Archives annuelles : 2014

Le lion, le loup et le renard

De nombreux bouts de papier parsèment le sol de la chambre de Gaëlle, regroupés en cinq tas, correspondant chacun à une catégorie de mots : personnages (P), animaux (A), objets (O), verbes (V) et lieux (L). Le principe est le suivant : il faut construire une histoire à partir d'une séquence de mots que l'on pêche au hasard dans les différents tas, à mesure que le récit se développe. Par exemple, imaginons que dans l'histoire, il soit question d'un bruit de pas qui se rapproche ; alors on tirera une carte de catégorie (P) ou (A) qui déterminera l'entité rencontrée. Parfois, le tirage engendre des situations loufoques, comme celle où ma vieille grand-mère combat un robot du futur avec une fourchette ; parfois ça ne donne rien de convaincant. Ce n'est pas un exercice facile. J'imagine que mes amis improvisateurs s'en sortiraient beaucoup mieux que moi. Mais peu importe : c'est une histoire qui a pour seul public une fille de neuf ans. La pression n'est pas insoutenable.

Nous utilisons désormais un petit baladeur pour enregistrer les histoires (et les chansons) du soir. J'ai donc pu retranscrire ci-dessous de manière exhaustive et presque mot à mot l'une de ces histoires aléatoires, quelquefois entrecoupée de questions ou de commentaires de Gaëlle. La narration n'est pas très réussie, mais ça donne une idée des possibilités de ce genre d'exercice. Dans les prochains jours, je recommencerai en améliorant le concept de base (par exemple en ajoutant des catégories supplémentaires, comme des émotions, des métiers, des informations temporelles) et en m'imposant des contraintes de narration (limiter le nombre de lieux utilisables, interdire les liens trop absurdes, etc.)

La traque du lion, du loup et du renard
dans les interstices du temps

(Un bon titre, mais un mauvais conte aléatoire pour enfant)

« Il était une fois, dans le pays enchanté du village(L) du Soleil(L), un animal légendaire qu'on n'arrivait pas à attraper. Il s'agissait d'un lion(A). C'était un lion qui avait une particularité particulière (c'est le principe d'une particularité) : il avait toujours un objet sur lui. Il avait toujours sur lui une machine à voyager dans le temps(O). C'est la raison pour laquelle les habitants du village n'arrivaient pas à l'attraper, car dès qu'ils lui lançaient une flèche, le lion arrivait à disparaître dans un autre temps. Le lion était accompagné d'un renard(A). Le renard, lui aussi, avait une particularité : comme le lion, il trimbalait un objet, une horloge(O). Cette horloge lui permettait de savoir où ils se trouvaient, parce que quand le lion prenait la machine à voyager dans le temps, il n'était pas au courant de l'époque au sein de laquelle il se déplaçait. Grâce à l'horloge, grâce au renard, il savait où il était. Mais ils n'étaient pas que deux : il y avait un troisième animal. Et ce troisième animal, c'était un loup(A). Le loup, lui, n'avait pas d'objet, il avait juste une manie : c'était de constamment... câliner(V) les gens. Pendant que le lion et le renard s'amusaient à voyager dans le temps, le loup, lui, faisait simplement des câlins. Et à chaque fois, le lion criait [avec une voix de baryton] : "Non, pas de câlin, je n'ai pas le temps, je suis en train de remonter le temps !".
— Mais il y a une personne qui garde ces animaux légendaires ?
— Non, pas du tout.
— Une personne légendaire elle aussi !
— Non, non, personne ne garde ces animaux légendaires. Ils sont tous les trois, seuls, dans leur machine, avec le renard qui calcule le temps, le lion qui voyage dans le temps et le loup qui fait des câlins. Mais le problème, c'est qu'au village du Soleil, ils ne sont pas contents : ils ont envie de savoir où se trouvent le lion, le renard et le loup. Ils voudraient vraiment les attraper. Vu qu'ils n'y arrivent pas, ils font appel à un personnage légendaire : Tachyon(P) ! Tachyon est un expert dans la chasse des lions, des renards et des loups qui voyagent dans le temps.
— Mais Tachyon, c'est un empereur, pas un personnage légendaire !
— Oui, mais ce n'est pas lui qui va attraper les animaux. Il va seulement désigner une autre personne qui fera le boulot à sa place. Et cette personne, c'est... James(P) !
— Hihi...
— "Quoi ? Mais pourquoi moi ?", s'exclame James, "je suis de la Team Rocket, moi, je ne veux pas faire ça ! J'attrape des Pokémon, je ne veux pas attraper un lion, un renard et un loup dans le temps !" "Oh, voyons James, tu n'as pas le choix !", dit... Gaëlle(P).
— Ouais ! Je suis dedans, je suis dans l'histoire ! Ouais !
— "Tu ne peux pas échapper à ta mission", dit Gaëlle, "et pour cette mission, je vais te fournir deux objets : un écran(O)..." "Un écran ? Mais qu'est-ce que je vais faire avec un écran ?" "... et une tablette(O)..." "Mais c'est un peu la même chose, un écran et une tablette !" "Non, ce n'est pas la même chose. Il faut que tu aies les deux. L'écran te permettra de regarder où tu te trouves dans le temps et la tablette te permettra de diriger le vaisseau."
— Le vaisseau ?
— Oui. "Le vaisseau que... euh... je vais te procurer. Et pour ta mission, je vais aussi te donner un animal, qui sera... une licorne(A). La licorne t'aidera beaucoup, car elle a une corne avec laquelle elle peut... euh... empaler les autres animaux." Et c'est ainsi que James et Gaëlle, et Tachyon, mais de loin parce qu'il n'a pas envie de participer à l'aventure, chassent les trois animaux renégats. Mais c'est très compliqué. Ils les chassent d'abord à l'intérieur d'un ordinateur(L), parce que dans le monde futur, l'ensemble de l'humanité se trouve à l'intérieur d'un ordinateur. Mais ils ne les trouvent pas là-bas. Alors, ils continuent de les chercher... dans une mine souterraine(L). Mais dans la mine souterraine, il y a beaucoup, beaucoup trop de... chaises(O) et ils n'arrivent pas à aller jusqu'au bout de la mine. Ils sont piégés.
— De chaises ?
— Oui. De chaises. Alors, ils décident d'aller à un autre endroit : sur la planète Terre(L). Sur la planète Terre, il n'y a pas de problème d'espace, mais par contre il y a beaucoup de chats(A). Les chats, ils sont vraiment très énervants, ils n'arrêtent pas de miauler et ils empêchent Gaëlle et James de poursuivre leur mission. Alors ces derniers décident de continuer sur la planète des fous(L), mais les fous ont tous un sapin de Noël(O) dans la main et c'est difficile d'arriver jusqu'aux animaux légendaires. Mais bon, ils finissent par... chercher(V), et en cherchant, ils attaquent(V). Et donc ils attaquent, ils attaquent, ils attaquent les trois animaux, et ils arrivent à les battre. Et c'est ainsi qu'ils ramènent au village du Soleil les animaux légendaires. Et il n'est plus question pour ceux-ci de voyager dans le temps. Et tout est bien qui finit bien !
— À part que les "O" sont mélangés avec les "P" maintenant. »

