Archives mensuelles : février 2013

Texas hold'em

« Ça pue du fion !
— Blindé, quoi !
— Ça pue blindé du fion ! »
(Extrait d'une partie de poker avec Mary et ses amis.)


Huit heures du soir à l'appartement. Cigarettes, joints, vin et bières. PJ Harvey en fond sonore, entre autres. — Autour de la table de la salle à manger sont installés Mary, Lívia (« Nous nous sommes déjà rencontrés ? », m'a-t-elle demandé en début de soirée en me tendant la main. « Bien sûr, lui ai-je répondu, chez Mary ! On avait parlé d'Alan Turing et de Bletchley Park ! »), Justine (une amie de Mary que je ne connais pas), Jacques-Armel, complètement grippé (« Tiens, tu joues à World of Warcraft ? »), Gondry, Kadir (un grand ami de Gondry, déjà aperçu à cette soirée musicale) et moi.

Mary explique très rapidement les règles du Texas hold'em (une variante très populaire du poker) à l'intention de ceux qui débutent (Justine) ou qui n'y ont jamais joué (moi). Rien de bien compliqué, du moins au départ : le dealer distribue deux cartes à chaque joueur, les deux joueurs suivants sont obligés de placer des mises forcées du nom de « petite blinde » et de « grande blinde » puis, en fonction de sa main, de sa conscience et des cinq cartes publiques (le « tableau ») qui sont retournées progressivement en cours de route, chaque joueur décide à plusieurs reprises soit de dire « check » (passer la parole au joueur suivant sans miser, quand la chose est possible), de se coucher (quitter le coup) ou encore d'augmenter sa mise, obligeant les autres joueurs soit à suivre (en égalisant ou en augmentant leur mise à leur tour), soit à se coucher. Le gagnant du coup est celui qui, en prenant en compte ses deux cartes privées et les cinq cartes communes du tableau, possède la meilleure main de cinq cartes.

Ça me semble simple de prime abord, mais ça s'avère très vite stratégique. « Les bons joueurs laissent le moins de place possible au hasard », nous révèle Kadir. « Ils utilisent constamment les statistiques et les probabilités pour connaître au mieux leur chance de remporter la mise, pour savoir quels risques il prennent dans une configuration donnée... »
Je n’ai donc jamais au poker de ma vie. J’ai déjà observé des joueurs, que ce soit dans la vie réelle (Mary et ses potes, dernièrement) ou dans des fictions, principalement dans des westerns au cinéma ou en bandes dessinées (dans Lucky Luke évidemment, mais aussi dans le formidable Gus de Christophe Blain). — J'ai beau avoir vu/lu tout plein de choses sur le poker, je ne sais pas y jouer : je suis extrêmement timoré, je n'ose pas miser à moins d'avoir un jeu fantastique (chose qui n'arrive jamais), je ne sais pas bluffer (je ne sais de toute façon pas mentir, ou alors très mal) et quand je me risque enfin, je perds. Je suis le deuxième à quitter la table, usé à force de placer de ridicules petites mises... Le premier à la quitter fut Jacques-Armel, qui bluffa magistralement mais se planta quand même face à Kadir et qui fut achevé par Justine (« Tué par une débutante ! », lança-t-elle, fière de son coup).

Avant de jouer la prochaine partie, il faudra que je compulse les règles, le vocabulaire, l'histoire et les différentes stratégies de ce jeu, car si je reste aussi mauvais que cette fois-ci, je ne m'y amuserai jamais !

Épuisé !

