Archives annuelles : 2013

Cosmo

Revolutio. — À chaque fois que je découvre un jeu vidéo de plates-formes original, je pense que ce sera le dernier : le genre est tellement ancien ! Comment peut-on encore faire la révolution à l'intérieur d'un monde en apparence aussi rouillé que celui des jeux de plates-formes ? La réponse est contenue dans la question : c'est parce que le monde est vieux que la révolution y est possible. 

A Mundo Condito. — Avec Another World, sorti dans sa version finale en 1992, Éric Chahi n'avait-il pas déjà atteint un indépassable plafond d'intelligence et de graphismes ? Il a mis la barre très haut, certes, mais, plutôt que de plafond, cette barre a servi de plancher pour vingt ans de jeux de plates-formes riches en rebondissements et en dépassements ! Une vingtaine d'années après Another World, les jeux en deux dimensions appartenant à la vieille école n'ont rien perdu de leur superbe. Pour s'en convaincre, il suffit par exemple de jouer à Braid (2009), chef-d'œuvre poétique signé Jonathan Blow, intégrant une troisième dimension (le temps) à la traditionnelle 2D. (De ma découverte de Braid en juillet 2011, curieusement, ce journal ne garde qu'une simple et laconique mention.)

Limbo. — Aujourd'hui, je joue à Limbo. Une pure merveille. Aucune parole, aucun texte : dès le départ, on est plongé dans cet univers expressionniste en noir et blanc rappelant les films de Murnau ou de Fritz Lang. On dirige un pauvre petit garçon (une ombre noire tachetée de deux points blancs en guise d'yeux) qui se réveille au milieu des arbres et se met à courir.  Mais pourquoi diable court-il ? — Il traverse une forêt, une ville abandonnée et une usine. Un environnement très hostile : à chaque pas, il risque de se faire décapiter par des pièges dentés, perforer par la patte d'une araignée géante, électrocuter, déchiqueter par des scies circulaires, écrabouiller par des engrenages, etc. La fin est mystérieuse, mais le titre (Limbo pour « Limbes ») permet de se faire une idée. (À suivre.)

La mort ne se montre pas dans cet extrait,
bien qu'elle ne soit jamais bien loin.
Pour les intrépides sadiques : une compilation.

Cosmo. — Dans la sitcom Seinfeld, que je découvre avec plus de vingt ans de retard (mais où étais-je donc dans les années 1990 ? Dans une caverne de Morlocks ?), le personnage de Cosmo Kramer est librement inspiré de l'humoriste américain Kenny Kramer. Jusque là, rien de drôle, me dira-t-on. Mais Cosmo partage également de nombreux points communs avec mon ami Vinge, et quand on remarque cela, c'est tout de suite beaucoup plus poilant, du moins pour qui connaît Vinge. — Cette façon de débarquer sans prévenir chez son ami et voisin (voir la courte vidéo ci-dessous) ; les cheveux hirsutes et les yeux grand ouverts ; les plans foireux qu'il échafaude à tout bout de champ... pour tout aussi vite les abandonner ; les tirades absurdes ; les grognements et les mimiques pour exprimer chacune de ses humeurs ; les lubies changeantes (manger les meilleurs melons de la ville, élever des oiseaux...), etc. C'est Vinge !

Cosmo Kramer fait son entrée à la sixième seconde.
J'ai beau regarder cette scène en boucle depuis dix minutes,
elle n'a toujours rien perdu de son potentiel comique.
(Ouverture éclair de la porte, glissade, et... retour au naturel.)

Scrogneugneu

L'incroyable histoire de Scrogneugneu

OU

Comment un vampire raté passa trois terribles épreuves 
et devint le maître incontesté du club le plus sélect du pays vampirique


