Archives mensuelles : mai 2013

Riches heures

« (...) Le miracle d'hier est devenu aujourd'hui une évidence, et à partir de cet instant la terre entière bat, si l'on peut dire, d'un seul cœur. Les hommes, qui s'entendent, se voient, se comprennent, vivent à présent au même rythme d'une extrémité à l'autre de la terre, devenus, à l'image de Dieu, omniprésents grâce à leur propre force créatrice. Et l'humanité serait merveilleusement unie à jamais, grâce à sa victoire sur l'espace et le temps, si elle ne se laissait troubler sans cesse par l'idée folle et funeste de détruire cette unité grandiose et d'utiliser précisément les moyens qui lui confèrent la puissance sur les éléments pour s'anéantir elle-même. »

(Stefan Zweig, « Le premier mot qui traversa l'océan »,
Les Très Riches Heures de l'humanité, 1927 pour l'édition originale.)
Une idée traverse de part en part ce recueil de douze récits historiques : les nombreux événements qui ponctuent l'histoire de l'humanité ne sont pas d'une importance égale ; l'histoire progresse par bonds, par paliers ; certaines heures, certaines minutes, voire certaines secondes se détachent de la contingence du temps pour marquer durablement les siècles à venir... De la chute de Byzance le 29 mai 1453 à l'épisode du « wagon plombé » marquant le retour de Lénine en Russie en avril 1917, en passant par d'autres événements a priori légèrement plus anodins comme cette minute d'hésitation de Grouchy qui aurait précipité la défaite de Napoléon à Waterloo (18 juin 1815), ou bien la première liaison câblée transatlantique (été 1858), ou bien encore l'exploration de l'Antarctique par le Capitaine Robert Falcon Scott (1912), Zweig propose une vision où l'homme, à certains moments-clés de l'histoire à tout le moins, dispose pleinement de son libre arbitre. Pour Zweig, le monde peut être, à de rares moments décisifs, radicalement transformé par la marque du génie, d'un seul génie (Goethe, Haendel et Tolstoï ont droit à leur propre chapitre, ce qui montre, soit dit en passant, le bon goût de l'auteur), mais également par la mauvaise décision d'un « médiocre » incapable d'appréhender le sens de l'histoire, incapable de comprendre le sens du destin dont il n'est qu'un engrenage (les mots sont durs envers Grouchy, « homme brave, dévoué et sûr, mais sans génie »). — Zweig raconte l'histoire du monde à la manière d'un enfant. Je veux dire par là (et c'est en grande partie un compliment) qu'il est optimiste, naïf et utopiste jusqu'à l'extrême ; qu'il observe chaque événement, même ancien, avec un regard neuf et émerveillé, tout en étant, bien sûr, parfaitement documenté. Il n'est pas question ici de montrer l'histoire dans tous ses entrelacs mais plutôt d'en faire ressortir les faits les plus saillants, de les interpréter à nouveau comme s'il s'agissait d'axes historiques autour desquels le destin du monde pivotait réellement. (Que cette interprétation de l'histoire soit vraie ou fausse est un tout autre débat.) — Et puis, il y a le style. Zweig ne noie jamais la narration dans la boursouflure : il écrit bien, il est clair, il a les bonnes expressions, il a le bon rythme, mais il n'est jamais alambiqué ni ampoulé, et, surtout, il n'en fait jamais trop. C'est un jeu terriblement difficile que d'écrire avec style sans que ce style ne se remarque, sans qu'il ne soit omniprésent au point d'en faire oublier le fond de l'affaire !

