Archives mensuelles : mars 2013

Bouquet de fleurs

Gaëlle et les fleurs de la reine. — Dans le train du soir, mon téléphone sonne. C'est Maïté. Je décroche. C'est ma fille Gaëlle. Comme à chaque fois, j'ai l'impression d'avoir un robot au bout du fil, ou plutôt l'un de ces effrayants enfants du village de Midwich, à la voix monocorde et aux facultés hors du commun.

« Bonjour Papa.
— Ha ! Gaëlle, c'est toi !
— Oui, c'est moi. »
(Silence.)
« J'ai vu la reine hier.
— Tu as vu la reine ?
— Oui, j'ai vu la reine Paola.
— La reine Paola ?
— Elle visitait l'école et j'étais dans la... haie d'honneur.
— Ha. »
(Nouveau silence.)
« Je pleurais un peu parce que j'étais au bord du malaise, tu vois, sous la pluie.
— Sous la pluie ?
— Oui. Alors, la reine est venue vers moi et elle m'a donné son bouquet de fleurs. Elle m'a demandé comment je m'appelais. J'étais très intimidée.
— Ha bon.
— Si tu entends du bruit dans le téléphone, c'est à cause de Pixies.
— Pixies ?
— Oui. Pixies, notre nouveau chat. À demain, Papa ?
— D'accord. Demain, j'aurai deux jeux du Professeur Layton pour toi !
Layton 6 ?
— Non, Layton 6 n'est toujours pas sorti. Ce sera le 2 et le 3.
— Ha, c'est dommage, ça. Je veux dire : c'est dommage que Layton 6 ne soit toujours pas sorti. À demain, Papa.
— À demain ! »
(Mais elle n'est déjà plus là.)

Le chiffre de Dorabella (4). — Comme je l'expliquais déjà dans cet article, le message chiffré qu'Edward Elgar a envoyé à Dora Penny en 1897 résiste encore et toujours aux assauts d'armadas entières de cryptanalystes, professionnels comme amateurs, qui ont tenté d'en déduire la clé. Et c'est d'autant plus frustrant que lesdits assaillants disposent, en plus du message lui-même, d'une page complète d'exercices que Sir Elgar a rédigée plus de vingt ans plus tard, conservée à l'Elgar Birthplace Museum. Dans ce document précieux, Sir Elgar a non seulement donné la clé de son chiffre (ou plutôt une des clés) mais aussi des exemples chiffrés parfaitement déchiffrables, ainsi que d'autres indices légèrement plus curieux. Le document numérisé est disponible sur la Toile mais dans une piètre qualité : je l'ai retrouvé sur cette page du site benzedrine.cx consacrée entièrement au fameux chiffre. (On pourra également le consulter ici, au cas où l'autre se perdrait dans les limbes du Web.) — Dans la mesure où ce document pixelisé est à la limite du lisible, je l'ai retranscrit du mieux que je pouvais. L'image ci-dessous peut être considérée comme une modeste contribution à « l'effort de guerre » que constitue le déchiffrement de ce message.

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir.)

Cette page d'exercices est composée de plusieurs parties distinctes.

1) (À gauche, en haut.) Il s'agit d'une équivalence symbole/lettre. C'est une des clés possibles donc, qui prend pour base un simple chiffrement par substitution. Cette clé, on l'aura compris, ne coïncide absolument pas avec le cryptogramme écrit en 1897. Si elle coïncidait, le chiffre de Dorabella aurait été déchiffré depuis très longtemps et je n'aurais pas eu grand-chose à écrire au cours de cette semaine.

2) (À gauche, au milieu.) Plusieurs exemples qui sont déchiffrables grâce à la même clé : « Marco Elgar » (le prénom et le nom de son chien !), « A very old cypher » (« un très vieux chiffrement ») et « Do you go to London? » (« Est-ce que tu vas à Londres ? »). À noter que « A very old cypher » est crypté deux fois : une fois à l'aide des symboles habituels en forme de boucles et une deuxième fois à l'aide de symboles rectilignes.

3) (À gauche, en bas.) Une série de formes géométriques. Elgar a tracé un carré et cinq cercles (ou roues) traversés à chaque fois par deux diagonales perpendiculaires. Il a en outre dessiné, sur les deux diagonales et la circonférence de quatre de ces cercles, une série de petits traits qui, plus que certainement, permettent de distribuer les 24 symboles disponibles dans son alphabet chiffré. Chacun de ces traits est orienté dans une direction particulière et correspond a priori à une, deux ou trois boucles orientées dans cette direction. Selon la manière dont sont agencés les traits et les lettres sur la roue et selon la manière de lire cette dernière (dans le sens des aiguilles d'une montre ou dans le sens inverse), l'équivalence symbole/lettre change du tout au tout. — À cela s'ajoute le fait que ces roues, configurées d'une certaine façon, sont peut-être destinées à être tournées chaque fois qu'une lettre est chiffrée. Exemple : on veut écrire « AA ». On cherche donc sur la roue le symbole équivalant à la lettre « A » et on inscrit ce symbole à la place de la lettre sur une feuille. Ensuite, on tourne la roue d'un huitième ou d'un quart de tour. Vu que l'on doit à nouveau écrire un « A », on cherche le symbole qui correspond à la lettre « A » sur la roue. Mais celle-ci ayant pivoté, le symbole ne sera pas identique au premier « A ». Si Elgar a crypté son message de cette façon, nous ne sommes pas sortis de l'auberge !