« Cent et un vampires habitent dans un lointain petit village. Chaque semaine, aux alentours de minuit, ils se réunissent dans un club très sélect. On y sert les meilleurs cocktails de sang de tout le pays.
— C'est quoi un cocktail ? me demande Gaëlle.
— D'habitude, c'est un mélange de boissons contenant de l'alcool. En l'occurrence, c'est un mélange de différents sangs, tout simplement.
— D'accord !
— Donc, tous les vampires du village sont conviés chaque semaine à la réunion du club des vampires, où ils boivent de délicieux cocktails de sang. Tous sauf un : Scrogneugneu, le vampire raté. Alors que les autres vampires sont grands et maigres, Scrogneugneu est petit et ventripotent ; alors que les autres vampires ont des canines acérées, Scrogneugneu possède une dentition ronde et émoussée. C'est pour cette raison qu'aucun des autres vampires du village ne veut de lui dans le prestigieux club. Mais Scrogneugneu ne démord pas : chaque semaine, il s'en va frapper à leur porte et leur demande la permission de participer aux réunions. Le maître des vampires, fatigué de le voir rappliquer chaque semaine, lui propose un marché : s'il réussit trois épreuves, il sera admis comme membre à part entière du club. Scrogneugneu parti, le maître rassure ses disciples : "Ne vous inquiétez pas : personne, pas même l'un d'entre nous, ne serait capable de réussir ne fût-ce qu'une seule des épreuves que je vais lui concocter !"
— Mais il va les réussir quand même, c'est ça ? me coupe Gaëlle.
— Patience !... La semaine suivante, Scrogneugneu est prêt pour sa première épreuve. "Tu devras nous amener la lune sur une plateau", lui déclare le maître des vampires, solennel, réprimant difficilement un sourire narquois.
— Oh ! C'est trop dur ! Il n'y arrivera jamais ! se plaint Gaëlle.
— Tu crois ? C'est aussi ce que les autres vampires ont cru, au début... Parce qu'ils ne savaient pas que Scrogneugneu, bien que n'ayant pas le physique d'un vampire traditionnel, est très intelligent. Confiant, le petit vampire repart donc chez lui et, un quart d'heure plus tard, revient au club, invitant ses congénères à l'accompagner dans la chaleur de cette nuit estivale où la pleine lune règne sans partage. Scrogneugneu montre alors un plateau sur lequel il a déposé un miroir : "Vous m'avez demandé la lune sur un plateau, la voici pleine et entière !" Le maître est furibond : "Ça ne compte pas !", crie-t-il, mais l'un des acolytes, gardien du droit vampirique, le reprend : "Je crains qu'il n'ait raison, Maître : il a réussi la première épreuve en nous apportant la lune sur un plateau."
— Ouah ! il est fort, Scrogneugneu !
— Oui, hein ? Mais arrive alors la seconde épreuve. "Celle-ci, il ne pourra jamais la réussir !", ricane le maître avant de se tourner vers Scrogneugneu pour lui donner de nouvelles instructions : "Tu devras faire en sorte que, dès la semaine prochaine, la rivière qui se trouve à cent kilomètres d'ici passe désormais à côté de notre club, et ce afin que nous puissions prendre des bains de minuit !" Scrogneugneu n'a curieusement pas l'air abattu par cette nouvelle épreuve qui semble pourtant de prime abord insurmontable. Il acquiesce et s'en va en silence.
— Comment va-t-il faire ? s'interroge Gaëlle. Ha oui ! Il va creuser un trou pour dévier la rivière, c'est ça ?
— C'est impossible, Gaëlle : la rivière coule à cent kilomètres de là !
— C'est trop difficile de creuser jusque là ?
— C'est trop difficile de creuser un canal de cent kilomètres en une semaine, même pour un vampire, oui... Mais Scrogneugneu a élaboré un projet beaucoup plus simple. Il force les habitants du village à travailler pour lui : il leur fait enlever chaque brique du bâtiment où se réunit le club et le fait reconstruire cent kilomètres plus loin, au bord de la rivière. La nuit de leur réunion hebdomadaire, les vampires sont étonnés de ne voir qu'un espace vide là où se trouvait auparavant la maison dans laquelle ils tenaient traditionnellement leurs réunions. Scrogneugneu explique son exploit : "Vous m'avez demandé que la rivière passe à côté de votre club. À cent kilomètres d'ici, se trouvent votre club et, juste à côté, la rivière !" Le gardien du droit vampirique, à nouveau, s'adresse à son maître : "Maître, je pense qu'il a rempli ici aussi toutes les conditions de l'épreuve !" "Qu'à cela ne tienne !", s'énerve le maître des vampires, "Il ne réussira jamais la dernière !"
— La dernière épreuve ? s'exclame Gaëlle.
— Oui, l'ultime épreuve : "Tu devras trouver en une seule nuit cent femmes vampires que nous autres, hommes vampires, pourrons épouser pour briser notre immortelle solitude !" Comment va-t-il faire ? Où va-t-il trouver toutes ces femmes vampires en une seule nuit ?
— Je sais comment ! lâche Gaëlle, satisfaite.
— Ha bon ?
(Je suis content qu'elle le sache, pour le coup, car de mon côté je n'ai toujours pas la moindre idée.)
— Oui : il va mordre cent villageoises qui vont se transformer en femmes vampires !
— Euh... Mais oui, c'est exactement ça ! Il a les dents émoussées, mais il peut encore mordre des cous, tout de même...
— Hi-hi ! Tu as vu ? j'ai trouvé ! Je suis forte, hein ? Il va pouvoir enfin entrer dans le club des vampires !
— Mieux que ça ! Grâce à Scrogneugneu, les vampires se réunissent dans un bâtiment au bord d'une jolie rivière et ont chacun une épouse ! Ils sont donc devenus amis avec Scrogneugneu car c'est lui qui est à l'origine de cette nouvelle situation enviable. Et peu de temps après, ils décident à l'unanimité de révoquer leur ancien maître pour nommer Scrogneugneu à la tête du club !
— Ouais ! »
(Amen !)

