Archives annuelles : 2013

« Comment ? Y aura pas de barbaque ? »

Je prépare le même repas que la dernière fois, mais en enlevant ce qu'il contenait de viande. Flippo est indigné : « Comment ? Y aura pas de barbaque ? Mais c'est le seul végétarien de la soirée, bordel ! », me lance-t-il en pointant Zapata du doigt. J'avais pensé cuire des lardons ou des dés de jambon sur le côté et puis j'ai oublié. Dans le même état d'esprit sans doute, j'ai à nouveau oublié le cadeau d'anniversaire de Flippo (anniversaire qui a eu lieu en... octobre) : j'avais une idée en tête et je pensais avoir concrétisé l'achat, mais tout compte fait... non. (Qui croirait à une pareille excuse ?) Cerise sur le gâteau : j'apprends qu'Ismerie déteste les lentilles (un odieux souvenir de colonie de vacances), ce qui est embêtant lorsque l'entrée est... une soupe aux lentilles. Diem perdidi !

Alors que je peux facilement me souvenir d'une conversation en tête à tête, l'opération me semble beaucoup plus compliquée au fur et à mesure que le nombre de protagonistes augmente. De quoi avons-nous discuté ? De quoi ont parlé les sept personnes présentes à cette petite soirée organisée chez nous ? Entre deux fumigations de cannabis, Zapata a tenté de définir sa vision de l'anarchisme auprès d'une Mary plus que dubitative. Amy a mentionné son nouveau boulot et le fait qu'elle est obligée de travailler tard le soir afin de terminer ce qu'on lui demande (un paradoxe quand on sait qu'elle se positionne clairement en faveur d'une forte réduction du temps de travail). Nous avons également discuté du projet d'auberge de Zapata : « Oui, moi aussi j'aimerais bien organiser des soirées vinyles post-rock en fumant des joints avec des gens sympas, ai-je alors déclaré, mais comment est-ce que je ferais pratiquement ? » Je leur explique par ailleurs que si je devais mener un projet personnel pour l'instant, ce serait celui d'avoir une idée, mais personne ne comprend vraiment ce que je veux dire — ce qui est normal, dans la mesure où je ne me comprends même pas vraiment moi-même.

Pietro veut absolument expérimenter ma lunette astronomique, mais il n'observe que du noir, jusqu'au moment où j'arrive à lui montrer à travers l'oculaire, à défaut de Saturne ou de Jupiter, les stores à la fenêtre d'un appartement, au loin : « Ha ouais, je peux voir une machine à café ! Une machine à café ! Putain, y a une machine à café sur le rebord de la fenêtre ! » (Je crois qu'il se fout gentiment de ma pomme).

J'ai un problème avec la vaisselle : je ne veux ne peux pas la voir traîner et je dois m'en occuper à plusieurs moments-clés de la soirée. Je me rends bien compte que mon comportement frôle l'obsession : propre, propre, il faut que tout soit propre ! Impossible d'aller me coucher sans avoir une cuisine propre, propre, PROPRE... Ma stratégie est couronnée de succès : peu après minuit, alors que nos cinq invités viennent de quitter l'appartement, tout est lavé, rincé, essuyé ! Propre, propre, PROPRE !

Dendermonde

Contre un des murs du Potemkine, à l'une des tables du fond, une Chimay bleue posée devant lui, l'air sombre et concentré, il a le nez plongé dans un magazine de sport et la tête prisonnière de ses deux grosses mains.
« Salut biloute ! »
Il sursaute.
« Ha, putain, tu m'as fait peur ! Ça va toi ? »

Vinge a l'air beaucoup plus sérieux et stable que d'habitude. Mais il n'a pas changé, m'explique-t-il. C'est simplement un comportement qu'il s'est imposé : « Je ne fais plus n'importe quoi. Je n'ai pas envie de devenir un clochard buvant des Cara Pils du matin au soir ! » Et puis, il habite dans une petite ville de province désormais, en compagnie d'une femme qui place de sérieuses barrières à ses beuveries et qui fixe des horaires assez stricts : deux soirées par semaine en dehors de la maison, retour à dix heures et demie maximum, etc.
« Tu l'as rencontrée où, ta compagne ?
— À un guichet de banque !
— À un guichet de banque ?
— Ouais, ouais, à un guichet de banque.
— Elle était dans la file ou au guichet ?
— Dans la file. Je faisais le mariole, elle s'est énervée, alors je lui ai proposé d'aller boire un verre. Tu vois ? Faut jamais désespérer dans la vie ! »

Il s'est acheté, sur un coup de tête, un tout petit terrain sur lequel il cultivera des patates et plantera des arbres fruitiers (framboisiers, noisetiers...). « Je fume et je bois toujours un peu trop, même si je me mets des limites. Ce matin, j'ai dû courir pour avoir mon train. J'ai cru que j'allais crever ! Deux heures qu'il m'a fallu pour m'en remettre... Au boulot, je soufflais encore ! Alors je me suis acheté un terrain pour jardiner et me remettre en forme, et pour me calmer aussi, ouais... Je pourrai toujours le revendre, de toute façon ! »
À la Porteuse d'Eau. Il me parle de personnes qu'il ne connaît pas, qu'il n'a même jamais vues mais dont il note les comportements sur Facebook... « Je ne suis pas si bourrin que ça, tu sais, me déclare-t-il. Je suis plus malin que j'en ai l'air ! J'observe ! Et puis, je note tout ! Je tiens des fiches ! »