4) (À droite, en haut.) Une suite de symboles qui ne sont pas agencés en suivant le même ordre que la clé rédigée en haut à gauche. Deux autres clés possibles ?

5) (À droite, au milieu.) Le message, en clair, « Do you go to London tomorrow? ». Elgar a par ailleurs compté le nombre total de lettres (« 23 ») ainsi que le nombre de « O » (« 9 Os »).

6) (À droite, en bas.) Les chiffres 1, 2, 3 et 4, le « 4 » étant représenté deux fois : une fois de manière fermée et une fois de manière ouverte (comme dans le cryptogramme de 1897).

(La suite ? Un jour peut-être.)

Le chiffre de Dorabella (3)

(Le début de la réflexion se trouve ICI.)

Si le message a été crypté à l'aide d'un simple chiffrement par substitution (un symbole équivalant à une lettre, ou à deux dans le cas de I/J et U/V), pourquoi ne pas effectuer une analyse fréquentielle des 87 symboles présents dans le cryptogramme ? C'est une pratique fréquente (ha-ha, humour !) en cryptanalyse, dont la plus ancienne mention connue remonte au savant et philosophe arabe Al-Kindi (801-873), pionnier de la discipline. — Imaginons que le texte soit écrit en anglais (ce qui est probable, mais pas certain), certaines lettres vont forcément être utilisées plus que d'autres. Ainsi, à moins que Sir Elgar n'eût en tête de crypter le vol gracieux d'un essaim d'abeilles, il y aura presque certainement dans son message plus de E, de T, de A, de O, de I et de N (les six lettres apparaissant le plus en anglais) que de P, de B, de K, de X, de Q et de Z, raison pour laquelle, d'ailleurs, les premières lettres citées valent moins de points que les dernières au Scrabble anglais. Gosh dammit!

L'idée est donc d'observer selon quelle fréquence chaque symbole est distribué dans le cryptogramme (autrement dit de compter les symboles un par un et de diviser chacune des sommes obtenues par 87 afin d'obtenir un rapport) et de comparer les résultats avec un tableau reprenant les fréquences d'apparition des lettres en anglais. De tels tableaux existent : ils sont basés sur l'analyse fréquentielle d'un corpus étendu de textes. — Évidemment, d'aucuns ont déjà effectué ce type d'opération sur le chiffre de Dorabella, sans résultat pour l'instant. Il faut dire que les difficultés sont nombreuses. La première (et non la moindre) est que plus le texte à déchiffrer est court, plus l'analyse des fréquences s'avère ardue faute d'une masse de caractères suffisante pour s'approcher d'une répartition classique. La deuxième : il est toujours possible que le texte ne soit pas écrit en anglais. La troisième : il est possible que ce ne soit pas un chiffrement par substitution. La quatrième : il est possible qu'Edward Elgar ait utilisé des abréviations et des jeux de mots, faussant encore plus les résultats d'une analyse fréquentielle.

(Digression.) Et c'est à ce stade de la réflexion que l'on se dit que cette histoire est tout de même singulièrement surréaliste : un compositeur envoie un message crypté à destination d'une jeune amie qui, semble-t-il, ne montre aucun intérêt particulier pour la cryptanalyse... Et il aurait passé son temps à créer, à son intention, un chiffre extrêmement complexe à casser ? — Soit ce message chiffré est un canular, soit nous n'avons pas toutes les informations en main, soit Edward Elgar avait des prédispositions au sadisme. (Je penche pour la troisième solution.)

Tout le monde parle d'analyse fréquentielle du chiffre de Dorabella, mais je n'ai pas réussi à trouver sur la Toile un document récapitulatif à ce sujet. Je me suis donc amusé à le créer (les symboles utilisés sont ceux fabriqués par Peter Brooks — grâce lui soit rendue) :

(Cliquez sur l'image pour l'agrandir.)

L'image ci-dessus comprend :

1) une retranscription du code en plus clair et en plus aligné, avec un comptage des caractères par ligne (les caractères en rouge sont ceux qui prêtent à confusion) ;
2) le nombre d'apparitions et la fréquence (en pourcents) des symboles ;
3) deux tableaux de fréquence d'apparition : le premier pour un texte en anglais, le second pour un texte en latin. — Pourquoi en latin et pas en français, en italien ou en espagnol ? Parce que la correspondance des symboles telle que présentée par Elgar dans sa page d'exercices (22 lettres + U/V et I/J) fait penser directement à l'alphabet latin.

Et après ? Et après, on peut toujours procéder à une batterie de tests et d'essais... Par exemple : la double boucle qui pointe vers le nord-ouest est la plus fréquente (11 occurrences), donc il pourrait vraisemblablement s'agir d'un E ou, si ce n'est pas le cas, d'un T ou d'un A, etc. De manière générale, on peut aussi considérer que les voyelles font partie des symboles apparaissant le plus souvent dans un texte en anglais : même si l'on ne peut savoir où se trouve telle ou telle voyelle, on peut plus ou moins estimer l'emplacement des voyelles en général. Ensuite, certaines séquences se répètent, comme les deux derniers symboles des deux premières lignes, ou bien la fameuse double boucle vers le nord-ouest, qui se répète deux fois d'affilée. On peut aussi imaginer que le texte contient probablement des petits mots anglais courants, comme « OF », « AND », « YOU » ou « THE »... Ou encore : trois des symboles qui n'apparaissent pas une seule fois dans le cryptogramme se suivent dans le tableau des symboles : X, Y et Z viennent immédiatement à l'esprit, même si dans un texte anglais, le Y est plus utilisé qu'en français. — On peut se dire tout cela, oui, oui, mais actuellement, ça n'a jamais rien donné de concluant !