En rentrant, tard, à mon appartement, je suis au bord de l'épuisement. Je lutte, je lutte de toutes mes forces pour ne pas m'écrouler. Mais lorsque, peu après minuit, je me rends compte que je ne peux strictement rien faire (ni lire, ni écrire, ni regarder une série, ni même jouer !), je finis tout de même par m'endormir comme une masse, totalement résigné.
La journée avait pourtant bien commencé... À la pause café, au travail, je me suis gentiment insur contre Sylvette qui expliquait que sa famille s'apprêtait à couper cinq chênes dans le jardin de leur maison en Provence. Un pin, un peuplier, un bouleau, un palmier, un platane commun, peu me chaut ! — Mais un chêne — que dis-je, un chêne ? — cinq chênes ! Cinq majestueux chênes ! C'est un quintuple assassinat, voilà tout ! Un véritable sylvicide !
J'ai ensuite travaillé allègrement, mais dans l'urgence tout de même, au diaporama de ma conférence du soir. Je suis parti plus tôt du bureau pour être certain d'arriver à l'heure à La Louvière, à plus de cent kilomètres à l'ouest. Hélas ! À un kilomètre à peine de la gare de Huy, une grave panne de locomotive a coupé net mon entrain ! Immobilisés pendant plus d'une heure, forcés de descendre de la voiture pour longer la voie ferrée escortés par des policiers, obligés de rejoindre à pied la gare de Huy, où nous avons pu (du moins certains d'entre nous : ceux qui marchaient vite) happer un autre train, lui aussi en retard : c'est à partir de ce moment-là que l'épuisement m'a gagné, avant même que je ne commence à parler.
Arrivé dans la petite bibliothèque avec, assez miraculeusement, seulement cinq minutes de retard sur l'horaire, j'ai été accueilli par mon ami Fred Jr (l'organisateur de cette petite conférence) et la dizaine de personnes constituant mon public... Des passionnés. Qui d'autre se déplacerait un jeudi soir pour écouter une communication sur l'histoire du syndicalisme employé ? J'ai parlé pendant une heure, ai répondu à neuf questions (« Avez-vous eu toute latitude pour réaliser cette étude ? », « Avez-vous remarqué une évolution en matière de stratégie syndicale ? », « Pourquoi l'éléphant d'Afrique a-t-il de plus grandes oreilles que celui d'Asie ? », etc.), puis les gens s'en sont allés sans rien dire.

Fred m'a invité au « restaurant » après la conférence : au McDonald's ! Enfin, il m'a reconduit jusqu'à la gare de Braine-le-Comte où j'ai repris mon train en direction de Bruxelles, pour retrouver mon appartement, etc.

« C'est vous l'historien ici, non ? »

Le serrurier. — Lorsque le serrurier de la commune surgit dans notre bureau en ce début d'après-midi (voir l'article d'hier pour le commencement de l'histoire), Wynka, feutre fluo en main, a le nez plongé dans ce gros rapport sur lequel elle travaille d'arrache-pied depuis des semaines ; quant à moi, je prépare un diaporama en vue d'une conférence que je donnerai demain à La Louvière. C'est moi qui m'occupe de la prise de contact avec le serrurier. Je lui donne mon trousseau de clés et il inspecte le mécanisme de la porte pendant quelques secondes avant de déclarer : « C'est juste un problème de huilage ! J'ai de l'huile dans ma camionnette. Je reviens dans un instant ! » Il s'apprête à quitter la pièce et à redescendre les escaliers, mais un ouvrage dans la bibliothèque attire son attention : « Tiens, c'est un livre sur Hitler que vous avez là ?
— Eh bien ! Oui... Nous étudions les phénomènes d'extrême droite, donc...
— Et sur Léon Degrelle, vous en avez, des livres sur Degrelle ?
— Oh oui, je pense... Christiane, on a des livres sur Degrelle ici, hein ?
— Oui, oui, bien sûr, me répond Christiane, qui range justement les rayons de la bibliothèque.
— Vous allez voir, me lance le serrurier, bientôt, on va le réhabiliter, celui-là !
— Réhabiliter Degrelle ?
— Pourquoi me regardez-vous avec des grands yeux ? C'est vous l'historien ici, non ?
— Euh...
— Pendant que Spaak et les socialistes fuyaient et laissaient tomber le peuple belge, Degrelle allait combattre les bolchéviques sur le front de l'Est ! Vous le savez, ça, au moins ?
(Ne pas s'énerver.)
(Wynka reste plongée dans ses feuilles.)
(Que répondre ?)
— Mais... euh... Degrelle était un collaborateur, proche du régime nazi !
— Oui, mais il n'a déporté personne, lui, à l'inverse des socialistes ! Il est allé courageusement combattre les rouges, à l'Est. Et je l'admire vraiment pour ça...
— Les socialistes ont déporté des gens ?
— Oui, Spaak et toute sa clique !
— Spaak ? Mais...
(Il était en exil, Spaak...)
(Christiane, qui se trouve dans le dos du serrurier, me regarde avec les sourcils froncés et un petit sourire.)
(Wynka ne bronche toujours pas.)
Je n'invente rien, j'ai vérifié mes sources : j'ai lu ça sur le Web !
— Sur le Web ?
— Je suis prêt à changer d'avis, hein...
— Euh... Eh bien, si vous voulez, nous pouvons vous montrer des exemplaires de Rex, le journal de Degrelle. C'est un brûlot d'extrême droite, antisémite et pro-nazi...
— Oui, antisémite, d'accord, mais ça n'est pas du tout la même chose !
— Ha bon !
— Mais oui, l'antisémitisme, ça n'a rien avoir avec la déportation ! C'est comme pour les Musulmans aujourd'hui.
(Les Musulmans ? Quel rapport ?)
(Silence.)
— Et les petites voitures du peuple ! Et les autoroutes ! Hitler n'a pas fait que des conneries, vous savez... Bon, c'est vrai qu'il y a eu les camps de concentration, tout ça... Ça, je ne cautionne pas... Bon, allez, c'est pas tout ça, je vais chercher l'huile ! »
Il sort du bureau. Et moi, je reste devant la porte d'entrée, les bras ballants. Somme toute, je n'ai rien pu lui opposer, à ce type : sans doute y avait-il trop de discours à déconstruire en une seule discussion ? Ou bien ne suis-je pas du tout armé pour ce genre de débat, tout simplement ?

