Archives mensuelles : octobre 2011

Frères ennemis

J'ai tellement de choses à raconter que j'ai envie de les écrire sur deux journées successives, d'autant plus qu'il est déjà assez tard, que je recommence le labeur demain et que le présent "travail" d'écriture va me prendre un temps certain... Mais je ne peux pas écrire sur deux journées des pensées ou des événements qui se sont articulés sur une seule, pour la simple et bonne raison que ce qui s'est passé aujourd'hui doit être écrit aujourd'hui (ou tout au moins à la date d'aujourd'hui). Je me fais donc couler un bain, je m'ouvre un Orval et je commence le présent texte à 23h40, montre (façon de parler) en main, sans vraiment savoir si j'arriverai jusqu'au bout de la tâche...

* * *

Je commence par le plus ennuyant (ou par le plus intéressant – tout dépend du point de vue) : dans mon lit ce matin et dans le train me conduisant vers La Louvière cet après-midi (voir plus loin), je termine la lecture du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein. Il m'aura fallu un temps démesurément long pour achever ces 80 pages d'aphorismes numérotés : j'ai en effet, sauf exception, dû relire chaque proposition au moins deux fois pour la comprendre, avec plus ou moins de succès (il faut croire que je n'ai pas pensé a priori toutes les pensées qui s'y trouvaient exprimées). 

Au cours de cette fin de lecture, j'ai retenu une proposition plus que toute autre (pour une raison toute bête, expliquée un peu plus loin) : "5.153 – Une proposition n'est, en elle-même, ni probable ni improbable. Un événement se produit ou ne se produit pas, il n'y a pas de milieu". Ha ! Comment ne pas voir une référence tardive (1965) à cet aphorisme dans Dune de Frank Herbert, lorsque Liet Kynes, l'écologiste (ou plutôt "planétologiste") impérial, répond à une remarque du Duc Leto sur la probabilité qu'un événement (à savoir le fait de se poser en plein désert avec un engin aérien) se produise : "On ne parle jamais de probabilités, sur Arrakis. On ne parle que de possibilités." ? Je vois peut-être des analogies où il n'y en a pas, mais l'analogie est à prendre pour ce qu'elle est : une analogie, justement.

Plus loin, sur le solipsisme (ce livre répond – ou plutôt ne répond pas ! – à plein de questions que je me pose depuis très longtemps) : "5.64 – On voit ici que le solipsisme, développé en toute rigueur, coïncide avec le réalisme pur. Le je du solipsisme se réduit à un point sans extension, et il reste la réalité qui lui est coordonnée". Ceci nécessite une explication : "5.641 – Il y a donc réellement un sens selon lequel il peut être question en philosophie d'un je, non psychologiquement. Le je fait son entrée dans la philosophie grâce à ceci : que 'le monde est mon monde'. Le je philosophique n'est ni l'être humain, ni le corps humain, ni l'âme humaine dont s'occupe la psychologie, mais c'est le sujet métaphysique, qui est frontière – et non partie – du monde". Tout est dit, et rien n'est dit !

Oui, rien n'est dit et je ne peux que me demander, devant ce qui n'est – précision importante – qu'une traduction de l'œuvre originale, jusqu'à quel point l'auteur ne se joue pas de nous, considérant, en premier lieu, la devise de Kürnberger qui ouvre le traité ("... et tout ce que l'on sait, qu'on n'a pas seulement entendu comme un bruissement ou un grondement, se laisse dire en trois mots.") et, en second lieu, la propension fondamentalement contradictoire de Wittgenstein à multiplier les exemples, les explications (qui n'en sont pas vraiment), les tautologies et les démonstrations logiques... Ainsi, durant des pages et des pages, Wittgenstein (dé?)montre qu'en logique, tout est nécessaire (ou autrement dit : que rien n'est contingent, que rien n'est laissé au hasard) car la logique (et, par-delà, le langage) contient (doit contenir) en substance l'image complète du monde : une démonstration logique n'est dès lors qu'une extension d'une proposition logique initiale, plus simple, qui peut s'exprimer en quelques symboles. À un endroit du Tractatus, on retrouvera d'ailleurs la maxime "Simplex sigillum veri" (la simplicité est le sceau de la vérité), à d'autres des références au rasoir d'Occam.
(Il y a beaucoup trop de parenthèses dans mon texte.)

Dans son avant-propos, Wittgenstein considère que le but de son Tractatus serait atteint "s'il se trouvait quelqu'un qui, l'ayant lu et compris, en retirait du plaisir". À la toute fin (juste avant la proposition 7 finale), il écrit que le lecteur qui aurait compris toutes ces propositions doit "jeter l'échelle après y être monté" ; en d'autres termes qu'il doit au final dépasser, surmonter les propositions que l'auteur a étalées sur 80 pages. Comment ne pas y voir une forme subtile d'ironie ? Vous avez bouffé à n'en plus finir mes aphorismes ? Fallait que vous le fassiez pour vous élever intellectuellement, pour comprendre le sens de ma pensée ; mais, au bout du compte, tout cela n'a pas de sens... Sacré Ludwig, va ! La démarche prend alors l'allure d'une tautologie géante... Ou bien d'une fraction mathématique complexe dont on pourrait éliminer en cours de route la plupart des numérateurs et des dénominateurs.

Le pire dans l'histoire, c'est que j'en ai retiré du plaisir.
J'ai tout lu.
Par contre, je n'ai pas tout compris.
Mais Russell non plus, apparemment.
Morale bancale : ne jamais sous-estimer sa propre capacité d'homme du commun à mécomprendre une œuvre, car même des génies comme Russell y arrivent très bien tout seuls.

* * * 

Si je prends le train jusque La Louvière, c'est parce que je me rends à l'anniversaire (4 ans) de ma filleule Anouchka, la fille ainée de mon ami Fred Jr. La sœur cadette de Fred vient me chercher en voiture avec son compagnon à la gare de La Louvière-Sud, direction le village d'Écaussinnes.

Sont invités une kyrielle de monde... Par rapport à Fred : sa maman ; ses deux sœurs et ses deux beaux-frères ; ses grands-parents paternels ; ses beaux-parents. Par rapport à Anouchka : sa marraine Pippa et son compagnon Julien. Et puis, il y avait aussi le parrain de Mado (la seconde fille de Fred), avec sa femme, leur fils, leur fille et le compagnon de cette dernière. Bref, beaucoup de monde. Mais tout ce monde part assez vite : quand on invite les gens pour un goûter vers 15h, ceux-ci se sentent obligés de partir avant le souper, soit avant 18h. Reste Pippa et Julien, qui s'en iront un peu plus tard. Puis ne reste plus que moi (comprendre : comme invité, évidemment).

Pippa et Julien sont partis en vacances à Madagascar. La conclusion de Julien : de superbes souvenirs mais un voyage assez cher, à moins de parcourir le pays en taxi-brousse (ce qui prend beaucoup plus de temps) et de dormir dans des hôtels "où l'on est couché à cent mètres des animaux sauvages". En ce qui les concerne, ils ont pris la confortable option 4x4, avec chauffeur car il est déconseillé, voire interdit, de louer une voiture par soi-même sur place, à cause de l'état des routes et de la nécessité de bien connaître le pays. Je parle également avec eux de Disneyland®, qu'ils connaissent bien. Ils me vantent les attractions aux décors hyper-soignés et me conseillent tous deux une attraction parmi toutes les autres : la "Tour de la Terreur", sorte de faux hôtel abandonné (genre Shining de Kubrick) dans lequel les visiteurs sont piégés à l'intérieur d'un ascenseur fou.

Anouchka déballe ses cadeaux mais ça ne l'intéresse pas plus que ça, à l'exception d'un simple ballon de gymnastique sur lequel elle peut se contorsionner. Constat éternel : donnez un jouet en or à un enfant, il jouera avec l'emballage. Les invités partis, Anouchka se "recentre" sur moi. Elle veut (dans le désordre) : que je joue avec elle avec le fameux ballon, que je la pousse à la balançoire, que je la prenne sur mes épaules... Elle accepte difficilement la contrariété (aller prendre son bain, perdre à un jeu, ne pas pouvoir me reconduire jusqu'à la gare, partager ses jouets avec sa petite sœur...). Un enfant de quatre ans, quoi.

Avant de me reconduire à la gare, Fred me montre en vitesse ses deux jeux du moment sur Playstation 3 : "Uncharted 2: Among Thieves" et "FIFA 12". Qu'est-ce que ça a changé, ces jeux sur console... Je n'aime pas le football, mais "FIFA 12" est un monstre de réalisme : commentaires "en direct" hallucinants, supporters, bouille et manies de chaque footballeur, ombres, terrain, possibilités étendues niveau gameplay, etc.

* * *

(J'ai triché, comme souvent : cette dernière partie, je l'ai écrite dans le train le lundi 24 octobre. Faut dire qu'il commençait à être vachement tard.) De retour à Bruxelles, je suis censé retrouver Léandra et Andrew, qui assistent à un concert totalement improvisé au Verschueren. Léger changement de programme : Léandra doit se casser en urgence pour rejoindre Jonas, "qui ne va pas bien". Léandra accourt, vole à son secours, avec (du moins je l'imagine) beaucoup d'entrain. 