(Demain, la fascinante histoire des roues pivotantes !)

Drame à Saint-Gilles

Les murs ont des oreilles (2). — Ce soir, je suis à nouveau dans mon fief, à la Maison du Peuple. À la table de gauche, une femme raconte ses tourments à son amie. Je la reconnais : il s'agit d'une des conteuses que j'avais été écouter le vendredi 12 février 2010 aux Zapéros-contes à la Fleur en Papier doré, en compagnie notamment de Christelle, Emily, Fany et Gaëlle, à une époque où je ne notais pas encore tout dans un journal (dommage !). — Dans un café, les gens discutent souvent comme s'il existait entre les tables d'invisibles cloisons insonorisantes ou comme s'ils se trouvaient à l'intérieur d'un cône de silence tel que celui utilisé par le baron Vladimir Harkonnen et le comte Fenring dans Dune ou, dans un tout autre genre, par Max la Menace dans la série du même nom.

« Si tu voyais comment ma fille me manipule ; si tu voyais la manipulation, c'est inouï ! Complètement inouï... Elle s'arrange toujours pour nous monter l'une contre l'autre. De nos jours, il n'y a plus aucune notion de respect chez les jeunes ! Et moi, je ne veux plus jouer le rôle du parent avec cette adolescente qui ne pense qu'à elle, qu'à ses amis... On n'a qu'une vie, merde ! (...) Elle adore le théâtre pourtant, ma fille, mais là, rien que pour m'emmerder, elle me dira qu'elle ne l'aime pas ! Dernièrement, je voulais aller à un festival du conte : que du conte, du conte, du conte, du conte ! Du conte, tout le temps, toute la journée... Le paradis, quoi ! Et puis ma fille et ma mère ont réussi à m'avoir : elles m'ont toutes les deux manipulée. Envolé, le festival du conte ! Elles ont réussi à m'emmener à Venise à la place ! Mais maintenant c'est fini : je vis ma vie ! » — J'imagine le titre de la rubrique « Faits divers » dans La Capitale : « Drame à Saint-Gilles : avec la complicité de sa grand-mère, une adolescente en crise force sa maman à visiter la Cité des Doges ! »

« Tu as vu Bienvenue chez les Ch'tis ? Tu l'as vu ? Ha, j'adore Kad Merad ! Je l'adore, je l'adore... Je l'adore, je l'adore, je l'a-do-re ! Quel mec ! Je l'adore ! Ha, si je pouvais rencontrer un type pareil, je ne serais peut-être pas si mal en point ! Je suis déjà sortie avec des comiques, tu sais... Trois comiques... Je suis même sortie pendant un temps avec André Lamy ! Un type désagréable, qui ne parle que de lui, de lui, de lui, tout le temps de lui. Pfff... Mais Kad Merad, ha, ce Kad Merad, quel homme ! »

Le chiffre de Dorabella (2)1. — En plus des symboles en forme de demi-cercles répétés une, deux ou trois fois et tournés vers l'une des huit directions possibles (24 symboles utilisables, 20 utilisés dans le cryptogramme), certains ont remarqué, à différents endroits du document, la présence de petits points. À coup sûr, il y en a un après le 5e symbole de la troisième ligne mais aussi, du moins me semble-t-il, un autre accolé au 12e symbole de la deuxième ligne (pour celui-là, il est possible que je me fasse un film et qu'il ne s'agisse en fait que d'une tache d'encre créée lors de l'écriture du symbole). Enfin, deux points sont également bien visibles à proximité du « 4 » de la date en bas à droite du message (« July 14. 97 »). Si le premier de ces deux-là peut être considéré comme un séparateur entre le jour et l'année, le second n'a a priori aucune raison d'être là.

Plusieurs hypothèses se présentent, certaines pouvant s'entrecouper.

1) Ces points n'ont aucune signification particulière.
2) Ils doivent être reliés pour former une figure ou donner une indication de lecture (une sorte de « Join the dots » farfelu). Si c'est le cas, personne n'a compris à ce jour ce qu'il fallait exactement relier, ni pourquoi.
3) Ce sont des signes de ponctuation (point, apostrophe ?).
4) Ils marquent la séparation entre des chiffrements différents (ou des langues différentes ?).
5) Ce sont des signes mettant en valeur un symbole particulier, par exemple pour signifier que le symbole qui suit est un « A » ou bien constitue le départ d'une séquence donnée. Mais alors laquelle ? On pourrait penser que le « Miss Penny » écrit au verso de la note chiffrée correspond à une séquence du texte et qu'il faut la placer après un signe comme le point de la troisième ligne. Cependant, ça ne fonctionne pas si le chiffrement est une substitution simple car on ne trouve pas dans l'ensemble du cryptogramme une suite de symboles qui équivaudrait à deux « S » suivi de deux « N » trois lettres plus loin (« miSSpeNNy »).
6) Les deux points présents dans la date, cumulés ou non avec une partie du chiffre « 4 », constituent une indication de direction pour la lecture des symboles, comme sur une horloge ou sur une boussole (la flèche pointant alors dans ce cas-ci vers environ 37 minutes ou vers le sud-ouest, selon l'analogie utilisée). Cela pourrait avoir un sens si la clé contenant les symboles et leurs équivalents en lettres avait la forme d'une roue que l'on peut faire pivoter.

(La suite demain.)

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1 Lire l'article d'hier pour le début de l'histoire.