Copier-coller

Si j'étais fainéant au point de renâcler à réécrire autrement ce que j'ai déjà écrit auparavant, je pourrais rédiger quelques-unes de mes journées à l'aide de simples copier-coller d'articles antérieurs, auxquels j'ajouterais simplement un ou deux compléments d'information sur ce qui a changé au regard de la dernière fois. — Par exemple, voici le copier-coller du jour : comme chaque vendredi (ou presque), Gaëlle et moi nous reposons à notre table habituelle, à la brasserie « Le Flandre » ; Gaëlle retrouve sa Nintendo 3DS devant un verre de grenadine et un paquet de chips ; elle rejoint rapidement son amie Colombine, avec qui elle échange ses derniers exploits Pokémon. Et voici le complément d'information : la maman de Colombine se dirige vers ma table, échange quelques mots avec moi et me rend le baladeur que j'avais oublié la semaine dernière. (Et voilà, c'est tout !) — Si je devais consulter un psychologue (chose qui n'est pas du tout à l'ordre du jour), je lui parlerais de toutes mes routines, dont le présent journal est sans nul doute un des reflets les plus criants... Car non seulement je traite de mes routines dans mon blog mais, en plus, ce dernier est lui-même une routine ! (Il serait d'ailleurs peut-être plus intéressant pour ledit psychologue de me lire plutôt que de m'écouter.)

Anti-assertivité

« Tu devrais te renseigner sur l'assertivité », m'avait conseillé Mary, il y a trois semaines, après cette soirée durant laquelle j'étais, comme souvent, incapable d'exprimer mon point de vue de façon calme et posée. Le terme, apparemment à la mode dans les écoles de management et de gestion du personnel, désigne la capacité d'un individu de donner son avis et de défendre son point de vue sans être ni passif, ni agressif, ni manipulateur ; d'affirmer quelque chose auquel il croit en évitant à tout prix d'entrer dans un rapport de soumission ou, à l'inverse, de domination/manipulation. Il s'agit, somme toute, de dire que l'on n'est pas d'accord, mais en adoptant une attitude particulière, qui n'empiète pas sur ce que développe l'autre interlocuteur. — À l'oral, si l'on se base sur cette définition, je suis ce que l'on pourrait appeler un « anti-assertif » de première catégorie : je suis incapable d'amener la contradiction sans m'exciter, sans hausser la voix ou bien, au contraire, sans me couper de toute forme de dialogue en me retirant, parfois même physiquement, du champ de bataille (un renoncement que l'on pourrait considérer comme la partie « soumission » du concept). — J'ai toujours eu le plus grand mal avec la communication verbale. Quant à l'argumentation en temps réel, n'en parlons même pas ! Très souvent, je me dis que telle ou telle personne n'a pas un bon raisonnement, qu'elle est partiale dans ce qu'elle énonce, mais je suis bien incapable de mettre des mots sur ce que j'observe... et encore moins de contre-argumenter ! Alors, tristement, au mieux je me tais et continue à observer la scène ; au pire j'ouvre la bouche et je passe définitivement pour un idiot.

Lex Leandrae

Il semble de plus en plus évident que je suis incapable pour l'instant de tenir un blog journalier, du moins en procédant de la « manière habituelle » (pour autant qu'il y en ait une). Je postpose sans cesse le moment de la journée qui consiste à m'asseoir, chez moi ou dans un café, pour rédiger quelque chose. Je postpose ce moment non pas par manque d'idées, ni par manque de temps, ni par lassitude. Pour tout dire, je ne sais même pas pourquoi je le postpose... Quoi qu'il en soit, le retard s'accumule sans que j'y fasse réellement attention, ni que je me réfère, en me rongeant les ongles jusqu'au sang, à ma nouvelle échelle de retard qui stipule qu'aujourd'hui, à J-7, je me dirige inéluctablement vers l'Apocalypse et que, par conséquent, je devrais être en train de me suicider ou, à tout le moins, d'abandonner tout espoir de retour à la normale. — Si le retard ne me tracasse ni ne m'émeut curieusement pas, c'est parce que j'ai trouvé une solution, que j'ai appelée (en latin pour me la péter) la Lex Leandrae. Mon amie Léandra ne m'a-t-elle pas déclaré un jour : « Si jamais tu ne t'en sors plus ou si tu trouves le format de ton blog beaucoup trop lourd, plutôt que d'écrire sur trois ou quatre sujets par jour, tu pourras toujours n'écrire que sur un seul ; limiter ton journal à un paragraphe ! » ? J'ai toujours été réticent à utiliser ce procédé, le considérant comme une forme de tricherie. Aujourd'hui, mes principes se sont assouplis et j'ai fini par considérer qu'il s'agissait d'une solution honorable au problème actuel : après tout, c'est mon journal et j'en fais ce que je veux. — Par le présent article, j'instaure donc au sein de cet Hamilton's Diary en perdition, et ce jusqu'à nouvel ordre, la loi martiale ! Les mots n'y sortiront quotidiennement que par petits groupes accompagnés : un unique paragraphe, voire un simple aphorisme décriront l'observation ou la pensée du jour. Amen !