Trêve de Noël

« Au Réveillon de cette année, il y aura le fils de Nadine, celui que tu n'aimes pas.
— Celui que je n'aime pas ?
— Oui, oui, Maïté et toi vous étiez un peu énervés sur lui, il y a longtemps.
— Attends, il a quel âge maintenant ? Quinze ans ?
— Non, non, il a plus ou moins le même âge que toi. La trentaine...
— Ha d'accord, je vois ! Tu parles de celui qui affirmait que le Moyen Âge était une période plus "humaine" que la nôtre ? L'amateur de sirop de bouleau ?
— Oui, voilà.
— Mais on ne s'était pas vraiment engueulés. Il était seulement un peu idiot, c'est tout.
— Bah !
— Tu crois que si je lui dis dès mon arrivée : "Tu sais, je ne t'en veux absolument pas. Je respire l'air pur et glacial des hautes cimes et je n'ai que du mépris pour ceux qui comme toi vivent dans la vallée fangeuse en contrebas", il le prendra avec humour ?
— Oh non, certainement pas !
— Alors je m'abstiendrai de tout commentaire, mais c'est bien parce que c'est Noël ! »

Écorché

Évidemment, je savais qu'en revenant à mon appartement après trois heures du matin, je serais fatigué au moment du réveil quelques heures plus tard, à 6 heures et 16 minutes exactement. Ce n'est pas le manque de sommeil qui me tue ici (trois heures me suffisent, du moins si de temps à autre je peux dormir un peu plus longtemps), mais clairement la surconsommation de bières, et aussi cette — heureusement unique ! — cigarette que j'ai fumée avec les autres au moment de la fermeture du café.

Aujourd'hui, je passe mon trajet ferroviaire non pas à dormir, mais à faire comme si j'avais assez dormi : je bois un thermos complet de café fort, écris, lis, écoute de la musique ; je mets en marche toute une série d'activités du jour. Une fois arrivé au boulot, je peux alors mimer la grande forme : monter les escaliers à toutes jambes, paraître motivé, vif et à l'écoute des dernières nouvelles, etc. Si, à la pause café, je ne m'étais pas senti obligé d'expliquer aux collègues ma soirée d'hier, ils n'auraient certainement rien remarqué. Mais tout de même : j'ai vraiment la tête dans le... cirage et ma seule envie de ce matin, c'est de regagner mon lit. La journée va être longue, très longue.

Comme à chaque fois que j'ai bu jusque tard dans la nuit, je vis ma journée comme un écorché, les nerfs à fleur de peau. Mais je décante vite : l'énervement du petit matin s'estompe et il ne reste plus alors que l'extrême sensibilité, ainsi qu'une certaine forme de clarté et de vivacité d'esprit. Un peu comme quand une brume matinale se lève et cède la place à un joli ciel bleu avec point de vue panoramique sur l'horizon lointain. — J'écris « bisous » en guise de signature dans un message envoyé à Léandra (elle en a été tout étonnée, la pauvre) et, au téléphone avec ce patron d'une société informatique, je parle avec (trop) d'assurance et beaucoup plus lentement que d'habitude... Je ne suis pas dans mon état normal. En début d'après-midi, au Flandre à Namur, seul avec Gaëlle, je me trouve sur un petit nuage cotonneux. Rien ne pourrait m'arriver : « mon sort est entre les mains de Dieu », comme dirait l'autre. Je peux enfin manger un bon steak saignant (je n'ai plus pris un vrai repas depuis hier midi), boire un Orval, échanger quelques mots avec ma fille qui est tranquillement plongée dans son jeu vidéo... Tout est calme, incroyablement calme. Je veux dire calme intérieurement. Je suis rarement aussi calme. C'est aberrant quand on sait qu'ordinairement, je suis une vraie boule de nerfs qui grince des dents.

Évidemment, la sensation ne dure pas. Elle s'estompe en soirée et, lorsque minuit approche et que j'aperçois enfin mon lit, je me rappelle qu'une de mes premières idées était de le regagner au plus vite. (Ce fut donc une journée entière de combat contre la décadence : je n'aurais pas lutté que je me serais levé pour directement me rendormir.)

Aurore

σχίζω

C'est une drôle de façon de commencer une conversation avec un inconnu : « Excuse-moi... Je suis une bipolaire de type II. » Pourquoi me dit-elle ça ? Ensuite, je comprends qu'elle fait référence à ce que j'écris sur King Crimson et la schizoïdie : assise dans mon dos, elle s'est retournée et a lu ce que j'étais en train de rédiger. (À la Maison du Peuple, les murs ont non seulement des oreilles, mais aussi des yeux : j'ai souvent tendance à l'oublier.) Elle me demande ce qu'est la schizoïdie : est-ce le même genre de trouble que la schizophrénie ? Non, les deux partagent seulement la même racine grecque, cette fameuse idée de coupure. Je ne lui explique pas les choses de cette manière, je reste assez confus. « Je suis en train d'écrire un article sur un groupe de rock et sur les liens qu'il entretient avec la schizoïdie. » Elle me répond : « Oui. Beaucoup d'artistes ont des troubles mentaux. C'est très fréquent. Quand ils sont dans une phase "haute", ça leur permet de créer. » Elle est musicienne et m'explique aussi : « J'ai arrêté mon doctorat. Je suis plutôt superficielle. » Par superficielle, elle veut dire qu'elle préfère s'intéresser à beaucoup de sujets en surface et qu'elle ne désire pas se spécialiser. Je comprends parfaitement ce que ça signifie. Je lui déclare que je suis un peu comme ça aussi (horizontal), sauf à certains moments où j'ai tout de même envie d'approfondir un sujet donné. Durant ces moments-là, je peux aussi être vertical, mais cela ne dure jamais longtemps, quelques années tout au plus.

Je lui écris l'adresse de mon nouveau journal sur un bout de papier.
« "underniercafeavantlaurore.net"... C'est un peu long, mais c'est un beau nom.
— Je voulais vraiment qu'il y ait "aurore" dans le titre... Cette idée de prendre tranquillement un dernier café juste avant le lever du soleil. Je vis beaucoup la nuit, donc ça a un sens. »
Elle me demande alors si je connais L'Aurore de Murnau. Mais non, je ne l'ai jamais vu ! J'ai des énormes trous dans ma culture cinématographique.

