Archives annuelles : 2014

Le mug magique

Jeudi 13 novembre, j'avais été très étonné de trouver à quai, en gare de Liège-Guillemins, un train à destination de la banlieue liégeoise qui n'existe pas en temps normal : le train P pour Statte de 8 heures 2. J'étais monté à bord en compagnie d'une flopée d'étudiants et le train m'avait effectivement conduit à destination, avec vingt-trois minutes d'avance sur l'horaire. Très satisfait de cette nouvelle correspondance me permettant de ne plus poireauter une demi-heure en gare et d'arriver à l'heure au travail, j'avais essayé les jours suivants de réitérer l'expérience... En vain : le train miracle était devenu un train fantôme. « Des trains qui apparaissent puis disparaissent de la circulation, ça arrive parfois », avait confirmé Flippo, fumant sa traditionnelle cigarette du matin et observant en ma compagnie les voies depuis une des terrasses surélevées de la gare. L'explication la plus probable est certainement la suivante : ce train de 8 heures 2 était un test en prévision du nouveau plan de transport de la SNCB qui sera mis en place le 15 décembre prochain. J'aurais bien voulu que ce soit un train fantôme ou bien une passionnante histoire de portail spatio-temporel, mais la réalité est très certainement beaucoup plus triviale.

C'est un mug foncé sur lequel le visage épuré de Tintin est dessiné en blanc à trois reprises suivant le style de la ligne claire. Je l'avais déjà repéré la semaine dernière dans la vitrine du magasin Slumberland à Namur et je le vois à nouveau aujourd'hui lorsque je passe dans cette rue très proche de l'école de ma fille. — Contre : pour un simple mug, c'est cher (près de vingt euros) et je n'ai pas d'argent à dépenser pour ces bêtises. Pour : je vais bientôt recevoir quelques sympathiques rentrées (retour d'impôt et prime de fin d'année). Contre : il ne faut pas que je les dépense, d'autant plus que je ne les ai pas encore reçues. Pour : et pourquoi pas ? Contre : c'est du merchandising qui joue sur la figure de Tintin, un produit dérivé élaboré par la relativement antipathique société Moulinsart. Pour : oui, mais il est magnifique ! Contre : j'ai déjà mon mug au boulot. Pour : ce n'est pas vraiment mon mug, c'est celui que j'ai adopté après que celui à l'effigie de Stan le T. rex (paix à son âme) a tristement été cassé par la concierge au moment où mon bureau était rempli de livres. Contre : quelle importance ? Tu as déjà un mug ! Pour : oui, mais ce mug ne me correspond pas... J'aime boire mon café dans un objet qui me caractérise et ce mug Tintin est parfait ! Je suis toujours en train de réfléchir à cette histoire de mug quand je récupère ma fille dans la cour de récréation. — « Ça te dit d'aller acheter des bandes dessinées, Gaëlle ? » Elle choisit le quatrième tome de Chi, un manga assez simpliste centré autour de la vie d'un chaton, ainsi qu'un des guides officiels de Minecraft, celui dédié au combat. Au moment de payer, je lance au vendeur : « Et je vais également prendre un des mugs en vitrine, celui sur lequel on voit seulement le visage de Tintin. » (En me voyant agir de la sorte, tonton Arthur aurait sans doute repéré une manifestation flagrante de la Volonté en action, mais tonton Arthur est mort depuis bien longtemps.) Le vendeur : « Ce mug est magique, en plus ! » « Magique ? » « Oui, quand on le remplit d'un liquide chaud, il change de couleur et on aperçoit des mouettes au-dessus de la tête de Tintin ! » Gaëlle : « Ouah ! » (Je ne dis rien, mais je n'en pense pas moins.)

La dame à la capuche

Un petit air de Booty Island lors d'un dialogue entendu à l'arrêt ferroviaire de Pont-de-Seraing, hier en début de soirée : « Toi, tu ne sais pas bien cracher. J'te jure cousin que moi, avec un bon crachat, j'arriverais sans aucune difficulté à atteindre le rail, là-bas, au loin. Mais il faudrait que je sois un peu plus enrhumé et que je récupère un bon mollard, tu vois... Pour le moment, je n'ai que de la salive et si je crachais à côté de toi, ce ne serait pas bon, cousin, pas bon du tout pour toi : ce serait comme un fusil scié et tu risquerais d'en prendre plein la figure. »

Cette dame d'une cinquantaine d'années qui monte très souvent dans l'IC pour Liège de 6 heures 57 porte une capuche. Une fois dans le train, elle entame un étrange rituel au cours duquel elle se promène dans les voitures, dans un sens et puis dans l'autre. Considérant le temps qu'elle prend pour faire son aller-retour depuis la position où je me trouve, il est tout à fait possible qu'elle parcoure ce train de bout en bout (il faudrait que je la suive pour en avoir le cœur net). Parfois, au cours de son pèlerinage ferroviaire quotidien, elle prend le temps de s'asseoir. Elle semble alors très préoccupée, regardant par la fenêtre d'un air anxieux tout en marmonnant quelques courtes phrases entre ses dents. Ce genre de pause ne dure jamais très longtemps, car la « dame à la capuche » finit toujours par se relever et se remettre à marcher. Enfin, lorsque quelqu'un passe devant elle ou la regarde, même furtivement, elle place un sac devant son visage et se camoufle du mieux qu'elle peut... Mais avec un simple sac, le camouflage en question n'est pas très high-tech et, pour tout dire, je pense qu'on la remarquerait moins si elle n'essayait pas tant bien que mal de cacher son visage. Quoi qu'il en soit, elle possède une routine curieuse et assez complexe, que je n'arrive pas vraiment à expliquer. Peut-être est-elle habitée par une série d'obsessions sauvages et inhabituelles ? Par exemple une obsession qui l'obligerait à inspecter chaque matin toutes les voitures composant le train ; ou bien une autre qui rendrait absolument nécessaire le fait de mimer à un niveau local et personnel le déplacement du train sur la lande flamande, l'aller-retour entre les deux extrémités du véhicule symbolisant alors l'aller-retour réel de ce train entre Bruxelles et Liège (un peu comme si je m'amusais à faire fonctionner un chemin de fer miniature à l'intérieur d'un train). Mais peut-être est-elle tout simplement... folle ?

Ce soir à la Maison du Peuple, les places assises valent cher. À ma droite, en début de soirée, un homme et une femme discutent. On dirait qu'ils font connaissance. Lui : « Je suis plutôt du genre à ne pas aimer les choses actuelles... Oui, je sais, c'est un peu bizarre pour quelqu'un qui a décidé d'étudier l'informatique. » — Plus tard, au bar, une jeune femme à ma gauche demande à un serveur : « Le "Havana Club", c'est un rhum qui vient de quel pays ? » — Au bar toujours, Andrew 2 le serveur-philosophe est fidèle au poste : le visage caché derrière une barbe de plus en plus drue, il ressemble désormais à Frank Herbert !

