Archives mensuelles : octobre 2012

Spécial Élections communales 2012 !

Dimanche prochain, en Belgique, auront lieu les élections communales. Comme à chaque fois, quelques jours avant le scrutin, je me renseigne sur les partis qui seront présents sur les listes électorales de ma commune (en l'occurrence Forest) et épluche certains programmes. Par « certains », je veux dire que je ne lis que les programmes des partis et des personnes potentiellement de gauche. Depuis que je suis en âge de voter, je fais cela plus par acquit de conscience que par conviction. L'année 2012 ne déroge pas à la règle.

Vu que je tiens un blog désormais (depuis un certains temps d'ailleurs), j'ai pensé qu'il serait intéressant de livrer mes réflexions dans un article en ligne plutôt que sur une feuille de papier jetable. Dans le cas présent, étant donné la répartition des listes dans ma commune, quatre choix se présentent à moi : voter blanc, refuser de voter, voter pour Ecolo-Groen ou voter pour le parti socialiste. Mais aucun de ces choix n'est le bon à mes yeux ; il s'agit d'un choix par défaut.

Avant toute chose, pourquoi ai-je mentionné la possibilité d'un vote blanc ou d'un refus de voter ? Il ne s'agit pas du tout de je-m'en-foutisme de ma part mais plutôt, pour le premier cas, de la concrétisation d'un constat amer selon lequel aucune formation politique actuelle ne cadre avec ma vision du monde et, pour le second cas, de tout autre chose, à savoir ma détestation du vote électronique. Sur ce dernier point, je rejoins ce qui est dit dans ce blog.

Après de nombreuses réflexions s'étalant sur plusieurs semaines, dont je passerai ici les nombreuses évolutions, j'ai décidé que j'allais tout de même essayer de donner ma voix à quelqu'un. J'ai donc effectué la grille suivante, reprenant tous les partis « disponibles » :

1  N-VA  (droite nationaliste flamande) : exclu.
2  MR  (droite) : exclu.
3  FDF  (droite) : exclu.
4  Ecolo-Groen  (verts) : pas nécessairement exclu. J'entrevois cependant deux problèmes à voter pour ce parti. Premier problème : l'actuelle tête de liste Evelyne Huytebroeck, qui tirait la liste lors des précédentes élections de 2006, n'a pas siégé comme conseillère communale alors qu'elle avait été élue (ça arrive souvent, me dira-t-on, ce qui n'enlève rien au fait que c'est complètement honteux). Second problème : pour faire partie de la majorité, Ecolo n'est pas opposé à une coalition avec la droite. À ce sujet, le parti est d'ailleurs en parfait accord avec les principes fondamentaux contenus dans la motion de Neufchâteau-Virton de 1986 : « Tant par sa conception du progrès que par celle de la solidarité, le mouvement écologique transcende le débat gauche-droite qui a marqué la société industrielle et que tentent de perpétuer les forces politiques traditionnelles. » — Point positif : on trouve encore chez Ecolo de nombreuses personnes de gauche, issues du monde syndical, associatif ou culturel ; d'anciens communistes et des anarchistes aussi (paradoxe), même s'ils se font de plus en plus rares.
6  cdH  (Centre démocrate humaniste, ce qui ne veut absolument rien dire ; ancien parti chrétien, ce qui veut déjà dire beaucoup plus) : exclu.
11  PS  (droite gauche) : tout comme Ecolo, pas nécessairement exclu, mais, à nouveau, deux problèmes se posent. Tout d'abord, le parti socialiste semble en proie à des querelles de pouvoir intestines (voir ci-dessous) et par ailleurs, Marc-Jean Ghyssels, en tête de liste, est un transfuge du parti libéral, dont l'ambition politique est, je cite, « d'être utile » (sic) ! C'est vraiment du grand n'importe quoi !
12  Forest Plus  (gauche [?] dissidente) : il s'oppose au PS et vise clairement une coalition avec le MR, le FDF ou le cdH. Exclu aussi, donc. En outre, c'est quoi ce nom ridicule ?
13  Nation  (extrême droite) : définitivement exclu.
(À noter que, malheureusement, aucun parti de gauche radicale ne se présente !)

Au sein des deux partis retenus, j'ai scruté les listes de candidats et essayé d'en trouver au moins un(e) qui semblait en phase avec mes idéaux et — très important ! — qui ne faisait aucun prosélytisme sur les réseaux sociaux. Chez Ecolo, j'ai fini par tomber sur la candidature d'un docteur en mathématiques, ancien du Parti communiste belge qui, tant dans ses recherches que dans ses prises de position bien ancrées à gauche, semble avoir quelque chose d'intéressant à dire. Aucune chance qu'il soit élu vu sa place dans la liste (il s'agit clairement d'une candidature de soutien), mais l'important se trouve ailleurs.
Je rêve où je viens à l'instant de donner un avis concret sur la politique communale ? Non, je ne rêve pas. C'est assez incroyable. Peut-être est-ce la fin de tout ? Ou bien l'absence d'alcool ? Ou encore la maladie ? Demain, pour me laver l'esprit, je me remettrai à boire je parlerai de philo ! (De nouveaux livres m'attendent chez mes parents.)