La cliente du supermarché. — À la caisse du supermarché, au soir. La femme qui me suit dans la file dépose sur le tapis roulant de la charcuterie, une bouteille de vin, une bouteille de Coca-Cola et un flacon de DesTop. Je lorgne ses achats. Elle me lance, pince-sans-rire : « J'ai grand-soif !
— Je vois ça...
— Le DesTop, rien de tel dans cette situation !
— Ha oui, c'est clair que ça débouche !
— Oui... Il ne me restera même plus d'estomac, après ça !
— Ça, c'est sûr... »
(Est-ce une sorte de conversation codée ?)
(Je me suis demandé après coup — c'est-à-dire quatre heures plus tard — si c'était de la drague ou une déclaration de suicide, ou autre chose encore, mais je pense que c'était peut-être plus de la drague car en définitive, elle m'a lancé un « Salut ! » très enthousiaste quand je suis reparti avec mes courses.)

Porte et rencontres

La rédaction de mon journal épouse les ondulations d'une sinusoïde. Je suis à nouveau au creux de la vague : pas envie d'écrire, pas envie de raconter quoi que ce soit... Les jours défilent, rien ne se passe et le retard est de plus en plus flagrant ! Je sais, je sais, je sais parfaitement que c'est complètement idiot ; que rien ne m'oblige à continuer de cette manière ; que l'écriture de ces pages sans queue ni tête ressemble de plus en plus à un long calvaire ! Mais que voulez-vous ? Si j'abandonne cela aussi, que me restera-t-il ? Absolument rien : j'aurai tout abandonné, absolument tout !
— Deux mots résument cette journée : porte et rencontres. —
Porte : le mystérieux « clang ! » que j'entends en verrouillant la porte de mon bureau, ce midi, m'inquiète au plus haut point. J'essaie immédiatement de tourner la clé dans l'autre sens... Impossible : la pêne est irrémédiablement bloquée dans la gâche (une sorte de penis captivus de la serrurerie). Appel en urgence du serrurier communal, mais celui-ci est en vacances et ne revient que demain. En attendant, c'est un apprenti qui débarque et qui avoue sa propre incompétence en matière de loquets : « Ha merde, c'est un vieux mécanisme ! », « Ça pue, ça... », puis contre toute attente : « Ha ! J'ai réussi à l'ouvrir ! », suivi d'un : « Je vais jouer au Lotto aujourd'hui, tiens ! » (Mais l'épisode de la serrure n'est pas terminé ! Demain, nous aurons droit au croustillant épisode du serrurier rexiste. — Patience !)
Rencontres : Mary les a invités à cette soirée « Cheese and Wine » et ils sont tous venus. Nous sommes donc treize personnes à partager l'espace de mon (relativement petit) appartement, à boire du vin, à manger de la soupe à l'oignon et du fromage, avant d'aller prendre un dernier verre au Bar du Matin, curieusement calme. Constat : les amis de Mary sont pour moi un enrichissement, un souffle d'air frais, une boule de bowling dans le jeu de quilles des rapports interpersonnels ! Si je veux évoluer, sur le plan des relations humaines j'entends (sur le plan purement individuel, ça va, merci), c'est dans cette direction-là — vers ces gens-là — que je dois marcher.