Pas de Léandra ce soir donc, mais un Walter et un Andrew qui se sont retranchés à la Maison du Peuple. Vendredi dernier, Walter s'est fait viré de son boulot de "cadre à l'essai" dans la jungle immobilière néolibérale. Une des raisons invoquées : le fait qu'il n'arrive jamais le matin avant 8 heures et qu'il ne reparte jamais le soir à 22 heures. Son chef de service lui a sorti un truc débile du genre : "Dans le privé, on est des fighters ; si tu veux travailler moins, va dans le public !" Du grand n'importe quoi : comme si le nombre d'heures passées au travail avait un quelconque rapport avec le rendement et l'efficacité... On se croirait revenu aux manufactures du XIXe siècle, sauf que ce que les patrons d'alors réclamaient aux prolétaires (12 heures de travail minimum pour un salaire de misère), c'est désormais aux cadres nouvellement sortis de l'université qu'ils le demandent. Ce système se renouvelle et fonctionne sur base d'une promesse, à la manière d'un rite initiatique : "Travaille dur pendant quelques années. On l'a tous fait avant toi, on y est tous passé et c'est comme ça que ça fonctionne ici-bas. Plus tard, tu pourras peut-être avoir un beau salaire et beaucoup d'avantages". La stratégie de l'âne et de la carotte... En attendant le beau salaire qui miroite au loin, le quotidien de ces jeunes fraîchement sortis des écoles d'économie est plutôt fait de stages mal rémunérés et de contrats précaires... La nouvelle exploitation au service de la flexibilité. Woaw !

Je continue à penser, à la suite de Bertrand Russell (encore lui), que c'est une manière absurde et compulsive de considérer le travail. Celui-ci est sans doute nécessaire à toute société (on ne peut être oisif tout le temps – bien qu'avec l'informatisation des tâches et la robotisation, ce ne soit pas impossible à concevoir) mais son optimisation permettrait à tous de travailler beaucoup moins. Travailler moins, c'est plus de liberté. Plus de liberté, c'est plus de bonheur. Plus de bonheur, c'est une société plus belle. Oh, comme il est naïf de penser ça ! Oui, de la même manière qu'il est naïf de penser que travailler énormément sauvera "notre" monde.

Quand Andrew et moi parlons d'autre chose, Walter entre dans un mutisme dont il est coutumier quand il est obnubilé par une idée, son idée. Il se contrebalance complètement de cette conversation qui bifurque vers Lévi-Strauss, la révolution néolithique et les premiers échanges commerciaux. Il part donc fumer ses cigarettes ou passe le temps en jouant sur son smartphone (toujours ce même jeu où il faut monter le plus haut possible !). La discussion était pourtant très intéressante, à mon sens.

Lors d'une des pauses cigarette de Walter, une des serveuses les plus gentilles de la Maison du Peuple (celle qui a parfois une salopette, et que je vais appeler Clémentine – pourquoi Clémentine ? Parce que !), vient débarrasser la table et nous demande, à Andrew et à moi :

– En fait, vous êtes frères ?
– Euh, non. Celle-là, on ne nous l'avait encore jamais faite. Pourquoi cette question ? On se ressemble ?
– Non, mais vous êtes très souvent là ensemble, donc...
– Ben non, non, on n'est pas frères. Juste amis. Ou plutôt ennemis, justement.

Pourquoi cette question ? Plein d'interprétations sont possibles. L'anecdote m'en rappelle une autre : cette jeune femme qui, en nous voyant Andrew et moi avec Gaëlle, le 3 juin 2011 au premier Apéro saint-gillois de l'été, a cru que Gaëlle était notre fille à tous les deux. Donc, après avoir été pendant un bref instant pris pour un couple gay, nous voilà maintenant dans le rôle des deux frères ennemis. Et la prochaine fois, ce sera quoi ? Seul l'avenir nous le dira !

Si un arbre tombe dans la forêt et que personne ne l'entend, quelle est la couleur de l'arbre ?

– Papa, tu sais quelle est ma couleur préférée ?
– Rose ?
– Non.
– Mauve ?
– Non.
– Violet ?
– Naaaaan.
– Rouge ?
– Non.
– Bleu ?
– Non plus.
– Vert ?
– Non.
– Vert forêt ?
– Non !
– Brun ?
Non.

– Magenta ?

– C'est quoi "magenta" ?
– Cyan ?
– C'est quoi "cyan" ?
– Lapis-lazuli ?
– Quoi ?
– Ocre ?
– Nan.
– Grenat ?
– Naaaan.   
– Émeraude ? 
– Naaaaaaaan. Je ne sais même pas ce que c'est, toutes ces couleurs !
– Jaune ?

– Même pas.

– Blanc !
– Non. 
– Noir ?
– Oui, c'est le noir ! Le noir, c'est le papa de toutes les couleurs, et le blanc, c'est la maman.
(Toute ressemblance avec un dialogue entre Guybrush Threepwood et Herman Toothrot dans Monkey Island 2: LeChuck's Revenge® ne peut être que le résultat d'une imagination débordante.)

* * *

Aujourd'hui, ma famille et moi-même fêtons, en avance de deux jours, l'anniversaire de ma fille Gaëlle chez ma grand-mère. Ma mère a acheté trois tartes et un délicieux gâteau aux bananes chez un des meilleurs pâtissiers de la région. 
Comme cadeau, en plus de plein de fric à dépenser chez Mickey le week-end prochain, Gaëlle a notamment reçu un jeu de "Air Hockey" miniature, doté d'une mini-soufflerie... Le Air Hockey est un jeu qui se joue à deux (tout seul, c'est beaucoup moins palpitant) sur une table équipée d'un système de soufflerie. Le but est simple : envoyer un disque en plastique (la "rondelle") dans le but adverse, à l'aide d'un maillet (ou "pusher"). On retrouve ce jeu dans certaines salles de bowling ou de billards, dans les Luna Parks de la côte belge, ainsi qu'à Plopsa Coo. Souvenirs, souvenirs : Fin des années 80, Brøderbund Software avait sorti une version vidéoludique pas mal foutue de ce jeu, intitulée "Shufflepuck Cafe" : il fallait triompher de neuf adversaires tous plus loufoques les uns que les autres (un robot, un lézard, un cochon extraterrestre, un nerd à lunettes...), aux stratégies variées...
Je me suis par ailleurs demandé, en voyant la version miniature de ce jeu, s'il existait des compétitions internationales, avec de grands champions. La réponse : mais oui, évidemment ! Le champion en titre s'appelle Danny Hynes. Et contrairement à ce qu'on pourrait penser, son jeu n'est pas spécialement impressionnant à regarder (c'est le gars chauve, à gauche) :
Dès qu'il y a moyen, Gaëlle veut néanmoins jouer à Spelunky. Je rectifie : Gaëlle veut me regarder jouer à Spelunky. Bigre ! Le constat est sans appel : je deviens foutrement bon à ce jeu ! Bientôt, je pourrai sans problème accéder au niveau caché de la Cité d'Or, hahaha !

"Ooooh, mais moi j'voulais un robot !"

Comme presque tous les vendredis après-midi, je me rends à Namur en train, pour aller chercher ma fille à l'école. Dans le wagon, je lis Wittgenstein pour me la péter grave mais tout le monde s'en fout (bien fait pour ta gueule !). De toute façon, en toute franchise, je ne pige pas le tiers de ce qui est écrit dans ce livre. Ludwig avait raison : son Tractatus n'a peut-être pour vocation que de n'être compris que par ceux qui ont déjà pensé par eux-mêmes les pensées qui y sont exprimées... En tout cas, je me sens bête, mais alors bête... Une phrase a néanmoins retenu mon attention, entre deux incompréhensions :

"4.002 – (...) La langue déguise la pensée. Et de telle manière que l'on ne peut, d'après la forme extérieure du vêtement, découvrir la forme de la pensée qu'il habille ; car la forme extérieure du vêtement est modelée à de tout autres fins qu'à celle de faire connaître la forme du corps. (...)"

Comme c'est joliment dit !

 * * *


Appuyé contre la grille de la cour de récréation, je vois ma fille mais elle ne me voit pas. Elle joue avec deux de ses copains. Sur un des bancs circulaires entourant un arbre de la cour, elle a la tête à l'envers ; un des deux garçons passe derrière elle et lui abaisse le pantalon et la culotte (m'enfin !). Elle n'a pas l'air de s'en formaliser. Une fois son pantalon remis, elle prend avec le même petit garçon de drôles de positions que seule l'innocence propre à leur jeune âge ne rend pas obscènes... Mais quand même : ça me frappe. Vu qu'elle ne se rend toujours pas compte de ma présence, je finis par aller la chercher moi-même dans la cour.

Une dame m'arrête à la sortie : "Hé, vous êtes son père ?". Durant un bref instant, je pense avoir de nouveau affaire à une hystérique qui me prend pour un kidnappeur d'enfants, mais non : la dame me demande simplement si je suis le papa de Gaëlle parce qu'elle a vécu dans la même maison que son grand-père et qu'elle a vu naître Maïté. Elle voudrait revoir cette dernière et me demande si c'est elle qui vient la chercher à l'école d'habitude. Je lui sors un truc du genre : "Euh, j'en sais rien, c'est mon ex, et je ne lui parle quasiment plus...".