« C'est toujours la faute du facteur »

Comme d'habitude, il est à peine dix-huit heures mais la salle d'attente est déjà presque remplie lorsque j'arrive. Peu importe : j'ai de quoi lire et écrire, donc je peux patienter toute la soirée s'il le faut. La pièce sera entièrement comble vingt minutes plus tard. Des gens sonnent, ouvrent la porte, voient la foule et font demi-tour. De temps en temps, le docteur sort de son cabinet et lance à la cantonade de sa voix aiguë : « Si ce n'est pas urgent, vous pouvez revenir demain, hmmm ? »

Six patients et deux heures plus tard, arrive mon tour... J'explique ma situation au médecin :
« Depuis environ deux mois, j'ai des douleurs lancinantes ici (je montre du doigt le côté inférieur droit de ma cage thoracique). Rien d'insupportable, mais voilà : ça n'a pas l'air de vouloir s'en aller... Il y a un an, je me suis fait enlever la vésicule biliaire et...
— Oui, oui, la vésicule biliaire... Il ne faut pas laisser traîner, hmmm ?
— Oui. C'est ce que vous m'aviez dit...
— Des calculs à la vésicule biliaire, c'est une douleur à se rouler par terre... Est-ce que ça vous fait mal de la même manière ?
— Oh non, pas du tout... C'est plus une gêne qu'une forte douleur cette fois-ci. Mais parfois, ça me lance à d'autres endroits, des deux côtés de l'abdomen...
— Est-ce que vous avez grossi ?
— Grossi ? Euh... Oui.
— C'est peut-être simplement ça. Quand vous grossissez, les côtes sont compressées et ça peut faire mal...
— Ha.
— C'est un problème mécanique, Monsieur Evenvel. Mé-ca-ni-que. Il faut maigrir ! »
(Je ne crois pas vraiment à son explication, même si ça me rassurerait de savoir que ce n'est qu'un problème de poids.)

Il me fait aller sur la balance... 87 kg... « Ha ouais, quand même : j'ai pris 13 kilos en un an ! » Il prend ma tension : « 17/12, 110 pulsations par minute », constate-t-il. « C'est trop. Beaucoup trop, Monsieur Evenvel. Vous avez déjà deux facteurs de risque : le poids, l'hypertension... Vous êtes jeune. Il faut prévenir maintenant pour empêcher les problèmes plus tard...
— Je travaille beaucoup en ce moment... Il y a peut-être un facteur "stress" ?
— Oui, oui, c'est toujours la faute du facteur, hmmm ? »
(Petit comique, va !)

Il prend un post-it et y note une liste d'aliments : « Sel », « Sucre », « Viande rouge », « Graisses animales », « Pain blanc » et « Bière ». Ensuite, il trace une grosse croix au travers des différents termes avant de donner le papier. « Vous arrêtez tout ça, et vous êtes tranquille ! » Je me dis que ce n'est pas très compliqué, sauf pour la bière évidemment, mais je décide tout de même de prendre mon médecin au mot : je verrai combien de temps j'arriverai à tenir. Si je veux arrêter quelque chose (ou entreprendre quelque chose), je ne dois pas postposer, je dois le faire maintenant.

Café de la semaine

Cafés. — À Bruxelles-Midi : « Un grand café, comme d'habitude, M'sieur ? » À cette question, je réponds toujours par l'affirmative. Faut dire qu'il a déjà poussé sur le bouton de la machine avant de me la poser. — À Liège-Guillemins, rebelote : « Un grand café de la semaine à emporter, je suppose ? » Même réponse. (Anecdote : la première fois que je suis allé dans cette échoppe, je lui ai demandé quel était le café de la semaine et il m'a donné une série de trois ou quatre termes très précis, un peu comme s'il s'agissait d'un bon vin. « Ça m'a l'air très bien, je vais prendre ça ! », lui ai-je répondu... Moi qui suis incapable de différencier un Arabica d'un Robusta, je me suis rendu compte, mais un peu tard, de l'inanité de ma question.)

Élément. — Dans le train Bruxelles-Liège : une nouvelle navetteuse (régulière apparemment, car elle a présenté un abonnement au contrôleur)... Elle lit un gros livre intitulé : Les nanoparticules : un enjeu majeur pour la santé au travail ? — Ha-ha ! Un nouvel élément s'est inséré dans mon microcosme ferroviaire ! (Voir hier.)


Libraire. — Mon libraire attitré de la gare des Guillemins, qui avait été victime d'un incendie, vient de rouvrir ses portes. Lorsque j'entre dans sa boutique ce mardi soir, il peste contre « les travailleurs qui sont payés à ne rien faire » (il n'a pas changé). « Et alors, que s'est-il passé ? lui demandé-je.
— Un incendie, me répond-il. J'ai été victime d'un pyromane !
— Ha bon ? Vraiment ?
— Oui : mon frigo. Ça fait un an que je demande qu'on le remplace. Maintenant, le nouveau fonctionne à merveille, mais il aura fallu un incendie pour qu'ils me le changent ! »

« Quoi, c'est tout ? » Oui, c'est tout pour aujourd'hui ! Je suis malade, je suis fatigué et je n'ai plus rien à dire.

Mon train est une autarcie

1. Quand a-t-on, pour la première fois, conçu l'idée et considéré utile de distribuer de manière incessante ces putain de tracts électoraux dans les boîtes aux lettres des particuliers ?

Ce « boîtage » est vu comme un acte militant par de nombreux membres et sympathisants d'un parti politique. Ceux-ci en sont fiers et l'affirment même de temps en temps sur les réseaux sociaux : « Cinq heures de boîtage dans les rues de Bruxelles cet après-midi... Dur, dur, mais c'est pour la bonne cause ! » (On se demande bien laquelle.)

Me parler d'implication personnelle dans un quelconque projet communal n'aura aucun effet charmeur sur moi. Le meilleur moyen d'avoir mon soutien est de ne pas m'emmerder ; le meilleur moyen de me convaincre est surtout de ne pas essayer. — En d'autres mots : vous tous qui m'envoyez votre bouille à quelques semaines d'une élection, abandonnez tout espoir (que je m'intéresse à votre sort).

Ces dernières semaines, j'ai même reçu des lettres personnalisées ! (« Cher Monsieur Evenvel, bla-bla-bla, avez-vous remarqué bla-bla-bla sécurité bla-bla-bla emploi bla-bla-bla ? Oui, je continuerai à vendre à perte ! Les meilleures conditions pour tous ! ») L'une de ces lettres émanait du... FDF ! — M'envoyer un tract du FDF... Je trouve la plaisanterie d'un goût douteux.