Le chiffre de Dorabella (1)

Des quatre textes chiffrés (et non décryptés à ce jour) présentés dans ce journal le 14 mars dernier, c'est le chiffre dit « de Dorabella » qui me fascine le plus et m'occupe en ce moment l'esprit. Ce lundi soir, je passe quelques (hem !) heures à y réfléchir et à me renseigner. — Anecdote marrante : alors que je griffonne des symboles dans mon cahier à la Maison du Peuple de Saint-Gilles, une des trois jeunes femmes assises à la table d'à côté soupire : « Ils sont tous comme ça maintenant... C'est désespérant ! » Je ne saurai jamais avec certitude si elle parlait des hommes et me prenait comme un exemple très réussi de leur décrépitude généralisée, mais je soupçonne que oui. (Les murs ont des oreilles, même lorsqu'ils tentent de comprendre, avec les moyens du bord, un chiffrement particulièrement ardu.)

L'histoire de ce curieux message est rocambolesque : le compositeur anglais Edward Elgar (1857-1934) se lie d'une très forte amitié avec Dora Penny, fille d'Alfred Penny, un pasteur dont la nouvelle femme est une amie d'Alice Roberts, l'épouse d'Elgar. En juillet 1897, peu de temps après un séjour au presbytère du pasteur à Wolverhampton, Alice envoie à la famille Penny une lettre pour les remercier de l'invitation, lettre à laquelle le compositeur, grand amateur de cryptologie, joint une courte note chiffrée. Au verso, il écrit le nom de « Miss Penny » et, au recto, le message suivant :

Dora Penny n'a semble-t-il jamais essayé de déchiffrer le cryptogramme (« Encore un gars simple ! », a-t-elle peut-être ironisé), qui dormira dans un tiroir jusqu'à ce qu'elle ne le l'extirpe et ne le reproduise dans un mémoire consacré au compositeur intitulé Edward Elgar: Memories of a Variation, publié en 1937.

Depuis lors, tout le monde (façon de parler) cherche mais personne ne trouve. La situation est d'autant plus frustrante que, plus de vingt ans après sa note incompréhensible à destination de Miss Penny, Edward Elgar a rédigé une page complète d'exercices consacrée à son procédé de cryptage, allant même jusqu'à donner une clé et quelques exemples facilement déchiffrables. La clé, une simple substitution symbole-lettre, est la suivante (source : Peter Brooks, Wikimedia Commons, 2010) :

 

Cependant, la clé ne permet pas de déchiffrer le cryptogramme envoyé à Dora Penny en 1897. Tout au plus aboutit-elle, une fois appliquée, à une suite de lettres sans aucune signification, à moins d'imaginer que l'objectif ultime de Sir Elgar était de crypter à la perfection le bruit produit par la lecture d'un disque phonographique en très mauvais état :

BPECAHTCKYFRQDRIRRHPPRDXYXGFS
TRTHTCKLCERREHGQTRFRHUSQDXKKXFS
ESHUSEDUWGSERHUQSDCPGSHCDXC

De nombreuses solutions ont été proposées et un concours a même été lancé en 2007 par l'Elgar Society à l'occasion du 150e anniversaire de la naissance du compositeur. Cependant, aucune de ces tentatives de déchiffrement n'est satisfaisante : jusqu'à présent, les résultats n'ont un certain sens que si l'on intervertit certaines lettres, si l'on en supprime d'autres ou encore si l'on considère qu'Elgar abrégeait la moitié de ses mots et utilisait des abréviations à tout bout de champ. Il est très amusant de constater que certains cryptanalystes se vantent d'avoir craqué ce chiffre très résistant malgré l'absurdité de pans entiers du texte déchiffré ou malgré le fait qu'ils ont dû se servir d'anagrammes (à l'aide d'anagrammes, je pourrais faire passer L'Art de la guerre de Sun Tzu pour un roman d'amour1). Si ce chiffre doit être craqué un jour (et il le sera sans doute, à moins qu'il n'ait strictement aucun sens), il faut qu'il le soit de manière flambloyante ; que, à la vue de la solution, tout le monde s'exclame : « Oui, c'est logique, tout concorde et ça ne peut être que ça ! »

* * *

Récemment, j'ai compris qu'écrire de longs articles exposant l'ensemble d'une réflexion n'était pas une bonne chose (surtout si je voulais dormir plus de trois heures par nuit). Par conséquent, le présent texte n'est qu'une brève introduction au chiffre de Dorabella et il faudra s'attendre à voir fleurir dans les prochains jours l'un ou l'autre paragraphe sur ce cryptogramme, parce qu'il m'obsède ; parce que je n'arrive pas à en trouver la solution — et, surtout, parce que je ne risque certainement pas de la trouver !

(La suite demain.)

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1 Non, je ne le ferai pas.

Œufs Spinoza

Je pourrais profiter de ce dimanche sans Gaëlle pour lire, écrire, sortir, mais je suis une loque : il me faut trois heures pour m'extirper de ce lit confortable dans le creux duquel je visionne pour la trente-troisième fois de ma vie Starvin' Marvin in Space et Trapper Keeper ; deux heures pour prendre un bain bouillant ; une heure pour me traîner jusqu'à la Maison du Peuple où j'arrive — ô miracle ! — à me concentrer assez longtemps pour terminer un article, celui sur, entre autres, le radiotélescope Alma.