Sur le chemin menant à la gare, j'essaie d'expliquer à Gaëlle quel sera son cadeau d'anniversaire (à savoir Disneyland® Paris) : 
– Ce ne sera pas un objet, plutôt un truc impalpable.
– Un robot ?
– Non, ce ne sera pas un objet. On ira dans un lieu particulier.
– C'est quoi un "lieu" ?
– Un endroit où l'on va aller, la semaine prochaine.
– (Triste) Ooooh, mais moi j'voulais un robot ! J'voulais un cadeau !
– Mais c'est un cadeau ! Un peu comme si tu te promenais dans un rêve...
– Dans un rêve ? C'est vrai ? Et y aura des Schtroumpfs ?
– Euh... Non, pas de Schtroumpfs mais y aura Alice, Peter Pan, des pirates...
– Des pirates, c'est vrai ? Des gentils ou des méchants ?
– Des gentils et des méchants pirates.
– Il ne faudra pas oublier de prendre des trucs pour se défendre alors !
(Ouais, on prendra un sabre d'abordage et aussi du Motilium® contre la nausée Disney.)

* * *

Chez mes parents, je montre à Gaëlle sur mon PC un jeu téléchargé il y a deux semaines rien que pour elle. Ça s'appelle Crayon Physics Deluxe et ça a gagné, dans sa version initiale, le Grand prix 2008 de l'Independent Games Festival. Le but ? Sur un décor tout simple fait de papier et de dessins enfantins, créer à l'aide d'un crayon de couleur une machine permettant à une balle de toucher une étoile. On est libre de dessiner ce que l'on veut et tous les dessins respectent les lois fondamentales de la physique : pesanteur, force centrifuge, effet de levier, etc. Mais une vidéo vaut mieux qu'un long discours :


Gaëlle me dit, après à peine cinq minutes de jeu : "En fait, je préfère te regarder jouer à Spelunky !". Diantre !

"Choro Original"

Ce soir, comme tous les jeudis jusqu'au 15 décembre, à différents endroits de la capitale belge, des musées ouvrent leurs portes pour une "Nocturne" (comprendre : "On ouvre jusqu'à 22h, plus rarement jusque minuit, woaw !"). Aujourd'hui, c'est le cas du Musée du costume et de la dentelle (définitivement hors de question que j'y mette les pieds), du Musée de la Ville de Bruxelles (ça pourrait être intéressant), du Musée d'Art fantastique (oh !), du Musée Constantin Meunier (ah ?), du Musée bruxellois du moulin et de l'alimentation ("Bonbons, caramels, gâteaux et pâtes de fruit" : merde, ça donne envie !), ainsi que du Palais des Beaux-Arts et du Musée des instruments de musique (le MIM), qui centrent tous deux leurs activités autour du Brésil. L'idée, lancée par Mademoiselle Léandra Courbet – lointaine descendante en ligne très indirecte du peintre du même nom – a toujours été d'aller au MIM, notamment pour voir, dans une des salles du musée, la représentation musicale du "Choro Original", groupe de quatre musiciens au sein duquel joue mon ami Tom, guitariste, musicologue et mélomane, celui-là même qui a été jusqu'à Prague pour s'acheter un luth (et qui compte d'ailleurs en commander un second, auprès du même artisan !).

Léandra et moi rejoignons Andrew à l'entrée du MIM. Emily est malade et reste donc chez elle. Jonas devait peut-être nous rejoindre mais tout compte fait ne vient pas. Quant à Walter, il a aussi été question durant un bref moment qu'il nous rejoigne, et puis non : il passera la soirée chez lui avec Mary. De toute façon, je ne l'imaginais que trop bien dans ce musée, contemplant sans passion un instrument de l'époque baroque ou jouant avec son smartphone durant le concert de musique brésilienne... Ceci étant dit, peut-être est-ce que je me trompe lourdement ? Peu importe. Nous ne serons donc que trois pour cette soirée musicale.

Nous commençons par une visite de quelques unes des salles du musée : la salle des instruments traditionnels puis celle consacrée à l'époque classique. On notera en passant qu'ils ont changé leur système d'audioguides. Auparavant, il s'agissait d'un système automatique qui se mettait en marche lors du passage devant une vitrine d'instruments, permettant d'écouter le son desdits instruments. Aujourd'hui, c'est un système un peu plus bancal : à l'entrée, on nous distribue un casque qu'il faut brancher à chaque fois dans une des quatre prises mini-jack placées sur une borne devant les vitrines. Lorsque quatre personnes sont connectées simultanément à une même borne, le signal sonore est dillué et on n'entend plus grand chose. Bref, ce n'est pas terrible, mais je suppose que l'ancien système d'audioguides par infrarouge était devenu défectueux. Ayant travaillé moi-même dans un musée utilisant de vieux audioguides pourris qui fonctionnaient une fois sur deux, je ne vais pas leur jeter la pierre. Ça devient vite obsolète, ces petites choses, ma brave dame !

À un moment, je ne peux m'empêcher d'appuyer sur la touche d'un piano sur lequel il n'est pas écrit "Ne pas toucher". Et en plus, il n'est même pas accordé, ce salaupiaud !

À l'entrée de la salle des instruments classiques, nous finissons par croiser Tom, accompagné d'Ophely et de leur bébé Sophia. Carmela est là également, accompagnée d'un gars taciturne. "Je ne sais pas si vous vous connaissez", lance Tom. Elle ne se souvient apparemment plus de moi (j'ai l'habitude), mais je me souviens d'elle, évidemment : "Mais oui, on a même fait un bowling ensemble...". Ou plutôt : elle nous avait regardés jouer au bowling... C'était il y a presque six mois, avec Christelle, pour l'anniversaire de Tom. Je peux même retrouver le jour exact, le tout premier jour jamais écrit dans l'ancêtre de ce journal : le 22 avril 2011. (Ha ! Le présent journal s'avère utile, contre toute attente. Dans 10 ans, non seulement je pourrai peut-être concourir pour le Livre des records mais aussi – plus important encore – faire le malin en retrouvant une occurrence très précise enfouie dans un lointain et glorieux passé.)

Le concert va bientôt commencer : nous allons donc nous installer sur un des bancs improvisés de la petite salle. Le groupe est composé de Tom (guitare et cavaquinho), de Guy Buyse (guitare, cavaquinho et cistre), de Pierre Gevaerts (guitare et bandolim) et, en guest star, du percussionniste Osvaldo Hernandez (pandeiro une sorte de tambourin brésilien et maracas). Pour autant que je puisse en juger, le groupe est bon et Osvaldo Hernandez tout bonnement impressionnant : je l'avais déjà vu il y a deux ans, pour une représentation en solo. Ce type, on devrait l'appeler "Mr. Tambourine Man", comme dans la chanson de Dylan, ou plutôt "Mr. Pandeiro Man", tant il semble ne faire qu'un avec son instrument. Autre façon de voir les choses, le point de vue de Léandra : on a l'impression que son tambourin est doté d'une vie propre. Avant d'avoir vu joué ce gars, jamais je n'aurais cru qu'on pouvait faire autant de sons et de rythmes différents avec un "bête" tambourin. Mention spéciale à cette technique qui consiste à effleurer la peau du pandeiro avec un doigt pour lui donner un son saccadé si particulier. Le gars sait qu'il est bon et il en surjoue même un peu. C'est aussi le seul musicien à avoir droit à un vrai solo (avec applaudissement durant le morceau, comme dans les concerts de jazz). Hé oui, on a pu le voir : il est d'une dextérité inouïe.

Et en plus, il chante, parfois : Osvaldo, l'homme multifonction.

Le concert se termine d'une manière abrupte car il est l'heure et l'heure c'est l'heure ! Une dame du musée se pointe une première fois vers 21h30 et fait de grands gestes destinés à arrêter les musiciens, qui ne la voient pas. Elle revient cinq minutes plus tard et interrompt la musique en parlant. Et elle travaille dans un musée des instruments de musique ? Pfff... Andrew la comprend, "ayant déjà travaillé dans un musée durant une nocturne". Ben moi je ne la comprends pas. S'il y a bien un truc que je ne supporte pas, c'est quand on interrompt des artistes (d'autant plus qu'ils allaient vraiment terminer, qu'ils n'en avaient plus que pour une ou deux minutes).

* * *

Nous finissons la soirée au café "La Fleur en papier doré". Léandra comptait y manger une soupe à l'oignons. Pas de chance : le cuisinier vient de partir. Léandra, désespérée : "Vous n'avez même pas une soupe en sachet ?". Non, même pas : nous devrons nous contenter d'une assiette mixte. Et pour ma part, je comptais y boire deux Orval, mais je n'aurai droit qu'à un seul, car le serveur m'oubliera à deux reprises. Ce n'est pas notre soirée.