« Mon âme de papier »

« Le motif principal qui m'a conduit à la tenue [d'un journal] réside dans la façon dont il me permet de m'occuper de moi-même. Le journal sera pour moi un refuge pour tous les jours qui passent pour moi souvent dans l'apathie et l'inactivité, et disparaissent sans laisser de traces dans le crépuscule du passé où ils s'éteignent. Ces jours-là sont les jours où l'on se laisse aller comme dans un rêve, empêché par de minimes circonstances externes contraires, souvent misérables, ou par l'épuisement interne, l'impuissance, le manque de courage, sans pouvoir prendre la décision ferme de se remettre au travail. [...] Il y a des moments dans lesquels on n'a même pas sous la main un livre vivant qui vous réchauffe, encore moins un être humain chaleureux, auprès desquels on pourrait s'enrichir et se réconforter. Dans les moments de cette sorte, le journal doit être ma consolation ! Lorsque dans une longue et aimable journée je n'ai rien fait de durable, je veux au moins consigner cela par écrit, et alors le livre ou bien me donnera quelques pensées ou bien m'en soutirera quelques-unes, de sorte que quelque chose tout de même, que quelques mots malgré tout subsisteront de la bulle d'air, du temps. » (Gottfried Keller, cité par Jacques Bouveresse1.)

Ce matin, dans le train entre Bruxelles et Leuven, j'ai pris la décision de mettre un terme au principe de non-quotidienneté mis en place au commencement de ce blog et de revenir à l'ancien système : celui, assez terrifiant, de l'écriture strictement journalière, avec son lot de difficultés et son aspect beaucoup plus brut et radical, sans fioriture ni préparation préalable. Car comme je devais m'y attendre, l'absence de discipline ne me mène nulle part : pour avancer, j'ai absolument besoin du fouet de la quotidienneté.

Cette décision, qui se trouvait dans un coin de mon esprit depuis dix jours, doit beaucoup au Danseur et sa corde de Jacques Bouveresse (voir l'article précédent) et plus particulièrement au chapitre 6 de cet essai, intitulé « Le journal comme moyen de voir clair en soi-même et de tenir à jour ses comptes moraux ». On y trouve entre autres les raisons pour lesquelles des personnalités comme Ludwig Wittgenstein, Gottfried Keller ou encore le critique littéraire Charles Du Bos considéraient comme vital le fait de tenir un journal en bonne et due forme, du moins à certains moments de leur existence : notamment pour comprendre et sublimer leur vie, même dans ce que celle-ci pouvait avoir de plat, morne, voire anti-héroïque.

Au commencement de son journal, au 1er janvier 1902, Du Bos compare sa démarche avec celle d'un comptable : « Je commence aujourd'hui ce journal — sur un livre de comptes ! Au fait, n'est-ce pas de comptes moraux qu'il s'agira ici ? Dresser chaque soir le bilan de la journée, dire sur cette journée toute la vérité, se mettre en face de soi-même résolument, et ne jamais reculer par préjugé ou convention devant une confession intégrale, tel doit être mon but. Il faut que j'établisse les recettes de ma conscience, et que je m'efforce de les convertir en dépenses fécondes pour les autres hommes2. » Du Bos reprend également à son compte une expression de l'historien Jules Michelet, l'« âme de papier » : « [...] Il y a des jours où notre "âme de papier" n'est plus qu'une âme sur le papier, dans l'acception critique de la formule, mais même alors il ne faut pas se décourager, car à force d'être mise sur le papier, l'"âme de papier" finit par renaître ; — et à ces jours-là succèdent ceux où l'absence se résorbe, où la présence de l'âme est telle que l'"âme de papier" se tait, s'abîme au sein de cette présence même3. [...]  »

Il me semble particulièrement évident qu'écrire un journal est avant tout un exercice que je pratique pour moi-même, pour donner un sens à toutes les contingences de ma vie ; et il est particulièrement évident aussi que la tenue d'un tel journal est d'autant plus importante qu'il ne se passe justement pas grand-chose dans cette vie et que je risque par conséquent fortement de me dissiper. En ce qui me concerne, cette activité ne peut — la chose semble définitivement acquise désormais, pour le meilleur et pour le pire — être réellement fructueuse qu'en la présence d'une contrainte quotidienne : c'est au fil des jours, à force de mettre systématiquement par écrit des séquences de pensées et d'événements dispersés, que mon journal peut prendre forme et faire sens.

Il est également important de tenter d'expliquer pourquoi je ressens le besoin de diffuser ces informations sur ma vie, car je pourrais très bien tenir un journal pour moi seul, sans rien partager (c'est, je pense, ce que fait Andrew). Jacques Bouveresse résume le problème de cette façon : « Celui qui écrit son journal non pas simplement pour son propre compte et son propre usage, mais également pour d'autres et avec l'intention de rendre un jour public son contenu, ne peut échapper à l'obligation de se demander, comme l'a fait Keller, en quoi ce qu'il y raconte peut être susceptible de les intéresser et de les instruire4. » Je peux trouver intéressante ou émouvante la succession des entrées d'un journal que je rédige scrupuleusement, car ces entrées se rapportent à des événements que j'ai vécus et à des pensées que j'ai pensées. Mais que peuvent bien y trouver des lecteurs qui n'ont pas assisté à ces événements et, pire encore, n'ont évidemment pas pu penser ce que j'ai pensé — des lecteurs qui, en tout état de cause, ne sont pas capables de se remémorer tout ce qu'un texte est censé remettre en mémoire — ? En quoi donc les « recettes de ma conscience » peuvent-elles devenir des « dépenses fécondes » pour autrui ? Voici ce que j'ai compris, retenu et extrapolé de ce qu'en dit Wittgenstein : en tant que tel, un morceau de vie n'a ni plus ni moins d'importance ou d'intérêt qu'un autre morceau de vie. Ce qui détache ce morceau d'un d'ensemble terne d'autres morceaux — ce qui le rend différent, captivant, unique ; ce qui l'entoure d'une aura particulière —, c'est la perspective, le point de vue qu'on lui donne. Pour qu'un journal personnel soit un havre et un enseignement pour autrui, il doit, en plus d'être sincère, participer à une sorte de projet esthétique qui consiste à rendre beau ce qui est banal, à placer un événement quelconque sous un éclairage singulier. (Pourquoi ai-je stupidement tenté de retenir mes larmes devant le David de la Galleria dell'Accademia, alors que sa copie conforme installée sur la Piazza della Signoria ne m'a fait aucun effet ? Pourquoi l'emplacement d'un tableau de Rothko est-il presque aussi important que le tableau lui-même ?)