Nerfs

Objet trouvé. — Début de soirée, sur le chemin de la salle de badminton, je reçois un coup de téléphone de ma fille : « Dis Papa, est-ce que tu as retrouvé tes écouteurs ?
— Tu veux parler de mon baladeur ? Non, je pense l'avoir oublié à la brasserie vendredi dernier.
— Ton baladeur, oui. Colombine l'a vu et l'a repris avec elle en partant. Elle te le redonnera vendredi prochain.
— Mais c'est fantastique, ça !
(Long silence.)
— Bon ben... à vendredi alors ?
— À vendredi Gaëlle ! », mais elle a déjà raccroché.

Crise. — Ce dont j'ai le plus peur, c'est que personne, absolument personne, ne comprenne pourquoi j'ai réagi de façon si énervée, impulsive et radicale ; que personne ne comprenne pourquoi je l'ai complètement supprimée de mon existence à ce moment précis. J'ai vraiment peur de me retrouver seul sur ce coup-là, seul à comprendre mon comportement ; de passer pour le fou psychorigide de l'histoire, pour le gamin qui fait une tempête dans un verre d'eau. — Puis je me ravise : NON, on ne gueule pas sur les gens, on ne rentre pas de manière désinvolte sur un terrain pendant un échange et surtout, surtout, on ne confisque pas un volant de manière autoritaire, quelle que soit la raison invoquée (en l'occurrence le fait qu'Amy et Zapata nous attendaient pour manger)... Si je laisse passer un comportement pareil, alors plus rien n'a d'importance et autant tout laisser passer. — Donc je m'énerve, je range mes affaires en marmonnant un « Je rentre chez moi », je quitte la salle de sport en poussant violemment la porte et je me dirige rapidement vers les vestiaires pour prendre une douche et changer de vêtements. Je suis vraiment remonté : quelle autorité a-t-elle pour nous confisquer ce volant ? Est-elle notre mère ? Sommes-nous de petits enfants irresponsables ? Puis je me souviens qu'elle est arrivée en retard à la séance de ce soir ; qu'elle arrive tout le temps en retard, en fait... et ça m'énerve encore plus ! J'ai le cœur qui bat très, très vite ; j'ai l'estomac noué et je suis incapable de penser à autre chose. — Je sors du bâtiment en compagnie de Pietro et de Don Camillo. Elle attend dehors. Je dis au revoir aux deux copains et je la nie complètement. Je ne veux plus la voir et il est évidemment hors de question que j'aille manger, comme prévu, chez Amy et Zapata. C'est con (et triste), mais c'est impossible ; c'est au-dessus de mes forces !

Au Corto. — Ce soir, le Corto est un désert. Au bar, une jeune serveuse que je n'ai jamais vue* discute avec deux copines. Je m'installe à l'une des tables de l'arrière-salle, commande une Westmalle Triple, sors mon ordinateur, m'en vais demander s'il y a le Wi-Fi dans le bar, reviens à ma table, m'en vais à nouveau demander quel est le code du Wi-Fi, reviens à ma table et bois ma Westmalle par à-coup, ressassant ce moment où elle a pris le volant de façon autoritaire : « Maintenant c'est fini ! » Quelle drôle de soirée ! Et pour couronner le tout, je pense que les deux copines du comptoir se foutent de ma poire... — Plus d'une heure plus tard, de retour à l'appartement après de nombreux détours en bus, je lâcherai à Mary, du fond du cœur : « J'ai vraiment perdu ma journée ! »

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* Faut dire que je n'y ai plus mis les pieds depuis (si l'on en croit ce journal) le 15 avril 2012.

Quid novi? Leandra cattum habet!