« Puis-je voir l'arme du crime ? »

Le retour de la nymphe. — Train du matin. Une voiture ferroviaire remplie d'humains se dirigeant vers Liège. Des os, du sang et des boyaux : un chaos grouillant, dont elle ne fait assurément pas partie, oh que non ! Elle, c'est une nymphe gracieuse qui lit tranquillement un livre et qui relève la tête de temps en temps pour regarder par la fenêtre d'un air triste, boudeur et tracassé. — Je ne l'ai jamais vue sourire une seule fois : elle est parfaite ! 

Les Sardaukars du rail. — Il existe deux types de contrôleurs sur le réseau ferroviaire belge : le groupe des contrôleurs traditionnels et les « troupes d'élite ». Le premier, celui dont font partie le jeune Flamand malingre et le moustachu bedonnant croisés ça et là, est plutôt bienveillant. Le second a un nom : « Ticket Control Team ». Il s'agit d'une brigade spéciale de contrôle des billets qui est beaucoup moins accommodante que la brigade ordinaire. — Aujourd'hui soir, ils sont quatre à parcourir les voitures et à éplucher chaque titre de transport. À un jeune homme exprimant son étonnement du fait qu'auparavant on ne lui avait jamais demandé de présenter sa carte d'étudiant, un de ces « ticket controllers » a répondu : « Si votre contrôleur habituel ne vérifie pas cela, c'est qu'il fait très mal son métier ! » Le même arrive à mon niveau et je lui montre mon « Rail Pass » dûment complété. Il le scrute pendant trente secondes sans ciller, puis : « Puis-je voir le feutre qui a servi à remplir ce "Rail Pass", Monsieur ? » (« Puis-je voir l'arme du crime ? », ai-je l'impression d'entendre.) Il examine alors mon stylo sous toutes les coutures pendant trente autres longues secondes, de nouveau sans ciller, puis effectue des tests de frottement sur mon « Rail Pass ». Il me rend enfin le tout, non sans ajouter : « Regardez Monsieur : je suis presque arrivé à effacer la gare de départ en frottant avec mon doigt. La prochaine fois, utilisez un stylo qui ne s'efface pas ! » Sir, yes Sir!

Dogs Playing Banjo. — Non contente de m'envoyer chaque mois un lien en vue de sa « Toile du quatorze », Doëlle m'a récemment fait découvrir cette vidéo de... euh... chiens... jouant « Feudin' Banjo », ce relativement vieux morceau de bluegrass qui sert de thème principal au film Deliverance dont je parlais tout récemment. On aura compris que ce ne sont pas vraiment les chiens qui jouent, mais simplement deux personnes cachées derrière les fauteuils. Détail : cette vidéo à l'allure anthropomorphique me fait penser à la célèbre série des Dogs Playing Poker de C.M. Coolidge.

Éducation. — Le soir, j'essaie d'éduquer un tant soit peu ma fille à l'humour en lui montrant quelques scènes parmi les plus hilarantes jamais tournées au cinéma ou à la télévision. Je commence par quelques extraits du film The Blues Brothers (1980) : celui où le groupe de blues se met à chanter « Rawhide » dans un bar sudiste ; celui où les deux frères foncent sur des nazis manifestant sur un pont (ci-dessous) et enfin celui, fameux, où ils se font poursuivre par tellement de voitures de police que tout comptage s'avère définitivement impossible. Je lui montre ensuite quelques sketchs parmi les plus expressifs du Monty Python's Flying Circus. Même sans comprendre l'anglais, Gaëlle rit aux éclats plusieurs fois : c'est prometteur !

« Illinois Nazis...
— I hate Illinois Nazis. »

« I'm sorry to have kept you waiting, but I'm afraid
my walk has become rather sillier recently, and
so it takes me rather longer to get to work. »

Du fer le matin, du fer le soir

Thatcher du matin. — Quand je pars au travail depuis le village de mes parents, j'adopte une routine différente de la routine bruxelloise : je vais chercher mon café à emporter à la petite boulangerie en face de la gare avant de prendre mon train. Aujourd'hui matin, la boulangère se souvient de moi mais ne se rappelle plus si je désire un café avec ou sans lait : « Je me disais bien que c'était noir, mais je n'étais plus sûre. »
Alors que la vieille machine Nespresso prépare difficilement le chaud breuvage et que la radio passe un rapide résumé de la carrière politique de la « Dame de fer », la boulangère tente de tuer le temps :
« On dirait que certains ne vont pas la regretter, celle-là ! Il paraît même que dans un village en Angleterre, ils sont tous sortis dans les rues pour fêter l'événement !
— C'est normal : elle a assassiné le peuple britannique au profit de la finance.
— Comme ici...
— Avec un peu d'avance, sans doute.
— On tournerait aussi bien sans gouvernement, non, Monsieur ?
— Hmmm...
— On en liquiderait déjà la moitié qu'on ne s'en porterait pas plus mal, n'est-ce pas ? »
Oui ? Non ? Je ne réponds pas. Sourire gêné.
« Voilà votre café, Monsieur. »