Il a réactivé son blog politique. C'est bien écrit, c'est ancré à gauche et ça traite de sujets de fond. Ça change des blogs de campagne niais qui pullulent sur la Toile. Évidemment — et il s'en rend d'ailleurs bien compte —, le mettre à jour seulement quelques semaines avant les élections communales paraît un tantinet suspect... 

2. — Depuis quelques années, ce navetteur descendant à la gare de Bruxelles-Central marche en silence vers l'avant du train avec sa petite mallette pendant que, à l'inverse, je me dirige vers l'arrière... Chaque jour, nous nous croisons plus ou moins au niveau de la porte automatique de l'antépénultième voiture. Qui passera la porte en premier ? Tout dépend de différentes variables, telles que notre position peu avant le croisement ou la vitesse à laquelle nous nous déplaçons.

L'intérieur d'un train de pointe constitue un système clos dont toutes les composantes réagissent et interagissent selon une mécanique bien huilée. Ce type s'assied à tel endroit, se lève à tel moment ? Cela laisse à penser que c'est là un acte dû au hasard, alors qu'il n'en est rien : tout n'est que nécessité mue par la force de l'habitude. (Une grande partie de ce que je viens d'écrire dans ces deux derniers paragraphes, comme dans beaucoup d'autres d'ailleurs, est d'une absurdité confondante.)

Installez un groupe de scouts ou de pensionnés au milieu de cette fragile autarcie et il n'en restera plus que des ruines fumantes ! 

Cette navetteuse flamande, dans l'avant-dernière voiture... À chaque fois que nos regards se croisent, c'est un peu comme si nous nous échangions quelques mots sans jamais ouvrir la bouche... (Hamilton's Diary est-il en passe de devenir un Kiss & Ride 2 ?)

Octobre : ce mois durant lequel, au petit matin, de lourdes nappes de brume se posent sur la lande entre Leuven et Liège, dessinant un paysage digne du Chien des Baskerville.

3. — « Reviens dans le Monde ! 
— Tu prononces "reviens" comme si je m'y étais déjà aventuré ! »

« Comme je suis tout de même beaucoup plus intelligent que la moyenne, une grande partie des informations qui arrivent jusqu'à moi sont forcément moins bien traitées que si je les avais traitées moi-même.
— Eh bien mon vieux, tu ne te prends vraiment pas pour de la merde ! »

4. — Le soir, à la Maison du Peuple, je demande à Léandra : « Ces deux pseudonymes correspondent-ils à deux états d'esprit opposés ? Actuellement, elle n'en utilise plus qu'un seul, souvent en rapport étroit avec la mort. Sur l'autre, elle postait prioritairement des photos de son bébé ou de sa famille... D'un côté Thanatos, de l'autre Eros ? » —  Mais Léandra n'a pas de réponse à cette question car elle ne se l'était jamais posée, pour tout dire.

Écrire sur la mort, non pas de manière aérienne ou évasive mais au contraire de la façon la plus terre-à-terre du monde : une idée lumineuse ! (L'adjectif est néanmoins particulièrement mal choisi.)

Léandra m'explique que sa maman lui a parlé d'insémination artificielle. « C'est curieux qu'elle discute de cela avec moi, tu ne trouves pas ? »

La même me raconte l'histoire d'un couple de lesbiennes voulant un enfant et qui, pour ce faire, a eu recours à l'insémination intra-utérine : à l'aide d'un cathéter, le gynécologue introduit directement le sperme frais du donneur dans l'utérus de la patiente. Léandra commente : « On peut les injecter n'importe où, ces machins-là, ils trouveront toujours leur chemin ! » (Hum... N'exagérons pas.)

L'idée farfelue d'injecter du sperme par intraveineuse dans l'avant-bras nous fait rire. Nous nous imaginons les petits spermatozoïdes remontant la veine en direction de ces lointaines contrées situées dans le bas ventre, et les deux parents les encourageant : « Allez, allez, les petits gars, encore plus loin, ne vous découragez pas ! »

Stands

Stand historique. — « Êtes-vous éditeur ? », me demande-t-il. « Je cherche un éditeur pour mon livre... » Je lui réponds que oui... et non : « Nous éditons des livres mais il s'agit la plupart du temps de nos propres productions. » Il pose sur le stand une petite brochure, format « à l'italienne », s'assied à côté de moi et m'explique. La thèse qu'il développe dans ces 150 pages est la suivante : les divers modes de pouvoir contemporains (la publicité, les médias dominants, le néolibéralisme...) ainsi que ceux qui ont traversé les derniers siècles (dont les divers totalitarismes...) sont tous hérités d'un seul et unique évènement historique, un seul point dans l'histoire du monde occidental : le quatrième concile du Latran tenu en 1215 à l'initiative du pape Innocent III, durant lequel des intellectuels de très haut rang (les « consultants de l'époque », dira-t-il) ont mis en place un système d'aliénation de masse basé sur la « corruption des regards ». Les symboles de cette aliénation sont, d'après lui, clairement visibles pour qui sait voir : « La tour de TF1, construite par Bouygues, c'est la cathédrale gothique d'aujourd'hui ! »

Je suis extrêmement dubitatif face à une telle thèse totaleselon laquelle un unique évènement expliquerait à lui seul, sinon la totalité, en tout cas un grand nombre de comportements, de faits ou de phénomènes, à la manière d'une théorie du complot. Cependant, je suis tout de même intéressé par cette pensée qui sort de l'ordinaire. J'écoute donc ce qu'il a à dire sans prendre parti, non sans l'interrompre de temps à autre pour lui poser une question ou commenter son discours : « Cette ressemblance des lieux du pouvoir actuel avec le concile du Latran de 1215 est-elle consciente ou inconsciente ? » (réponse : « Totalement consciente ! ») ; « Mais on trouve dans notre histoire moderne de nombreux contre-exemples qui ne rentrent absolument pas dans votre canevas, comme la Renaissance, les Lumières, l'humanisme ! » (sa réponse sera, si j'ai bien compris, que ces contre-exemples ne sont que de rares lucioles dans la nuit et que l'espérance de vie de celles-ci ne dépasse guère quelques années). 