Quelle est la probabilité pour que je puisse parler du MBTI® avec une femme rencontrée par hasard il y a dix minutes à la Maison du Peuple ?
« Je suis une "ENTP". Tu connais ?
— Ha ? Moi c'est plutôt "INTP".
— Alors on est presque les mêmes.
— Oui, sauf que je suis plutôt introverti et toi plutôt extravertie.
— Tu y crois, toi, à ces tests ?
— Oui et non. Je pense qu'on ne peut pas enfermer les êtres humains dans seize cases, que ça n'a pas beaucoup de sens.
— C'est plus une sorte de règle. On se situe quelque part entre deux extrêmes.
— Personnellement, c'est souvent blanc ou noir, donc j'ai le sentiment de me situer à chaque fois à l'une ou l'autre de ces extrémités, mais ça ne fonctionne pas pour tout le monde. J'ai écrit un article à ce sujet sur mon blog justement, il y a peu de temps.
— Oui, ça ne m'étonne pas. »

« Je suis très intelligente » : j'adore quand quelqu'un fait sans ambages ce genre de déclaration, du moins quand c'est vrai. Lorsque c'est faux, ça tombe un peu à plat, évidemment. Dans ce cas-ci, ce n'est pas de l'immodestie, c'est de l'honnêteté et de la franchise. Je lui réponds donc : « Oui, ça se voit tout de suite. Je m'en suis rendu compte. » Qu'aurais-je pu répondre d'autre ? — Je repense à cet inconnu rencontré dans le train le 16 mai 2012, César, qui m'avait fait un peu la même impression : celle que l'on peut parler de tout, être directement compris et passer très vite d'un sujet à l'autre, d'une association d'idées à l'autre. (Si on remonte plus loin dans le temps, on se rendra compte que c'est toujours un peu de cette manière que je trouve mes amis.)

Nouvelle routine

En deuxième partie de soirée, je rejoins Bob, Jerry, Kadir et Gondry à l'« Etcetera », sympathique petit café etterbeekois découvert, pour ma part du moins, le 11 juillet dernier. C'est désormais une routine pour eux : tous les jeudis, ils se retrouvent là-bas à 21 heures 30, après leurs activités respectives. Ils m'ont proposé de les rejoindre, mais c'est la première fois que j'en ai l'occasion (il y a deux semaines, j'étais trop fatigué et j'avais préféré rester dans mon fief ; il y a une semaine, j'étais à Blankenberge). Je suis peut-être un peu trop seul pour l'instant et cette nouvelle routine me fera sans doute du bien, socialement parlant. S'ils la continuent l'année prochaine (et si je ne suis pas de trop), je veux bien prendre ma carte d'adhérent.

Kadir ne comprend pas pourquoi les syndicats dans son entreprise ne gèrent pas les problèmes individuels de tout le personnel. Je lui explique que pour bénéficier d'un soutien individuel de la part d'un syndicat, il faut en être membre : « Les syndicats sont présents pour tous les travailleurs globalement, au niveau de l'entreprise, mais ne gèrent pas les problèmes juridiques individuels des non-syndiqués. » Il trouve que ce n'est pas normal. Je ne suis pas d'accord, il n'est pas d'accord : la discussion dure... un certain temps.

« Si les syndicats veulent vraiment toucher le gouvernement là où ça fait mal, enrayer l'économie, faire quelque chose d'envergure, pourquoi n'essayent-ils pas de bloquer toutes les télécommunications, les accès aux réseaux, les fournisseurs d'Internet ? » C'est une bonne question. Je lui réponds en vrac : certainement parce que c'est difficile (voire impossible) à mettre en œuvre, probablement aussi parce que c'est illégal... Et puis, après tout, les syndicats n'ont-ils pas tout aussi besoin du réseau que les autres ? (Voilà ce qui s'appelle être piégé.)

Je ne sais pas trop comment il est possible de se retrouver vers une heure du matin à l'angle d'une rue, avec chacun un Orval à la main, puis, une demi-heure plus tard, dans le salon de Jerry avec toujours le même Orval et un petit chaton qui court partout. Je finis par me retrouver à la place Flagey, où je rentre dans un taxi. J'ai un peu trop bu. De retour à mon appartement, avant de m'endormir, je lis quelques pages Web sur L'Aurore de Murnau. Je dois me lever dans trois heures environ pour aller travailler. — Ha, comme je vais être frais, les vendredis, si je m'installe dans cette nouvelle routine !

« I repeat myself when under stress »

King Crimson

Depuis quelques semaines, je suis dans une phase « King Crimson ». C'est une obsession : je n'écoute plus que du King Crimson ; je me documente sur King Crimson ; j'étudie en détail chaque album et chaque chanson de King Crimson ; je mange du King Crimson ; je bois du King Crimson ; je travaille en compagnie de King Crimson ; je prends le train avec King Crimson ; je m'endors (difficilement) grâce à King Crimson.

Mon intérêt pour ce groupe ne date pas d'hier : c'est au cours de mes années d'université que j'ai commencé à m'y intéresser. À l'époque, j'étais par exemple heureux d'avoir trouvé, chez Jean-Pierre le disquaire, boulevard Anspach à Bruxelles, un exemplaire en parfait état de leur tout premier vinyle, In the Court of the Crimson King (1969). (Il m'avait coûté un peu plus de la moitié de l'argent que je recevais alors de mes parents chaque semaine pour manger.)

J'ai toujours trouvé que la musique de King Crimson était terriblement intelligente, ou plutôt... intellectuelle ? C'est une musique faite par des intellos pour des intellos. En tout cas, il fallait (et il faut toujours) que je fasse un effort de réflexion pour la comprendre et pour l'apprécier à sa juste valeur. C'est quelque chose de très sophistiqué, avec ses recoins cachés, ses références, ses symboles, ses structures compliquées, ses inventions, ses ruptures réfléchies — l'inverse de la pop ? Chaque album témoigne d'un sens du perfectionnisme et aussi d'une exceptionnelle maîtrise technique, à tel point que même les improvisations semblent contrôlées. En fait, c'est un peu comme s'ils n'arrivaient pas à se relâcher complètement : à l'arrière-plan, la tension et la rigueur sont toujours palpables. C'est sans doute pour cette raison que je les admire tant : parce qu'ils semblent presque viscéralement incapables de faire quelque chose de désinvolte.