« Petit chat,
Gentil petit chat,
Auras-tu la gentillesse de ne pas me croquer ?
Auras-tu la sagesse de ne pas me manger ?
Pourrai-je vivre en paix dans ma petite cage,
Sans craindre les assauts de ton instinct sauvage ?

Petit canari,
Gentil petit canari,
Le lion s'interroge-t-il lorsqu'il chasse la gazelle ?
Un félin se soucie-t-il du contenu de sa gamelle ?
Prie pour que chaque jour soit synonyme de croquettes ;
Prie pour éviter, de mes griffes, la mortelle pichenette ! »

(Hector-Antonin Serin, Les canaris :
mille et un poèmes pour enfants
, 1918.)

Quid. — Léandra a désormais un petit chat chez elle et je dois absolument le voir, sous peine d'excommunication. Mon entourage commence d'ailleurs à se poser des questions : « Comment ? Tu n'as pas encore vu Quid ? » ; « Tu n'as toujours pas caressé son jeune poil soyeux ? » ; « Tu ne l'as jamais vu se démener sur son arbre à chat ? » ; « Te rends-tu compte, Hamilton, que ce chat est très intelligent ? Il est intrigué par son reflet ! Par son reflet, bordel ! Te rends-tu compte de ce que cela signifie, Hamilton ? Par son reflet, nom de dieu ! » — Aujourd'hui, le grand jour est enfin arrivé : Léandra m'a invité chez elle afin que je puisse rendre hommage à Sa Majesté des Chatons. Je ne me suis pas gavé d'antihistaminique, mais il paraît que l'allergie est moins forte au contact d'un jeune chat... Puisse la rumeur s'avérer exacte ! — Arrivé chez Léandra, c'est le choc : je tombe immédiatement sous le charme du félin et je ne peux plus détacher mes yeux de son petit corps plein de vie et de grâce. Je passe mon temps à jouer avec lui, à me faire gentiment griffer et mordre... Gentiment, oui, car ce chat est tellement sympathique qu'il rentre ses griffes lorsqu'il tente d'attraper ma main et ne resserre pas ses mâchoires lorsqu'il place l'un de mes doigts entre ses crocs. « Ce chat est un génie ! », s'exclame Léandra qui, pourtant, ne croit pas au génie. — (En me relisant, je suis bien content que Quid ne soit pas une femelle, auquel cas mon article aurait presque pu paraître obscène auprès de certains esprits particulièrement mal tournés.)

Train en folie

Absence d'humour. — Cette vieille grand-tante (une des sœurs de feu mon grand-père) ne possède aucun second degré, ni même, maintenant que j'y pense, aucun sens de l'humour. Elle accepte chaque information avec un sérieux frôlant le ridicule : tout ce que je lui raconte, y compris les choses les plus incongrues, loufoques, surréalistes, est directement ingurgité comme étant la vérité et ne lui arrache pas le moindre sourire. La situation me fatigue et m'amuse à la fois.

Le train s'immobilisera trois fois. — Arrivé en périphérie de la capitale, le train Charleroi-Bruxelles s'immobilise complètement. À partir de ce moment, et ce pendant presque une heure, la contrôleuse nous informe de l'évolution de la situation. (Je prends note des phrases au fur et à mesure : la retranscription est donc beaucoup plus fidèle que d'habitude.)
Premier message : « Mesdames et messieurs, en raison d'une personne couchée sur les voies, notre train est immobilisé pour le moment. »
Deuxième message : « Mesdames et messieurs, votre attention s'il vous plaît. La personne est toujours sur les voies. Nous attendons qu'elle s'en aille pour repartir. »
De petits rires nerveux se font entendre dans la voiture.
Troisième message : « Nous attendons l'intervention des secours. La personne est couchée sur les voies. Merci de votre patience. »
Quatrième message : « Mesdames et messieurs, la police est arrivée sur place. Elle est occupée à libérer la voie. Merci de votre compréhension. »
Cinquième message : « Mesdames et messieurs, votre attention s'il vous plaît. La police est maintenant sur place. Nous attendons l'autorisation d'Infrabel pour repartir. »
Une alarme stridente retentit juste avant que la contrôleuse ne reprenne la parole pour délivrer un sixième message : « Avis à la personne qui a utilisé l'Help Assistance dans la quatrième, cinquième ou sixième voiture : je ne peux hélas pas accéder à cette voiture pour l'instant ! »
Regard intrigué des passagers et, à nouveau, rires nerveux.
Septième message : « Mesdames et messieurs, votre attention s'il vous plaît, nous allons bientôt redémarrer, merci pour votre patience ! »
Le train redémarre. Les gens crient quelques « Ouais ! » enthousiastes, mais le train s'arrête à nouveau, puis redémarre, puis s'arrête une nouvelle fois. Huitième message : « Mesdames et messieurs, nous sommes à l'arrêt car quelqu'un a ouvert la porte du train. Nous remercions cette personne ! »
Toute la voiture éclate de rire et, à travers la fenêtre, j'observe la contrôleuse, suivie de deux techniciens, courir vers l'arrière du véhicule. (Voilà une situation dans l'ensemble très comique, mais je suis certain que ma grand-tante n'aurait pas rigolé une seule fois !)