Nous discutons une bonne heure. Je ne crois pas à sa théorie, mais je passe un agréable moment avec quelqu'un de cultivé citant Guy Debord, Guillaume d'Ockham ou encore Rafael Lemkin (l'inventeur du mot « génocide »). Je lui demande où je peux me procurer son texte. Il me montre du doigt le livre relié qu'il a précédemment posé sur le stand et me lance : « Je vous le donne ! » L'exemplaire, édité hors commerce, est numéroté au crayon et signé.

« Savez-vous quel est le premier roman d'anticipation ? » demande-t-il, avant de s'en aller, à une dame visitant le stand. « Eh bien, c'est le roman L'An 2440, écrit en 1770 par... Ha zut !...Comment s'appelle-t-il ? J'ai oublié son nom ! » (L'An 2440, rêve s'il en fut jamais de Louis-Sébastien Mercier. — Avec Internet, c'est plus facile.)

Stand anarchiste. — Je n'ai décidément pas le temps de m'emmerder au cours de ce dimanche laborieux puisque mes potes du stand anarchiste sont là : Ophely II, Zapata et Alistair. Ils proposent à la vente une cinquantaine (?) de livres qui ont pas mal de succès. Le retour (tard) à Bruxelles se fait avec les deux premiers.

Une discussion intéressante dans le train : la franc-maçonnerie est-elle compatible avec l'anarchisme ? Le sujet divise. Certains anarchistes maçons (ou maçons anarchistes ?), tel feu Léo Campion, y voient une manière de continuer — voire de diffuser — l'idéal libertaire au sein de la « seule association à laquelle puisse adhérer celui qui n'adhère à rien ». (Digression : Zapata explique qu'un anarchiste a essayé de les convaincre du bien-fondé de l'alliance possible entre ces deux mondes en leur disant que « Bakounine était franc-maçon ! » — N'est-il pas paradoxal d'utiliser une telle argumentation pour essayer de convaincre... un anarchiste ?) 

Mais l'on trouve aussi d'autres voix qui, au contraire, considèrent que la franc-maçonnerie n'est pas compatible avec l'idéal de révolution complète de la société qui se trouve dans les fondations de l'anarchisme révolutionnaire : pour ceux-là, être anarchiste et franc-maçon, c'est en quelque sorte pratiquer une révolution de salon, ne pas fondamentalement remettre en question les structures en place, accepter les règles tacites de la société actuelle...

De mon côté, sans prendre parti pour l'une ou l'autre de ces voix, j'ai tranché depuis longtemps (même si l'on ne m'a rien demandé) : pas besoin de m'enfermer pour m'ouvrir. Mais, profane que je suis, je n'ai sans doute rien compris du tout, m'expliquera-t-on gentiment. — C'est là le problème de certains systèmes fermés : ceux qui en font partie ne peuvent qu'en vanter les mérites et ceux qui restent à l'extérieur ne peuvent pas en dire grand-chose. 

Stand populodomestique. — Je rejoins Léandra et Andrew en fin de soirée pour un « dernier » verre. Je suis assez exténué de ma journée de travail à Liège. Bordel, il est déjà presque 22h30 !

Dans la conversation, il est notamment question du présent blog. Je leur explique que j'assiste en ce moment à un double phénomène : premièrement, le nombre de lecteurs par jour augmente sensiblement ; deuxièmement (et c'est beaucoup plus intéressant), j'ai réussi, semble-t-il, à constituer sans le vouloir une petite famille de lecteurs (une majorité de femmes, du moins pour ce que j'en sais) pour qui la lecture de ce « machin » est presque devenu un rituel. Andrew constate : « Tu as fini par trouver ton public ! ». Et Léandra de rajouter : « En tout cas, tu as au moins un fan. Nous l'avons rencontré ce week-end. » (Ha bon ?)

Ça m'fait quelque chose de magique !

Soirée « mucoviscidose » (comprendre « de lutte contre la... »). Grande salle. Tréteaux. Beaucoup de monde. Concerts (de jeunes rockeurs qui se cherchent). Tombola. Enfants qui jouent. Bruits. Discussions. Adolescents prépubères qui se pelotent et se roulent des pelles (« Ils sont beaucoup trop jeunes pour ça ! », dira ma mère). Vieilles qui discutent (voire qui draguent ?). Musique. Ambiance.

« (...) J'aime l'océan Pacifique !
Ça m'fait quelque chose de magique !
Y a rien à faire qu'à rêver !
Prends-moi la main, viens danser ! (...) »

Au milieu de ce brouhaha (informe mais supportable), je suis en famille. Six personnes (sur deux cents environ) pour lesquelles une portion de table a été réservée : mon père, ma mère, ma fille Gaëlle, tantine Gigi, son mari Jean-Paul et moi. Il y a trois semaines, j'avais posé mes conditions de participation à cette soirée organisée en l'honneur d'une greffe de poumons réussie : « Gigi et Jean-Paul seront là ? Alors je serai là aussi ! » — J'apprécie énormément Jean-Paul, l'homme qui n'a lu que quatre livres dans sa vie (Pour moi, il s'agit d'une information plus incroyable que l'annonce de l'ascension de l'Everest par un vieillard unijambiste). Gars très posé, réfléchi et intelligent, il est (avec mon père) la preuve vivante que la rapidité d'esprit n'est nullement proportionnelle au nombre de livres lus sur une vie. (L'apprentissage n'est pas seulement une affaire de lettres.)

