Archives annuelles : 2013
Rien
La-la-la
Éolienne rouillée
Accumulation d'archivistes. — De neuf heures douze du matin à quatre heures trente-quatre de l'après-midi, j'assiste à une journée internationale francophone des archives à Louvain-la-Neuve. (Oui : ce genre d'événement existe et attire même pas mal de monde, du Québec à la Suisse, en passant par Haïti.) Comme d'habitude, je serre des pinces, je donne des bises, je me présente et je me dis « enchanté », d'un air jovial, en regardant la personne plus ou moins dans les yeux et en essayant de ne pas avoir l'air trop idiot. Je tente même quelquefois de faire de l'humour ! « Et toi, tu travailles où, au fait ? », me demande-t-on à plusieurs reprises. À chaque fois, c'est la même litanie expéditive : « Je-suis-historien-dans-un-centre-d'archives-privées ! », puis : « Une-institution-qui-s'intéresse-à-l'histoire-de-la-gauche ! », et enfin : « Voilà, voilà, c'est tout ! » Soupir contenu, et ces pensées : va-t-il falloir que je fasse de la représentation toute la journée ? Pourquoi m'interroge-t-on sur mon travail ? Sont-ils vraiment intéressés ? Faut-il que je leur pose des questions à mon tour ? — Le thème du jour est la conservation : conservation préventive, conservation curative, restauration, création de métadonnées, externalisation de la numérisation, intervention d'urgence lors d'une catastrophe naturelle ou d'un attentat : tout y passe. J'y apprends entre autres que le nouveau dépôt des Archives de l'État à Mons a été construit sur une nappe phréatique : tout a été prévu pour que le bâtiment soit complètement étanche, mais je ne peux m'empêcher d'imaginer un déluge ravageant le reste des trésors historiques montois, déjà aux deux tiers détruits durant le bombardement du 14 mai 1940. J'y apprends aussi, un peu plus tard, qu'il faut être intraitable envers les ateliers de restauration : le cuir du registre restitué est légèrement gondolé ? Une seule des pages est mal restaurée ? Hop, hop, hop ! On ne lésine pas : on renvoie à l'expéditeur, nom de dieu !
Manger la même chose. — Je suis dans une de mes périodes obsessionnelles. Depuis quelques années, ça allait mieux, mais ces derniers mois, ça revient à la charge. Sur le temps de midi, en compagnie de huit autres archivistes, dans une crêperie bretonne proposant des centaines de crêpes salées différentes, voilà donc qu'un confrère en bout de table décide de commander cette crêpe à la tartiflette que j'avais moi aussi en tête depuis un bout de temps ! Qu'à cela ne tienne : comme souvent dans ce genre de cas, lorsque je ne veux pas prendre la même chose qu'une autre personne, j'ai un plan de rechange, ha-ha ! J'ai tout prévu : je commande donc la crêpe à la mozzarella, au salami et aux épinards... Mais voilà maintenant que ce confrère à ma droite (celui qui a fait du théâtre avec Léandra — elle le reconnaîtra sans peine) me lâche : « Ha, très bonne idée, ça, Hamilton ! Je vais prendre la même chose ! » Je ne dis rien pour ne pas passer pour un branque et suis donc obligé de manger une crêpe qui bénéficie de son double à table. — Suis-je le seul à déceler un problème ? Je pense que oui et, plus que tout, la pensée m'inquiète.
Banjo barré. — Cette chanson, « The Cellar Song » de Palace Brothers, alias Will Oldham, alias (plus tard) Bonnie « Prince » Billy, m'a fasciné pendant des années, alors que je n'étais encore qu'un frêle étudiant tentant de se frayer un chemin à travers les corridors de la grande université. — Il s'agit du quatrième morceau du tout premier album d'Oldham, There Is No-One What Will Take Care of You (encore un titre très joyeux !), sorti en 1993, un chef-d'œuvre auquel ont participé trois (trois !) membres de feu le groupe Slint : le guitariste Brian McMahan, le bassiste Todd Brashear (qui y joue un peu de tout) et le génial batteur Britt Walford. — Sans raison, je ressors la chanson du grenier où elle a stagné pendant des années. Elle est tordue. Les paroles sont tordues, et les instruments aussi : un curieux mélange de guitare électrique, de basse et de banjo (yeah !) qui donne constamment une impression de faux. C'est cela qui est fabuleux : la constante impression de faux. Tout y est déphasé, jusqu'au son Lo-fi, jusqu'à la voix éraillée d'Oldham qui se contrefout de sonner juste. — Un peu comme les rotors d'une vieille éolienne rouillée qui bloqueraient à chaque rotation mais qui conserveraient tout de même un certain charme, à cause de la rouille et du blocage, justement.
Dictionnaire du futur
Redéploiement
Âge d'Or
Deux heures de sommeil... — Ce n'est pas assez, et je le sais très bien. Mais que veux-tu ? Que je rentre chez moi à onze heures du soir, après une longue journée de travail, et que je me mette directement au lit, sans prendre un bon bain chaud, sans écouter de la musique, sans me détendre devant une série, sans jouer, sans lire, sans écrire ? — Tu me demandes l'impossible, et tu le sais très bien !