Concentré. — Talya, Poulain Perspicace et leur bébé Lilas s'installent à quelques tables de la mienne et sont assez vite rejoints par Andrew. Cependant, je ne les remarquerai qu'au moment où Léandra viendra, une heure plus tard environ, me révéler leur présence. « Tu avais l'air tellement concentré devant ton écran d'ordinateur quand nous sommes arrivés que nous n'avons pas voulu te déranger ! », me donneront-ils comme explication. Comme c'est chic de leur part !
 
Les « bobors ». — Léandra suit actuellement des cours à l'ICHEC mais elle n'y aime pas l'ambiance : la plupart des gens qui fréquentent cette école de gestion, professeurs comme étudiants, sont, d'après elle, des « bourgeois bornés ». Je croise le regard amusé d'Andrew... Nous avons, je pense, la même idée en même temps : ce ne sont plus des bobos mais des « bobors » ! Léandra continue son explication : « On a eu un cours consacré à Linkedin... Le prof n'a pas été jusqu'au fond des choses, il n'a fait qu'effleurer le sujet. Pour lui, Linkedin, c'est un réseau qui permet avant tout de "rester entre nous", entre cadres, entre gens du même monde, sans être dérangés par la plèbe ! Pfff... »

Restaurant philosophique. — Sur la route du « Vert de Gris » où nous allons manger ce soir dans le cadre des « RestoDays », j'explique à Léandra et Andrew mon nouveau concept de restaurant philosophique. Chaque mur serait une bibliothèque et chaque plat porterait le nom d'un philosophe : la salade Wittgenstein, les œufs Spinoza, le ragoût Schopenhauer, etc. Sur l'addition serait imprimée la phrase : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence » et en guise d'au revoir, les serveurs lanceraient aux clients : « À jamais reviendriez-vous pour cette même et identique recette, pour à nouveau de toutes cuisines goûter le retour éternel ? »

Restaurant quantique. — Plus tard, lors du délicieux repas (cannelloni de homard et canette rôtie pour eux ; carpaccio aux copeaux de foie gras et filet de bar pour moi), nous discutons de cuisine moléculaire. — Il faudrait dépasser le stade de la molécule et s'aventurer jusqu'aux quantas ! Andrew imite le serveur d'un restaurant de cuisine quantique au sein duquel l'incertitude régnerait : « Désolé, Monsieur, vous ne pouvez pas connaître à la fois l'assaisonnement et la cuisson de votre viande ! » Ou bien la viande serait servie dans une boîte à chats de Schrödinger : tant que l'intérieur de la boîte n'aurait pas été observé, la viande se trouverait dans deux états superposés, à la fois crue et cuite.

Larve fébrile contre chat allergène

Je pourrais profiter de ce samedi sans Gaëlle pour lire, écrire, sortir, mais je suis une loque : il me faut trois heures pour m'extraire de ce lit confortable dans le creux duquel je visionne pour la trente-deuxième fois de ma vie Starvin' Marvin in Space et Trapper Keeper ; deux heures pour prendre un bain bouillant ; une heure pour me traîner jusqu'au magasin et effectuer quelques courses (non sans m'être au préalable rhabillé) ; une heure pour manger... Quand j'ai effectué ces quelques simples tâches, le soleil est déjà en train de se coucher et il est temps pour moi de me rendre à la soirée d'anniversaire de Zapata. (Premier paragraphe bateau.)
Cela fait maintenant plus de six jours que je suis une larve au bord de la fébrilité : pour ne pas faire trop mauvaise impression au cours de ladite soirée et aussi parce que je déteste paraître malade même si je le suis assez souvent, j'avale un gramme de paracétamol et me débouche le nez à l'aide de quelques vaporisations de décongestionnant. J'oublie néanmoins de me gaver de cétirizine pour contrer l'allergie qui ne manquera pas de pointer son nez lorsque je serai en contact avec... le chat. Heureusement, je sais qu'Amy en a toujours en stock (je parle d'un stock de cétirizine, alias Zyrtec, et non d'un stock de chats). (Deuxième paragraphe bateau.)

Dans le hall d'entrée à la lisière de leur appartement, j'entends des cris et des pleurs d'enfants. « Pour le moment, me prévient Zapata, ça ressemble à une crèche et ça crie beaucoup ! » De fait, de plus en plus de couples voient un enfant débarquer tout à coup dans leur vie et les premières heures de cette soirée d'anniversaire leur sont clairement consacrées. J'ouvre la porte d'un coup sec et tonne : « Maintenant, fini de pleurer ! » Et ça fonctionne ! Ha-ha, je n'ai rien perdu de mon autorité légendaire ! (La grande illusion.) J'essaye à plusieurs reprises de prendre Sophia dans mes bras, mais cette petite est dans sa phase négative : elle ressemble à Toupet ! (Oui, oui, il peut citer Nietzsche et Kraus puis faire référence à Godard et Blesteau : Hamilton n'a peur de rien, et certainement pas de la troisième personne du singulier ni du ridicule.) (Troisième paragraphe bateau.)

Les enfants partis, une autre soirée commence : un anniversaire de Zapata qui ressemble vraiment à un anniversaire de Zapata... Tout le monde y est le bienvenu : copains, copines, mutants, végétariens, tardigrades, cryptanalystes, voire même princes du Danemark. Il y a de la nourriture mais surtout beaucoup de boissons alcoolisées et de cannabis. J'ai l'impression de me retrouver douze ans en arrière, avec mes cheveux longs et mes poches remplies de post-rock : rien ne change donc, sauf que je suis toujours malade et que, pour une fois peut-être même pour la première fois ! — je suis loin de partir le dernier. (Dernier paragraphe bateau.)