Et en plus, il aime bien la bière spéciale et le bon vin !

Gaëlle attend, impatiente. À ses côtés un carnet, afin de tracer une ligne à chaque fois qu'un garçon se dira amoureux d'elle (!). Nous lui avons expliqué qu'il y aurait beaucoup d'enfants de son âge. Elle en voit un, elle fonce : mauvaise pioche, elle revient déçue. Deuxième tentative, elle fonce à nouveau (c'est incroyable comme elle est sociable) : elle a plus de chance. Cette fille-là devient sa copine d'un soir. Cécile qu'elle s'appelle, huit ans. Elles ne se quitteront quasiment plus de la soirée. C'est Gaëlle qui décide du jeu : elle explique quelle sera l'occupation du moment, et l'autre suit. Réminiscence d'Hamilton enfant, en deuxième primaire, arrivant à convaincre son entourage de tracer une marelle géante dans la cour de récréation. (Merde, je me répète !) — Deux questions : « A-t-elle en partie hérité des circonvolutions de mon cerveau ? » et « Suivra-t-elle le même chemin que moi ? » (De tout cœur, j'espère que non !)

Jean-Paul me parle de l'époque où il était sous-off dans l'armée belge, en Allemagne, dans le cadre de son service militaire. Électronicien de formation, il était en charge de la communication et devait s'occuper des câbles (ou en tout cas des soldats qui plaçaient les câbles) permettant la circulation de l'information d'un point à un autre. Ils utilisaient des codes, dont un qui signifiait : « Câble rompu. Besoin de réparation ! », mais qui voulait surtout dire : « On s'emmerde. Ramenez des bières ! »

« Pour nos manœuvres, nous nous rendions dans différents endroits aux alentours de la base... Il y avait ce grand bâtiment en pierres — ça, je m'en souviens très bien — où on allait manœuvrer... Le camp de reproduction, que ça s'appelait... C'était un lieu où les nazis essayaient de reproduire la race aryenne. Il y avait des femmes censées être de "race pure" qui "accueillaient" les hauts gradés du Reich... Enfin, c'est ce qu'on nous disait en tout cas ! »

Fin de soirée. À la recherche de Gaëlle, ma mère et moi finissons par apercevoir ma fille en train de danser sur la piste avec un garçon. A-t-elle par la suite fait une croix dans son carnet ? J'ai oublié de le lui demander...

Toujours quelque chose à dire...

Petit colis. — Un petit colis Amazon m'attend chez mes parents. À l'intérieur, l'Essai sur la métamorphose des plantes de Goethe, reproduit selon la traduction imprimée en 1829 ; les Leçons et conversations sur l'esthétique, la psychologie et la croyance religieuse de Wittgenstein ; et enfin, les Carnets que ce dernier a écrits durant les deux premières années de la Première Guerre mondiale, alors qu'il était engagé volontaire au service de l'armée austro-hongroise. — L'ami Ludwig n'a donc pas fini de me hanter et, par effet de porosité, de hanter ce journal, malgré la promesse, faite il y a 168 jours, de ne plus jamais en parler.

C'est que Wittgenstein a — comme le professeur Rollin — toujours quelque chose (d'intéressant) à dire. Par exemple, ses propos sur Freud, que l'on retrouve au sein de ses conversations avec Rush Rhees (comptabilisant à peine vingt pages) sont formidablement éclairantes : L.W. assimile l'analyse freudienne à une mythologie dont le principal attrait (ou charme) est de créer chez le « patient » un mythe personnel qui n'a pas — et ne peut pas avoir — de fondement scientifique, car l'interprétation symbolique qui découle de cette analyse est invérifiable et hors du domaine de la preuve. Cependant, l'aspect mythologique du discours psychanalytique (qui fait entrer la vie dans une sorte de canevas tragique) a le don de rendre les choses beaucoup plus claires pour la personne qui le prend pour vrai. (Faudra que j'en reparle, une autre fois.)

Quant à Goethe, je l'adore car il est à mes yeux l'incarnation — j'allais dire vivante mais hélas elle est morte ! — du génie touche-à-tout. En témoigne ce traité de botanique où le poète/philosophe/écrivain, sur base de l'observation minutieuse de différentes plantes, en vient à développer une théorie selon laquelle les différentes parties extérieures d'une plante (calice, étamines, pistil...) opèrent tout au long de leur cycle de vie une série de métamorphoses qui, malgré leur apparente différence, sont des déclinaisons d'un seul et même organe originel, sorte de forme primordiale du végétal. Goethe aborde la plante sous son angle philosophique, en quelque sorte. (J'en parle déjà un peu ICI.)

Suite logique. — J'écris sur une feuille blanche les chiffres suivants : « 0 - 1 - 3 - 6 » et je demande à Gaëlle quel est le nombre qu'il faut écrire ensuite. Elle regarde un bref instant la page, ses yeux s'illuminent, puis elle se met à compter sur ses doigts. Ensuite, elle finit par inscrire « 10 ». — Me voilà rassuré : ma fille n'est pas complètement idiote (mais ça, je le savais déjà).