Quel est le lien entre ces trois citations ? — « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire. » (Voltaire) ; « Je crains le jour où la technologie dépassera l'homme. Le monde aura alors une génération d'idiots. » (Albert Einstein) ; « Si le peuple américain permet un jour que des banques privées contrôlent leur monnaie, les banques et toutes les institutions qui fleuriront autour des banques priveront les gens de toute possession, d’abord par l’inflation, ensuite par la récession, jusqu'au jour où leurs enfants se réveilleront, sans maison et sans toit, sur la terre que leurs parents ont conquis. » (Thomas Jefferson). Réponse : elles n'ont jamais été écrites ou prononcées par les personnalités placées dans les parenthèses ; elles font partie de ces nombreuses phrases apocryphes qui pullulent sur la Toile et, tristement, au-delà. — Il s'agit au mieux d'un manque de renseignement, au pire d'une flagrante malhonnêteté intellectuelle. C'est la raison pour laquelle, face à toute citation inconnue, le réflexe devrait rester inchangé : vérifier, vérifier et vérifier encore que le texte est authentique, autrement dit qu'il n'est ni tronqué, ni augmenté, ni simplement créé de toutes pièces dans le but de convaincre.
Le déclin de la civilisation. — « Durant l'Âge d'Or, nous vivions en harmonie avec notre environnement : nous respirions un air pur, nous batifolions dans l'allégresse de notre enfance par trop naïve. Nous voletions tels de jeunes papillons tout juste sortis de leur chrysalide. Nous avions un faible pour les coins sombres et chauds. Avides de nourriture, nous passions notre existence dans les céréales, que nous croquions avec l'insouciance renouvelée d'êtres qui n'ont connu ni la privation, ni la sécheresse, ni l'épidémie. Puis un dieu féroce est arrivé. Un rédempteur. Notre Rédempteur. Il nous a appris abruptement que toute nonchalance a un prix ; qu'à une période de faste et de bonheur succède toujours une autre, bien plus triste, aride et funeste. Il a d'abord réduit, d'une simple pression de son immense doigt, nos petits corps fragiles en poudre noire sans vie. Ensuite, il a abattu sur nous le Fléau : un air putride et nauséabond annihilant toute conscience et interdisant à nos ailes de battre. (A-t-on jamais vu pareil phénomène ? À quoi nos ailes servent-elles si nous ne pouvons plus les contrôler ?). L'agonie fut longue et douloureuse pour nombre d'entre nous, et aujourd'hui, je suis la dernière survivante d'une antique civilisation luxuriante : un insecte solitaire, caché dans les recoins de ce lieu devenu tout à coup terriblement hostile ; une pyrale qui a vu ses amis et sa famille s'étioler sous les attaques répétées de ce dieu sans cœur ; une mite terrorisée qui n'attend plus rien de la vie, si ce n'est de décliner et de mourir à son tour, en se souvenant de ces jours heureux pas si lointains, de ce blé abondant, de cette "mine de diamants" devenue en quelques semaines le pire des pièges, le pire des cauchemars éveillés. — "Je me souviens" : telles seront mes dernières paroles quand le Rédempteur abattra son doigt vengeur sur mon enveloppe diaphane... "Je me souviens et je ne regrette rien." »
≠. — Je suis installé à ma place habituelle (dans mon fauteuil de bureau, devant la table bancale, à l'orée de ma chambre) ; Mary est elle aussi installée à sa place habituelle (dans son fauteuil rond et confortable, dos à la cuisine, devant la table de la salle à manger). Nous avons tous les deux un endroit habituel. Nous avons accepté une routine, sans vraiment nous en rendre compte.
« Tu connais le groupe "Fauve" ? », me demande-t-elle en fin de soirée.
« Ha oui, c'est pas mal, en effet... », dis-je un quart d'heure plus tard.
« Je remets "Kané" ? » (Encore plus tard.)
« Mets "Nuits Fauves", pour voir... »
« Tu peux remettre encore une fois "Kané" ? »
« J'adore ce moment où la guitare reprend le dessus... »
« Tu peux remettre "Kané" à nouveau ? »
« C'est vraiment une putain de bonne chanson ! »
Sans sommeil
Retour en train. — Knut retourne à Gand et fait par conséquent une partie du trajet en train avec moi. À défaut de café, il s'est acheté une crème glacée. On parle un peu, il lit un peu, puis il s'endort. J'en profite pour sortir mon ordinateur portable et écrire une partie de ma journée de samedi. À Bruxelles-Nord, Knut se réveille, voit l'ordinateur allumé et me demande, avec son léger accent flamand : « Alors, bien travaillé ? » — Croit-il sincèrement que je me suis attelé à la mise au net du procès-verbal de la réunion de ce soir, après plus de dix heures de boulot ?
Latour-de-Carol
George