Thatcher du soir. — Dans le train entre Huy et Namur, une dame et son petit-fils sont assis en face de moi. Le gamin joue au sudoku ou bien lit tout haut (assez difficilement) des articles de journaux. À plusieurs reprises, il avoue à sa « bobonne » ne pas comprendre la moitié de ce qu'il lit. « Je t'expliquerai à la maison », lui répond-elle la plupart du temps. Mais lorsque l'enfant se met à lire un article sur Margaret Thatcher, elle ne postpose pas sa petite explication, pour mon plus grand bonheur : « "La dame de fer", qu'on l'appelait. Parce qu'elle était inflexible dans ses décisions... Elle était très intelligente et très visionnaire par rapport à ce qui se passe actuellement. Une grande dame. » Elle se plaint ensuite de tous ces jeunes qui « ne font plus rien d'autre que de rester collés à leur écran d'ordinateur, les écouteurs vissés dans les oreilles ! » Silence, avant d'ajouter : « Des zombies, voilà ce qu'ils sont ! ». — Très souvent, l'antipathie ressentie envers une personne durant les toutes premières minutes d'une rencontre a tendance à se confirmer, voire à s'amplifier par la suite. (Et il en va de même, d'ailleurs, en ce qui concerne la sympathie.)

L'attaque du pigeon

De bon matin, dans la voiture de ma mère qui me conduit jusqu'à la gare, le journal radiophonique de sept heures s'ouvre sur une futilité : l'histoire d'un homme qui a reçu une amende de cinquante euros pour avoir écouté trop fort de la musique alors qu'il était au volant de son véhicule.
« Est-ce avec une actualité si insignifiante que l'on commence un journal, à une heure de très grande écoute, sur la première radio francophone du pays ?
— Ce n'est pas si insignifiant : le monde est de plus en plus incivique ! » me rétorque ma maman.
Je soupire mais je ne réponds pas : à quoi bon ? Le reportage continue. Le contrevenant a même droit à une interview dans laquelle il explique entre autres avoir passé l'âge de mettre la musique à fond dans sa voiture. Je me dis que ce monsieur doit avoir au moins un ami journaliste au sein de cette radio pour arriver à occuper l'antenne si longtemps avec son banal problème administratif. — Je réfléchis un instant et reviens, fort heureusement, assez rapidement sur ma première opinion : après une information d'un tel poids et d'une si grande qualité, j'espère de tout mon cœur qu'un important débat viendra secouer le pays, voire l'Europe tout entière : le monde est-il en train de devenir incivique ou bien l'homme était-il dans son droit ? Le policier a-t-il abusé de son autorité ? Jusqu'à quel volume sonore peut-on écouter la radio sur la voie publique ? Et surtout : pourquoi le lièvre-wallaby à lunettes préfère-t-il vivre seul la nuit dans la moiteur tropicale de l'Île de Barrow ? Et aussi : pourquoi ce dernier s'enfuit-il en zigzaguant ? — Ha, comme il me tarde d'enfin détenir les réponses à tous ces mystères de la nature qui, depuis tant de millénaires, tenaillent l'humanité en mal de savoir !

Au boulot. — Je déboule dans la salle de lecture. Mon air faussement affligé cache difficilement un méchant rictus de contentement :
« Margaret Thatcher est morte !
— Eh bien, il lui en aura fallu du temps ! », s'exclame Christiane.

Premier bureau du deuxième étage.
« Margaret Thatcher est morte !
— Ha bon ?
— Après Reagan et Friedman, encore une de moins ! »

Second bureau du deuxième étage.
« Margaret Thatcher est morte !
— Oh-oh ? »

Le décès de Thatcher représente une libération symbolique pour la gauche. — Si une personne encense Thatcher et sa façon de voir le monde, elle ne peut pas être de gauche : voilà un baromètre particulièrement fiable.

La politique néolibérale (privatisation de ce qui avait été nationalisé dans l'immédiat après-guerre, dérégulation, ouverture totale de l'économie aux capitaux étrangers...) que Thatcher a mise en place dans ce laboratoire économique qu'était la Grande-Bretagne des années 1980 est en ce moment une réalité plus vivace que jamais — et pas qu'en Angleterre ! Pas la peine de pleurer sa mort, mais pas la peine non plus de s'en réjouir outre mesure, car le thatchérisme sert aujourd'hui de mortier aux briques du mur européen — et pas qu'européen !