Les lépidoptères. — Coup de téléphone de Mary alors que je suis au Parvis de Saint-Gilles : elle a trouvé par hasard, en rangeant en profondeur les armoires de la cuisine, plusieurs nids de « mites »* à l'intérieur de verres à Champagne retournés (!). Elle m'explique que ces petits lépidoptères avaient eu le temps d'y produire de la soie et d'y pondre des larves en abondance. Elle les a annihilés, non sans un haut-le-cœur. — On a donc fini par le dénicher, ce foyer dont je parlais déjà dans cet article... en espérant qu'il n'y en ait pas d'autres.

Consultations de neurologie. — Andrew et Nanash me rejoignent en seconde partie de soirée. « Alors, comment ça va, en neurologie ? » Nanash me répond qu'il passe sa journée à traiter des cas inintéressants au possible : « Non mais parfois, c'est surréaliste quoi ! J'ai eu un patient dernièrement qui m'a expliqué avoir mal à la tête à chaque fois qu'il brûlait de l'encens dans son appartement. Je lui ai posé la question : "Vous avez déjà essayé d'arrêter l'encens ?" Et il m'a répondu : "Ha bon ? Vous croyez que c'est lié ?" »

Trullemans, Trullemans... — Nanash déclare suivre de près l'affaire « Trullemans » (pour en savoir plus, taper ce nom dans un moteur de recherche) qui prend en ce moment une place totalement disproportionnée dans le paysage médiatique belge francophone, au point de donner lieu à de nombreux débats sur... du vide. Nanash scrute sans relâche la presse et s'indigne de la bassesse de certains chroniqueurs de journaux. Il a été particulièrement choqué par la récente « opinion » de Dorian de Meeûs dans Lalibre.be, intitulée « Ce que Luc Trullemans et Véronique Genest révèlent sur notre société... » Nanash veut absolument que j'en prenne connaissance. Il commente le texte en direct : « C'est vraiment n'importe quoi cet article, n'importe quoi ! J'étais tellement choqué que je leur ai écrit un courrier d'indignation. Ce type mélange tout ! Mais qu'est-ce que le mariage pour tous vient faire dans cette histoire ? Et puis, cette phrase : "En s’empêchant d’aborder des sujets sensibles tels que l’islamisme radical..." : mais on ne parle que de ça, justement ! On n'arrête pas de parler de l'islamisme radical ! L'islamisme radical fait tout le temps la une des journaux ! » — Voilà qui est bien dit ; pas besoin d'en dire plus. Au revoir donc, stupide affaire « Trullemans » !

Le chat. — Je n'ai toujours pas vu Quid, le nouveau chaton de Léandra, et c'est très grave. Si ce chat est là, me disent-ils, c'est pour qu'on aille le voir. Il faut donc que j'aille dire bonjour à Quid au plus vite, sinon Léandra pensera que je n'aime pas son chat, que je l'évite... (Quelle idée !)
  
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* Après plusieurs observations attentives et recherches sur Internet, je gagne en précision : il s'agit sans aucun doute de « teignes des grains ».