Hache

Terreur. — Seul dans le train du matin vers Liège, j'imagine sans raison la situation suivante : qu'un psychopathe viendrait silencieusement s'installer derrière mon siège et me fendrait le haut du crâne d'un rapide coup de hache. J'ai beau me dire que cet événement a extrêmement peu de chances de se produire, je n'arrive pas à me l'enlever de l'esprit. Je pourrais, bien sûr, m'installer contre l'une des extrémités de la voiture, mais je résiste... Et je reste donc, durant tout le trajet, dos à une partie du couloir central avec cette pensée lugubre en tête, sans parvenir ni à lire, ni à écrire, ni à m'endormir !
Sans bras. — Au repas de midi, certains collègues discutent d'une émission qu'ils ont vue récemment et qui montrait un manchot (un homme, pas l'animal) sur qui un chirurgien avait réussi une greffe de bras. « On ne se rend pas compte à quel point la vie est un calvaire sans bras et donc sans main, explique Lodewijk : on ne peut plus rien faire... On ne peut pas se gratter, écrire, prendre un livre, manger tout seul... » Je rajoute : « Pire : on ne peut même plus se masturber ! » (Pensée idiote de célibataire, oui, oui !)

Confusion des noms. — Au téléphone, je nomme ma collègue Charlotte (qui ne s'appelle pas vraiment Charlotte, on l'aura compris) réellement « Charlotte » ; dernièrement, en me citant dans une phrase humoristique au boulot, je me suis vraiment appelé « Hamilton » (alors que je ne m'appelle pas vraiment Hamilton) ; et, l'autre jour, dans ce message envoyé à Mary, j'ai d'abord écrit « Coucou Mary ! » avant de me corriger... À force de nommer les gens dans ce blog selon un prénom d'emprunt, je finis par les nommer réellement à l'aide de ce prénom d'emprunt ! Dois-je m'en inquiéter ?

Poser des questions.  — « Et à cette conférence sur Nietzsche, ce jeudi, tu as posé des questions ? me demande Charlotte dans le bus du retour.
— Non. Je ne pose presque jamais de questions. Si je me pose une question, je trouve la réponse par moi-même.
— J'ai remarqué que souvent, les gens qui posaient des questions dans les conférences le faisaient avant tout pour se mettre en valeur. » 
(Même constat.)

Saut fatal

Chihiro. — Le Voyage de Chihiro de Miyazaki contient tellement de degrés de lecture différents qu'il peut être apprécié tant par des enfants jouant à se faire peur (par exemple Gaëlle aujourd'hui) que par des adultes (par exemple moi) qui, selon leur humeur, verront dans ce film d'animation ou bien un simple chef-d'œuvre de poésie mélancolique, ou bien une virulente critique sociale déguisée, ou bien mille autres choses encore ! — La petite Chihiro incarne à elle seule, sans vraiment le savoir, le courage et la non-résignation face à un monde fantastique tiraillé par les mêmes injustices que notre monde à nous : ouvriers aux conditions proches de l'esclavage, hiérarchie patronale sans scrupules (la sorcière Yubaba et ses subordonnés : des cadres, dirait-on peut-être de notre côté du miroir), prise en compte de l'individu sur base de l'épaisseur de son porte-monnaie... — Le Sans-visage milliardaire, qui dévore sans envie des montagnes de nourriture, offre à plusieurs reprises un monticule d'or à Chihiro, mais celle-ci refuse catégoriquement d'en prendre la moindre pépite : « Quoi que vous fassiez, jamais vous n'exaucerez mon souhait », lui répond-t-elle. Ce Sans-visage peut donc tout s'offrir avec sa fortune, sauf ce qui compte le plus pour lui : la considération et l'amour d'une petite fille, seule capable de vaincre sa terrible solitude de spectre. (L'or produit par ce monstre s'avérera par la suite n'être qu'un vulgaire artifice composé de terre : à nouveau tout un symbole !)