Cette fois-ci, il aura seulement fallu cinq petits jours pour que Thatcher, première sur ma liste des personnalités qui feraient bien de rejoindre au plus vite le Royaume des morts, ne décède réellement. — Idée lumineuse : et si je me reconvertissais en oracle et adressais des prophéties à destination de tous ces gobe-mouches qui croient au moindre signe ?

Le soir, de retour chez mes parents. — Ma mère me raconte cette curieuse anecdote : Gaëlle et elle sont allées boire une grenadine et un café à la terrasse chauffée d'une brasserie de la rue de la Monnaie, à Namur. Soudain, un pigeon a fondu sur elles pour piquer les quelques cacahuètes qui traînaient dans un petit bol au centre de la table. L'animal a renversé au passage la grenadine de ma fille qui s'est déversée partiellement dans le café de ma mère. — Va-t-il bientôt falloir se réfugier dans un restaurant de la Bodega Bay et barricader toutes les fenêtres ?

« Flûte, ça y est : je n'ai à nouveau plus de voix !
— Moi, j'ai ça tout le temps à l'école », répond Gaëlle dans le salon, « tellement je n'arrête pas de parler ! »

Et à la fin, il meurt !

Guérison. — Je suis en train de guérir. L'action combinée des antibiotiques et des banjos aura-t-elle fini par tuer dans l'œuf ce début d'angine d'origine bactérienne ? Hourrah ! Hourrah ! Gloire soit rendue à Sir Alexander Fleming pour sa découverte accidentelle (mais néanmoins extraordinaire) de la pénicilline, ainsi qu'à Pete Seeger, Earl Scruggs, Sonny Osborne et Barney McKenna (c'est ce dernier que l'on aperçoit dans la vidéo ci-dessous) ! Hourrah ! Hourrah !

« Dans la vie, on ne peut pas tout maîtriser ! » — Mais ne pas essayer de tout maîtriser, à tout le moins dans ces domaines qui m'intéressent ou me concernent de près, m'apparaît comme un terrible renoncement. Je peux renoncer à beaucoup de choses, mais certainement pas à cette satisfaisante tentative de maîtrise.

Être lu. — Donc, selon une pratique bien établie au sein de la blogosphère, je devrais promouvoir mon journal en mentionnant certains de mes articles sur les réseaux sociaux ou en commentant sans relâche blogs et forums spécialisés ? Je devrais faire très attention au référencement de mes textes et aussi à la manière dont ils sont rédigés (pas trop longs, avec les bons mots-clés et tout le tralala), de façon à ce qu'ils soient le plus souvent consultés ? Tout cela pour être lu par un maximum de personnes ? — Mais le sens de la manœuvre m'échappe complètement, aujourd'hui plus que jamais : à quoi cela sert-il, fondamentalement, d'être lu par un maximum de personnes ? (Pour tout dire, j'y vois plutôt une source potentielle d'ennuis et de complications.)

Gâcheur. — Il n'existe pas vraiment d'équivalent français pour le terme « spoiler » tel qu'il est utilisé dans le monde passionnant (hem) des résumés de films, de séries et de livres, si ce n'est peut-être « gâcheur »... Mieux vaut donc pour l'instant, je pense, garder l'anglicisme que tout le monde comprend : le spoiler est cet indice, ce commentaire qui dévoile tout ou partie d'une intrigue qu'il aurait été préférable de cacher, afin de ne pas gâcher l'émotion ou le plaisir lié à la découverte de ladite intrigue. — Je suis depuis longtemps passé maître dans l'art de spoiler (on va dire que le terme se conjugue). Je me le suis encore dit aujourd'hui en relisant mon texte d'hier qui signalait assez platement que le film Deliverance contenait une scène glauque de viol, scène que, peut-être, certains auraient voulu découvrir par eux-mêmes ? Je me souviens également avoir beaucoup déçu Yama, dans un de ces trains de retour vers Bruxelles, en lui révélant les détails de la superbe mort de Stringer Bell dans The Wire alors qu'elle n'était pas encore arrivée à ce passage. (Elle m'en a beaucoup voulu.) — Si je pratique si souvent le spoiler sans me soucier de gâcher la découverte d'une œuvre, c'est parce que je ne comprends pas en quoi cela gâche quoi que ce soit. Je trouve au contraire que tout connaître d'une histoire avant d'y accéder permet de mieux la savourer. C'est la raison pour laquelle je lis toujours les dernières pages d'un roman avant de le commencer (parfois, ça ne m'apprend strictement rien) et que je me documente fréquemment pour savoir exactement comment se termine un film ou une série. Par exemple, pour la sitcom Seinfeld dont j'ai vu les trois premiers épisodes, je sais déjà qu'à la fin de la neuvième saison, les quatre protagonistes vont se retrouver en prison. (Eh ben voilà que je recommence, tiens, c'est malin !)