Durant cet après-concert, Andrew parle d'encre de Chine. Andrew n'est jamais arrivé à utiliser correctement un stylo à l'encre de Chine. Andrew est traumatisé par l'encre de Chine. Il a eu à subir deux examens de passage pour son cours de dessin (!), en première et deuxième secondaires, parce qu'il n'arrivait pas à faire quelque chose de correct avec son Rotring (Andrew m'a appris en passant que le fameux stylo allemand était rempli de véritable encre de Chine).
Mes deux amis parlent également beaucoup de leur cours d'impro débutants, qu'ils suivent avec assiduité (avec assiduiqui ?) tous les mercredis soir. Ils doivent y faire une série d'échauffements physiques, puis intellectuels, du genre : être couchés dans le noir et se mettre à compter tout haut ; si deux personnes lancent le prochain nombre en même temps, on recommence à zéro. Ou encore : se lancer des sorts imaginaires ; si quelqu'un dans la salle lance "FREAK OUT !" (littéralement "paniquer", "péter les plombs"), tout le monde doit courir frénétiquement dans tous les sens, en faisant plein de gestes et en se cognant. Léandra me dit que je devrais aussi faire de l'impro. C'est totalement hors de question : déjà, c'est trop cher pour moi ; ensuite, le théâtre, le jeu d'acteur, l'improvisation, ça n'a jamais été trop mon truc. Plus tard, elle me dira que je devrais participer à des ateliers "Jeux de société", ce qui me plaît déjà beaucoup plus !
Constat, à la sortie de La Fleur en papier doré : le bus 48 passe à l'arrêt juste devant le café. Il dépose Léandra près de chez elle, à la Porte de Hal, et me dépose à... 28 secondes du pas de ma porte. Quant à Andrew, il pourra happer le bus 95 qui passe aussi à deux pas de chez lui. C'est magique !

Considérations sur le nombril et sur Wittgenstein

Ce matin, je me rends à un énième rendez-vous au CHU Saint-Pierre, à Bruxelles : Polyclinique, étage 6, département chirurgie-urologie, prenez-un-ticket-en-passant-s'il-vous-plaît – je commence à connaître. Le chirurgien qui m'a opéré doit vérifier que mon nombril se cicatrise convenablement, et aussi enlever les fils. (Jusque là, rien de drôle.)
Une des dames de l'accueil – celle qui avait embrassé des hérissons il y a un mois (toute une histoire) – a retrouvé sa voix, mais ce n'est pas elle qui s'occupe de moi : elle joue un rôle d'assistante sociale apparemment, car elle conseille un monsieur qui n'a pas l'air d'être couvert entièrement pas sa mutuelle... Accoudé au guichet, attendant que ma carte SIS veuille bien fonctionner (il faudra la passer sous un robinet pour qu'elle soit lisible !), j'ai le temps de jeter un œil – au sens figuré ; je ne suis pas en ophtalmologie – sur le local du secrétariat : à l'arrière, une grande banderole "Happy Halloween" et, dans un coin sur ma droite, une note sur papier A4 blanc qui attire mon regard. Son titre : "Consignes pour optimiser et faciliter le travail, réalisées par les Archives". Ha ! [Interjection hamiltonienne] Comme dans toutes les grandes administrations, je suppose que les archivistes de l'hôpital se mordent les doigts en récupérant les documents disparates provenant des différents services... Alors, comme dans toutes les administrations, ils ont créé une petite note interne pour que le travail d'archivage soit réalisé partiellement en amont, petite note que les différents services placardent dans un des coins les plus reculés du bureau : logique ! Avec quoi ils viennent, ces ramasse-poussières ?

Le chirurgien reçoit ses patients les uns après les autres en les appelant par leur nom de famille. Quand arrive mon tour, il m'interpelle avec un grand sourire : "Haaa, Hamiltono, alors, comment ça va ?". En enlevant mes fils, il se lance dans une série de considérations intéressantes sur mon nombril : "Vous avez un nombril assez particulier, très profond ; d'habitude on le reconstruit à l'identique mais dans ton cas [il hésite constamment entre le "tu" et le "vous"], j'ai dû passer par le côté... Le résultat est concluant", ou encore : "Les patients cicatrisent de manière différente. Tu es parmi ceux qui cicatrisent le plus vite – je vois très bien ça –, avec une excellente reconstruction cellulaire !" (Ben chouette alors !). Il m'explique comment remplacer la gaze et me donne un petit stock de pansements et d'iso-Betadine® : "Mets-les dans ta poche pour ne pas qu'ils les voient quand tu sors, parce que normalement je ne peux pas te donner ça !" (il me fait toujours autant rire, ce type). Je dois retourner chez lui dans un mois pour une dernière (?) vérification.

Après ma visite chez le chirurgien, direction Charleroi, en train, pour manger avec mon ami Fred Jr.

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Je retrouve Fred devant le Mc Donald's de la Ville-Basse, à Charleroi. Nous décidons d'aller manger une pizza à deux pas de là, à l'Hippopotame (un restaurant connu de tous les Carolos : j'y allais déjà avec mes parents quand j'étais tout petit). Fred est en forme : son boulot routinier l'emmerde prodigieusement mais c'est secondaire. Au centre de la discussion : les jeux vidéo (il joue actuellement sur console au tout nouveau "FIFA 12" ainsi qu'à un jeu d'infiltration du nom de "Uncharted 2: Among Thieves" : il n'est pas mal foutu, dixit Fred, mais cependant moins subtil qu'un "Metal Gear Solid" – un must en matière de jeu d'espionnage, qui m'avait tenu en haleine des semaines entières à l'époque de la PlayStation) ; le film Tintin qui sortira bientôt dans les salles et qui risque de faire un malheur en Belgique, tant les critiques son unanimement positives (d'habitude, je n'aime les grosses productions de Spielberg mais, fan de Tintin depuis que je sais lire, j'ai bien l'intention de faire une exception et de me ruer dans une salle de cinéma à la sortie du film) ; les objets de collection (Fred est un collectionneur, ou plutôt un acheteur/revendeur ; il me parle d'un collectionneur d'objets "Tintin", qui habite justement Charleroi et qui aurait racheté un vieil hall d'usine pour y créer, dans le futur, une exposition permanente à la gloire du héros à la houpette).

Après la pizzeria, nous nous promenons dans les rues de la Ville-Basse. Dans la rue de Dampremy (une des seules rues commerçantes de Charleroi qui a encore un peu de gueule), nous nous arrêtons devant Tropica BD, un joli magasin de bandes dessinées qui consacre actuellement une de ses vitrines à... Tintin (quelle surprise !) : "Commandez votre bateau 'La Licorne' dès aujourd'hui ! Seulement 500 exemplaires. 1995,50 euros". C'est gentil mais non. Juste à côté, un magasin de vêtements du nom de "Hamilton". Mon blog commence à faire des émules !

Fred reparti à son boulot, je flâne une petite heure dans Charleroi. Je m'étais promis de ne pas faire un crochet par la librairie Molière mais je ne peux m'en empêcher : c'est plus fort que moi, l'occasion est trop belle... Allez, Hamilton, juste un livre, un seul... Deux à la limite si tu trouves un bon bouquin de SF. Je ressortirai avec un seul livre – un miracle uniquement dû à ma situation bancaire déplorable –, un de ceux que je voulais absolument lire depuis un bon bout de temps, tout en remettant l'idée à plus tard : le fameux Tractatus logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein (oui, je sais, dit comme ça, ça ne donne pas vraiment envie).


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J'en reparlerai sans doute plus longuement lorsque je l'aurai lu en entier, mais je peux dès à présent écrire quelques paragraphes sur ce relativement court texte (à peine une centaine de pages) qui constitue une des pierres angulaires de la philosophie du XXe siècle. Déjà rien que sur le plan formel, le Tractatus logico-philosophicus (1921) diffère de tout autre bouquin de philosophie, par son découpage mathématique et son utilisation singulière de la numérotation. Ainsi Wittgenstein coupe-t-il son texte en 7 propositions principales numérotées de 1 à 7 (jusque là, rien de particulier). Lorsqu'il veut approfondir un point particulier en rapport avec une des propositions, il développe la numérotation selon son "poids logique" : ainsi la proposition 1.1 est-il une remarque (d'importance élevée) à la proposition 1 et 1.11 une remarque à la proposition 1.1 (une remarque de la remarque de la
proposition initiale). Cela donne une série d'aphorismes à la numérotation unique et originale.

Sur le fond, l'ouvrage est également d'une originalité monstre. Dès les premières lignes de l'avant-propos, Wittgenstein avertit le lecteur : "Ce livre ne sera peut-être compris que par qui aura déjà pensé lui-même les pensées qui s'y trouvent exprimées" (ou, plus prosaïquement : passez votre chemin, car il y a des chances que vous soyez à côté de la plaque). Plus loin : "En vérité, ce que j'ai ici écrit n'élève dans son détail absolument aucune prétention à la nouveauté ; et c'est pourquoi je ne donne pas non plus de sources, car il m'est indifférent que ce j'ai pensé, un autre l'ait déjà pensé avant moi" (une belle tarte dans la figure de tous les philosophes qui ont peur de leur ombre, autrement dit qui sont effrayés d'avancer la moindre idée sans se référer à une glorieuse référence passée). Et ces fameuses propositions, quelles sont-elles ? Le livre commence sur "1 – Le monde est tout ce qui a lieu." et se termine par "7 – Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence."