Quand je déclare que ma décision de reprendre un rythme d'écriture beaucoup plus soutenu (d'arrêter de vivoter donc) doit beaucoup au Danseur et sa corde, je ne dévoile qu'une moitié de vérité. Car si l'idée de me remettre à écrire quotidiennement me traverse l'esprit depuis plus d'une semaine, la décision de le faire ici et maintenant tient quant à elle beaucoup plus à un message que Léandra m'a envoyé peu après minuit, dans lequel elle me reproche beaucoup de choses, et notamment celles-ci : de ne pas affronter la vie et de ne pas arriver à me dégager de ces « trucs stupides » que je pense sur moi-même (le discours n'est pas nouveau). — Dire que Léandra et moi sommes en froid est un exemple de déformation de la réalité que je ressors à chaque fois qu'un ami me demande comment elle va ou comment nous allons. La vérité est beaucoup plus triste et prosaïque : je ne peux plus la supporter en ce moment. (C'est quelque chose de physique : j'ai peur de recevoir un message d'elle, message dont j'imagine par avance le contenu, à savoir que je ne suis pas quelqu'un de bien, que je ne me comporte pas comme il faudrait que je me comporte, que je rate quelque chose, etc.) Ce constat ne m'empêche pas de reconnaître qu'elle a raison sur beaucoup de points à mon sujet : je suis quelqu'un qui porte une carapace et j'ai très certainement perdu Maïté parce que j'ai été incapable de réagir à la moindre de ses sollicitations, me réfugiant dans la pornographie et les jeux vidéo (et aussi dans l'alcool, mais elle ne le mentionne pas). Je me demande seulement pourquoi Léandra me balance ces évidences dans la figure presque sept ans plus tard et aussi en quoi de tels propos pourraient améliorer sa situation comme la mienne. Est-il possible qu'elle pense m'apprendre quelque chose en déclarant que j'ai des problèmes relationnels et des addictions ridicules, ou en sous-entendant que si Maïté m'a quitté, c'est en grande partie de ma faute ? Bien sûr que non : si elle m'écrit tout cela, c'est par analogie avec la situation présente où, comme avec Maïté, je perds, par mon absence de réaction, un joyau, une personne qui compte pour moi. C'est donc tout simplement un rappel de ma situation déplorable. Cela ressemble à une attaque, mais cela n'en est pas du tout une : c'est en fait une façon directe de me renvoyer à mes propres contradictions. Je respecte cela. Et je sais que je suis bizarre. Je sais que je peux donner l'impression d'avoir une pierre à la place du cœur. Je sais que je suis à côté de la plaque pour certaines choses de la vie. Je sais ce que mes absences de réaction peuvent avoir de choquant. Je sais tout cela, mais c'est à prendre ou à laisser. Il y a sur cette Terre assez de gens qui ne me ressemblent pas pour redonner de l'espoir à ceux et celles qui désapprouvent mes comportements. —

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1 Jacques Bouveresse, Le danseur et sa corde. Wittgenstein, Tolstoï, Nietzsche, Gottfried Keller & les difficultés de la foi, Marseille, Agone, 2014, p. 142-143.
2 Ibidem, p. 145.
3 Ibidem, p. 146.
4 Ibidem, p. 157.

Funambulisme

C'était une très bonne idée, et aussi un vrai coup de cœur dès le survol de la quatrième de couverture, que d'acheter ce tout dernier essai de Jacques Bouveresse intitulé Le danseur et sa corde1 lors de la Foire du livre politique de Liège, le 8 novembre 2014, et ce malgré la promesse faite à moi seul de ne surtout pas y dépenser le moindre centime. (Car il faut bien voir la réalité en face : je suis ruiné ! Depuis des années, je ne comble momentanément le rouge de mon compte bancaire qu'en y insérant du crédit, c'est-à-dire, en résumé, en y ajoutant quelques ridicules zéros que je ne possède pas et que je ne posséderai sans doute jamais.) « Je n'ai pas perdu ma journée ! », m'avait alors lancé le gardien du stand2, « J'ai réussi à vendre un livre de Bouveresse ! » Lui aussi semble apprécier le personnage : « Êtes-vous au courant de ce grand moment au cours duquel il a refusé la Légion d'honneur ? » (Oui, je connaissais l'histoire et elle est effectivement assez jubilatoire3.) Mais pour être tout à fait exact, ce sympathique vendeur n'a pas réellement réussi à me vendre un livre de Bouveresse : je l'ai acheté sans lui. Il aurait essayé de me le vendre que j'aurais détalé à toutes jambes. Gloire soit rendue, en fin de compte, à l'absence complète de prosélytisme de sa part.

Quand Jacques Bouveresse écrit sur quelqu'un, je suis presque sûr que ce quelqu'un va m'intéresser. J'ai en ce moment, pour une raison qu'il faudrait peut-être un jour essayer de décortiquer, en grande partie les mêmes goûts que lui. Je l'ai découvert (et par la même occasion Jean-Jacques Rosat, Pascal Engel, etc.) à l'époque où, après avoir lu beaucoup de textes de Wittgenstein, je me suis mis à lire beaucoup de textes sur Wittgenstein. Alors que j'ai été complètement dérouté par certains de ceux-ci malgré leur qualité manifeste (comme Les voix de la raison de Stanley Cavell, dont je ne pense pas avoir compris grand-chose4), j'ai directement adhéré à la démarche de Bouveresse. Ses travaux m'ont permis de (re)découvrir et de mieux comprendre Wittgenstein, mais aussi Kraus, Musil, ainsi que d'autres auteurs qui, tous, partagent un certain air de famille (ils ont peut-être pour point commun de ne jamais être véritablement contents ni d'eux-mêmes, ni de leur production).

Le danseur et sa corde aborde un quasi inconnu pour moi : Gottfried Keller (1819-1890), romancier et poète suisse de langue allemande, auteur entre autres du roman partiellement autobiographique Henri le vert (Der grüne Heinrich, 1855 pour la première version, 1879-1880 pour la seconde). Les deux objectifs de Bouveresse dans cet essai sont de comprendre pourquoi Wittgenstein admirait à ce point Keller et aussi de préciser les rapports que le premier entretenait avec la religion, ces deux objectifs étant, malgré les apparences, assez liés. Comme souvent, Bouveresse s'autorise de nombreux détours par d'autres personnalités qui partagent d'une manière ou d'une autre un lien avec le thème principal : Tolstoï (dont l'Évangile a profondément marqué Wittgenstein), Nietzsche (auquel le titre de l'essai fait explicitement référence), mais aussi, assez curieusement (du moins de prime abord), le compositeur Johannes Brahms.

Au-delà des questions religieuses — comme celle de savoir ce qu'est une pratique religieuse honnête selon Tolstoï et Wittgenstein ; ou encore celle de comprendre la relation complexe et de plus en plus distante que Gottfried Keller a entretenue avec la religion, jusqu'à devenir un homme « dont l'irréligiosité ne consiste pas dans la négation de la transcendance, mais dans le refus de s'expliquer avec elle ou seulement de la rencontrer » (Bernd Breitenbruch)5 —, ce texte s'arrête à plusieurs reprises sur un sujet qui me touche énormément : la différence, parfois très importante, qui peut exister entre l'apparence extérieure d'une personne et sa production. Sur ce point, Keller est peut-être encore plus extraordinaire que Wittgenstein. Bouveresse reprend une description de Herman Hesse à son sujet : « Chez Gottfried Keller nous voyons s'arracher à une vie caractérisée par une gêne et une lésinerie considérables, à une vie de célibataire et de buveur de vin taillée sur un modèle trop petit, faite de lubies, de pauvreté, de bravades, une œuvre qui ne semble rien savoir des misères et des insatisfactions rentrées ; nous voyons l'homme, trop petit de taille et plongé dans une affliction profonde, atteindre dans l'œuvre une harmonie, une atmosphère de supériorité et de vision pure, un sacrifice du moi au profit de la beauté, qui ne ravit pas seulement mais, en tant qu'acte artistique, est exemplaire au plus haut degré, alors que pourtant la vie réelle semblait tellement être si peu exemplaire6. » Même si je ne suis pas un fanatique du style grandiloquent des dernières lignes (« vision pure », « sacrifice du moi », etc.), cette description d'un petit homme qui écrit de grandes choses — ou plutôt : qui est capable de transformer et de mettre en relief les éléments les plus insignifiants de sa vie — m'a tout de suite plu.