Banjo !

En soirée, je suis de retour à la maison familiale pour y passer la seconde semaine des vacances de Pâques en compagnie de ma fille Gaëlle. L'ambiance est pour le moins morose, pour ne pas dire malsaine. En plus, je suis toujours malade...

Je suis encore dans mon trip country/bluegrass : pour me réconforter, je passe une partie non négligeable de la nuit à écouter des musiciens jouer du banjo ou à regarder des extraits de films contenant... des morceaux de banjo. Ça vire, comme assez souvent avec moi, à l'obsession passagère. — Ce timbre si particulier ; ces pincements de cordes si caractéristiques, parfois légers, festifs et joyeux, parfois empreints d'une profonde mélancolie ; cette impressionnante vitesse d'exécution : j'adore — je vénère — le banjo ! Placez un seul de ces instruments dans un orchestre et je n'aurai plus d'oreilles que pour lui.

Il n'est pas rare d'entendre ou de voir des banjos au cinéma, surtout si le film est un western, un road movie ou encore une production se déroulant dans une région des États-Unis à l'héritage sudiste. Par exemple, le banjo fait une apparition très discrète mais néanmoins remarquable dans le formidable « Adieu à Cheyenne », morceau de la bande originale, signée Ennio Morricone, du film Il était une fois dans l'Ouest (1968). Dans un autre western spaghetti moins connu (et moins bon aussi) datant de la même époque, Sabata (1969), « Banjo » est le surnom d'un des personnages principaux, un tueur qui ne se sépare jamais de son instrument à quatre cordes, dans lequel est dissimulé... un fusil ! Et puis, il y aussi le très sympathique O Brother, Where Art Thou? (2000) des frères Coen, narrant les vicissitudes de trois prisonniers en cavale se faisant entre autres passer pour un groupe de bluegrass, un film dans lequel, forcément, le banjo est omniprésent.

La plus belle scène de banjo jamais tournée au cinéma est peut-être celle qui se manifeste au début de l'angoissant et somptueux Deliverance de John Boorman (1972), un film mettant en scène quatre habitants d'Atlanta qui veulent s'adonner, le temps d'un week-end, aux joies du retour à la nature sauvage, préservée de l'action des hommes : ils ont pour projet de descendre en canoë la tumultueuse rivière Cahulawassee, au nord de la Géorgie, avant que toute la vallée ne soit définitivement inondée à cause d'un barrage. Mais la virée écologiste tourne au cauchemar lorsque le groupe se fait traquer par deux habitants du cru, pervers et dégénérés. Un des citadins se fait violer au cours d'une séquence particulièrement glauque, devenue fameuse. Pour s'en sortir, ils sont obligés de tuer, puis d'échapper à cette nature hostile dont, confiants, ils vantaient les mérites en début de périple. — Ce film est tellement subtil, ironique, symbolique et bien construit qu'il mériterait un article à lui tout seul... Mais pas aujourd'hui, car aujourd'hui, nous parlons de banjos !

La scène du banjo est, tout comme celle du viol, devenue culte : les quatre citadins, condescendants et très sûrs d'eux, débarquent dans un hameau paumé au milieu de nulle part, où les habitants vivent en quasi-autarcie. Certains de ceux-ci semblent mentalement déficients et portent sur le visage les marques de la consanguinité. Le plus artiste des quatre amis, Drew Ballinger (l'acteur et guitariste Ronny Cox), accorde sa guitare adossé contre une voiture et se voit rapidement rejoint par un taciturne « garçon au banjo » : lui aussi semble mentalement déficient, et autiste, mais il est à tout le moins un virtuose du banjo. — Cette scène est un avant-goût de ce que les citadins vont devoir endurer dans leur aventure à venir : l'impossibilité d'établir une communication avec les villageois si ce n'est par des moyens détournés (ici, la musique) et l'infériorité complète de leur groupe face à cette nature vierge et ces habitants à la lisière de la civilisation : Drew restera constamment en contrebas de la terrasse où le jeune garçon joue ; son visage est filmé en plongée alors que celui du gamin est filmé en contre-plongée : tout un symbole ! (Le morceau joué ici, intitulé « Feudin' Banjos », a été composé par le musicien Arthur Smith en 1955.)