Enfant mort. — Pour endormir Gaëlle (tu parles !), trois contes. — Pour le premier, je lui demande de me donner trois termes grâce auxquels je pourrai développer le récit. Elle me propose : « Monstre méchant », « Enfant mort » et « Monstre gentil ». Je lui raconte alors l'histoire d'une jeune petite princesse, du nom de Gretel, vivant dans un château. Chaque jour, elle se rend, de plus en plus apeurée, auprès de ses parents (le roi et la reine) et leur explique la situation : « Toutes les nuits, j'entends les dents d'un monstre grincer sous mon lit ! » Mais à chaque fois, son père tonne : « Les monstres n'existent pas ! Tu peux dormir en paix. »

Les grincements de dents redoublent d'intensité jusqu'à cette nuit terrifiante où ils s'accompagnent de hurlements lugubres sous le parquet de la chambre. Et chaque jour, la petite princesse, de plus en plus terrorisée, se rend dans la salle du trône et tente de convaincre ses parents que le monstre est de plus en plus proche — du moins lui semble-t-il. Mais le père refuse de la croire... « Les monstres n'existent pas ! Dors en paix, ma fille ! », lui hurle-t-il.

Le lendemain, la petite fille ne se réveille pas, comme elle en a l'habitude, dès les premiers rayons de soleil. La mère est inquiète : et si son histoire de monstre était vraie ? Le père, quant à lui, est très énervé car il n'aime pas les fainéants et déteste qu'on lui casse les tympans avec tous ces bobards ridicules. La reine monte à l'étage et ouvre doucement la porte de la chambre, craignant le pire. Au départ, elle ne voit rien d'autre que sa fille dormant paisiblement, mais elle remarque ensuite que la peau blanche et diaphane du petit enfant a été mordue à différents endroits du corps : le cou, le bras gauche, la jambe droite... La mère se met à hurler. Le père monte à l'étage, voit la scène et dit calmement à son épouse : « Les monstres n'existent pas, mais notre fille dort en paix, désormais. »

Le père oublie très vite la mort de son enfant. D'un haussement d'épaule, il essaie de consoler sa femme : « Ce n'est pas grave. Nous en ferons un autre que nous appellerons également Gretel. » Mais la mère refuse d'oublier si rapidement sa fille. Toutes les nuits, la voix lancinante d'un monstre hante son esprit... Un autre monstre, un monstre gentil : une tortue (je tiens ça de Ça). « Je peux ressusciter ta fille », lui dit le monstre, « Demande de vive voix, et ta fille reviendra ! » La reine s'exécute aussitôt, la petite princesse revient à la vie et tout est bien qui finit bien... Sauf que le roi, voyant sa fille à nouveau vivante, éclate de colère : « Les morts ne reviennent pas à la vie ! Tu devrais dormir en paix, aujourd'hui ! »

(La fin est un peu plate. En la retranscrivant dans ce journal, je me dis que j'aurais dû donner à cette histoire une autre trajectoire, dans laquelle le meurtre de la fille n'aurait pas été un acte commis par un quelconque monstre imaginaire, mais tout simplement par le papa.)

Nul workflow en ces lieux

Limites. — « Oh, rassurez-vous, mon article s'arrêtera strictement à 25 pages ! », déclarais-je, confiant, en avril dernier, lors de la traditionnelle pause café du matin à mon boulot. Six mois plus tard, alors que je m'apprête, contraint et forcé, à y apposer un point final, à combien de pages suis-je arrivé ? Presque cinquante ! (Et encore, c'est parce que j'ai triché en faisant passer la police de caractères de 12 à 11 ! — ce qui est très con, nous en conviendrons.)

Et dire que parfois, je me vante d'être concis !

Faut dire, pour ma défense, que j'ai dû intégrer dans cet article une bonne trentaine de paragraphes, rédigés par mes collègues, concernant le déroulement de conflits syndicaux spécifiques. Ces gens-là sont des perfectionnistes qui ont le sens du détail ; dès lors, même s'il est explicitement spécifié dans le cahier des charges que l'exhaustivité n'est nullement requise, c'est à peine si, en guise de mise en contexte, ils ne traitent pas de l'implantation néolithique de l'entreprise dont ils doivent raconter l'histoire syndicale. (Il s'agit là d'un compliment de ma part, faut pas croire !)

Si je rajoutais à mon article l'interligne qui sied aux travaux universitaires, j'arriverais sans doute à un nombre de page supérieur à celui de mon propre mémoire de fin d'étude. (Fort heureusement, il ne s'agit pas d'un travail universitaire.) Ma seule consolation est de me dire que l'information qui s'y trouve (basée sur des interviews d'acteurs syndicaux de premier plan, sur des archives et sur le dépouillement méticuleux de divers périodiques) est assez inédite pour ne pas être totalement barbante.

Suivi. — « Mais quelle est donc cette atrocité ? » : telles sont à chaque fois mes premières pensées lorsque je suis confronté au fameux suivi des modifications de Microsoft Word. Le principe est le suivant : je rends un texte constitué de caractères noirs sur fond blanc et, quelques jours plus tard, je le retrouve constellé de ratures, de surlignages et de bulles de commentaires multicolores. Lorsque je reçois un tel document, mon but dans la vie est de revenir le plus vite possible à la version en noir et blanc, ma sacro-sainte version en noir et blanc, celle dans laquelle tout est — ou semble être — résolu.

Quand j'écris, je veux que tout soit droit et ordonné ; que tout soit aligné et justifié... Et surtout : je ne veux pas qu'il y ait une rature autre que celle que j'ai intégrée dans mon texte parce que je trouvais intéressant de l'intégrer. Je ne veux pas d'indécision. Le suivi des modifications de Word est de l'indécision à l'état pur. Pire : c'est du sadisme de la part des concepteurs de ce logiciel.

Ô bonheur !
Pour le présent journal, nulle indécision, nul workflow ! J'écris ce que je veux, je fais ce que je veux... Et surtout : au centre, du noir et du blanc ; et à la périphérie, ce qu'il faut de rouge (en titre) et de gris (en marges). — Une forme simple, sans fioritures. (Le jour où je commencerai à mettre ici-même des titres clignotants et des couleurs acidulées, par pitié, achevez-moi !)