Barbecue printanier

Le périple autoroutier. — Gaëlle et moi sommes invités, en fin d'après-midi, chez Donna et Fred Jr, à trente-cinq kilomètres environ de la maison familiale. Malgré ce que l'on pourrait appeler au bas mot les « péripéties parentales » (dont il faudra absolument que j'écrive l'histoire noir sur blanc un jour prochain), rien ne change : ma mère refuse que Gaëlle et moi prenions le train ; pour elle, il est évident qu'elle va nous y conduire en voiture, accompagnée par mon père qui, assis à la place du mort, lui servira de copilote.

L'arrivée. — À peine sommes-nous arrivés chez Fred que Gaëlle, Anouchka et Mado se précipitent sur le trampoline pour enfants installé dans le jardin. Elles se mettent à bondir en rigolant ; elles font des cumulets* ; elles se tiennent par la main pour faire une ronde ; etc. Pendant qu'elles s'amusent tranquillement, je discute avec Fred, qui tente avec succès d'allumer le barbecue. On parle du cas « Derrick » et de l'affaire « Trullemans ». — Car y a-t-il en ce moment dans le monde, mon cher Monsieur, des sujets plus sérieux, plus importants, plus graves que le cas « Derrick » ou que l'affaire « Trullemans » ? Pauvre Allemagne, pauvre Belgique ! Mais où va-t-on ?

Le technique de cuisson. — Fred a une façon très particulière de cuire la viande au barbecue. Il pose cinq saucisses ou brochettes sur le grill et, dès qu'apparaissent les premières hautes flammes provoquées par la graisse chaude tombant sur les braises rougeoyantes, il réserve les morceaux de viande dans un saladier et les remplace par cinq autres morceaux. Cela demande une concentration et une dextérité de tous les instants. Je m'inquiète : cette activité ne risque-t-elle pas de perturber notre fabuleuse discussion sur le cas « Derrick » et sur l'affaire « Trullemans » ? Le suspense est insoutenable.

L'éducation. — J'ai déjà remarqué, et ce sans poser le moindre jugement de valeur, qu'Anouchka et Mado n'étaient pas du tout éduquées de la même manière que Gaëlle. Sans doute dois-je souvent passer, aux yeux de Donna, pour un père dangereusement permissif, voire complètement inconscient ! — Exemples : il ne me viendrait pas à l'idée d'imposer à ma fille de terminer à tout prix son assiette lors d'un repas, ni de mettre en place des horaires rigides de jeu, de télévision, etc. — Ma façon de concevoir l'éducation est en fait directement héritée de celle que j'ai reçue au sein d'une famille qui, globalement, considérait très tôt les enfants comme des interlocuteurs dignes d'intérêt, sur un pied d'égalité avec les adultes, sans imposition d'une hiérarchie et d'une règle comportementale stricte. 

Le juron.  Gaëlle se fait mal en tombant d'un vélo et lâche, sans réfléchir : « Aïe ! Putain ! » Un peu plus tard, alors qu'elle joue à nouveau, seule cette fois-ci, sur le trampoline, je lui explique que ce n'est pas bien de prononcer ce genre de juron. Si je lui dis cela, ce n'est pas parce que je trouve que c'est mal de jurer dans l'absolu, mais plutôt parce que je trouve que c'est mal de jurer dans cet environnement-ci. Elle ne comprend pas, évidemment, et se perd dans des justifications sans fin alors que ce n'est nullement nécessaire : « Si j'ai dit cela, Papa, c'est parce que j'ai vraiment eu très mal ! »

Le jeu. — Donna aime la compétition et les jeux de stratégie, contrairement à Fred, qui n'est pas particulièrement intéressé par ce monde-là. Avec elle, je joue à Okiya, un nouveau petit jeu d'alignement de tuiles japonaises signé Bruno Cathala. C'est à la fois simple et subtil. Donna gagne quatre parties sur les six que nous jouons et, si je remporte la dernière manche, c'est simplement parce qu'elle est trop pressée de gagner.

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* Je viens d'apprendre à l'instant que le terme « cumulet » n'est pas utilisé dans toute la francophonie : c'est un belgicisme, synonyme de culbute ou de roulade. « Cumulet » est tellement courant en Belgique qu'il ne m'était même pas venu à l'esprit qu'il pouvait s'agir d'un régionalisme. (Un doute s'installe : tout ce que j'écris ne fleure-t-il pas le régionalisme pimpant ?)