La musique de King Crimson contient des références à la schizoïdie. « 21st Century Schizoid Man », voilà le morceau qui leur sert de première carte de visite ! Il n'y a cependant pas que ça : la guitare de Robert Fripp, seul membre permanent du groupe depuis sa fondation, est elle-même souvent schizoïde, aussi tranchante que la lame d'un couteau japonais. La schizoïdie, n'est-ce pas avant tout l'art de trancher (σχίζω, fendre violemment) ? Une personnalité schizoïde coupe les ponts au moins à deux reprises : une première fois avec le monde extérieur et une deuxième fois avec ses propres émotions. Je ne peux m'empêcher de penser à cette double coupure lorsque j'écoute du King Crimson, mais il faut bien préciser qu'il s'agit là d'une interprétation très personnelle : c'est comme ça que je ressens cette musique, mais c'est peut-être tout simplement une... projection ?

Discipline

Ces derniers jours, j'ai écouté en boucle Discipline (1981), l'album aux entrelacs celtiques signant le retour et le renouveau du groupe après sept ans de silence. Sur Discipline, la schizoïdie est poussée dans ses derniers retranchements. Ici, ce n'est pas seulement un morceau précis qui est schizoïde, c'est l'album dans sa globalité. (Encore une fois, c'est une impression qui n'engage que moi.)

« Elephant Talk » reprend le discours de quelqu'un qui n'aime pas les discours. On sait que les schizoïdes sont mal à l'aise avec la fonction phatique du langage, avec une parole qui n'apporte pas d'information nouvelle, qui est seulement prononcée pour permettre le contact social : « Ha, quelle pluie ! », « Oui, quelle pluie ! ». Ici, le sujet est traité avec beaucoup d'humour : le chanteur énumère toute une série de figures de style ou de formes de communication commençant par A (comme « arguments »), puis par B, jusque E (comme « editorials » !). Railleur, il répète de nombreuses fois : « Talk, talk, it's only talk! » Cette chanson a presque un rôle éducatif, elle met en garde : méfiez-vous de ceux qui parlent beaucoup, méfiez-vous du blabla, méfiez vous du langage en général ; ce ne sont que des mots. Encore des mots, les mêmes mots, comme dirait l'autre. (Pour l'anecdote, le chanteur et guitariste Adrian Belew arrive à imiter un barrissement d'éléphant avec sa guitare : c'est plus impressionnant que les baleines de Pink Floyd !)

« Frame by Frame » sonne comme l'histoire de quelqu'un qui essaye de comprendre quelque chose en le décortiquant à l'extrême, image par image (frame by frame), et qui finit par se noyer au cours de cette tentative, perdant toute vision d'ensemble. — C'est ce que je suis en train de faire en ce moment ! Je ne peux m'empêcher... d'analyser, autrement dit de décomposer cet album pour mieux le comprendre. Mais en faisant cela, je rends les choses beaucoup plus fades qu'elles ne le sont en réalité ; j'enlaidis ce que je touche. (Il est trop tard pour renoncer ici, mais il faudrait vraiment que j'arrête d'essayer d'expliquer de la musique, voire d'expliquer tout court : à chaque fois, cela me prend beaucoup de temps, c'est fastidieux et le résultat est très souvent un gâchis artificiel.)

« Matte Kudasai » signifie apparemment en japonais « S'il vous plaît, attendez-moi ». La chanson parle clairement de solitude, de tristesse et de séparation. On dirait une sorte de Lost in Translation inversé : une femme japonaise, quelque part aux États-Unis (une chambre d'hôtel dans une grande ville ?), dort dans un fauteuil, non loin d'une fenêtre, alors que la pluie tombe. Le titre donne du relief à la chanson et augmente le sentiment d'isolation : quelque part, de l'autre côté de l'océan, quelqu'un est en train de l'attendre. (Encore pour l'anecdote, ce sont des mouettes qu'Adrian Belew arrive à imiter avec sa guitare cette fois-ci.)

« Indiscipline » décrit très précisément l'obsession que l'on peut avoir pour un objet que l'on a créé. L'objet en question n'est jamais nommé (c'est seulement « it »), ce qui permet d'y placer un peu ce que l'on veut. Cependant, d'après Belew lui-même, les paroles prennent pour base une lettre que sa femme lui aurait envoyée à propos d'une sculpture. Après l'avoir réalisée, elle doutait de sa consistance, ne savait pas trop quoi en penser. Pour y voir plus clair, elle a donc transporté sa création avec elle pendant un certain temps, « playing little games, like not looking at it for a whole day, and then... looking at it. To see if I still liked it. » Elle s'est alors rendue compte qu'elle continuait de l'aimer. Elle avait créé l'objet parfait, son objet parfait : elle pouvait l'étudier de près (study closely), le démonter (take apart), le décomposer (break down), il gardait sa cohérence. — Les mêmes thèmes reviennent encore et toujours donc : l'analyse, la décomposition, la déconstruction, ainsi que le rapport que les parties gardent (ou pas) avec l'ensemble dont elles sont issues. On notera le côté psychotique de la chanson, à la limite du délire : il y a de la folie dans cette voix, notamment à la moitié du morceau, lorsque le chanteur répète quatre fois (et un quart) « I repeat myself when under stress » !

« Thela Hun Ginjeet » est l'anagramme de « Heat in the jungle ». Cette chanson est liée à une histoire compliquée qu'Adrian Belew raconte sur son blog. Au départ, Belew voulait « mettre en scène » l'interview d'une personne victime d'une attaque à l'arme à feu. King Crimson était alors en train d'enregistrer Discipline dans un studio du côté de Notting Hill Gate, à Londres. Robert Fripp a conseillé à Belew de se promener avec un enregistreur audio dans les alentours du studio, afin de capturer quelques phrases sur le vif et rendre l'interview fictive plus réaliste. Mais alors qu'il était en train de s'enregistrer dans la rue sur les conseils de Fripp, cinq ou six rastafariens l'ont rejoint, intrigués par son enregistreur. Ils étaient assez énervés. Je passe les détails (loufoques) : on les trouvera sur le blog de Belew. Ce dernier s'en est sorti sans dommage, mais est tout de même revenu au studio « tremblant comme une feuille », se mettant à raconter toute l'histoire. Du coup, Robert Fripp a demandé à un ingénieur du son d'enregistrer secrètement le récit... qui se retrouve sur l'album !

Marché de Noël

Elle était tout de même un peu déçue, Sylvette. Quatre collègues lui avaient annoncé qu'ils viendraient au marché de Noël de Liège ce soir après le travail, mais tous ont avancé un prétexte et ont annulé au dernier moment : rendez-vous chez le médecin, suractivité, garde d'enfants, attaque de zombies. Et donc, tout compte fait, nous ne sommes que... Sylvette et moi. « Oh, ce n'est pas grave, on le fera à deux, ce marché de Noël ! »

« Je ne sais pas comment tu fais pour tenir le coup, avec ces longues journées, ces navettes de train et ces quelques heures de sommeil par nuit.
— J'ai toujours eu beaucoup d'énergie. »
Un avis plus réaliste, mais non exprimé : je suis en dangereux équilibre sur un fil et j'épuise ma vie beaucoup plus vite que les grands dormeurs, à la manière d'une chandelle qui se met par moment à prendre feu plutôt que de gentiment griller sa petite mèche.