Aigreur

Safari. — Hier, Alizé nous envoyait un petit message pour savoir si nous serions intéressés par un « safari à Charleroi » en novembre. Le concept, initié par Nicolas Buissart, « artiste multi-formes », est de faire découvrir la cité industrielle sous un angle inhabituel. Je cite le site Web dédié à cette initiative : « Visitez la ville industrielle la plus incroyable d'Europe. Élue "plus laide ville du monde" par un récent sondage néerlandais, Charleroi offre une large gamme d'attractions excitantes. Suivez-nous pour un safari urbain et découvrez l'endroit où la mère de Magritte s'est suicidée, la maison tristement célèbre de Marc Dutroux, le métro fantôme, la rue la plus déprimante de Belgique, grimpez au sommet d'un terril et visitez une authentique usine désaffectée. (...) »

J'étais sans doute de très mauvaise humeur pour répondre du tac au tac à toute la liste d'adresses : « Comment dire ? Étant donné que j'ai passé ma jeunesse à jouer sur des terrils ou dans des friches industrielles en banlieue de cette ville, ça ne m'intéresse pas vraiment. Je trouve même tout ça un peu déprimant, pour tout dire... », puis ajouter : « Quand je parlais de projet "déprimant", je faisais non pas référence au côté sinistré de la ville mais plutôt à l'idée d'organiser un safari dans une cité comme si l'on allait observer le "baraki" et le pauvre depuis une jeep. J'y vois de la condescendance plus que de l'humour. Mais je vous souhaite bon amusement quand même (j'attends votre feed-back avec une certaine impatience). »

Pas de quoi en faire un fromage pourtant, car à en croire le concepteur, « l'idée n'est pas d'enfoncer la ville plus bas qu'elle ne l'est. Au contraire, c'est de démontrer que nous, Wallons, nous pouvons faire preuve d'autodérision. » (Source.) Pourquoi est-ce que je n'aime pas alors ? Comme je l'ai écrit plus haut, c'est sans doute l'idée même de safari qui me dégoûte, ainsi peut-être que le petit côté racoleur et « merchandising » du site Web décliné en quatre langues, où l'on nous propose d'acheter un tee-shirt « I hou van Charleroi »...

Aujourd'hui, Alizé me répond (en commençant par « Cher Hamil ») que je ne peux pas juger de l'état d'esprit dans lequel elle et les autres se trouvent et que rien ne me permet de dire qu'ils y vont pour se moquer du « baraki ». « D'ailleurs, on est toujours le baraki de quelqu'un d'autre », ajoute-t-elle mystérieusement. Ensuite elle parle de découvrir cette réalité « avec bienveillance »... Bref. Je n'ai de toute façon jamais jugé de leur état d'esprit, mais simplement de celui du projet. Suis-je le seul à trouver moche l'idée d'un tel safari ?

Aigreur. — /ɛ.ɡʁœʁ/ n.f. ; du lat. acror, « saveur piquante ». Fig. Disposition d’esprit et d’humeur qui porte à offenser les autres par des paroles piquantes. « Tous ceux que nous avons longtemps fait attendre dans l'antichambre de notre faveur finissent par fermenter et succomber à l'aigreur. » (F. Nietzsche.)

Rédaction. Grève des chemins de fer ce mercredi : je travaille chez moi. « Chez moi », comme tout le monde le sait, ce n'est pas mon appartement silencieux mais un café bruyant du Parvis de Saint-Gilles, dont il n'est plus nécessaire de citer le nom.

Je reste des heures entières attablé à côté d'une des grandes fenêtres de la taverne. Je ne commande que du café et de l'eau pétillante. Rien n'existe en dehors de mon ordinateur et du texte, de plus en plus volumineux, dont je dois encore et toujours terminer la rédaction dans le cadre de mon boulot. (Cet article-là sera ma seconde grande aventure écrite de 2012, à côté du présent journal. Je ne suis cependant satisfait ni de l'un, ni de l'autre. — De toute façon, je ne suis jamais satisfait de quoi que ce soit.)

Léandra débarque alors que je suis installé à la même table depuis près de huit heures. Elle a rendez-vous avec des personnes de « l'impro » pour manger un morceau ou boire un verre avant leur séance... De mon côté, je suis plongé dans l'histoire de l'occupation de la base logistique d'Intermarché à Villers-le-Bouillet (c'est palpitant). « Vous pouvez vous installer ici », leur dis-je, « mais de mon côté, je continue à travailler. »
Le moins qu'on puisse dire, c'est que j'ai dû passer pour quelqu'un d'aigri. Je continue à me concentrer sur mon ordinateur et ne participe pas à la conversation... « Hé, Hamilton, ce serait bien que tu viennes faire de l'impro avec nous ! » Réponse : « C'est totalement hors de question ! » Je les imagine, à la suite de cette rencontre, lancer à Léandra, intrigués : « T'avais pas dit que c'était l'un de tes meilleurs amis ? »

Syndicaliste de combat

De tous les syndicalistes que nous avons interviewés au cours de ces cinq derniers mois, celui-ci est sans doute le plus impressionnant... L'entretien se déroule presque par hasard : Charlotte le contacte ce matin par téléphone pour lui poser une question et voilà qu'il se pointe l'après-midi en personne pour y répondre ! Je propose d'assister au début de l'interview puis de retourner travailler à mon texte, mais — parce que je trouve le propos plus intéressant que toutes les deadlines du monde — je reste jusqu'au bout. À plusieurs reprises, je me dis que c'est une véritable aubaine que ceci soit enregistré, et aussi qu'il accepte la diffusion de toute l'information divulguée sans aucune restriction...