Mais de quoi ça parle ? Encore aujourd'hui, c'est un débat. Bertrand Russell, le mathématicien-philosophe, ami de Wittgenstein, qui a écrit la préface de ce livre et qui a tenté dans cette dernière d'expliquer son propos, s'est fait désavouer par Wittgenstein lui-même : "La finesse de ton style anglais", écrit ce dernier à Russell, "s'était (...) perdue dans la traduction, et ce qui restait n'était que superficialité et incompréhension." Bigre ! Il n'y va pas de main morte en matière de démolition, l'ami Ludwig. La remarque rappelle presque la préface de Nietzsche pour son Antéchrist : "Ce livre appartient au plus petit nombre. Peut-être n’est-il encore personne au monde pour lui, tout au plus me liront ceux qui comprennent mon Zarathoustra (...). Eh bien ! Ceux-là seuls sont mes lecteurs, mes véritables lecteurs, mes lecteurs prédestinés : qu’importe le reste ? – Le reste n’est que l’humanité. – Il faut être supérieur à l’humanité en force, en hauteur d’âme, – en mépris..." (le texte intégral est ici). Autrement dit : "Vous êtes presque tous des cons, des moules sans cervelle. Très peu d'humains arrivent à ma cheville. Je vous emmerde et je rentre à ma maison."

Ça ne nous dit toujours pas ce que contient ce fameux Tractatus. Cet ouvrage est considéré, à tort ou à raison, comme une des "bibles" (humour, humour) du positivisme logique (notamment mis en avant par le Cercle de Vienne ou par des penseurs comme Bertrand Russell), qui argue qu'une proposition ne peut être considérée comme vraie ou comme fausse que si elle peut être vérifiée. C'est ce qui découle du fameux dernier aphorisme du Tractatus : "Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence". Pour ces nouveaux positivistes, un poème, une œuvre de fiction, un exposé métaphysique sont des éléments de langage qui ne peuvent donner un sens au réel. Suivant cette logique, affirmer que "dieu existe" ou que "dieu n'existe pas" est vide de sens car cela dépasse le domaine du vérifiable. 
C'est un débat compliqué dans la mesure où Wittgenstein lui-même a évolué par rapport à cette "œuvre de jeunesse" et aussi parce qu'on a placé dans ce texte des idées que l'auteur n'a a priori jamais voulu exprimer. La suite au prochain épisode, donc.

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Depuis cet après-midi, je suis à la Maison du Peuple, seul et peinard. Je travaille à rattraper le retard sur ce maudit blog (c'est gagné !), mais aussi sur la conclusion d'un texte pour mon boulot, que je devais rendre l'année dernière (hé oui, toujours ce même texte !).

À la table d'à côté, pendant deux heures, deux amies dont une semble aller très mal : ça ne va pas bien du tout avec son compagnon. Elle hésite à le quitter. Tergiversations. Conseils et réconforts de son amie (c'est sympa à voir). Mais j'ai également, pour je ne sais quelle raison, l'impression de voir Maïté, il y a quatre ans, discuter de moi avec une amie imaginaire : "Non, mais franchement, là, quitte-le, ce pauvre type. Il ne fait vraiment aucun effort pour toi. Si ça tombe, il ne t'aime plus". (Si ça tombe, ce n'est même pas vrai !) 

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Addendum tardif

À une autre table, plus tard.
– Tu écris quoi ? Désolée, je suis curieuse...
– Euh, en fait, c'est un blog.
– Un blog ? Comment on crée un blog ?
– Il faut juste avoir un compte et... euh... écrire de temps en temps...
– Ah. Et tu écris quoi ?
– Euh, ça peut paraître bizarre mais j'y écris à peu près tout ce qui m'arrive dans la vie, chaque jour.
– Et là, tu écris sur quoi, là, vraiment ?
– Sur... euh... sur un philosophe qui s'appelle Wittgenstein mais d'habitude je ne parle pas spécialement de ce genre de sujet, euh...
(Je sors le Tractatus de mon sac : regard interloqué.)
– Ça parle de quoi ?
– Ben en fait, je ne le sais même pas moi-même : c'est d'ailleurs ce que j'écris justement dans ce blog. Que je ne sais pas encore vraiment de quoi ça parle.
– Ha.
– Mais disons que ça parle de ce qu'est la réalité. Non. Plutôt de la façon d'aborder la réalité. De ce qui est abordable et de ce qui ne l'est pas... Euh...

Le gars avec qui elle boit un verre est revenu des toilettes. Il me dit : "Ha ! La réalité... Qu'est-ce qui est réel et qu'est-ce qui ne l'est pas ?". Ces deux-là, on va les appeler Wali et Darnia. Lui est électronicien, a été professeur de mathématiques ; elle est chef de cuisine de profession, a travaillé aux Bozar. Ils sont là depuis des heures. Ils me convient à leur table, en cette fin de soirée à la Maison du Peuple. Ils sont tous les deux célibataires (la question a été abordée durant la soirée) et sirotent tous les deux une grosse chope de bière blanche.

Au départ, c'est elle qui me pose plein de questions (sur mon boulot, etc.), puis c'est lui qui remplit la plupart des blancs de la conversation, notamment sur le fait que les Belges, principalement les Belges francophones, sont un peu "morts" comparés aux Français. J'ai l'impression qu'il me décrit moi personnellement, et non pas le "Belge typique", que je considère comme foncièrement plus jovial et bon vivant qu'un Français (tant qu'à être dans les stéréotypes, allons-y gaiement). Et puis merde, je peux aussi être jovial quand je ne parle pas de Wittgenstein.

Darnia finit par partir (elle est fatiguée, la bière passe mal, etc.) et je termine la soirée avec Wali. C'est un habitué de la Maison du Peuple (on fait tous les deux un signe à Térence, un des patrons, en fin de soirée : marrant). 

Si ça tombe, je vais le revoir. Si ça tombe, je vais la revoir.

Rock, etc.

Ce soir, je suis invité à un souper chez Mary.
C'était son anniversaire il y a deux semaines environ.
En fin d'après-midi, je me rends chez Caroline Music, dans le passage Saint-Honoré, près de la Bourse de Bruxelles, pour lui acheter un cadeau. C'est presque l'heure de fermeture : je me précipite dans les bacs, onglet "S" et j'extrais en quadruple vitesse un CD : Spiderland de Slint. Quoi ? Encore Spiderland ? Ça vire à l'obsession malsaine, Hamilton ! Mais non, mais non : Mary m'a demandé il y a quelques mois quel était "cet album fondateur du post-rock", qu'elle a vu chez moi en vinyle... Et je lui ai évidemment parlé de Spiderland qui, avec Laughing Stock de Talk Talk, sorti la même année (1991), est considéré comme une des pierres angulaires du mouvement (on pourrait aussi considérer certains groupes allemands de krautrock des années 70 comme des précurseurs encore plus précoces du post-rock, mais c'est une autre histoire, que je ne développerai pas aujourd'hui). Lui offrir ce cadeau était donc tout naturel.

Après avoir emballé le CD, le vendeur (un barbu dans le pur style "geek musical", pour autant que ce terme ait un sens) me lance : "En tout cas, j'envie la personne qui va découvrir ce fabuleux album pour la première fois !". C'est assez bien dit... Car une fois un album découvert et écouté, il est en effet difficile, voire impossible, de retrouver la sensation originelle, celle de la toute première écoute. Au fil des passages sur la platine, je perds en émotion ce que je gagne en compréhension. La seule solution est de découvrir, encore et toujours, de nouvelles musiques qui font vibrer ; ou de patienter un long moment avant de redécouvrir un album oublié. C'est exactement la même chose pour un livre ou pour un film : impossible d'atteindre en intensité l'émotion ressentie lors de la première lecture ou du premier visionnage.

La réflexion du vendeur entraîne une autre remarque... Une remarque sur les œuvres considérées dans un milieu donné (musical, littéraire...) comme unanimement géniales, et dont toute critique négative entraîne moult regards indignés de la part des fans autoproclamés. Toute personne s'intéressant au post-rock est ainsi censée adorer Slint, parce que c'est comme ça, point. "Comment ? tu n'as pas accroché à/tu n'aimes pas/tu ne connais pas Spiderland ? M'enfin, ce n'est pas possible !". C'est un peu comme critiquer "l'album blanc" des Beatles ou bien "l'album noir" du Velvet : ça ne se fait pas, c'est presque un blasphème. Dans d'autres domaines : "Quoi ? Tu n'as pas lu/aimé La Guerre et la Paix de Tolstoï ? M'enfin, ce n'est pas possible !" ; "Hein ? Tu n'aimes pas Star Trek DS9 ? Mais comment est-ce possible ?"... C'est à ce moment-là que tout ce petit jeu de connaisseurs devient un peu con... Je suis ainsi presque persuadé que certains disent aimer une œuvre par simple peur de passer pour un ignare ou simplement pour se fondre dans le décor. Oui, oui, j'ai écouté tout Ligeti et j'ai adoré, même son truc bizarre, là, avec les métronomes ! 

Une raison de plus pour réaffirmer ici ma détestation de groupes pourtant adulés : je déteste Queen, je déteste U2 et je déteste Arcade Fire. Voilà : il fallait que ce soit dit à un moment ou à un autre ! (Comment ça, "je me répète" ?)


