourrait ainsi choisir une tout autre règle ou, plus radicalement, n'en choisir aucune.

Nous avons, tout comme ceux-là, le plus grand mal à ne pas penser par paires opposées (gentil/méchant, honnête/malhonnête, etc.). De la même manière que le système décimal est en rapport avec nos dix doigts, l'idée d'une monde binaire a-t-elle été puisée dans l'anatomie humaine ? « Deux bras, deux jambes, deux yeux, deux seins, deux testicules, etc. » ? — Non : je pensais plutôt au fait que la reproduction humaine repose sur deux sexes, l'un étant, physiquement parlant, une sorte de contraire de l'autre. Si nous avions dû être à plus de deux pour créer un nouvel être, selon des modalités totalement différentes de celles qui consistent à faire en sorte qu'un organe s'emboîte dans un autre, peut-être notre vision du monde en aurait été complètement modifiée ? (À l'instar de la règle idéale susmentionnée, cette question ne repose sur rien.)

β. — Pour fêter (en avance) les sept ans de ma fille Gaëlle, mes parents ont invité ce samedi une partie de ma famille maternelle : grand-mère, oncle et tante, cousins, petit(e)s cousin(e)s. En tout, dix-sept personnes qui, dès dix-sept heures, se partagent un menu gargantuesque et hétéroclite préparé par ma mère : des dizaines et des dizaines de sandwiches, des scones (petits pains anglais à tartiner qu'elle a découverts lors de son voyage dans les Cornouailles), des gâteaux, de la mousse au chocolat, un autre gâteau (!) et enfin, pour terminer... de la soupe à l'oignon ! Curieux mélange.

Gaëlle reçoit ses cadeaux puis disparaît dans sa chambre avec les autres enfants pour le reste de la soirée. De mon côté, je suis toujours malade et j'effectue de constants aller-retour entre le divan et la table. La discussion, assez vulgaire, tourne soit autour du sexe, soit autour d'autres sujets qui ne m'intéressent pas du tout (comme l'émission télévisée The Voice). L'extrémité de la table où je me situe est appelée le « côté élitiste » — faut dire que j'en tiens une bonne couche pour le moment !

Aspect particulier de la soirée : me rappelant la promesse que je m'étais faite en sortant du cabinet de mon médecin généraliste mercredi dernier, j'essaye de ne pas boire d'alcool... Pari raté : je bois tout de même un verre de Prosecco, une première Maredsous et... une seconde apportée par mon père, par habitude. Enfin ! C'est tout de même beaucoup moins que les dizaines de verres que je m'enfile habituellement dans ce genre de soirée.