« Sangdieu ! »

« Eh bien ! Voyez maintenant combien peu de cas vous faites de moi. Vous voulez jouer de moi ; vous voulez avoir l'air de connaître mes trous ; vous voulez arracher l'âme de mon secret ; vous voulez me faire résonner tout entier, depuis la note la plus basse jusqu'au sommet de la gamme. Et pourtant, ce petit instrument qui est plein de musique, qui a une voix excellente, vous ne pouvez pas le faire parler. Sangdieu ! Croyez-vous qu'il soit plus aisé de jouer de moi que d'une flûte ? Prenez-moi pour l'instrument que vous voudrez, vous pourrez bien me froisser, mais vous ne saurez jamais jouer de moi. » (Hamlet, scène IX.)

Hamlet au Varia. — « Serais-tu un puriste ? », me demandera Inger en fin de soirée, chez Ophely et Tom, devant une bouteille de délicieux Calvados hors d'âge, ouverte depuis à peine une demi-heure. Il y a peut-être un peu de cela : en allant voir Hamlet ce soir, je m'attendais à une très (peut-être même trop) longue pièce portée par le souffle de la tragédie et je me suis retrouvé face à des acteurs qui n'ont cessé de briser le quatrième mur pour plaisanter ou converser avec moi. — J'exagère, évidemment !
Je dois être, quoi que j'en dise à d'autres moments, assez imperméable à l'innovation : j'ai du mal à regarder une pièce de théâtre — à plus forte raison une tragédie de Shakespeare — au cours de laquelle les acteurs s'adressent au public en lançant de petites feintes, comme si de rien n'était, comme pour casser l'effet dramatique... Pourquoi font-ils cela ? Pourquoi sortent-ils de leur bulle, de leur... globe (ha !) ? Pourquoi cassent-ils cette barrière entre eux et nous ? Nous ne devrions même pas exister : nous ne devrions qu'être les spectateurs d'un drame qui se joue malgré nous ! — Autre avis, celui d'un Tom lui aussi à moitié déçu : « Il y a un moment où il faut aller jusqu'au fond des choses... Où l'on doit arrêter de rigoler et continuer sur sa lancée, sans coupure dans la tragédie... Dire : "Voilà ! On est dedans et on n'en sort plus !" » Bien sûr, le moment tragique finira coûte que coûte par arriver : à la fin, et ce n'est une surprise pour personne (la licence a ses limites), tout le monde meurt.

Il est très facile, n'est-ce pas, de critiquer depuis son fauteuil ? Aurais-tu aimé, mon petit Hamilton, te taper les quatre heures de dialogues ? Aurais-tu aimé entendre ces acteurs réciter Hamlet, seconde version, dans son intégralité ? — Je suis partial et je me dois de rétablir l'équilibre : Hamlet/Karim Barras est fantastique lorsqu'il joue la folie : ses veines, sa sueur, ses muscles sont pleinement dédiés à son tiraillement ; le parti pris de se concentrer avant tout sur le drame familial, sur l'incompréhension des proches face à la folie (feinte ou non feinte) du prince, en oubliant de nombreux protagonistes propres au château et à l'intrigue secondaire, tient parfaitement la route ; le décor labyrinthique en arrière-plan où les acteurs errent de temps à autre en attendant de ressurgir sur le devant de la scène est très bien pensé ; le petit groupe de jazz/blues (batterie, saxophone, clavier) donne du dynamisme à la pièce ; quant à la modernité affichée de ce décor qui ressemble beaucoup plus à un appartement branché qu'à une pièce du château d'Elseneur, pourquoi pas ? Hamlet est intemporel.

Après Hamlet. — Tom et moi buvons de l'Orval, Jyl de la Duvel et les autres... je ne m'en rappelle plus. Tom me parle de cette pièce complètement déjantée signée Raoul collectif et intitulée Le signal du promeneur : « Ça commence avec des gars en parka qui débarquent sur scène, dans l'obscurité, avec une lampe sur le front... » La suite : des histoires entrelacées, un procès, un surréalisme à la Monty Python... Ça donne envie.
Jyl se souvient d'une représentation très marquante de Coriolan de Shakespeare durant laquelle le personnage principal, le patricien Caius Martius Coriolanus, était interprété par Jean-Claude Drouot. Ce dernier récitait semble-t-il son texte tellement à la hâte qu'un homme a osé crier depuis le public : « Caius, articule ! » Le drame : Drouot quitte aussitôt la scène, le rideau tombe et un membre du personnel du théâtre arrive finalement pour donner des nouvelles de l'acteur blessé : « Monsieur Drouot ne reviendra sur scène que lorsque la personne qui a proféré ces paroles aura quitté la salle. » Le monsieur obtempère et le spectacle reprend. Ambiance !

« Tiens, j'ai découvert ton blog, me lâche Tom.
— Ha bon ! Je me demandais justement si...
— C'est Carmela qui m'en a parlé.
— Oui, je m'en doutais.
— Je dois t'avouer que je suis allé regarder les articles dans lesquels j'apparaissais...
— Et ça va ? Tu n'es pas fâché par ce que j'ai écrit à ton sujet ?
— Non, pas du tout... Sinon, ça fait combien de temps que tu tiens ce journal ? »
Etc.