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À la soirée chez Mary, sont également présents (comme souvent) ses amis Jerry et Bob, ainsi qu'un de ses colocataires que je n'avais encore jamais vu : James. Jerry a fait des études de Langues et littératures romanes, comme Mary ; Bob est professeur de géographie ; James a étudié la gestion et travaille actuellement pour la Smals (avec Hamilton II ?). Question musique, passent de très bonnes choses car toutes les personnes présentes ont de très bons goûts musicaux (comprendre : "ont grosso modo les mêmes goûts que moi", hum). L'ambiance sonore du début de soirée est assurée par James, avec entre autres Syd Matters, que je n'avais plus écouté depuis longtemps (j'apprends d'ailleurs en écrivant ces lignes que ce groupe français est aujourd'hui à l'origine de cinq albums studio). Plus tard, Jerry est déchaîné et passe The Kills, mimant certains solos sur une guitare invisible – au passage, une question : pourquoi les guitaristes rock doivent-ils gesticuler pour jouer de la guitare ? Car dans l'absolu, le son serait exactement le même s'ils ne bougeaient pas. Encore un constat qui me ramène à Slint, dont les guitaristes sont sans doute les plus statiques de l'histoire du rock... Ah, l'économie de mouvements, un beau contre-pied aux conventions ! – Dans un autre genre : Robert Fripp de King Crimson jouant dos au public, durant certains concerts.

Mais je m'égare (c'est la dernière fois que je place Slint dans un texte !)... Jerry me montre une vidéo de The Kills sur son MacBook. Il trouve le "couple" hyper-sexy... Il est même jaloux – je le cite (ou presque) – que ce mec "pas très beau" soit avec une "nana si canon"... Le gars n'est peut-être pas beau mais il a énormément de charisme (une sorte de Gainsbourg anglais ?). La chanteuse n'est pas en reste d'ailleurs :



Mary a cuisiné de délicieuses escalopes de dinde au jambon, baignant dans une sauce au Gorgonzola (Mary : "Tu vas croire que je ne sais cuisiner que des plats au Gorgonzola"), accompagnées de croquettes et d'une salade composée par Jerry, avec une vinaigrette estampillée Hamilton. Il paraît que je fais bien les vinaigrettes (Ha ?) et que j'aime bien utiliser des interjections comme "Ha ?", "Ha !" ou encore tout simplement "Ha". Il est un peu décousu, ce texte, non ? Comme dessert, des Jules Destrooper. Ils ont aussi pensé à moi en achetant six Orval (jamais je ne boirai tout ça !).

Durant le repas, en arrière-fond, passe le match de football Lille-Inter Milan (Jerry est supporter du second et sursaute à chaque occasion manquée). En fin de soirée, Mary veut absolument jouer à "Tout le monde veut prendre sa place" sur le Web ("tlmvpsp" en abrégé). Elle possède des dizaines de comptes avec la plupart du temps trois parties gratuites. Bob et James sont déjà partis dormir ; Jerry n'est pas très fan de ce jeu : on joue donc principalement à deux, sans trop de succès... Sous pression, je n'arrive jamais à me rappeler de quoi que ce soit, sauf pour une question : "Qui chantait, sur l'air de la Cucaracha, 'Radio Paris ment, Radio Paris ment, Radio Paris est allemand' ?" Pierre Dac ! Pierre Dac ! C'est d'ailleurs à l'ami Pierre que reviendra le mot de la fin...

South Park : les meilleures séries ont une fin

Ce lundi, je suis toujours en congé-maladie, dans mon appartement, et je m'ennuie... Pour passer le temps, je décide de regarder quelques uns des derniers épisodes de South Park, ceux de la quinzième saison que je n'ai pas encore vus. (Tous les épisodes de la série sont visibles gratuitement, en anglais, sur le site de South Park Studios et il est également possible sans trop de difficulté de les trouver en français et en streaming sur d'autres sites de fans.)
Une petite digression s'impose : depuis quelques années déjà, je trouve que la qualité générale de ce dessin animé a chuté de façon spectaculaire et de manière de plus en plus vertigineuse. Cette déliquescence était déjà visible, à mon sens, dans certains épisodes de la douzième saison (comme "Britney's New Look") et s'est accentuée dans la quatorzième, qui ne m'a presque pas fait rire une seule fois. La quinzième saison est encore pire. En résumé, à mes yeux, ce dessin animé est vraiment devenu de la merde. Il m'a fallu du temps pour m'en rendre compte car, comme tout bon fanatique qui s'ignore, j'ai dû avant tout accepter d'ouvrir les yeux sur cette triste évolution.

Serais-je frappé de la "maladie du cynisme", à l'instar de Stan dans le diptyque "You're Getting Old"-"Ass Burgers" ? Dans ces deux épisodes de milieu de saison (première diffusion respectivement le 8 juin et le 5 octobre 2011 aux États-Unis), Stan vient juste de fêter ses dix ans. Il devient vieux et, par conséquent, tout ce qu'il aimait plus jeune (la musique, les films, voire même certaines idées, certains discours...) sonne aujourd'hui comme de la merde, littéralement (cela donne d'ailleurs lieu à une surenchère de scatologie, évidemment). Stan se fâche avec Kyle, qui ne comprend pas son nouvel état d'esprit cynique/dépressif. En parallèle, les parents de Stan, eux aussi, vieillissent : alors que Sharon, sa mère, accepte la chose sans problème, Randy, son père, se réfugie dans une sorte de fausse rébellion adolescente et joue... de la merde, toujours littéralement. 
Difficile ne pas déceler dans ces deux épisodes une mise en abyme de la part des concepteurs de la série, Matt Stone et Trey Parker, dans la mesure où Stan et Kyle, les deux amis inséparables dans le dessin animé, représentent à maintes reprises la façon de penser de leurs créateurs, notamment au travers de la récurrente morale de l'histoire ("Tu sais, j'ai appris quelque chose aujourd'hui..."), à la fin de l'épisode. Matt Stone et Trey Parker, qui sont loin d'être des cons, se rendent-ils compte qu'ils deviennent vieux ("You're Getting Old"), qu'ils sont en manque d'inspiration, qu'ils écrivent des scénarios sans queue ni tête, bref qu'ils font de la merde ? Tout semble indiquer que oui.

Ou alors est-ce moi qui suis en train de vieillir ? Ce genre d'humour ne me fait-il plus rire ? Est-ce que je deviens totalement cynique ? Est-ce que je vois de la merde partout ? J'ai besoin d'une confirmation ou d'une infirmation... Je décide donc de visionner d'autres épisodes de South Park, ceux qui me faisaient pleurer de rire il y a quelques années : "Starvin' Marvin in Space" (dans lequel des missionnaires essaient d'évangéliser tout ce qui bouge, y compris des extraterrestres qui n'en ont rien à cirer) et "Something Wall-Mart This Way Comes" (épisode dans lequel un supermarché Wall-Mart se voit doté d'une vie propre, à l'instar des manoirs lugubres des vieilles nouvelles fantastiques). Me voilà rassuré : ça me fait toujours autant rigoler. Conclusion : c'est South Park qui change et pas moi. 
Et dire que je considérais South Park comme l'un des meilleurs héritiers des Monty Python (une des références de Parker et Stone en matière d'humour, soit dit en passant). Hé bien voilà : c'est fini ! Ne reste plus qu'une dizaine de saisons de bonheur presque intégral... C'est déjà pas mal, je trouve.

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Le soir, je me rends chez mon médecin traitant pour faire le point sur mon opération. Il me donne une semaine de congé-maladie en plus : "Vous avez 16/11 de tension, 97 pulsations à  la minutes. C'est beaucoup trop. Vous travaillez loin. Reposez-vous". Pour briser la monotonie de cette convalescence, je vais rejoindre Emily à la Maison du Peuple. Elle s'y rend avec son ordinateur portable pour terminer quelques travaux en cours. De mon côté, j'en profite pour terminer tranquillement le texte d'hier sur Mimi₁₆ l'araignée et sur Sans Soleil. Ça prend plus de temps que prévu. Ça prend toujours plus de temps que prévu.

Discussions variées avec Emily, notamment sur son travail. Comme dans toute grosse boîte, Emily bosse avec des gens bizarres, dont voici une liste non exhaustive :
- (il y a plus d'un an) un collègue qui passe par la cuisine de son boulot devant plein de monde et ouvre la porte du frigo/freezer pour en ressortir un de ses slips (personne n'a apparemment jamais compris le fin mot de cette histoire) ;
- la collègue sous pression qui ne peut dialoguer qu'en criant ou qu'en pleurant, à la manière d'un petit enfant ;
- la collègue anglaise, sympa et efficace, qui va au réunion de management avec des plumes dans les cheveux (comme Andrew avec son chapeau !) ;
- la collègue végétalienne qui ne mange que des bananes bio, à la limite de la pourriture, et des germes : elle ne boit pas, ne fume pas, ne sort pas, ne fête pas son anniversaire et se rend au Luxembourg chaque week-end pour je ne sais quelle cérémonie.
À lire ce palmarès, je me dis que mes collègues sont totalement normaux et sains d'esprit, en fait. Je n'en ai d'ailleurs jamais douté.

Mimi₁₆, la petite araignée du Parvis

En ce dimanche d'octobre ensoleillé, vers la fin de l'après-midi, je rejoins Andrew à la Maison du Peuple, au Parvis de Saint-Gilles. Sur la terrasse sans soleil (©Andrew B.) du café, nous nous lions d'amitié avec une toute petite araignée arpentant avec courage la main d'Andrew. Je l'appellerai Mimi. Toutes les araignées s'appellent Mimi...