Le même constat vaut aussi pour Brahms, du moins pour celui « de la maturité » (l'expression est d'Albrecht Dümling), raison pour laquelle, sans doute, ce compositeur apparaît si souvent dans l'essai de Bouveresse : taciturne, réservé, fréquentant les auberges d'habitués (« Le Hérisson rouge », tout un programme !) où il ne nouait pas facilement contact, Brahms donne l'impression d'avoir eu, après sa jeunesse, une vie assez misérable, mais sa musique n'en porte pas la marque. En 1857, revenant apparemment sur les déclarations plus enflammées de ses jeunes années, il écrit à Clara Schumann (l'épouse de Robert, mort en 1856) : « Les passions n'appartiennent pas à l'homme comme une chose naturelle. Elles sont toujours une exception ou constituent des excès. Celui chez qui elles dépassent la mesure, celui-là doit se considérer comme un malade et prendre soin par la médecine de sa vie et de sa santé. Paisible dans la joie et paisible dans la douleur et le chagrin est l'homme beau et vrai. Les passions doivent s'en aller bientôt, ou bien il faut les chasser. »7 (C'est une maxime que je pourrais prendre pour moi en ce moment, et je ne sais franchement pas s'il faut que je m'en inquiète ou que je m'en réjouisse. En tout cas, je ne considère pas ce genre de déclaration comme une forme d'aigreur face à ce qui n'a pas réussi, mais plutôt comme une forme d'acceptation face à ce qui a raté.)

Pour terminer sur un épisode comique : dans cet essai, Bouveresse prend le temps de raconter la brève rencontre qui a eu lieu entre Gottfried Keller et Nietzsche, le 30 septembre 1884. Nietzsche avait une très haute estime de Keller, au point de lui envoyer ses livres et de le considérer dans une lettre « comme le seul poète allemand vivant ». Keller, quant à lui, cultivait semble-t-il une certaine méfiance pour le mégalomane à moustache. Le pianiste Robert Freund, qui a eu la chance de connaître les deux, a raconté après coup ce que l'un et l'autre ont pensé de l'entretien. Nietzsche aurait trouvé la rencontre sympathique, mais aurait par contre été épouvanté par « l'allemand abominable que parlait Keller et la façon très pénible dont le grand écrivain s'exprimait oralement ». Keller aurait été un peu plus bref : « Je crois que le gars est fou. »8

Je n'en ai pas fini avec ce texte de Bouveresse. À suivre, donc ! (Et quand je dis que c'est à suivre, cette fois-ci, j'en suis certain !)

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1 Jacques Bouveresse, Le danseur et sa corde. Wittgenstein, Tolstoï, Nietzsche, Gottfried Keller & les difficultés de la foi, Marseille, Agone, 2014.
2 Le site Web de cette librairie indépendante (la librairie Entre-Temps de l'asbl Barricade, installée en Pierreuse, à Liège) vaut la peine d'être consulté : www.entre-temps.be. Une des ambitions de mon interlocuteur est d'un jour arriver à inviter Jacques Bouveresse à un débat à Liège. Qui sait ? Peut-être est-ce un rêve à portée de main ?
3 La lettre, envoyée à Valérie Pécresse en pleine ère Sarkozy, contenait notamment ce réjouissant morceau de bravoure : « Il ne peut [...] être question en aucun cas pour moi d’accepter la distinction qui m’est proposée et – vous me pardonnerez, je l’espère, de vous le dire avec franchise – certainement encore moins d’un gouvernement comme celui auquel vous appartenez, dont tout me sépare radicalement et dont la politique adoptée à l’égard de l’Éducation nationale et de la question des services publics en général me semble particulièrement inacceptable. » (Le texte complet se trouve sur cette page des éditions Agone.)
4 Stanley Cavell, Les voix de la raison : Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragédie, Paris, Le Seuil,‎ 2012 (traduction de Sandra Laugier et Nicole Balso). En lisant ce livre, j'ai rencontré des murs d'incompréhension que je ne me sentais pas en mesure de franchir et, alors que j'essayais de mieux comprendre Wittgenstein via un de ses commentateurs les plus connus, je l'ai en quelque sorte encore moins compris ! Soit dit en passant, je ne me suis pas laissé abattre et j'ai abordé l'œuvre de Cavell par une autre porte d'entrée, à savoir ce qu'il a écrit sur Emerson et Thoreau.
5 Cité par J. Bouveresse, op. cit., p. 192.
6 Ibidem, p. 52-53.
7 Ibidem, p. 55-57 (p. 56 pour la citation).
8 Ibidem, p. 94-95.

Le train ne sifflera qu'une fois

Aujourd'hui matin, en gare de Liège-Guillemins, j'ai pris un train qui, théoriquement, n'existe tout simplement pas : bien que présent sur les supports électroniques (panneaux d'affichage et RailTime), il était bizarrement absent de tous les panneaux d'affichage « papier » que j'ai consultés. Les dizaines d'étudiants qui ont embarqué en même temps que moi ne semblaient pourtant pas s'en étonner outre mesure.

Une fois à bord, j'ai demandé au contrôleur si ce train était un véhicule exceptionnel. Sa réponse a de quoi intriguer : « Oh, vous savez Monsieur, ce train, le fameux train pour Statte de l'heure 2, personne au sein du groupe SNCB ne sait vraiment ce qu'il faut en penser. Parfois, il passe ; parfois il ne passe pas. Certains paysans disent l'avoir aperçu alors que la Lune est pleine et haute dans le ciel et que le brouillard tapisse la lande de ses embruns maussades. Il se passe de drôles de choses, vous savez, mon brave Monsieur, des choses monstrueuses blotties dans la nuit que nous autres, simples contrôleurs, êtres solaires, préférerions oublier à tout jamais. » — Il voulait sans doute parler du nouveau plan de transport de la SNCB ?

Le coucou au fond des bois

« Chacun soupire à part soi : que le son du coucou est triste, au fond des bois ! »

Mon papa, au téléphone avec un vieil ami syndicaliste, au sujet du nouveau gouvernement : « Je te l'avais dit, tu t'en souviens ? J'avais dit qu'il faudrait sans doute passer par là ! Il fallait que les gens se rendent compte de la différence entre un gouvernement de coalition, dans lequel les socialistes tempèrent les décisions, et un gouvernement de droite, un vrai. "Vous vouliez un gouvernement de droite ? Eh bien voilà vraiment un gouvernement de droite !" C'est comme ça et pas autrement : pour comprendre les erreurs d'un système, il faut le pousser jusqu'au bout ! » (Après ça, on se demandera encore à qui je ressemble.)

Martin Luther à la diète de Worms, en 1521, où il fut mis au ban du Saint-Empire, aurait dit (ou plutôt n'aurait pas dit, l'authenticité de cette phrase étant aujourd'hui considérée comme très douteuse) : « [...] l'on ne peut conseiller à personne d'agir contre sa conscience. Me voici donc, je ne puis faire autrement. Que Dieu me soit en aide. Amen. »1 — Oh oui, que Dieu nous soit en aide, à nous autres qui ne changeons jamais d'avis. Amen.