Métajournal

Écrire sans le savoir. — Je consulte mon blog en milieu de matinée et découvre un texte (l'article du samedi 27 avril consacré à l'excursion dinantaise) que je ne me souviens absolument pas d'avoir écrit, à l'exception du premier paragraphe consacré à mes souvenirs d'enfance. Il n'y a qu'une seule possibilité : j'ai rédigé la majeure partie de ces quelques lignes et les ai publiées cette nuit même, entre mon retour du Pantin (voir hier) et mon endormissement, mais j'étais apparemment trop saoul pour m'en rappeler. — Détail amusant : le texte n'est pas du tout illisible ; il reste « logique » et sans faute, un peu comme si, malgré la brume alcoolique, j'étais resté alerte et vigilant ; comme si je m'étais relu plusieurs fois, avais corrigé l'orthographe, fais attention à la forme, etc. De par ce simple constat, un échantillon ahurissant de possibilités nouvelles s'offre à moi.

Métajournal. — Mon journal tend parfois à devenir, du moins partiellement, un journal à propos de mon journal ; un journal en circuit fermé, autoréférent ; un métajournal qui ne fait somme toute que consigner l'épineux problème consistant à écrire un journal. — Puis-je m'enfoncer à ce point, sans paraître ridicule ou prétentieux, dans la description de la description ? Écrire, à l'intérieur de mon blog, que j'ai du mal à écrire mon blog ? Auto-alimenter le récit de ma vie sans rien créer de neuf ? — Il y a quelque chose de paradoxal dans le fait d'écrire, dans un journal quotidien, que l'on a du mal à écrire ce même journal quotidien : c'est un peu comme si la seule mention d'un problème permettait illico presto d'en apporter la solution.

Observation enfantine. — Brasserie « Le Flandre », en début d'après-midi.
« Tu écoutes une chanson sur une petite chatte ? me demande Gaëlle.

— Pardon ?
— Ton baladeur est resté allumé sur la table et il y a le mot "Kitty" dans le titre de la chanson...
— Ha...
— Kitty, ça veut bien dire "petite chatte" en anglais, non ?
— Euh... Oui, ça veut bien dire "petite chatte"... »
Il s'agissait de la chanson « Kitty Empire » de l'album Songs About Fucking (1987) de Big Black, groupe de rock indépendant mené par Steve Albini à la fin des années 1980. (Je devrais faire un tantinet plus attention à ce que je laisse traîner négligemment sur les tables, car ma fille est en passe de devenir une observatrice hors pair.)

Mauvaise perdante. — Colombine est à nouveau présente avec sa maman, à la table adjacente. Elle aussi a apporté sa console portable. Afin qu'elles puissent s'affronter en temps réel, je me suis procuré cet après-midi, avant de récupérer ma fille à l'école, le jeu New Super Mario Bros. Cependant, Colombine, qui est plus âgée (j'apprends qu'elle va bientôt avoir douze ans) remporte toutes les parties, au grand dam de ma fille. « Tu gagnes tout le temps ! Ça ne m'amuse plus ! », déclare cette dernière, qui décide d'abandonner le Royaume Champignon pour retourner, seule, en terrain connu, c'est-à-dire dans la région d'Unys, où croissent et prospèrent des troupeaux entiers de Pokémon.

Négligence. — Le soir, de retour chez mes parents, je ne retrouve plus mon baladeur numérique. L'aurais-je laissé traîner négligemment sur la table de la brasserie ? Je suis maudit ! (Ou peut-être seulement distrait, tout simplement.)