Vin chaud du Trappeur, mojito, puis elle arrête de boire puisqu'elle doit reprendre la voiture. Pour ma part, je continue avec modération. Une copine reste avec nous une demi-heure environ avant de se rendre à une soirée. Les parents de Sylvette, sa tante et son parrain nous rejoignent un peu plus tard. Ils m'offrent un verre de Chimay triple (dite « Cinq Cents » quand elle se trouve dans une bouteille de 75 centilitres). — Lewis dirait : « Oui, oui... C'est extrêmement intéressant, mon p'tit Hamilton, ce que tu nous racontes là. » Est-il seulement encore en vie ? Je n'ai plus de nouvelles de lui, je l'ai laissé tomber comme une vieille chaussette, sans lui donner la moindre explication. (Merci beaucoup, mesdemoiselles les associations d'idées.)

« Moi, je sais pourquoi je suis célibataire : c'est quelque chose de structurel ; le fait que, malgré certaines apparences, j'ai un gros problème pour tisser des liens amoureux. Mais toi ?
— Eh bien, disons que je suis souvent... la bonne amie. On pense surtout à moi comme à une amie, et non comme... à quelque chose d'autre. »
Tout compte fait, le problème n'est peut-être pas si différent.

Je pourrais happer le train de 21 heures, mais je n'aurais pas le temps de me procurer de la bière pour le trajet (qui a bu... a envie de continuer). Alors je vais quand même m'acheter de la bière au supermarché de la gare et j'attends le train de 22 heures à la brasserie des Guillemins. Oui, ils savent qui je suis, et ils savent qu'ils peuvent d'ores et déjà sortir un Orval. (Encore une référence à Lewis, bigre !)

Coin de table

Modiano à Stockholm. — Je suis avec peu d'intérêt toutes ces histoires de prix littéraires, mais il faut bien parfois faire des exceptions : le discours que Patrick Modiano a prononcé à Stockholm le 7 décembre dernier, dans le cadre de la réception du prix Nobel de littérature, sonne vraiment très juste. Le texte peut être lu dans son entièreté ici : pas besoin donc de paraphraser pendant des pages et des pages ce qu'il a très bien exprimé sur, entre autres, la différence entre l'écriture et la parole (et plus particulièrement sur le curieux manque d'aisance de certains écrivains quant à la seconde), sur la difficulté pour un romancier de prendre du recul par rapport à sa propre production, ou encore sur l'impression d'avoir choisi le mauvais embranchement tout en sachant pertinemment que faire marche arrière n'est pas une solution. — À certains endroits, on croirait lire Schopenhauer : « Cet état second [dans lequel l'écrivain est plongé lorsqu'il s'identifie à un personnage ou à une ambiance] est le contraire du narcissisme, car il suppose à la fois un oubli de soi-même et une très forte concentration, afin d’être réceptif au moindre détail. Cela suppose aussi une certaine solitude. Elle n’est pas un repli sur soi-même, mais elle permet d’atteindre à un degré d’attention et d’hyper-lucidité vis-à-vis du monde extérieur pour le transposer dans un roman. » Un peu plus loin, on retrouve les mêmes préoccupations que chez Keller, Wittgenstein « et les autres » (oui, c'est une obsession), comme cette idée que le rôle premier d'un artiste est de dévoiler ce qu'il y a de sublime ou de profond dans la banalité journalière : « J’ai toujours cru que le poète et le romancier donnaient du mystère aux êtres qui semblent submergés par la vie quotidienne, aux choses en apparence banales, – et cela à force de les observer avec une attention soutenue et de façon presque hypnotique. Sous leur regard, la vie courante finit par s’envelopper de mystère et par prendre une sorte de phosphorescence qu’elle n’avait pas à première vue mais qui était cachée en profondeur. C’est le rôle du poète et du romancier, et du peintre aussi, de dévoiler ce mystère et cette phosphorescence qui se trouvent au fond de chaque personne. » (Comme c'est bien dit, et comme c'est bien trop facile pour moi de copier-coller !)

« Bébé Cadum ! » — J'ai toujours détesté quand des enfants se traitaient de « bébés Cadum ». Qui donc leur a mis en tête cette stupide expression ? « Tu n'es qu'un bébé Cadum ! Bébé Cadum ! », répète l'un d'eux une bonne dizaine de fois en geignant. Au total, ils sont quatre... et ils sont tous infernaux. Ils tournent constamment autour de leurs parents qui, faute de place ailleurs, ont eu la mauvaise idée de s'installer à moins d'un mètre de moi, sur la désormais fameuse estrade de la Maison du Peuple. Les « grands » boivent leur verre tranquillement en abandonnant leurs marmots : ils les laissent agir comme bon leur semble (crier, monter sur les tables, courir partout, etc.). Lorsqu'ils haussent la voix pour tenter de les calmer, c'est avec la vivacité d'une limace en fin de vie : « Non, Ulysse, ne fais pas ça. Non, Ulysse, allez, reste tranquille maintenant. » Autant dire que l'opération est couronnée d'un très vif succès. La situation fait remonter à la surface ce côté légèrement sadique enfoui en moi depuis tellement d'années : quand ils tombent ou se cognent la tête à un coin de table et se mettent à pleurer, je ne peux réprimer ce discret demi-sourire que je croyais perdu à jamais. Il faut préciser que j'ai assez peu de tolérance pour les jérémiades et les gesticulations enfantines, et que cette intolérance ne date pas d'hier : enfant moi-même, je les maudissais, ces enfants criards, jusqu'à la treizième génération de leur race ! Aujourd'hui, je ne suis pourtant pas ce qu'on pourrait appeler un papa sévère (c'est le moins qu'on puisse dire !), mais il ne faut tout de même pas exagérer : si Gaëlle se comportait comme ces enfants en public, j'aurais vite fait de m'énerver et elle aurait aussi vite fait de se calmer. (Cette différence entre absence de sévérité et absence d'éducation : ne pas être sévère ne signifie pas ne pas éduquer.) Gaëlle, de toute façon, ne se comporterait pas comme eux : leur compagnie l'énerverait très certainement tout autant que moi. Et voilà donc, pour finir, que je ressens une certaine frustration, parce que je me contiens et parce que je deviens hypocrite. Je réponds même aux parents, tout souriant : « Oh, il n'y a pas de problème ! », mais c'est faux, complètement faux ! J'ai les dents serrées. Je reste impassible, mais à la limite de la colère blanche, à la lisière de cet éclatement intérieur qui ne demande qu'à exploser. J'aurais tellement eu envie de leur dire, pareil à une guillotine : « Pourriez-vous... s'il vous plaît... contenir... vos putains de... gamins indisciplinés ? » La jeune dame d'à côté a elle aussi montré son désaccord : « Non mais c'est quoi, cette éducation ? », puis, au moment de s'en aller : « Bonne chance avec les sales mioches ! » — Vous qui entrez ici, etc.