Discussion sur les musulmans à qui l'on demande — nouvelle lubie sur la Toile — de se prononcer sur les meurtres perpétrés au nom de l'Islam... et qui parfois se sentent même obligés de vraiment répondre à cette demande. « C'est complètement stupide. On n'est pas obligé de donner son avis sur un événement avec lequel on n'entretient aucun lien. » Mon père : « Oui, je sais que tu n'es pas d'accord avec cette façon de voir les choses. Ta petite-cousine Chelsea n'est pas d'accord non plus. Je sais tout cela. Sans doute que la démarche est stupide, mais il faut que vous compreniez que c'est surtout pour rassurer les idiots que la presse met en avant ces musulmans qui disent : "Pas en mon nom !"... Pour passer un message aux cons... "Vous voyez, les musulmans ne sont pas tous des intégristes assoiffés de sang ! Eux aussi condamnent les agissements des terroristes !" » Ce à quoi je réponds : « Tes idiots risquent de ne pas le comprendre de cette façon, parce qu'en plus d'être idiots, ils sont aussi très souvent foutrement tordus et illogiques. Ils vont le comprendre comme : "Ha, donc ces musulmans ont bien quelque chose à se reprocher !" »

« À l'école, mes copines ne me croient pas quand je leur dis que tu as écrit plein de textes sur moi.
— Eh bien elles ont tort ! J'ai beaucoup écrit sur toi. Tu apparais plus de 200 fois dans ce que j'ai écrit au cours de ces dernières années.
— Et on trouve tes textes dans un livre ? Tu pourrais photocopier les pages où tu parles de moi ?
— Non, c'est un blog... Un journal sur le Web.
— Mais tu pourrais les imprimer alors, pour que je leur montre ?
— Euh...
— Papa, il me faut une preuve, sinon elles ne me croiront pas !
— Et un lien Internet, ça n'irait pas ? »
Des petites filles dans une cour de récréation qui s'échangent des pages et des pages sur ma vie, celle de Gaëlle et celle des autres ; des petites filles dans une cour de récréation qui s'échangent des bouts de papier avec pour seule ligne d'écriture l'URL de mon ancien blog... De ces deux situations, laquelle est la moins ridicule ?

Dans le Carnaval des Animaux de Saint-Saëns, Gaëlle adore « Aquarium », parce que « la mélodie est mystérieuse ». Par contre, elle reste de marbre lorsque je lui fais écouter « Le coucou au fond des bois ». En musique, elle aime le mystère, mais pas encore l'ironie.

Aquarium by Camille Saint-Saëns on Grooveshark
Le coucou au fond des bois by Camille Saint-Saëns on Grooveshark

À « La Braise » à Saint-Gilles, rien ne change, si ce n'est que le restaurant est devenu... une adresse ! Il faut désormais à tout prix réserver pour avoir une table et également choisir, lors de la réservation, une des deux tranches horaires proposées par le patron. Souvenir des « premières fois » où nous étions seuls dans la petite salle tapissée de briques chaudes... À cette époque, Alizé et Pat n'étaient pas loin, Vinge habitait toujours Bruxelles, et aussi : on pouvait venir y manger à la dernière minute sans que le patron ne nous lance un : « Z'avez pas réservé ? Mais faut réserver, mon gars, tu le sais bien ! » — C'était l'âge d'or de « La Braise », mais pas pour « La Braise ».

Le serveur : « Boirez-vous de l'eau avec votre vin ? »
Mon père le regarde en silence, souriant et haussant plusieurs fois les sourcils.
« D'accord, d'accord, je n'ai rien dit, je m'en vais avec mes demandes ridicules ! »
La famille Evenvel a une réputation à tenir.

« Alors, Gaëlle, ce steak saignant ?
— Il est délicieux ! C'est une vraie caresse pour la langue ! »
Prends garde, guide Michelin, Gaëlle arrive !

Le patron n'est pas content : il y a eu un cafouillage dans une réservation et des clients s'en vont manger ailleurs. Moi : « C'est un sanguin ! » Mon père : « Oui, il est comme moi ! » — Dans le discours de mon paternel, beaucoup de gens sont comme lui. Pire : si on buvait ses paroles sans une once d'esprit critique, on parviendrait rapidement à une conclusion fausse et paradoxale, à savoir que l'humanité tout entière est comme mon père.

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1 Mémoires de Luther écrits par lui-même, traduits et mis en ordre par M. [Jules] Michelet, tome I, Bruxelles, Wouters Frères, 1845, p. 49. L'extrait est repris ici.

Âge de pierre

« J'ai achevé un monument plus durable que l'airain, plus haut que les royales pyramides, que ni la pluie qui ronge, ni l'Aquilon ne pourront détruire, ni l'innombrable suite des années, ni la fuite des temps. Je ne mourrai pas tout entier, et une grande part de moi-même évitera la Déesse funèbre. Je grandirai dans la postérité, rajeuni par la louange, tant que le Pontife gravira le Capitolium avec la vierge silencieuse. [...] »
(Horace, Odes, livre III, 30, extrait traduit par Leconte de Lisle.)

Cette salle de réunion est très certainement l'œuvre d'un architecte sadique ou stagiaire (ou les deux) : le plafond, oblique et majoritairement recouvert d'une surface vitrée, laisse passer trop de lumière, renvoie constamment l'écho des orateurs, amplifie le bruit de la pluie (ce qui est plutôt plaisant, tout compte fait) et ne nous protège pas de celui des avions. Mais la cerise sur le gâteau, la véritable touche finale de ce créateur déviant, c'est la passerelle qui nous surplombe. Oui : une passerelle ouverte qui traverse la salle de part en part et qui sert de couloir de passage pour les fonctionnaires de l'étage du dessus (mais est-ce réellement un nouvel étage ou bien seulement un demi-étage, comme dans Being John Malkovich ?). Lorsqu'une personne traverse, il faut arrêter de parler, car le bruit des pas et le claquement des portes entravent l'audition et la compréhension. « Si on remplissait cette salle d'eau, elle ferait un très bon aquarium : les visiteurs pourraient observer les gros poissons depuis la passerelle. » (Aujourd'hui, les gros poissons, c'est nous. Bloup, bloup !)

Quand je l'entends parler de pyrales, je sursaute (mentalement du moins). Parle-t-il de ces horribles petites bestioles, hésitantes dans leur vol, qui deviennent poussière lorsqu'on les écrase ? Mais quel rapport avec les supports audio ? Ha ! Ha ! Pyral ! Le spécialiste de l'enregistrement sur disques et bandes analogiques ! (Et comment dit-on « pyrale » en anglais ? « Borer », le foreur !)

« Les ouvertures de ces canettes d'Ice Tea ne sont pas alignées par rapport au dessin imprimé dessus. Elles sont percées n'importe où. C'est embêtant.
— Oui, en effet. C'est pour cette raison que je préfère cette canette de Fanta. »
Enfin quelqu'un de normal !

« Il ne devrait pourtant pas être difficile de synchroniser le processus, dans l'usine de canettes, de telle façon que l'ouverture soit toujours au même endroit et alignée par rapport au dessin. » Ce serait en quelque sorte le clin d'œil d'un ingénieur perfectionniste, un petit chef-d'œuvre de symétrie qui ravirait tous les amateurs de symétrie de par le monde, et ce serait par ailleurs du plus bel effet dans le rayon d'un supermarché.

Le monde est asymétrique, jusqu'à un certain point. Moi-même, je suis asymétrique ! Pourquoi ne serait-ce pas aussi le cas des canettes d'Ice Tea... jusqu'à un certain point ?

« Dernièrement, au rayon "bières" du Match, à Forest, j'aurais voulu prendre une photo, mais je n'avais pas d'appareil sur moi. Un obsessionnel était passé par là. Toutes les étiquettes étaient tournées dans le même sens. Toutes. J'aurais bien aimé découvrir qui était l'auteur de cette perfection.
— Sans doute un employé qui n'avait rien d'autre à faire...
— Oui, ou un client maniaque ?
— Ou un marchand de bières ? »
Le mystère reste entier.