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Administratif versus créatif. — L'administratif aime se limiter à la règle, à la cloison, à son univers connu : il est systématique et ordonné, travaille à l'intérieur d'un créneau horaire fixe, est très fort pour les routines, possède le sens du rangement, est terriblement stable. Le créatif, au contraire, est effrayé par la règle, la contrainte et le canevas : il a constamment besoin d'un espace de liberté pour s'épanouir, est capable de tout remettre en question à chaque instant, peut être improductif à midi et extrêmement productif à minuit, et quand il range, c'est pour mieux déranger ! Malheur s'il est demandé à l'administratif de créer et au créatif d'administrer ! Le premier se demandera quelle est la tâche à accomplir quand le second remettra constamment à plus tard cette horrible besogne consistant à compartimenter l'information dans ces abominables chemises vertes fluo qu'affectionnent tant les vendeurs en bureautique ! — L'art subtil de la coordination : pour qu'un administratif fasse son boulot, donnez-lui des règles précises ; pour qu'un créatif travaille, donnez-lui-en le moins possible !

De la survie en librairie. — Gare des Guillemins, sept heures du soir. Mon libraire attitré est fatigué. Il a, m'explique-t-il, quatorze heures de travail derrière lui : « Deux librairies ferment par jour ! Je ne gagne rien mais je suis bien obligé de faire ces horaires si je veux survivre ! » Il est aigri et s'enflamme contre les grévistes (c'est un libraire de droite, un tantinet populiste aussi, mais c'est mon libraire quand même) : « On parle constamment de l'ère de la mobilité mais on devrait plutôt parler de l'ère de l'immobilité... Aujourd'hui, ce sont les bus ; un autre jour, ce sont les trains qui ne circulent pas ! Et après on s'étonne que les patrons délocalisent ! » Il réfléchit un instant avant d'ajouter : « Mais les travailleurs ne sont pas plus responsables que les autres. Nous sommes tous responsables ! »

La Toile de Doëlle, II. — « Quatre mystères irrésolus de la cryptologie » : avant que Doëlle ne m'envoie le lien vers cet article écrit par un certain Jean-Baptiste Petit, scientifique thésard et geek à ses heures, j'avais oublié jusqu'à l'existence de la cryptologie, cette science du secret composée de deux facettes qui se soutiennent l'une l'autre : la cryptographie (l'art de rendre un message inintelligible pour qui ne doit pas y avoir accès) et la cryptanalyse (l'art de rendre ce message intelligible malgré les efforts du cryptographe). Si j'avais le temps — en fait, je l'ai ! —, je m'adonnerais au plus évident de ces deux passe-temps, à savoir celui de chiffrer des messages à l'intérieur du présent journal ; et si j'en avais encore plus, je me lancerais à corps perdu dans des tentatives de déchiffrement. — Les quatre énigmes proposées dans cet article font partie des insolubles mystères de la cryptanalyse : personne à ce jour n'a réussi à les percer. Elles ne paraissent pourtant pas si compliquées que ça ! Erreur, erreur ! Nombreux sont ceux qui ont essayé... etéchoué ! Le premier cas dont il est question dans l'article, celui du manuscrit de Voynich, est un fantastique exemple du : « On ne sait pas ce que c'est ! » Est-ce vraiment un herbier richement illustré datant du début du XVe siècle ou bien une supercherie très élaborée et bien plus tardive ? L'écriture utilisée au fil des pages forme-t-elle un langage chiffré ayant du sens ou bien est-ce une suite de symboles sans queue ni tête ? Pour ceux qui désireraient s'y casser les dents, de nombreuses pages de cet étrange manuscrit, actuellement conservé à la bibliothèque Beinecke de l'université de Yale, ont été numérisées et sont disponibles ici. — Contrairement au manuscrit de Voynich, qui compte beaucoup de caractères (plus de 170 000), les trois autres exemples cités dans l'article sont compliqués à déchiffrer parce qu'ils n'en comptent justement pas assez. Comment, en effet, déchiffrer un texte secret aussi bref que celui de Dorabella (87 caractères d'un alphabet qui en compte 24), écrit pas le compositeur Edward Elgar à destination de sa jeune amie Dora Penny ? Comment, encore, trouver la signification de ce petit message chiffré écrit à l'arrière d'un livre retrouvé par hasard dans une voiture, qui n'aurait sans doute pas fait autant de foin s'il n'avait été en rapport avec le meurtre non élucidé de l'affaire « Taman Shud » ? (On se croirait dans Le Secret de La Licorne ou encore, comme dirait l'auteur de l'article, dans un roman d'Agatha Christie.) Comment, enfin, comprendre ce qu'a voulu exprimer le tueur du Zodiaque dans le message de 340 caractères et de 63 (!) symboles qu'il a envoyé au San Francisco Chronicle ? — Résoudre définitivement ne fût-ce que l'une de ces quatre énigmes suffirait, si ce n'est à devenir célèbre, tout au moins à se voir décorer d'un galon de cinq étoiles dans le petit monde de la cryptologie.

Le chiffre de Dorabella (1897) n'a toujours pas été déchiffré,
malgré son apparente simplicité.