Jodorowsky's Dune

Vu ce dimanche dans la nuit : Jodorowsky's Dune de Frank Pavich, un documentaire qui retrace l'extraordinaire aventure que fut, au milieu des années 1970, la réalisation (non aboutie) du film Dune d'Alejandro Jodorowsky.

Un créateur mégalomane, voilà ce qu'est ce « Jodo » : il voulait faire de ce film quelque chose d'énorme, une œuvre d'art à part entière qui toucherait l'humanité en plein cœur. Il explique la genèse du projet : « Michel Seydoux [producteur français de cinéma et fondateur de la société Camera One] m'a appelé de Paris et m'a dit : "Holy Mountain est un succès. Je veux faire un autre film avec toi. Fais ce que tu veux !" Il a dit : "Je produirai n'importe quoi. Que veux-tu faire ?" J'ai répondu : "Dune !" Et il a dit oui. Je n'avais pas lu Dune, mais un ami l'avait adoré. J'aurais pu dire Don Quichotte ou Hamlet. J'aurais pu dire n'importe quoi. J'ai dit Dune. » Ce que voulait avant tout Jodorowsky, si j'ai bien compris, c'était adapter au cinéma une immense fresque romanesque épique, un récit intemporel dont l'auteur n'est qu'une simple courroie de transmission. Et dans le monde de la science-fiction, Dune de Frank Herbert est effectivement l'exemple par excellence de ce genre de chose — avec peut-être Fondation d'Isaac Asimov (saga intelligente mais sans aucun style) et plus récemment les formidables Hypérion et Endymion de Dan Simmons (qui eux révolutionnent le genre et sont d'une autre trempe) —, une sorte d'Iliade des temps modernes, de Guerre et Paix futuriste.

Jodorowsky ne parle pas vraiment d'adaptation, mais de réappropriation totale de l'univers de Dune. Il avait une vision très personnelle de l'intrigue. Il voulait par exemple faire du duc Leto un castré qui, pour avoir un fils, aurait donné à sa concubine Jessica, à défaut de sperme, une goutte de son sang ; et il voulait également faire mourir Paul à la fin du film, physiquement du moins, car spirituellement, son esprit aurait essaimé l'ensemble de l'humanité. Dans le documentaire, Jodorowsky a recours à une analogie très étrange et assez dérangeante, celle du « viol de la mariée » : « Pour faire un film, on ne doit pas respecter le roman. C'est comme quand on se marie : on part avec la femme tout en blanc. Si on respecte la femme, on n'aura jamais d'enfant. Il faut ouvrir la robe et... violer la mariée ! C'est pareil avec un film. J'ai violé Frank Herbert, mais avec amour ! »

Pour réaliser sa vision, Jodo a recruté une petite armée de guerriers d'élite (ses Fedaykins ?) entièrement dévoués à sa cause et à qui il a laissé une grande marge de manœuvre. Il faut dire qu'il ne s'est pas entouré de manchots. Pour le storyboard, il a reçu le précieux concours du talentueux Jean Giraud, alias Mœbius, rencontré par hasard chez son agent : « J'ai utilisé Mœbius comme une caméra. Je lui disais : "Tu avances. Tu fais un travelling. Tu fais un gros plan." [...] Il n'était pas seulement un artiste de grand talent, il était aussi très rapide. Il était surhumain. » Comme technicien, Jodo voulait Douglas Trumbull, surtout connu à l'époque pour les impressionnants effets spéciaux de 2001, l'Odyssée de l'espace. Mœbius et lui sont allés le voir, à Los Angeles, mais le courant n'est pas passé : « [Trumbull] se donnait trop d'importance. Pendant qu'on parlait, il a répondu quarante fois au téléphone. Quarante ! Il parlait de lui avec beaucoup de vanité. C'était un grand technicien, mais pas un homme spirituel. Il ne pouvait travailler à la création d'un film prophétique. Il aurait fait un film technique. [...] J'ai dit : "Je ne peux pas travailler avec vous." Et on est partis. » Mais Jodorowsky ne s'est pas découragé : il était dépositaire d'une vision, il ne pouvait donc pas échouer. Alors qu'il était à Hollywood, il a visionné Dark Star, le premier long métrage de John Carpenter, dont le montage et les décors étaient l'œuvre d'un jeune inconnu du nom de Dan O'Bannon. Ça en jetait beaucoup moins que les effets spéciaux de 2001, mais qu'importe : Jodo a directement flairé le talent et il a tout de suite su que cet O'Bannon était l'homme de la situation ! La première rencontre entre les deux hommes fut surréaliste et psychédélique, et O'Bannon rejoignit rapidement le projet. Jodo ne s'est pas arrêté en si bon chemin : pour la conception des vaisseaux spatiaux et des bâtiments, il a recruté Chris Foss, illustrateur de couvertures de romans de S.-F. : « Ses vaisseaux avaient des âmes, comme des êtres. » Enfin, pour le côté sombre de l'histoire, il est tombé, encore une fois par hasard, sur le travail de l'illustrateur Suisse Hans Ruedi Giger : « C'est incroyable ! C'est ce que je cherche pour les Harkonnen. La planète gothique, les personnages gothiques... Alors je suis parti chercher Giger. »

Mais ce n'est pas tout. Jodorowsky voulait aussi que chaque ambiance du film (chaque planète) soit jouée par un groupe particulier. Pour le duc Leto Atréides et la planète Caladan, il pensait à Pink Floyd, qui venait alors de sortir le mythique The Dark Side of the Moon. Jodorowsky les a rencontrés mais, très vite, s'est mis en colère : « Ils étaient en train de manger. Quatre types en train de manger des hamburgers. Ils nous ont dit bonjour. Je ne pouvais pas parler, ils mangeaient. J'ai commencé à les insulter : "Vous ne comprenez pas que je vous offre le film le plus important de l'histoire de l'humanité ! On va changer le monde ! Et vous mangez... Vous mangez des Big Macs. Je rêve ?" Ils ont arrêté de manger et ils m'ont parlé. On a discuté d'un grand album avec la musique de Dune. Ça aurait été fantastique. » Pour les acteurs, Jodo voulait entre autres Salvador Dalí dans le rôle de l'Empereur Padishah Shaddam IV, Mick Jagger dans celui de Feyd-Rautha et Orson Welles dans celui du baron Vladimir Harkonnen. Rien de moins, et il a réussi à avoir leur accord ! Dans le rôle de Paul Atréides, il pensait à son propre fils : « J'ai préparé mon fils à jouer le rôle, exactement comme le duc Leto prépare son fils : "Tu dois apprendre le karaté, les acrobaties et ton esprit doit se développer. Tu dois être un génie." Je lui ai trouvé un professeur. Un homme très fort, Jean-Pierre Vignau. Il a appris à se battre avec ses mains, au couteau, à l'épée... » C'est vrai que le fils en question, Brontis Jodorowsky, aurait particulièrement bien convenu pour le rôle de Paul Atréides.