Comment savoir si nous conservons des films en nitrate de cellulose au sein de nos collections audiovisuelles ? Il y a un moyen de vérification simple : il ne peut s'agir que de films 35 mm et la mention « Nitrate film » sera écrite sur la bande. Il y a un autre moyen : si on ouvre la boîte et si le film commence à s'enflammer tout seul, sans qu'on puisse arrêter la combustion, il s'agit d'un film nitrate. Donc il ne faut pas ouvrir la boîte... Mais si on ne peut pas ouvrir la boîte sous peine d'être brûlé, comment savoir si c'est un film nitrate ?

L'importance d'être constant.  — « Si on devait résumer, l'endroit où sont conservés vos supports audiovisuels doit respecter trois grandes règles : il faut qu'il y fasse froid, il faut qu'il y fasse sec et surtout, surtout, il faut que la température et l'humidité y soient constantes. Froid, sec et constant. Mais si vous ne pouvez respecter qu'une seule de ces règles, respectez la constance. » — Et si, au contraire, l'endroit est chaud, humide et instable ? Je n'ai pas posé la question, car je connaissais déjà la réponse, et elle est désagréable.

« Un des supports les plus pérennes, c'est la pierre. » Et de nous expliquer qu'on ne peut y stocker que quelques bits1 par centimètre carré (ce qui est vraiment très peu, comparé à une bande LTO par exemple), mais que le support peut être conservé et lu pendant très longtemps (dix mille ans sans peine, dans des conditions normales). La tendance générale est la suivante : plus on peut enregistrer de l'information sur un support, moins sa durée de vie est longue. Et ce n'est pas le seul problème : avec l'enregistrement numérique, c'est tout ou rien ; soit on peut récupérer toute l'information, soit on ne peut pas. Il n'y a pas de niveau de lecture intermédiaire, comme dans un enregistrement analogique. Non seulement la détérioration dans le temps de tout signal binaire (inscrit d'une manière ou d'une autre sur un support donné) est inéluctable, mais en plus ce signal n'est pas directement affiché en clair : il faut une machine et une batterie de couches logicielles pour le décoder, le comprendre, le lire. — Il y a là un gigantesque problème, et non pas seulement sur le court terme : lorsque notre civilisation technologique se sera complètement écroulée (ce n'est pas un « si », mais un « quand ») et lorsque les générations lointaines auront oublié, des siècles ou des millénaires plus tard, jusqu'à la grille de décodage de nos systèmes informatiques, elles ne pourront sans doute jamais récupérer l'information comme nous pouvons la récupérer aujourd'hui sur un papyrus ou une peinture rupestre. L'information importante nous concernant devrait donc à tout prix rester disponible sur un autre support que celui-là, qui est bien trop volatil et non directement lisible. Si je voulais (mais je ne le veux pas) que mon journal soit conservé jusqu'à l'an 8000, il faudrait que je le grave dans la pierre ou dans l'airain.

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1 Fondamentalement, un bit n'est rien d'autre que l'unité d'information la plus simple qui soit, un choix binaire entre un 1 et un 0, entre un « oui » et un « non », entre quelque chose et autre chose. Plus simple que le bit, ce n'est plus une information, c'est une certitude. (Oui, il faut absolument que je lise le fameux article de Claude Shannon, ainsi que d'autres ouvrages sur « tout ça ».)

Châteaux & industrie

« Qu'est-ce qu'un château d'industriel ? » — La question a été posée de nombreuses fois aujourd'hui lors d'une (très) longue, dense et foisonnante journée d'étude consacrée au sujet regroupant historiens, historiens de l'art, architectes, propriétaires, etc. Le cadre (le château Mondron à Jumet) est agréable et les interventions sont majoritairement de grande qualité. — Comme dans tout bon colloque réunissant une poignée de spécialistes sur un sujet assez pointu, cette question d'apparence simple en engendre d'autres. Par exemple : est-ce qu'un château dans lequel une activité industrielle s'est développée, sans la composante « habitation », entre dans la liste des châteaux d'industriel ? Ou : faut-il compter les financiers dont l'activité est indirectement liée à l'industrie (par exemple le gouverneur de la Société Générale, un des plus puissants holdings belges aux XIXe et XXe siècles) comme étant eux-mêmes des industriels, et par conséquent leurs châteaux comme étant des châteaux d'industriel ? Ou encore : qu'est-ce qui distingue un château d'industriel d'une autre construction comme une villa d'industriel ? Faut-il se baser sur des éléments quantitatifs (tels que le nombre de pièces ou la superficie des jardins) ou qualitatifs (tels que la manière dont le bâtiment est agencé, intérieurement et extérieurement) ? Mais peut-être se pose-t-on trop de questions et peut-on tout simplement appeler « château » tout bâtiment que les habitants des environs (les ouvriers notamment, qui vivent dans une maison bien moins imposante que celle de leur patron) appellent « château », même si techniquement ce n'en est pas un ? En tout cas, si le château Solvay à La Hulpe n'est pas un château d'industriel, alors je mange mon chapeau.

Typologie des châteaux d'industriel. — Ce vendredi donc, du matin au soir, nous bouffons de la typologie, de la typologie et encore de la typologie (avec une pause café de temps en temps et un « walking dinner » à midi, où certaines personnes continuent de parler de typologie, de typologie et aussi de typologie). Les nombreux cas exposés sont classés, mis dans des cases (ce n'est pas déplaisant). Sans s'être concertés, de nombreux intervenants font appel aux mêmes critères (c'est rassurant). Beaucoup ont recours à une typologie croisée. Ainsi, par exemple, il est possible de classer un château d'industriel selon (1) qu'il est proche de la zone industrielle proprement dite (forte dimension de contrôle) ou (2) éloigné de celle-ci (dimension de plaisance) ; mais il est également possible d'établir un classement en prenant en compte non pas le rapport au lieu, mais plutôt la façon dont le château a été acquis (si on triture le concept, il s'agit presque d'un rapport au temps) : certains capitaines d'industrie (A) font construire leur château, tandis que d'autres (B) rachètent à la vieille aristocratie une demeure déjà construite (il y a là souvent, de la part de la bourgeoisie industrielle naissante, une volonté d'accéder à une classe supérieure en récupérant les apparats de l'ancienne noblesse foncière). Si l'on croise ces critères, on se retrouve avec quatre types de châteaux différents : (1A) ceux construits non loin de l'usine, (1B) ceux rachetés à l'aristocratie, autour desquels se développe une usine, (2A) ceux construits en dehors de la zone de production et (2B) ceux rachetés à la noblesse, situés en pleine campagne, isolés du bruit et de la pollution. Il existe, pour chacun de ces types, de nombreux exemples emblématiques. Par exemple, le château Cockerill à Seraing est une demeure aristocratique rachetée au tout début de la révolution industrielle en Belgique (1817) par James et John Cockerill pour y développer leur industrie (type 1B), tandis que le château de la Croix Saint-Hubert, à l'orée du bois de Rognac, entre Seraing et Neuville-en-Condroz, est un château que les banquiers Chaudoir ont fait construire à l'abri de l'agitation du bassin industriel liégeois (type 2A, du moins si l'on étend l'industrie à l'activité bancaire). C'est un sujet tellement passionnant que je détaillerai sans doute tout cela une autre fois, dans d'autres articles.