« Qui décide ? » — Même cinéma que la semaine dernière : Gaëlle déclare mieux se plaire à mon appartement (synonyme de jeux et de liberté) que chez sa maman (synonyme d'école et de devoirs). Elle pleure à chaudes larmes. Je la console : « Quand tu seras plus grande et plus autonome, tu pourras choisir chez qui vivre. En attendant, je ne peux pas te garder la semaine. Ce n'est pas moi qui décide...
— Si ce n'est pas toi qui décides, alors qui décide ?
(Bonne question !)
— À vrai dire, personne. »

Mort absurde, I : Franz Reichelt. — David Darriulat (que l'on peut écouter dans l'émission radiophonique Les inconnus de l'histoire sur France Culture) lui a consacré un livre joliment intitulé Un tailleur pour dames au temps des aéroplanes (Edilivre, 2010). Franz Reichelt, tailleur français d'origine autrichienne (encore un Autrichien !) est connu pour avoir testé, le matin du 4 février 1912, un vêtement-parachute de son invention, en se lançant du haut du premier étage de la Tour Eiffel et... en s'écrasant directement 57,63 mètres plus bas (un peu plus encore, en fait, car il était surélevé par rapport au plancher). L'événement fut entièrement filmé et enregistré sur un film Pathé (!) : on y observe d'abord un Reichelt tournant sur lui-même face à la caméra pour présenter son invention sous toutes les coutures ; on le voit ensuite hésiter pendant de très, très (trop, trop) longues secondes, debout sur une chaise installée au premier étage de la tour, avant de finalement sauter ; on le regarde enfin tristement tomber en chute libre (avec cette pensée qui traverse l'esprit : « Ha bon, il y avait deux caméras ! »). Mais sans doute la pire séquence est-elle celle qui suit, montrant des hommes emportant le cadavre pendant qu'un monsieur mesure froidement le trou formé par le malheureux lorsqu'il a percuté le sol. — Le positivisme était encore à la mode, à cette époque !

Tranches - III

Andrew, encore un peu malade, me téléphone en début d'après-midi : cette nuit, malgré le vent, le froid et les intempéries hivernales, il s'apprête, en compagnie de Pietro, de Zapata et de deux Russes, à traverser une forêt des Hautes Fagnes à l'occasion d'une... marche scoute !... Une sorte de joyeuse randonnée masochiste à la lumière des lampes frontales (mais en moins extrême qu'il y a cinquante ans, dixit les organisateurs).

Donna et Fred Jr doivent arriver chez moi avec leurs deux enfants vers quinze heures. Message de Fred : « Ça te va si on vient à 19h ? » Sans problème. Cependant, ils arrivent à seize heures tapantes : Fred a inversé le « 6 » et le « 9 », comme dans La Grande Vadrouille ! (Léandra doit arriver, elle aussi. Mais Léandra n'a pas la forme. Et puis, elle suit un régime. Et puis, tout compte fait, elle doit voir Jonas. Donc Léandra ne fera que croiser la famille au complet dans la rue, alors qu'ils retournent à leur voiture, vers neuf heures du soir.)

Au menu de ce soir : une soupe aux lentilles relevée au cumin, au curry, au paprika et à la coriandre, à laquelle j'ai ajouté — pour m'écarter de la recette diront les uns, pour faire le malin diront les autres — une touche fleurie de safran ; un gratin de rigatoni aux petits pois et dés de jambon ; et enfin des crêpes préparées par mes invités car « c'est la Chandeleur ».