Finalement, ce film n'a jamais été tourné. Ils ont envoyé un luxueux storyboard à tous les grands studios (un livre que, adolescent, je rêvais de posséder sans savoir à quel point il était rare). Tous ont refusé de se lancer dans l'aventure et d'avancer les quelque millions de dollars nécessaires à la phase finale du projet. La durée du film (Jodo parle d'un minimum de douze heures !) y est peut-être pour quelque chose ; la personnalité excentrique et originale du metteur en scène une autre ; et il y a sans doute aussi, de manière générale, l'aspect inconnu, non formaté, qui a inquiété les ténors d'Hollywood. Interrogé à ce sujet, le réalisateur Richard Stanley donne son interprétation : « Hollywood préfère les idées qui lui parlent, comme une association de deux films. Si on dit que c'est Jurassic Park croisé avec Twilight, ou The Hobbit avec The Killing Fields, c'est plus parlant. Arriver avec une idée plus complexe, des thèmes adultes, une certaine ambiguïté, avec un film spirituel et métaphysique, ça fait peur à la majorité des studios. »

Ironie de l'histoire : beaucoup de scènes contenues dans ce storyboard ont par la suite été récupérées par Hollywood, comme les combats de sabres-laser ou la sphère d'entraînement Marksman-H dans Star Wars (qui s'inspire du robot-combattant de Dune) ; quant à Giger et O'Bannon, ce projet a littéralement lancé leur carrière cinématographique : c'est eux qu'on retrouvera un peu plus tard en plein cœur de la conception du film Alien, le huitième passager de Ridley Scott (1979), reprenant des concepts qu'ils avaient développés quelques années plus tôt avec Jodorowsky. Enfin, pour ce qui est de ce dernier, il ne s'est pas laissé abattre par l'abandon du projet : ce film qu'il n'a pas pu tourner, il l'a transformé en plusieurs séries de bandes dessinées, notamment les six tomes centraux de L'Incal avec Mœbius (un chef-d'œuvre qui a marqué mon adolescence !) et La Caste des Méta-Barons avec Juan Gimenez. Un bel exemple de résilience : coupez les deux bras d'un génie et il ne lui faudra que quelques années pour qu'il lui en repousse de nouveaux.

À la fin du documentaire, Jodo exprime une très bonne idée : faire renaître cet incroyable (mais maudit) storyboard grâce à un film d'animation : « Dune sera fantastique si quelqu'un prend ce script, même si je suis mort, et en fait un film d'animation. C'est possible maintenant. Ils peuvent faire mon film après ma mort. » C'est une idée qui me traverse également de temps à autre l'esprit depuis que j'ai lu le livre pour la première fois il y a un peu plus de vingt ans : grâce à l'animation (ou le dessin animé), Dune pourrait devenir un bijou de cinéma, ou à tout le moins de télévision. Avec l'animation, on contournerait assez facilement tous les problèmes liés à la transposition de cet univers compliqué dans un film classique, et on pourrait aussi en faire une série au long cours... Ne reste plus qu'à trouver le directeur téméraire et génial capable de mettre tout cela en place sans en faire une nouvelle daube. Les deux dernières tentatives de mises à l'écran (le film de David Lynch de 1984 et la mini-série télévisée de 2000) étaient en tout cas complètement ratées. La troisième éventuelle adaptation sera-t-elle... la bonne ?

Jodorowsky's Dune.
Un documentaire de Frank Pavich (2013).
Avec A. Jodorowsky, M. Seydoux, H.R. Giger, B. Jodorowsky, R. Stanley...
Durée : 90 minutes.
Site Web officiel.

Devises, hymnes, drapeaux, etc.

« Mir wölle bleiwe wat mir sin », telle est le devise du Grand-Duché de Luxembourg, où Léandra et Andrew passent le week-end en compagnie d'amis improvisateurs du cru. — « Nous voulons rester ce que nous sommes » : double sens, double sens !

Sur les quatre faces de la version vinyle de Kid A de Radiohead, de même d'ailleurs que sur la face imprimée du CD, se trouve un curieux symbole (reproduit ci-dessous). Pour ma part, j'ai toujours pensé qu'il représentait une piscine remplie de sang avec un tremplin et, en pointillés, la trajectoire d'un intrépide plongeur. C'est pour moi la représentation parfaite de ce que l'on trouvera dans l'album : après le confortable OK Computer, un plongeon dans l'inconnu. FBsr, quant à lui, n'était pas du tout d'accord avec cette interprétation : il avait toujours vu très clairement dans cette image un drapeau et prenait notamment pour argument en faveur de ce dernier que la troisième piste de l'album s'intitule « The National Anthem ». Nous avons fini par tomber d'accord en décidant qu'il s'agissait peut-être de l'un et de l'autre : un drapeau représentant un grand saut dans l'inconnu.

Kid_A_logo

Celui-là possède déjà tout un système : autour de lui tourne un réseau de corps secondaires qu'il influence beaucoup plus qu'ils ne l'influencent. Pourquoi me serait-il très difficile d'être son ami aujourd'hui ? Parce que je ne veux pas d'une amitié périphérique, une relation à l'intérieur de laquelle je ne serais qu'un simple maillon interchangeable. Je ne veux pas être une planète et encore moins un simple satellite, corps de troisième catégorie tournant autour d'un corps tournant autour d'un corps. — Mais peut-être existe-t-il des systèmes doubles, comme en astronomie ? Deux étoiles partageant une orbite mutuelle et un barycentre, interagissant fortement l'une sur l'autre ?