Un petit monde d'apparences. — Avec l'expérience, j'ai appris à connaître comment fonctionnait ce genre de journée d'étude et à être beaucoup moins tendu qu'auparavant. Tout cela me demande néanmoins toujours beaucoup d'efforts : être moins tendu ne signifie pas être complètement à l'aise, et certainement pas être naturel. Je suis en représentation et, à la fin de la journée, je suis fatigué d'avoir porté un masque si longtemps. Curieusement, ce qui augmente mon stress n'est pas de prendre la parole devant un parterre impersonnel (quand le sujet me passionne — ce qui est le cas en l'occurrence —, j'adore ce genre d'exercice et je peux même me mettre en scène), mais bien l'idée d'interagir avec des gens, de manière individuelle, personnelle. Il me faut, aujourd'hui encore, énormément d'énergie pour dire bonjour/au revoir à des dizaines de personnes, discuter, prendre des nouvelles, parler de tout et de rien (le small talk — « Ha, quelle magnifique journée pour un début de mois d'octobre, n'est-ce pas ? » — est jusqu'à un certain point inévitable lors de ces rencontres)... Le pire est de devoir décrire où je travaille et ce que je fais dans la vie. Quelle importance ? Les gens s'intéressent-ils vraiment à cela ou est-ce seulement de la politesse ?

Typologie des orateurs. — Il y a, d'un côté, les orateurs dont les yeux ne décollent jamais d'un texte préparé à l'avance et, de l'autre, ceux qui n'y ont jamais recours. Entre ces deux extrêmes, une série de comportements : les orateurs qui lisent leur texte mais qui lèvent souvent les yeux vers l'assistance, ceux qui parlent en s'aidant d'un simple plan, ceux qui ont tout étudié par cœur (ils sont rares), etc. — Celui que j'admire le plus, c'est mon ancien collègue Alain : quand il parle, tout coule avec tellement d'aisance et de douceur... Il a aussi une très bonne mémoire et il arrive à ornementer son discours de petits détails et d'anecdotes donnant du corps et des aspérités à une histoire qui, racontée par d'autres, serait terriblement fadasse. Il y a aussi Claude, qui met tout de suite l'assistance à l'aise avec son air bonhomme et ses traits d'humour pince-sans-rire. — Quant à moi, c'est comme toujours un peu chaotique. Je ne changerai jamais : j'ai posé sur le pupitre onze pages A4 manuscrites rédigées dans l'urgence la veille au soir. Et je n'en ai évidemment pas lu la moindre ligne. Dès le début, je me suis rendu compte que toutes ces phrases n'étaient pas naturelles. Je me suis donc mis à parler de tout ce qui me passait par la tête. Même devant un public, je ne peux pas m'empêcher de réfléchir tout haut. Il a même existé, dans le passé, des occasions où je découvrais, au moment même où je parlais, une nouvelle façon de voir les choses qui m'avait échappée lors du travail « en chambre », et que j'ai développée « en direct » sans trop savoir ce que je disais. Parfois ça passe, parfois ça casse. Aujourd'hui, ça s'est bien passé. C'était beaucoup trop court (« J'avais encore tellement de choses à vous dire ! »), mais ça s'est bien passé quand même.

Typologie du public. — Dans ce genre de rassemblement, je fuis comme la peste les rapaces du gagnant-gagnant, ces personnes qui commencent par vous demander quel est votre diplôme, où vous travaillez et ce que vous faites. Ce n'est pas qu'ils s'y intéressent vraiment, c'est surtout qu'ils veulent savoir si ça vaut la peine de perdre du temps avec vous. Comme à chaque fois, je les observe placer leurs pions (« Puis-je avoir un autographe ? ») et c'est pathétique. (Quand je dis que je les fuis, c'est un travestissement de la réalité où je me donne le beau rôle : je ne les intéresse pas, donc c'est surtout eux qui m'évitent.) Fort heureusement, dans les colloques d'historiens, il y a aussi beaucoup de gens désintéressés, simplement passionnés. C'est avec ceux-là que j'essayent de traîner la plupart du temps, et avec lesquels je me sens beaucoup plus en confiance.

Le chiffre de Dorabella (8)

Masques de saisie. — Si nous prenons pour hypothèse que le symbole le plus fréquent dans le chiffre de Dorabella est un E (voir à ce sujet l'article du 25 septembre), y a-t-il moyen d'aller plus loin ? Oui, mais avec une seule lettre en place — lettre qui n'est peut-être même pas la bonne ! —, l'exercice reste très compliqué et peut déboucher sur des dizaines de milliers de combinaisons (et de fausses pistes). Par exemple, sur la première ligne, selon cette hypothèse, on aurait droit à une belle suite de E dans la configuration suivante :

... E v w EE E y z z E ...

... où v, w, x, y et z sont des lettres inconnues, avec la particularité supplémentaire que z est dédoublée. Il faut également tenir compte que le dernier E (en rouge) est sujet à caution. À partir de cette séquence, on pourrait imaginer qu'un mot unique soit constitué de trois, quatre, voire même cinq E. Un mot comprenant les cinq E disposés selon ce modèle n'existe pas en langue anglaise. Par contre, si l'on retient la séquence « EvwExEE », en considérant qu'il s'agit d'un seul mot et que ce dernier peut se prolonger sur la gauche ou sur la droite, le site Morewords.com propose seulement dix mots sur base de quatre radicaux : « kedgeree » (un plat indien) « kedgerees », « peacekeeper », « peacekeepers », « peacekeeping », « peacekeepings », « sneezeweed » (le nom vernaculaire de plusieurs plantes de la famille des astéracées), « sneezeweeds », « velveteen » (une imitation de velours) et « velveteens ». D'emblée, sans même regarder ce qu'elles engendrent dans le reste du message, les quatre solutions avec PEACEKEEP* (j'utilise l'astérisque pour signifier que le mot se prolonge) ne fonctionnent pas, car elles butent sur le double symbole identique à la fin du mot (voir ICI). De même, celles avec SNEEZEWEED* ne sont pas très satisfaisantes, car elles demandent que l'on substitue deux symboles différents par la lettre E (voir ICI). Celles avec VELVETEEN* requièrent le même genre de substitution, à savoir deux symboles pour la seule lettre V (voir ICI). Reste KEDGEREE* qui techniquement pourrait convenir, du moins au singulier (voir ICI). Mais peut-on vraiment croire que le chiffre de Dorabella mentionne un plat indien ? C'est toujours possible, mais extrêmement improbable, d'autant plus qu'avec ce mot à cette place-là, on rencontrera plus tard des difficultés à développer le reste du texte (oui, j'ai essayé).