Une explication s'impose : j'adore les araignées ; je n'aime pas quand on leur fait du mal – et encore moins quand on les torture (un groupe de scouts qui attendait le train en gare d'Andenne en a d'ailleurs eu la preuve, il y a des années). Même si l'idée paraîtra dégoûtante à la plupart des gens, j'ai souvent chez moi une petite araignée attitrée, que j'appelle Mimi : quand j'en trouve une (dans ma salle de bain, dans ma chambre...), je la place à un endroit bien précis de ma cuisine, où elle peut tisser à loisir sa toile sans jamais être dérangée. (À la question : "Tu en as une pour le moment chez toi, Hamilton ?", la réponse est la suivante : "Non, mais c'est bientôt la saison".) Même s'il y en a sans doute eu beaucoup plus dans ma vie d'arachnophile, j'ai décidé arbitrairement et a posteriori que la Mimi du Parvis serait la seizième, parce que j'aime bien le nombre 16 : Mimi₁₆. Hélas ! Nous avons vite perdu sa trace : il faut dire que notre Mimi était assez minuscule et très habile pour se déplacer à l'aide de ses minces fils de soie.

Mais pourquoi est-ce que j'adore les araignées ? Eh bien il existe une multitude de raisons toutes aussi valables les unes que les autres, et pas plus connes que celles avancées par ceux qui aiment les chiens, les chats ou les bouquetins des Pyrénées :
1- les araignées sont solitaires et me foutent une paix royale ;
2- les araignées sont silencieuses ;
3- les araignées se nourrissent de manière autonome ;
4- les araignées suppriment les insectes nuisibles (moustiques, mouches...) ;
5- les araignées (de Belgique du moins), même si elles mordent, ne peuvent pas faire grand mal à un être humain, et encore moins le tuer ;
6- les araignées sont patientes ;
7- les araignées sont intelligentes : elles sont capables de construire d'impressionnantes toiles (chose unique dans le règne animal !) et d'élaborer des stratégies complexes pour venir à bout de leur proie ;
8- les araignées sont intéressantes à étudier, tant du point de vue de leur métabolisme (la soie, le venin...) que de leur symbolique (cf. simplement l'utilisation courante du terme "Web" – la Toile – sur Internet ; le rôle de l'araignée en tant que démiurge dans certaines cultures d'Afrique et, par extension, d'Amérique du Sud ; Arachné dans la mythologie grecque ; ou l'album Spiderland de Slint – encore et toujours !)
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Plus tard, nous nous rendons au Potemkine... Oui, le Potemkine : le-nouveau-café-où-coule-l'infâme-Volga-etc. Pourquoi le Potemkine ? Parce que le concepteur de l'endroit a eu la bonne idée d'y installer, à l'étage, une toute petite "salle de cinéma" (21 places assises) et de proposer un ciné-club gratuit. Au programme d'aujourd'hui, un trésor : Sans Soleil de Chris Marker. J'ai dû tellement en parler, de ce "documentaire" (notamment ici), que Léandra et Andrew sont partants pour la séance. Je suis presque certain qu'Andrew adorera le film (ça parle du Japon, de la Guinée-Bissau, de mémoire, de chats, de l'action du temps sur les individus, de révolutions et de plein d'autres choses). Quant à Léandra, c'est le grand mystère : si ça l'emmerde trop, me dit-elle, elle s'arrogera le droit de "nous attendre dehors".

Le Potemkine est un café assez original : en bas, la salle principale ressemblant à une cantine hype, dont j'ai déjà parlé ; sur le côté, un couloir plus intimiste avec des sièges confortables, ainsi qu'une arrière-cour ; à l'étage, entièrement recouvert de bois (un peu dans le genre "sauna scandinave"), la minuscule "salle de cinéma", un mini-bar et une sorte de "coursive" (pour reprendre le terme d'Andrew) permettant d'avoir une vue panoramique sur la salle principale. Andrew et moi nous installons à l'étage, au niveau de la coursive, attendant Léandra et la guest star du jour : Jonas, qu'elle a invité pour l'occasion.

Lorsque nous nous installons, un groupe de musique répète. Il s'agit de Leif Vollebekk, un Montréalais d'origine norvégienne qui distille une musique rock-folk mélancolique et minimaliste (encore un !), accompagné d'un batteur, d'un contrebassiste et d'une guitariste lap-steel. Ils doivent jouer ce soir vers 21h. Leur musique résonne dans tout le café, difficile de s'entendre parler. Plus tard, à la sortie de Sans Soleil, nous assisterons à une partie du concert et force est de constater que ce n'est pas mal du tout. À suivre donc.


Léandra arrive, puis Jonas. Nous mangeons du boudin blanc, des cornichons et du fromage, puis nous nous dirigeons vers la petite salle de projection pour voir Sans Soleil. Ce film me marque toujours autant, et ce dès les premières secondes, avec les fameuses "longues amorces noires" de l'introduction. Il ne se laisse pas facilement décrire, ce film : il est magnifiquement construit, par associations d'idées/d'images/de sons et à l'aide d'analogies osées, mais ne contient aucune thèse manichéenne, aucun argument simpliste que l'on pourrait résumer en quelques phrases... "Rien n'est simple", comme le constatera une voix énigmatique durant le film, et seule sans doute la poésie complexe d'une œuvre comme celle-là est capable d'appréhender une tranche de réel, de donner un sens à un pan du temps et de l'espace. En conclusion, je ne vais pas me lancer dans le jeu difficile de décrire le thème du film, car la tentative tomberait à coup sûr à plat. Un extrait, simplement (mon dieu, quel regard !) :


Dans Sans Soleil, je n'ai pas vu d'araignée : les animaux fétiches de Chris Marker sont le chat et la chouette.

À la fin du film, contre toute attente, tout le monde a aimé. Jonas, dubitatif avant la projection, dira : "En fait, on n'a pas le temps de s'ennuyer un seul instant, avec ce film". 


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Nous terminerons gentiment la soirée au Verschueren. 

J'ai déjà trop écrit aujourd'hui et j'en ai marre, sérieusement... Mes textes sont beaucoup trop longs, à tel point que plus personne ne les lit jusqu'au bout... En outre, je suis, en ce lendemain de Sans Soleil, à l'heure où je termine ce texte, à la Maison du Peuple avec Emily. Donc : je ne décrirai pas cette après-soirée au Verschueren, c'est comme ça ! C'est la vie !

(Ce dernier paragraphe casse l'unité temporelle de ce blog, mais je crois que je m'en remettrai.)

There is sun and spring and green forever

Ce samedi est un samedi tranquille de convalescence. La soirée d'hier – pourtant très calme – m'a passablement épuisé, preuve que je ne suis pas encore totalement remis de ma petite opération du ventre. Pour passer le temps, je m'installe dans mon canapé, bien au centre de mon petit système d'enceintes stéréo, et j'écoute des vinyles... Encore et toujours Spiderland de Slint, dont la face B m'obsède au plus haut point, mais aussi In the Aeroplane Over the Sea, l'OVNI musical de Neutral Milk Hotel, le groupe aux paroles tellement complexes et oniriques qu'elles ont engendré – phénomène assez rare pour un groupe indépendant – des centaines de commentaires sur SongMeanings.

Goldaline, my dear
We will fold and freeze together 
Far away from here

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Le soir, Walter me ramène trois chaises qu'il m'avait empruntées hier pour sa soirée d'anniversaire, ainsi que mon saladier et le récipient qui contenait la vinaigrette. (Ce que j'écris dans ce journal devient de plus en plus captivant, c'est tout bonnement in-croya-ble !) Walter serait bien sorti boire un verre mais personne n'a l'air motivé, dira-t-il. Emily est dans une journée "Rugby" ; Léandra est chez ses parents dans la région du Centre... Peu importe : nous allons boire un verre à deux près de chez moi, au Verschueren. C'est très étrange à voir car nous sommes tous les deux très calmes niveau boisson : moi, forcément, parce que je suis toujours en convalescence ; lui, parce qu'il doit reprendre sa voiture. Donc nous sirotons lentement, lui une Chimay bleue, moi une Guldenberg : ça fait presque peine à voir, mais c'est mieux comme ça, dans un sens.

Walter reparle avec nostalgie de l'année dernière : ces mois d'octobre et de novembre où nous faisions beaucoup plus la fête, et beaucoup plus tard, notamment lors de ces fameux jeudis à l'Atelier, à Ixelles... Nous sortions alors du badminton et rejoignions les autres (Emily, Léandra, Annabelle, Andrew...) dans ce café, comme au bon vieux temps de l'Université, dix ans plus tôt. Même Léandra, qui n'est pas vraiment fan de ce quartier, nous rejoignait après ses cours de néerlandais. Tout cela s'est estompé au début de l'année 2011. Walter dira que ce n'était plus possible de continuer à ce rythme-là et que c'est pour cette raison que tout s'est arrêté, principalement. J'ai avancé une autre explication de la chose, mais c'est une explication beaucoup plus solipsiste et vaniteuse. NON, Hamilton, tout l'Univers ne tourne pas autour de ta pauvre petite personne
En tout cas, moi aussi, je suis nostalgique de cette courte période. Amusant comme ce passé se pare de couleurs, alors qu'il n'était pas toujours si coloré. Faut dire, pour ma défense, que j'étais amoureux. Puis j'ai été amoureux et stressé. Puis j'ai été amoureux et totalement déprimé. Puis j'ai été juste déprimé. Puis je n'ai été plus rien du tout. Aujourd'hui, j'écoute Spiderland et In the Aeroplane Over the Sea : ça ne peut qu'aller mieux. Oui, oui.