Brume

Une autre partie du champ de bataille.
« Un antibiotique ! Un antibiotique ! Mon royaume pour un antibiotique ! J'ai joué ma vie sur un coup de dés, j'en veux courir les risques... Un antibiotique ! un antibiotique ! Mon royaume pour un antibiotique ! »
Après le songe, cette pensée : c'est justement parce que je suis malade et prends déjà des antibiotiques que je fais tous ces rêves étranges entrecoupés de réveils en sursaut.

Dans un autre rêve, il est question de fin de mot. Des phrases se forment devant mes yeux et je dois absolument trouver, pour chaque mot d'une phrase donnée, un mot qui se termine de la même façon. La chose me paraît alors normale, logique, extrêmement importante et particulièrement intelligente ; au réveil, par contre, je n'aurai plus aucune considération pour l'exercice : « Quel rêve idiot ! »

« Il faut que je me lève ! » Et je me lève, en effet : je sors de mon lit d'un saut étonnement énergique, m'assieds devant mon ordinateur et commence à travailler d'arrache-pied sur plein de projets : je termine la mise en page d'un rapport pour mon travail, j'écris des pages entières de réflexion pour mon journal, je pense à Dorabella, qui hante toujours mes nuits. — Puis je me réveille ! Classique : j'ai rêvé que je me réveillais. Suis-je éveillé maintenant ? De toute façon, « il en est ainsi : nous dormons », comme dirait l'autre.

Souvenir. — Lorsque j'étais un enfant fiévreux sous antibiotique — et dieu sait (simple expression) que j'en ai pris, des antibiotiques, quand j'étais gamin ! —, je grinçais des dents dans mon lit le soir et, ce faisant, je « voyais » tournoyer d'impalpables formes géométriques. C'était vers l'âge de sept-huit ans et je n'ai plus jamais revécu cette curieuse et intéressante expérience depuis lors.

Toujours pas d'hallucinations ni de phénomènes de dépersonnalisation liés à la clarithromycine. Un petit Orval pour accélérer le processus ? — Il faut vraiment que je sois fiévreux pour imaginer de telles idioties !

Toutes ces mites dispersées dans notre appartement depuis quelques semaines et dont je ne trouve pas le foyer ! Depuis que j'en ai vu une sortir d'un paquet de céréales, je les déteste : j'ai l'impression que je vais en croquer deux ou trois d'un coup si je mâche un morceau de nourriture. — Ha, si l'un des nombreux avatars de Mimi l'araignée trônait encore aujourd'hui fièrement dans la cuisine, rien de tout cela ne serait jamais arrivé !

Eh bien ! Il n'aura fallu que trois saisons de The Big Bang Theory pour que ce show perde presque toute sa saveur et sa drôlerie, et s'enfonce dans de longues et banales histoires de couples qui s'embrassent et font l'amour (ou du moins essayent). Déception donc, mais je me suis procuré les premiers épisodes de Seinfeld pour oublier.

« Je te recommande la merveilleuse série Weeds » (Carmela) ; « Je voulais te causer de la série que j'ai vue ce soir sur Arte, Real Humans » (Esildut). — Doucement ! Je n'ai qu'un cerveau, deux yeux et deux oreilles !

Xénopathie

Lavette souffrante, II. — Toujours malade et fatigué, malgré les nombreuses heures de repos. Impossible de me concentrer sur une tâche précise pendant plus d'une demi-heure. Mon journal sera donc réduit en ce moment, parce qu'il ne se passe évidemment pas grand-chose durant mes journées, mais aussi parce que, même s'il se passait quelque chose, je n'aurais pas le courage d'en faire une longue description.

Clarithromycine. — Avant d'avaler un médicament, j'adore lire tous les effets indésirables qu'il pourra avoir sur mon organisme. Avec cet antibiotique macrolide du nom de clarithromycine, à côté d'effets physiques désagréables comme la sudation excessive, les convulsions ou encore les saignements par... euh... tous les trous imaginables, la notice mentionne également les hallucinations, les troubles psychotiques, la modification de la conscience de soi, voire la dépersonnalisation. « Mais qu'est-ce donc que la dépersonnalisation ? », me suis-je alors demandé. Après vérification, il s'agit d'une perte du sens de la réalité, avec la sensation d'observer ses actions sans en avoir le moindre contrôle, sensation qui peut aller jusqu'à la xénopathie, c'est-à-dire l'impression que nos activités psychiques sont étrangères à nous-mêmes... — Diantre ! Et dire que je viens à l'instant d'avaler les deux premiers comprimés pelliculés à libération prolongée... Si j'écris n'importe quoi dans ce journal, ce n'est pas de ma faute, M'dame, c'est à cause de la clarithromycine !