Conversation intérieure. — Elle : « Il faudrait vraiment que tu en fasses ton métier ! » Lui : « Surtout pas ! Se professionnaliser, c'est s'engluer. »

« L'arbre et la graine » ou : comment me faire changer d'avis. — Vous arrivez sur mes terres avec dans les mains un bel arbre de quelques années, qui possède déjà son propre réseau de racines et ses ramifications. Vous creusez un trou assez profond, plantez l'arbre et recouvrez les racines de terreau, que vous tassez avec application. Vous allez même jusqu'à donner à l'arbre un tuteur, de manière à ce qu'il se remette de cette douloureuse transplantation. Enfin, chaque jour, vous vous assurez qu'il dispose d'assez d'eau et ne manque pas d'ensoleillement, quitte à couper les arbres environnants qui lui font de l'ombre. Néanmoins, malgré tous les soins apportés, un an plus tard, votre arbre est mort. — Pourquoi ? Parce que sur mon sol, il aurait été bien plus malin de venir avec une graine.

Petite victoire à la Maison du Peuple : au bar, un homme pressé arrive sur ma gauche, me bouscule et fait de grands signes au serveur pour être servi en premier, sans se soucier le moins du monde des gens qui étaient là avant lui... Mais le serveur imperturbable ne le regarde même pas. Il me voit de loin et me fait un signe de la main qui signifie : « La même chose ? » — De l'intérêt d'être un habitué : le rétablissement d'une certaine forme d'ordre et de justice dans ce monde indiscipliné. (Mais il faut que je fasse très attention à ne pas profiter de la situation, autrement dit à ne pas dépasser les autres à mon tour : ce ne serait alors plus de la justice, mais un retournement de l'injustice en ma faveur, un passe-droit répugnant.)

Blankenberge-Bruges-Bruxelles

Blankenberge ! (III)

« Je ne me construirais pas de maison (et c'est même une condition de mon bonheur que de ne pas être propriétaire !). Mais si je le devais, je la construirais, tels certains Romains, jusque dans la mer, — j'aimerais partager quelques secrets avec ce beau monstre. » (Nietzsche, Le Gai Savoir, § 240, traduction de Patrick Wotling.)

Début d'après-midi. Je quitte le grand hôtel, traverse la grande avenue, escalade la haute dune et... je peux enfin la voir de jour, cette mer du Nord ! Il bruine et la plage est presque déserte. Seule présence humaine visible au loin : deux silhouettes protégées de la petite pluie par le Pier. De l'autre côté, vers l'est, à deux kilomètres environ, se dressent les installations portuaires de Zeebruges perdues dans la brume. Il y a aussi cet énorme cargo qui s'apprête à pénétrer dans le port. C'est la première fois que je peux observer cet endroit aussi déserté. — Bon à savoir : on peut encore aujourd'hui, malgré la surpopulation, être seul devant la mer.

Bruges !

Je ne descends pas du train à Bruges pour visiter la ville, je suis là parce que je n'ai pas réussi à trouver la moindre poissonnerie ouverte dans la morne et morte Blankenberge. — L'idée est d'acheter des croquettes de crevettes qui, comme convenu, serviront d'entrée ce soir lors du souper chez Léandra. Je parcours donc les rues dans tous les sens pendant deux heures... Chocolatiers, brouwerijen, bierhandel, slagerijen, bakkerijen, kleding... maar geen vishandel! Un Japonais m'interpelle lors de ma recherche de poissons : « Excuse me, do you know where is the "Frietmuseum" ? » À Bruges, les Japonais sont partout ; ils voyagent en couple ; ils ont des appareils photo et des plans de la ville (curieusement en papier, malgré la technologie actuelle bien plus performante). Mais comment veux-tu que je sache où se trouve ton musée de la frite, mon gars ? Je ne sais même pas où trouver une poissonnerie ! Je lui réponds : « Sorry, I'm from Brussels and I don't know this city. » Il s'exclame : « Oh, you are... from Brussels! Oh! » Il a l'air très intéressé par l'information : suis-je une sorte de « Bruxellois véritable » qu'il voudrait photographier ? Non. Il me souhaite la bonne soirée et sa copine me fait un petit geste de la main. Je continue ma tournée, mais il faut me rendre à l'évidence : cette ville n'est pas une ville de poissonniers. C'est une ville de Japonais cherchant le musée de la frite. Il aurait mieux valu que je fasse le trajet jusqu'à Ostende... Je m'en rends compte maintenant... Ha, c'est trop tard ! Et voilà que je me retrouve, après avoir beaucoup marché (voire erré ?), en périphérie de la ville : il n'y a plus aucun touriste, seulement des travailleurs qui rentrent chez eux. Mais où suis-je ? Je suis perdu. Finalement, après avoir arpenté pendant un certain temps le boulevard périphérique, je vois la grand roue au loin et je retrouve mes repères. Alors, je me rends au petit marché de Noël pas trop loin de la gare et j'achète du foie gras et du confit d'oignons. Au diable les croquettes de crevettes !

Bruxelles !

Pour ce soir, Léandra a prévu... du canard ! Et voilà que j'arrive avec du foie gras ! Est-ce raisonnable de manger du foie gras puis du canard ? Et est-ce raisonnable de le manger sur des toasts qui ne ressemblent pas à des toasts ? Est-ce raisonnable de tout manger ? Seul Andrew pourrait trancher, mais Andrew est absent aujourd'hui.

Maïté avait une formule rituelle pour le foie gras : « C'est le foie malade d'un animal torturé ! » — Elle avait raison, mais elle a eu la mauvaise idée, un jour, de... goûter.

Léandra a une très mauvaise opinion d'un délégué syndical à son travail : le gaillard se prend pour quelqu'un d'important et de privilégié parce qu'il est syndicaliste (c'est une erreur). — Oui, il existe à coup sûr des mauvais syndicalistes, mais ce n'est pas du tout un problème de syndicat. Il faut voir les choses en face : dans son ensemble, l'humanité est médiocre. Moi-même, je suis médiocre (mais j'essaye de me soigner... comme Jaurès ?). Et pour ce qui est des syndicalistes, j'en ai aussi rencontrés de très bons : le tableau n'est heureusement pas entièrement négatif.

La médiocrité s'étend aussi aux sites de rencontres : la plupart de ces internautes en mal d'amour (?) sont apparemment très décevants. Léandra aurait voulu me dégoûter une bonne fois pour toute de ce genre de forum qu'elle n'aurait pas fait mieux. Je n'avais de toute façon aucune envie de m'y inscrire : j'essaye en ce moment de construire mon propre site de rencontres 2.0, un endroit où je me rencontre avant tout moi-même. (Mais il ne faudrait tout de même pas que j'en arrive à la situation décrite dans L'Homme éclaté de David Gerrold, roman où le héros, voyageant dans le temps, finit par avoir des relations intimes avec lui-même, devenant... autosexuel !)