Ectoplasmes

Alma. — En attendant le début de la prochaine décennie qui sera marqué, si tout va bien, par la mise en service du télescope géant E-ELT, on peut continuer à se tenir au courant, un rien rêveur, de tous les projets qui sont mis en place du côté de l'Observatoire européen austral, dans le désert d'Atacama au Chili. — Ce mercredi 13 mars 2013, c'est au tour du radiotélescope Alma (pour Atacama Large Millimeter Array) d'être inauguré et mis complètement en service. Contrairement aux télescopes optiques conventionnels dont les miroirs collectent la lumière du spectre visible (longueurs d'onde de 380 nanomètres à 760 nanomètres environ), Alma est constitué d'un réseau de soixante-six antennes dédié à l'astronomie millimétrique et submillimétrique, autrement dit à l'étude de longueurs d'onde du spectre électromagnétique proches du millimètre (allant de 300 micromètres à 9,6 millimètres pour être précis). L'objectif : étudier les objets les plus froids de l'univers, comme les nuages de gaz et de poussières, les vieilles galaxies très lointaines, les pouponnières d'étoiles, les systèmes planétaires en formation, les restes du Big Bang... Énorme bond en avant en perspective : ne reste plus qu'à patienter.
La transparence est-elle un humanisme ?  — À la brasserie de la gare des Guillemins, en soirée, deux clientes, la soixantaine, élégantes, s'installent à côté de moi et tentent d'intercepter le serveur pendant de très longues minutes. En vain. Celui-ci donne l'impression de ne même pas les voir.
« Que veux-tu ? Nous sommes devenues des ectoplasmes ! se plaint l'une des dames.
— Moi je vous vois ! dis-je en me tournant vers elle, souriant.
— Mais oui ! Mais vous, vous voyez des morts !
— "Je vois des gens qui sont morts", comme dans Le sixième sens ?
— En tout cas, vous voyez des choses que d'autres ne voient pas, et c'est tout à votre honneur ! »
(Double sens ! Double sens !)

« Encore un désespéré ! » — Les deux apparences spectrales sont enfin servies : elles jouiraient donc encore d'une certaine opacité à l'intérieur du monde des vivants. Elle se mettent alors à discuter de tout et de rien. Le fils (ou le neveu ?) de l'une d'entre elles s'est épris trop vite pour une jeune demoiselle : « C'est quoi cette manie de s'accrocher après deux jours ? Encore un désespéré ! Moi, même seule, j'ai toujours gardé plein de contacts. Mais c'est vrai qu'à un moment donné, t'as envie de partager quelque chose de beaucoup plus affectif avec quelqu'un... Mais bon ! C'est bien confortable pour eux, pour tous ces jeunes, de venir déverser toutes leurs angoisses auprès de leurs aînés ! » (Nous sommes des désespérés angoissés !)

Blizzard

Lorsque, de très bon matin, le blizzard souffle, le chemin vers ce bureau très éloigné de mon domicile me semble encore plus parsemé d'embûches qu'en temps normal. J'atteins tout de même sans encombre la gare de Bruxelles-midi, où les panneaux d'affichage sont constellés de rouge et où les annonces de retard et de suppression de trains se succèdent.

Il aurait sans doute été plus sage de travailler chez moi aujourd'hui. Trop tard : je suis déjà dans un train qui roule à toute allure à travers la campagne flamande pour rattraper son retard. Après Leuven, le paysage est grandiose, proche du « blanc dehors » (whiteout), ce phénomène météorologique des régions froides du globe durant lequel l'horizon se noie complètement entre un sol d'un blanc immaculé et un ciel qui possède les mêmes tons laiteux.

Le train est évidemment plus chargé que d'habitude : toute personne sensée voulant tout de même parcourir de longues distances malgré le blizzard prendra le train et non la voiture. L'homme assis en face de moi, âgé d'environ soixante ans, semble vouloir faire un brin de causette. C'est un entrepreneur qui a rendez-vous chez un client à Liège : « Le client voulait annuler à cause du temps... "Hors de question !", lui ai-je répondu au téléphone, "Je suis déjà dans le train !" » ; « J'étais en France hier et j'ai vu trois chasses-neiges côte à côte sur l'autoroute ! Oui, oui, vous m'avez bien entendu : côte à côte ! Ils nettoyaient les trois bandes en même temps ! »

À la gare de Liège-Guillemins, un peu avant neuf heures du matin, les retards s'intensifient et atteignent parfois des proportions vertigineuses. Sur les quais, attendant ma correspondance (en retard donc), j'ai noté cette annonce, dont la ridicule précision horaire a provoqué chez moi un éclat de rire : « Attention. Suite à un problème à Trois-Pont, le train à destination de Herstal partira maintenant avec une heure et 54 minutes de retard. Veuillez nous en excuser. »

Finalement, je n'arriverai au bureau qu'avec quarante-cinq minutes de retard, ce qui n'est pas si mal compte tenu des conditions climatiques. Seules Sylvette et Christiane sont présentes. Mes autres collègues ne peuvent sortir de chez eux : leur voiture est bloquée et aucun bus ne circule. — Train ! Seigneur des neiges ! Héros de la glaciale et téméraire traversée ! Ce que tu as aujourd'hui accompli, aucun autre tas de ferraille n'en aurait été capable ! Georges-Jean Arnaud ne s'est pas trompé lorsqu'il t'a choisi comme moyen de transport privilégié de la nouvelle ère glaciaire qui recouvre la Terre dans La Compagnie des glaces ! Hourra ! Hourra ! Puisse ton règne durer jusqu'à ce que les pierres deviennent des roches recouvertes de mousse, comme ils disent par là-bas, dans l'Orient lointain.
Au soir, c'est la « panique sur le rail », écrivent les médias. Les navetteurs qui doivent rentrer chez eux se rongent les ongles, les panneaux d'affichage restent désespérément vides, etc. Je reste donc de longues heures à attendre qu'un train arrive ? Non, absolument pas : je réussis à en happer directement un et je suis de retour à mon appartement à dix-neuf heures, pour ne plus en sortir. — Train ! Seigneur des neiges ! Etc.
Cet article est à placer, comme souvent, dans la catégorie : « Qu'est-ce qu'on peut dire quand on a rien à dire ? »