Scooby-Doo Layton dans le faux futur. — La fin de Professeur Layton et le Destin Perdu, troisième numéro de la série sur Nintendo DS, ressemble à nouveau à un épisode de Scooby-Doo, où es-tu ? (Voir ici pour le début de l'explication.) Le Londres du futur que visitaient Layton et son fidèle assistant Luke n'était pas vraiment le Londres du futur : c'était en fait un deuxième Londres futuriste magnifiquement reconstitué, un décor « à la Truman Show », enfoui sous le vrai Londres et accessible à l'aide d'un ascenseur déguisé en machine à voyager dans le temps. Ben voyons, c'est évident, comment n'y ai-je pas songé plus tôt ? À l'origine de ce fabuleux décor qui a dû coûter littéralement les yeux de la tête, pour ne pas dire la peau des fesses : un certain Clive, qui n'a rien trouvé de plus simple pour préparer en secret un projet machiavélique de revanche sur la vie.

Vaudou

Lavette souffrante. — Je suis une lavette ce matin, une lavette souffrante. Je suis malade. Incapable de parcourir les trop nombreux kilomètres qui séparent mon domicile de mon bureau, je ne bouge pas de chez moi. Comme hier, mon esprit est confus, mon nez coule, j'ai des difficultés à parler et ma gorge me fait très mal dès que je tousse ou que j'avale ma salive. Mes pensées sont morbides, macabres et cyniques. Pourquoi donc ? Je viens de l'écrire un peu plus haut, parbleu : parce que je suis malade. Par contre — ô joie ! —, grâce à ce stupide et récent poisson d'avril qui a mis en émoi des dizaines de milliers de personnes parmi mon immense parterre de lecteurs quotidiens, je suis parfaitement à jour dans mon journal. J'ai vaincu le temps qui passe, pour un temps du moins.

Hamilton's Diary's Voodoo. — Le mercredi 6 mars 2013, je poste en prélude de l'article du jour une chanson de Songs: Ohia, l'ancien groupe de Jason Molina. Dix jours plus tard, le samedi 16 mars, Jason Molina meurt. Le vendredi 22 mars 2013, j'échange des bandes dessinées de la série Philémon avec Doëlle et j'en parle dans ce blog. Onze jours plus tard, le mardi 2 avril, le dessinateur Fred meurt à son tour. — Bon sang, si j'avais su que je disposais de pouvoirs aussi sombres, je me serais clairement abstenu de mentionner dans mon journal ces sympathiques humains dont j'admirais le talent ! Mais, j'y pense, ai-je déjà mentionné ici-même les noms de Margaret Thatcher, Henry Kissinger, Marine Le Pen, André Léonard, Bono, Phil Collins, Marc Levy, Alain Delon, Christian Clavier, Dora l'exploratrice, Peter Griffin et Dudley Puppy* ? Non, je ne pense pas, ou alors pas assez souvent ! Voilà qui fera office de rappel ! Ne reste plus qu'à invoquer le Baron Samedi et à patienter encore une dizaine de jours...

Tisane. — « 16/10 de tension, Monsieur Evenvel ! Et 117 pulsations par minute ! Votre tension et votre pouls sont beaucoup trop élevés. Cela ne va pas du tout, Monsieur Evenvel ! Vous devriez manger la moitié de ce qui est bon, et le double de légumes ! Et aussi boire de la tisane. C'est bon pour ce que vous avez, de la tisane, vous savez, Monsieur Evenvel, hmmm ? » — De la... tisane ? Si je suis les conseils de mon médecin généraliste, c'est moi que le Baron Samedi enterrera dans dix jours !

To the fiery deeps. — Lorsque je suis malade, le meilleur remède pour me réchauffer un tant soit peu les tripes n'est certainement pas une infusion aux huit plantes mais plutôt de la bonne vieille musique nord-américaine, celle qui plonge ses racines en Irlande et en Afrique de l'Ouest. Old-time music, bluegrass, folk, country... Peu importe le nom qu'on lui donne : je fais référence à cette musique qui semble toujours être jouée dans un relais de camionneurs enfumé ou dans une fête de village au milieu du désert ; cette musique qui parle de femmes et de whisky, de Satan et de perdition, de Bible et de rédemption, de meurtres et d'amours déchus, de voyage et de retour au pays. De trains aussi. De trains et de wagons... Un machin qui sent bon la grange et la boue — qui sent bon le Sud profond, avec juste ce qu'il faut d'écriture, de talent et d'auto-ironie. Pour tout dire, j'ai des exemples très concrets en tête, des exemples de musique que j'écoute pour me remettre d'aplomb quand mon corps me laisse tomber comme une vieille chaussette. Je n'ai jamais vraiment réussi à partager ce goût avec qui que ce soit, mais ce n'est pas une raison pour ne pas le partager dans mon journal. 

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* Je sais que les trois derniers sont des personnages imaginaires et qu'ils ne peuvent donc techniquement pas mourir, mais je tente tout de même ma chance.