Donna me fait implicitement comprendre, à plusieurs moments de la soirée, qu'elle me trouve presque dangereusement permissif avec Gaëlle : alors que sa propre fille ne peut regarder une console de jeux que pendant un quart d'heure à peine, je laisse la mienne s'amuser des heures entières devant son écran si elle en a envie. — Qu'est-ce qu'un jeu ? Comment le jeu nous éduque-t-il ? Quel est le rôle de la liberté dans l'éducation d'un enfant ? C'est parce qu'elle et moi avons des réponses complètement différentes — voire même diamétralement opposées (ceci dit sans aucun jugement) — à ces questions que nous ne serons sans doute jamais d'accord.

Léandra (enfin) arrivée, nous regardons Les Bronzés font du ski, un DVD que Fred m'a offert cet après-midi sans raison. Tous les « héros » de ce film — et c'est ça qui est particulièrement marrant — constituent des parodies de bourgeois profondément égoïstes, dont les marques d'amitié ne sont qu'une succession de masques plus ou moins grossiers... sauf peut-être en ce qui concerne le dénommé Gilbert, incarné par Bruno Moynot (l'acteur qui jouait Preskovic dans Le père Noël est une ordure)... Lui endosse au contraire le rôle du « brave gars » un peu paumé, assez décalé, un rien vicelard aussi, qui ne demande rien à personne mais qui se fait constamment marcher sur les pieds. — Quoique... Non... Laissons tomber ! Tout cela ne tient absolument pas la route. C'est seulement un film comique, et puis c'est tout !

Tranches - II

« (...) mais nous, nous voulons être les poètes de notre vie, et d'abord dans les choses les plus modestes et les plus quotidiennes. » (Nietzsche, Le Gai savoir, fin du §299.) — Et nous, nous avons encore du pain sur la planche pour y arriver, n'est-ce pas ?

À peine la gamine est-elle sortie du bâtiment scolaire qu'elle court vers lui, souriante et confiante, ses petites godasses martelant en rythme le sol de la cour de récré. Elle l'appelle par son prénom (est-ce son beau-père ?), très enthousiaste : « Thierry ! Ouh ouh ! Thierry ! Je suis là ! » Pour seule réponse, le Thierry en question, de l'autre côté de la grille, lui gueule dessus, les sourcils froncés : « Putain, dépêche-toi ! Mais dépêche-toi ! On va être en retard, bordel ! » La fille obtempère tandis qu'il s'allume une cigarette et se retourne vers la femme qui l'accompagne : « Merde, c'est vrai quoi, on n'a pas que ça à foutre ! » — En vingt secondes, je l'ai déjà parfaitement cerné, cet éducateur indigne, ce bourreau des rêves d'enfant !


Sur le chemin de la gare, Gaëlle m'explique ses dons de prophète : « Je vois dans le passé et prévois le futur. Par exemple, je sais que quand je serai plus grande, je porterai des lunettes ! »

Arrêt à la brasserie « Le Flandre », devant la gare de Namur. Gaëlle retrouve sa Nintendo 3DS et n'en décolle plus. En face de nous, une petite fille un peu plus âgée attend seule sa maman. Elle commande un Ice Tea pêche à la serveuse, qu'elle semble connaître, et passe son temps en tapotant sur un téléphone portable... Aux tables alentour, des vieux et des estropiés ! Le serveur, qui n'est pourtant pas un novice, est particulièrement maladroit cet après-midi : il renverse un chocolat chaud sur son tablier, perd ses pièces de monnaie (ou plutôt croit les perdre) et finit par me lancer, dépité : « Ha ! J'aurais mieux fait de ne pas venir travailler aujourd'hui ! »

Ma fille me montre un dessin qu'elle a réalisé au stylet sur sa console : elle a peint tout l'écran tactile en vert puis en a gommé une partie, créant un labyrinthe de galeries : « Ce sont des trous de taupes ! » Ensuite, elle gomme l'ensemble : « Là, ce sont les taupes qui ont trop creusé ! »

Le train de retour vers Bruxelles ne se désemplit pas d'étudiants du cycle supérieur ou universitaire qui, selon toute vraisemblance, rentrent chez eux pour le week-end. La plupart des dialogues tournent autour de l'examen qu'ils auraient pu réussir in extremis mais qu'ils ont raté et de la nouvelle copine bizarre de l'autre, « mais c'est normal car lui aussi est bizarre en fait ». (C'est passionnant comme une aventure de l'Inspecteur Derrick.)