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Autre sujet de discussion : les autres (pas le film, hein). Walter aime bien analyser les autres. D'ailleurs, quand je ne suis pas présent, il se livre sans aucun doute à une analyse poussée de ma personne. À un moment, je parle de Lewis. Je dis que si ce dernier lisait ce journal – mais il y a très peu de chance que ce soit le cas dans la mesure où il est incapable d'allumer un ordinateur et sait à peine ce qu'est le World Wide Web –, il n'y verrait que des choses négatives à son encontre.

Lewis est du genre à avoir besoin des autres : il veut un contact fusionnel avec ceux qu'il aime. Contact fusionnel signifie par exemple : tenter de joindre, coûte que coûte, quels que soient l'heure et l'endroit, la personne désignée. Peu importe que la personne en question soit au Texas ou à Dubaï : il doit lui parler, sinon il angoisse sévèrement. Il aime aussi se sentir indispensable : souvent, il me dira que je peux compter sur lui, que je ne suis pas seul, etc., etc. Pour moi, il s'agit clairement d'un transfert, dans le sens où je n'ai pour ma part aucun problème avec le fait d'être seul ; c'est lui qui a un problème avec la solitude.
Lewis constitue l'exact inverse de mes parents et de ma famille proche. Mes parents m'ont toujours foutu une paix royale quand j'étais en dehors de leur "juridiction", et vice versa. Ils sont là quand il faut qu'ils soient là mais ils ne sont pas collants (je déteste les gens collants). Mes parents et moi ne nous téléphonons jamais sans qu'il y ait une raison purement pratique derrière le coup de fil, et c'est mieux comme ça. 

Souvenir proche : mercredi dernier, à la soirée chez ma tante, cette dernière reçoit un sms de sa fille de plus de vingt ans : "Bonne nuit, maman ! Je t'aime." Explication de ma tante : sa fille lui envoie ce genre de message tous les jours. Mon père et moi sommes hilares, forcément, car nous considérons ce genre de situation comme totalement anormale. Une raison : ma cousine a été plus ou moins abandonnée par son père lorsque ce dernier a refait sa vie avec une autre femme. On en revient à un thème récurrent : une forme d'abandon, durant l'enfance, et la peur d'être abandonné qui persiste à l'âge adulte. Le comportement de Lewis et de ma cousine ne sont sans doute qu'une manifestation de cette peur. Mais par qui Lewis a-t-il été abandonné ? Mystère.

Walter me reconduit en voiture. Il est 23h : l'heure de prendre un Dafalgan et d'essayer de dormir (la grande illusion).

Long John Silver à Charleroi

Cet après-midi, je repars vers Bruxelles. Rien à signaler si ce n'est, sur le quai de la gare de Charleroi-Sud, la présence d'un pigeon unijambiste. Le pauvre animal fait son possible pour marcher droit mais boite à la manière d'un pirate à la jambe de bois. Arbitrairement, je décide de l'appeler Long John Silver, à la mémoire de l'ancien quartier-maître du Walrus dans L'Île au trésor de Stevenson. La ressemblance s'arrête au détail morphologique car, contrairement à Silver, mon pigeon unijambiste n'a pas un perroquet sur l'épaule. Mais peu importe... Si jamais je recroise un jour l'animal sur les quais de la gare, nous irons boire des grogs et nous encanailler dans les bas-fonds de la ville industrielle déchue, en nous remémorant le bon vieux temps de la piraterie.

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Ce soir, Walter nous a invités à une petite soirée dans son appartement en l'honneur de son quart de siècle. Étaient présents : Emily, Léandra, Andrew, Annabelle, Charles-Henri et Frédéric (l'ami historien de Walter), mais pas son ami sarkozyste de la dernière fois. Walter ne sait pas (et ne veut sans doute pas) faire à manger. Tout est donc préparé par les invités : Annabelle et Charles-Henri ont apporté des baguettes et diverses préparations Delhaize (de l'Houmous piquant, de la tapenade d'olives...) pour un copieux apéro ; Emily et moi avons chacun amené une salade ; Léandra et Andrew se sont occupés du dessert (une fondue au chocolat). La maman de Walter avait également préparé une sauce bolognaise, mais personne n'en mangera, à l'exception de Frédéric et d'Andrew, arrivé en retard.

À plusieurs reprises, passe en fond sonore le « Concerto pour une voix » de Saint-Preux, ou plutôt une version légèrement remaniée...

Niveau boisson, je bois lentement deux Leffe triple et un verre de vin rouge, qui me font vite tourner la tête. Ha ! Si ça pouvait continuer comme ça – autrement dit : si je ne pouvais ne boire que trois verres d'alcool en une soirée et être un peu ivre – jusqu'à la fin de ma vie, je serais le plus heureux des hommes ! Je suppose néanmoins que cette non-résistance inhabituelle à l'alcool est tout simplement liée aux molécules de tramadol et de paracétamol qui se promènent encore dans mon sang.

Léandra est très énervée, et ce depuis le début de la soirée. Faut pas l'emmerder ce soir ! Elle a peut-être envie d'être ailleurs ? Walter l'énerve parce qu'il ne fait rien et reste constamment à la fenêtre à fumer ses cigarettes ; Andrew l'énerve parce qu'il commente de manière légèrement critique la présence (rare à la télévision !) de l'économiste Frédéric Lordon à Ce soir ou jamais, l'émission de Frédéric Taddeï sur France 3 ; même moi, je l'énerve apparemment !

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Grosse digression sur Frédéric Lordon vu chez Taddeï : alors celle-là, elle est quand même très poilante ! À tel point que lorsqu'Andrew me dit qu'il a vu l'économiste à Ce soir ou jamais, je me suis vraiment demandé si mon ami se foutait de ma poire, ayant clairement en mémoire une ancienne vidéo du même Lordon démolissant de manière gentiment sardonique la même émission et disant en substance qu'il n'y mettrait jamais les pieds.

Ai-je rêvé ? Non, je n'ai pas rêvé... Plus tard, de retour chez moi, je retrouverai ladite vidéo :  un petit reportage, intéressant au demeurant, intitulé « La stratégie de la vaseline » (2009) dans lequel Lordon explique entre autres – et je suis totalement d'accord avec lui – que développer une analyse alternative (c'est-à-dire sortant de ce que les spectateurs ont l'habitude d'entendre dans les médias) demande du temps et que, de ce fait, c'est une chose quasiment impossible à mettre en œuvre dans le cadre d'un débat télévisé, dont le format est forcément très limité dans le temps. Par ailleurs, les débats télévisés sont très souvent emplis de « contradicteurs professionnels », qui n'ont pas grand chose à dire mais qui n'arrêtent pas de casser et de couper les invités. Pierre Bourdieu en avait d'ailleurs déjà fait à la fois la démonstration et les frais dans l'émission Arrêt sur images, interrompu à tout bout de champ par l'horripilant Jean-Marie Cavada. Mais c'est une autre histoire...

Dans « La stratégie de la vaseline », reportage qui mélange des extraits d'un débat d'Acrimed (datant du 5 février 2009) et une interview de Lordon, ce dernier lance à un moment, faisant rire son auditoire : « Taddeï ? Ha non, non, non ! Mais ça j'ai dit tout à l'heure que non, non ! (...) Non, non, je ne vais pas chez Taddeï. Chez Taddeï, (...) si vous voulez, c'est la variante chic de ce que j'appelle "les talk-shows de pochtrons", quoi. (...) Vous avez RTL : [grosse voix grasse] "Ouaaaais, euh" ; chez Taddeï, c'est [voix pincée] "Oui, euh", mais c'est pareil... Fondamentalement c'est pareil (...). Ce n'est pas tout à fait les mêmes, mais c'est tout aussi inintéressant » (l'extrait ICI).

J'aime bien Lordon : je le trouve souvent très clair, très intéressant et très réfléchi. J'aime également son humour acerbe. Je suis aussi clairement du même bord politique que lui (mais ça, ça ne veut rien dire : je connais plein de gens de gauche qui m'énervent prodigieusement). N'empêche, sur Taddeï, en deux ans, l'ami Lordon a fait un virage à 180 degrés. Ça arrive, me dira-t-on : qui n'est jamais revenu sur une décision, sur un jugement à l'emporte-pièce ? C'est vrai, mais ce qui est vraiment rigolo ici, c'est la comparaison de ce revirement avec le sujet même du débat d'Acrimed dans lequel Lordon prend la parole : pendant une dizaine de minutes, l'économiste s'est royalement foutu de la tronche de tous ces intellectuels, journalistes, critiques qui ont retourné leur veste après le passage de la crise des subprimes, tous ceux qui ont affirmé tout et son contraire dans un intervalle de temps somme toute assez réduit...

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La soirée se termine relativement tôt, un peu après une heure du matin. Léandra et moi nous faisons débarquer en voiture au Cimetière d'Ixelles par Emily, pour prendre un taxi que nous ne prenons pas immédiatement : nous allons boire un dernier verre à la Bécasse. J'ai un énorme mal de tête, je n'ai pas la forme. Léandra, par contre, n'est plus du tout énervée : elle parle beaucoup de Jonas (la vie est-elle un éternel recommencement ?). Après un café (pour moi) et une infusion (pour elle), nous reprenons le taxi vers chez nous.

De retour chez moi, dans mon lit, je m'endors sur... Ce soir ou jamais. Ha !