Il ne s'agit que d'un test parmi des milliers d'autres : même en procédant avec méthode et en éliminant les cas improbables, il reste beaucoup de travail... Et si le symbole le plus fréquent n'était pas un E ? Et si la double lettre n'appartenait pas au même mot ? Et si cette partie-là du texte était constituée d'une série de petits mots de deux ou trois lettres ? Et si la méthode de chiffrement n'était pas une simple substitution ? Et si ce n'était pas de l'anglais ? Et si Edwar Elgar avait utilisé des abréviations ? Et si le message ne voulait strictement rien dire ? Et si... ? Et si... ? « Merde, on tourne en rond ! »

Pour couronner le tout, je suis dehors, installé avec mon ordinateur portable sur la cour de la maison familiale — il fait incroyablement délicieux aujourd'hui et les oiseaux chantent comme au mois de mai — et je suis obligé d'écouter les litanies racistes de l'ancienne voisine stupide et beauf venue dire bonjour à ma grand-mère : « À Charleroi, il ne faut pas y aller le dimanche, parce que le dimanche, tout est fermé et alors, tu as beaucoup de Noirs, beaucoup de Maghrébiens... Maghrébins... C'est comme ça qu'on dit ? Et donc, bon, je ne vais pas faire de grimaces ni me retourner quand j'en vois, hein, mais bon, Charleroi, ce n'est plus Charleroi, quoi... » — Cette histoire n'a strictement rien à voir avec le chiffre de Dorabella, mais je ne pouvais pas m'empêcher de donner un aperçu de mon environnement de travail de très haut standing.

« Joey, tu aimes les films sur les gladiateurs ? »

Je n'ai jamais vraiment été convaincu par les psychologues (ces gens qui demandent au moins cinquante euros pour m'expliquer ce que j'aurais pu découvrir par moi-même ou ce que je savais déjà), donc si je suis allé aujourd'hui après-midi voir un psychothérapeute pour Gaëlle dans la jolie banlieue proprette de Gerpinnes, c'est avant tout pour faire plaisir à sa maman, qui s'inquiète. Pourquoi s'inquiète-t-elle ? Parce que Gaëlle est hypersensible (c'est vrai), qu'elle fait parfois des réflexions bizarres (c'est sans doute vrai aussi, mais tout dépend de ce que l'on entend par « bizarre »), qu'elle a un sens de la justice extrêmement (voire trop ?) développé, qu'elle a très peu d'amis de son âge (durant la séance, elle déclare clairement préférer les enfants plus jeunes, « pour pouvoir les protéger contre les enfants plus grands qui les embêtent », ou exceptionnellement plus vieux — sa meilleure amie a bientôt treize ans), qu'elle se fait ennuyer dans la cour de récréation, qu'elle n'arrive pas à dormir avant dix heures du soir et qu'elle n'a pas l'air de prendre vraiment au sérieux l'école, les règles et les devoirs, bien qu'elle réussisse sans problème pour le moment. « Elle veut en avoir fini le plus vite possible pour faire ce qu'elle a envie de faire... », dis-je, avant d'ajouter : « Comme moi à son âge, en fait ».

Il nous demande : « Comment vous comportiez-vous à l'école primaire ? Étiez-vous comme elle ? » Maïté explique qu'elle était très tête en l'air. Quant à moi, j'entre un peu plus dans les détails (parce que j'adore ça et que j'y ai déjà beaucoup réfléchi) : « Oh, moi, vous savez, à l'école primaire, je "flottais". J'avais de très bons résultats, sans m'impliquer plus que ça, si ce n'est dans des choses qui me tenaient vraiment à cœur. J'ai d'ailleurs continué à "flotter" par la suite, en secondaire, mais avec de moins bons résultats, parce que parfois il fallait étudier et que je n'étudiais que quand j'avais envie d'étudier. » (Souvenir d'un 7/20 en biologie, avec ce commentaire : « Aucune étude ! », et de mes parents qui signaient le bulletin sans jamais m'engueuler ou me poser de questions.) « Cela dit, je ne pense pas que les deux situations soient comparables. Je n'étais pas comme elle à l'école primaire. »

Je ne le dis pas, mais je pense (très fort) qu'il n'y a aucune anormalité dans la façon dont Gaëlle se comporte et que, par conséquent, il n'y a pas vraiment de comportements à rectifier ou à comprendre. Le fait qu'elle soit hypersensible, réfléchisse pas mal, s'endorme relativement tard ou ne s'investisse pas plus que cela à l'école n'est pas un problème à mon sens. Le problème se situe plutôt dans cette obsession de trouver « pourquoi ça ne va pas », alors que ça va. C'est un problème de formatage : on veut que l'enfant réponde à un certain moule et, quand il ne répond pas à ce moule, on veut le mettre dans un autre moule. Ce serait particulièrement hypocrite qu'en tant que père, j'en veuille à Gaëlle parce qu'elle veille tard, trouve certaines règles absurdes ou certains devoirs répétitifs. Hypocrite parce que moi aussi, je veille tard, que moi aussi je considère certaines règles comme étant particulièrement absurdes, et que ça ne date pas d'hier : toute cette histoire d'éducation et de règles strictes est en grande partie vide de sens. Je ne dis pas qu'il ne faut pas suivre les règles instituées au sein d'une classe (à son âge, j'avais même plutôt tendance à les suivre scrupuleusement) ; je dis que certaines règles peuvent paraître absurdes si l'on creuse un tant soit peu... et donc que la remise en question de ces règles est un signe de bonne santé mentale, et non pas du tout un signe de déliquescence, un symptôme avant-coureur de délinquance ou bien encore le symbole d'une éducation mal distillée.

L'autre moule en question, c'est l'intelligence supérieure à la moyenne. Aujourd'hui, le terme à la mode est « zèbre », et je le trouve encore plus ridicule que « surdoué » ou « HP », ce dernier m'ayant toujours fait penser à la marque d'imprimantes. « Je vais vous expliquer », nous dit-il en prenant une feuille blanche et un stylo. Va-t-il dessiner une courbe de Gauss ? Bingo ! Il dessine une courbe de Gauss. C'est d'un convenu. « La moitié des enfants se trouvent entre 90 et 110. Si tu te trouves beaucoup plus à droite de la courbe, c'est normal que tu te sentes déphasée. » Oui, mais se sent-elle vraiment déphasée ? Je n'en ai pas l'impression. En arrière-plan, il y a les nouvelles théories de Jeanne Siaud-Fachin et consorts sur les hauts potentiels, le tout accompagné d'un discours, presque mielleux, qui fait l'éloge de la différence : « Tu sais, être hypersensible, ça peut être embêtant, mais ça peut aussi être une qualité. Quand on est hypersensible, on comprend plus de choses, des choses que d'autres ne voient même pas... Les sens sont exacerbés, le cerveau devient une éponge qui absorbe tout, le bien comme le moins bien... » Il pose ensuite une série de questions à Gaëlle et je vois parfaitement où il veut en venir. Jusqu'à un certain point, les questions induisent les réponses (si je cherche à trouver un profil, je finirai par le trouver) : « Est-ce que tu as l'impression de t'ennuyer à l'école ? », « Est-ce que ça t'arrive d'être distraite en classe ? », etc.

Après une heure, la conclusion est qu'il n'y en a pas : il faut faire des tests pour aller plus loin. « Les tests ne sont jamais que des tests », nous dit-il, « ils ne permettent que de déceler deux types bien ciblés d'intelligence : la logico-déductive et la verbo-linguistique. L'intelligence globale d'un individu est bien sûr quelque chose de plus complexe que ça. » Concrètement, cela ferait deux séances de tests, suivies d'une dernière séance où il nous détaillerait les résultats. (3 x 50 = 150 : moi aussi je peux faire de la « logico-déduction ».)

« Ça te dit de faire des tests, Gaëlle ?
— Je ne sais pas... Ce sera un quel jour ?
— Un samedi.
— Alors non. »

Affaire à suivre... (En tout cas, ça m'amuse beaucoup.)