En chaussettes

La disparition. — Cinq heures de l'après-midi, au travail. Je regarde sous mon bureau, là où elles se trouvent la plupart du temps : rien. Je vais jeter un œil dans la salle de lecture, avant que le conseil d'administration ne débute : rien. Je retourne dans mon bureau, cherche partout, y compris dans les endroits les plus improbables (comme au-dessous du percolateur) : rien.
Je me tourne vers Wynka : « Je ne retrouve plus mes chaussures !
— N'importe quoi !
— Non, je te jure : mes chaussures ont disparu ! »
Je me mets à paniquer : si quelqu'un les a volées, comment vais-je faire pour retourner jusqu'à mon appartement, à Bruxelles ? Vais-je devoir marcher en chaussettes sur le trottoir jusqu'à l'arrêt de bus, puis jusqu'à mon train, puis jusqu'à mon tram, puis jusque chez moi ? J'imagine la discussion, sur le quai de la gare : « Pourquoi vous promenez-vous en chaussettes, Monsieur ?
— Laissez-moi vous expliquer : dès que j'arrive au bureau, j'enlève mes chaussures et je passe ma journée en chaussettes. Mais aujourd'hui, au moment de récupérer mes chaussures, je me suis rendu compte qu'elles s'étaient envolées. Pfiut ! Envolées ! C'est cocasse, n'est-ce pas ? »
Je retourne dans la salle de lecture, où j'explique à d'autres collègues, entourés de membres du conseil d'administration, que je ne retrouve plus mes chaussures. C'est fantastique : tout le monde sait maintenant que je me balade en chaussettes au bureau. Prise de pitié, Christiane finit par me rassurer : « Okay, c'est bon Hamilton, je vais te montrer où nous les avons cachées !
Quoi ? Vous avez caché mes chaussures ?
— Hé ! C'était une idée de Lodewijk ! C'est lui qui les a vues sous ton bureau et qui m'a dit : "Oh, allez, cache-les, cache-les" ! »
Voilà pourquoi j'aime ce boulot : pour l'atmosphère !

Aura. — En début de soirée, avec Alizé et Pat, j'assiste à nouveau à une conférence-débat « Philo » au théâtre Marni. Le sujet tourne toujours, mais de manière plus lointaine cette fois-ci, autour du même aphorisme de Nietzsche : « Nous avons l'art pour ne pas mourir de la vérité » (voir ici). Le conférencier s'intéresse entre autres au concept d'aura développé par le philosophe allemand Walter Benjamin, notamment dans son essai L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique (1936). L'aura, d'après Benjamin, est ce qui fait qu'une œuvre d'art est unique, authentique : c'est un « ici et maintenant » dont seul l'original est pourvu. L'arrivée de techniques permettant la reproduction massive d'œuvres (comme la photographie et, surtout, le cinéma) marque l'affaiblissement de l'aura et transforme radicalement la façon dont l'art peut être perçu : après une dimension religieuse et culturelle, l'œuvre d'art a acquis, avec la reproductibilité, une dimension politique. (J'ai résumé, trop sans doute.)

Petit monde. — C'est vraiment un tout petit monde que ces conférences « Philo ». Elles sont ouvertes à tous mais ne touchent, par la force des choses, qu'un public très restreint. La plupart des gens présents dans la salle semblent se connaître, s'apprécier et partager de nombreux points de vue communs sur le monde. J'ai l'impression d'être déphasé avec le milieu, comme souvent.

Au Pantin. — Seconde partie de soirée, seul au café « Le Pantin », à quelques mètres de la place Flagey. Je lis, pour passer le temps, le chapitre 41 du tome II du Monde comme volonté et représentation d'Arthur Schopenhauer intitulé « Sur la mort et son rapport à l'indestructibilité de notre essence en soi » (tout un programme !). Schopenhauer est un excellent observateur désabusé : je lis sa métaphysique en soupirant, mais j'aime ses observations. (Il faudra que j'en reparle une autre fois.) — Amy et Zapata arrivent vers onze heures du soir. Ils reviennent d'un concert de ska-punk progressif canadien qui se tenait au Magasin 4. Flippo ne les accompagne pas : il a tout récemment « marché sur une vis placée malencontreusement verticalement sur le trottoir... La vis a traversé sa godasse et on a dû l'emmener aux urgences. » — Nous prenons quatre tournées, discutons de plein de choses (je ne me souviens plus des sujets de conversation), puis je prends un taxi. Je ne sais pas quelle heure il est. Deux heures du matin ? Je pense que... euh... je suis un peu saoul.