La personne devant le microphone fut, dans les années 1980, le président d'une ancienne délégation ouvrière très combative. Quand je l'entends parler de stratégies syndicales, je me rends une nouvelle fois compte que le syndicalisme n'est pas un simple jeu de pouvoir sans conséquence, mais une véritable guerre... « Au départ, rien n'est jamais prévu. Il faut conquérir ! »

La « boîte » dans laquelle il travaillait était le siège belge d'une multinationale américaine spécialisée dans les bandes magnétiques et le matériel informatique. Une des premières du genre. Le genre aussi à ne pas trop aimer les regroupements de travailleurs autour d'un syndicat, socialiste de surcroît. En conséquence, dès que notre homme fut élu délégué syndical, la direction de l'entreprise voulut l'évincer. Et ce fut la guerre ouverte.

Il nous explique : « Quand je suis arrivé, il y avait une certaine mentalité parmi les employés de l'entreprise : "Les ouvriers, c'est des manuels, c'est des cons... Les intellos, c'est nous, les employés ! Alors vous, les petits ouvriers, s'il vous plaît, ne dérangez pas les grands !" » Quelques années plus tard, les « cons manuels » reprennent la main : ils nouent de nombreux contacts avec des syndicalistes étrangers, organisent des assemblées générales durant lesquelles ils analysent méticuleusement les chiffres de la société au niveau international (commandes, prévisions, budget...) et en tirent une série de conclusions ou de perspectives sur la stratégie de l'entreprise et la manière de la contrer : « Les multinationales se basent sur un réseau tentaculaire pour élaborer une tactique sur le plan mondial. Il faut faire de même au niveau syndical ! »

Face aux menaces de restructuration, de licenciements et de délocalisation, notre syndicaliste nous explique avoir mis en place de multiples stratégies, qui s'avèrent d'une rare intelligence. Le but poursuivi : prendre constamment la direction à rebrousse-poil, faire exactement le contraire de ce qu'elle pense qu'ils vont faire. Une des tactiques fréquemment utilisées est celle, non pas de la grève, mais du ralentissement de la production (grève dite « perlée »)... Il donne pour consigne aux ouvriers des chaînes de montage de perdre certaines de leurs habitudes professionnelles et d'apprendre d'autres gestes techniques, afin de travailler plus lentement. Plus tard, il leur demande de suivre les manuels d'utilisation des machines de manière absolue, de respecter les procédures à la lettre. Une autre fois encore, il ne ralentit ou ne bloque qu'une partie de la chaîne afin de créer un goulet d'étranglement. Un jour enfin, pour forcer la direction à signer une convention collective, il monte de toutes pièces sa propre éviction : il fait croire aux patrons qu'une révolte ouvrière l'a destitué de ses fonctions de délégué principal... pour revenir une fois la convention signée !

Cet homme réfléchit et agit à la manière d'un guérillero dont l'arme la plus meurtrière est l'information : « Nous savions qu'ils avaient mis le local syndical sur écoute. Nous travaillions dans une grande multinationale américaine, donc nous étions forcément écoutés ! Alors, nous faisions deux réunions : l'une à l'extérieur et l'autre dans le local, où nous disions exactement l'inverse de ce que nous allions réellement faire. Parfois, nous retrouvions dans la bouche d'un cadre de la direction des morceaux de discours que nous avions tenus précédemment et nous avions la confirmation que nous étions sur écoute ! » Lors d'une occupation durant laquelle ils se retrouvent seuls dans l'usine, ils décident d'arracher une partie des murs du local syndical et de démonter tout le système d'écoute. Ils suivent les fils jusqu'au... standard téléphonique de l'entreprise ! Ils les ramènent le lendemain au secrétariat de direction : « "On a trouvé ça dans notre local", qu'on leur a dit. "Sans doute un hasard... On tenait à vous le rendre, au cas où vous en auriez besoin, hein !" »

Un beau jour, la direction générale de la multinationale décide de délocaliser toute la production vers les Pays-Bas (où la fiscalité est plus avantageuse) en emmenant par camions toutes les machines et marchandises en une seule nuit ! Pas de bol : lorsque les travailleurs arrivent sur les lieux au petit matin, plus de trois milliards de francs belges en marchandises sont encore dans le dépôt. Ils occupent l'usine : « Les 3 milliards, vous ne les aurez pas comme ça... » Ils négocient le reclassement d'une partie du personnel dans le nouveau siège néerlandais ainsi que des indemnités de départ pour les licenciés.

Le dernier stratagème mis en place par ce syndicaliste, juste avant la fermeture du siège, est sans doute le plus inouï de tous... C'est l'œuvre d'un esprit tordu : il sait que l'usine va fermer ; il connaît (grâce à la trahison d'un directeur) le montant total de l'enveloppe que la direction est prête à mettre sur la table pour payer les primes de départ des travailleurs licenciés ; enfin, il sait aussi (c'est là que ça commence à devenir tortueux) que la direction veut absolument faire porter la responsabilité de la fermeture sur les syndicats. Alors il va jouer : il fait croire à ses patrons que la délégation syndicale se désolidarise complètement de la base des travailleurs et qu'elle veut se mettre le plus d'argent en poche... « On leur a dit qu'on voulait d'abord se partager l'enveloppe entre nous et laisser quelques miettes aux travailleurs... Nous étions sept délégués à être licenciés. Avec notre protection, ça faisait beaucoup d'argent... » La direction marche : les primes de départ proposées aux délégués atteignent des sommes assez monstrueuses. Ce qu'elle ne sait pas, c'est que les sept délégués ont signé un document dans lequel ils déclarent remettre le moindre centime reçu dans un pot commun et partager la somme de manière strictement égale avec tous les ouvriers licenciés. « La direction m'en a beaucoup voulu. Ils m'ont dit : "Monsieur, vous êtes un malhonnête !" C'est vrai qu'eux, de leur côté, ils ont été un modèle d'honnêteté ! » (Rires.)

Conclusion de Charlotte : « On pourrait presque écrire un roman avec son histoire ! » — Un article de blog, c'est déjà un bon début, non ?