Dans le cerveau de Vinge subsistent, très bien conservés, les vestiges d'une droite belgicaine d'un autre temps : un libéralisme à l'ancienne auquel il n'a jamais cru bon d'ajouter le préfixe « néo ». Vinge est un nostalgique de la Belgique unitaire, de la Banque de Bruxelles et de la figure de l'honnête petit épargnant qui prend part à l'économie nationale. L'avenir, il le voit constellé de coopératives : il me tend son magazine et me fait lire un article consacré à des supporters qui ont sauvé leur club de football de la faillite en réunissant lentement la somme nécessaire à sa préservation. « Moi, je crois à ce système ! J'aime un projet ? Je le soutiens financièrement, ouais, ouais ! C'est comme ça qu'on devrait faire pour ArcelorMittal ! Que ceux qui veulent que la sidérurgie wallonne survive payent pour sa sauvegarde ! Tu ne crois pas ? C'est vrai, non ? J'ai tort ? »

Je le raccompagne jusqu'à la gare. Pas de train en vue avant quarante minutes. « Merde, je me suis gouré. Elle ne va pas apprécier ! » D'ailleurs, alors que nous buvons un dernier verre (une pils) au très triste Café de la Gare (où est diffusé le match Milan-Barcelone, qu'un contrôleur de train solitaire regarde attentivement sans dire un mot), « elle » lui envoie un message de remontrance : « Je ne vais pas t'attendre pendant des heures comme une débile à la gare ! » Il me raconte ce grand moment de solitude où, revenant d'une soirée, il s'était endormi dans le train, avait loupé son arrêt et s'était réveillé environ cinq heures plus tard, à Dendermonde, alors qu'une équipe de la SNCB débarquait dans la rame pour la nettoyer. Elle n'était pas contente, paraît-il. Depuis lors, il se tient à carreau.

...

Immolation par le feu. — Au boulot, la chaudière est (comme presque chaque hiver) en panne depuis ce matin et mes collègues rajoutent des couches à leurs vêtements au fur et à mesure de la journée. Sylvette débarque dans notre bureau : « Si vous allez dans le couloir, que vous sentez une drôle d'odeur de mazout et que vous y voyez des pompiers et des policiers, c'est normal : un type a tenté de s'immoler ce matin dans la commune ! » — Une sordide analogie à base de mazout est hélas possible entre cet incident tragique (la tentative de suicide, ou à tout le moins l'appel à l'aide, d'un homme doté d'un bidon d'essence [?] et d'un briquet) et cet autre incident banal (une panne de chaudière), mais ce n'est pas moi qui, le premier, fais le rapprochement, pour une fois.

La presse de caniveau et ses commentateurs. — Ils lisent « immolation », « Marocain » et « permis de séjour » dans un article de presse (un torchon rédigé à la va-vite) et leur cerveau (?) démarre au quart de tour. Ils écrivent : « Encore un assisté », « Un de moins » (texto) ou bien le très relevé « Crève ! » (... raclure ?), sans oublier évidemment la panoplie complète du « Et pendant ce temps, nous les Belges, on souffre en silence ! » et du « Et qui va encore payer les frais d'hôpitaux ? » Si je leur réponds, je me ferai à coup sûr traiter de « gauchiste » (ce qui est vrai, et par ailleurs un très beau compliment, surtout quand il arrive par l'intermédiaire du clavier d'un facho à la limite de l'analphabétisme) ou de « socialo-bobo » : un terme grâce auquel ces couillons arrivent à mettre dans le même ensemble un écolo, un communiste et un social-démocrate, voire même le jeune gars de droite qui vérifie les cours de la bourse à la table d'un café branché. Toute réponse apportée à ces enragés est vaine, terriblement vaine. Il est déjà trop tard. Quoi que je dise — quoi que nous disions —, ils me — nous — taxeront de « bien-pensance », alors qu'ils sont les pires des conformistes ; alors qu'ils s'inscrivent à la perfection dans le climat délétère qui ronge actuellement la vieille Europe. — Que disait l'autre ? « Fuis, mon ami, fuis dans ta solitude ! » Et si jamais cette fuite-là ne suffisait plus ? Et si jamais ces zombies me rattrapaient, avec leur talion et leur guillotine ? Eh bien plutôt mourir que de partager le quotidien et les idées des « braves gens comme tout le monde » adeptes malgré tout de la torture et de la punition pour l'exemple — de la barbarie !

Points de suspension. — Je les adore, peut-être même presque autant que les tirets cadratins ! Donc, lorsque, à la pause café, mes collègues en discutent (pas nécessairement en mal, cela dit), je me sens obligé de prendre le rôle de l'avocat de la défense. Wynka explique que son ancien chef les détestait : « Ces trois points, pour lui, c'était le synonyme de l'indécision féminine. » Ben voyons ! (N'importe quoi.) Utilisés à bon escient, les points de suspension permettent pourtant d'éviter de bien pénibles développements : quand ce qu'on voulait dire est dit et que le prolongement de notre pensée est assuré, à quoi bon continuer de remplir une page avec des mots ? Trois points de suspension et voilà que la phrase jamais écrite mais néanmoins pensée s'imprime comme par enchantement dans l'esprit des lecteurs !

De tulipes et de lilas

Effluves printanières. — Pas de doute : le printemps arrive. Il est encore très discret mais son essence est déjà bien palpable en cette claire matinée de février : les oiseaux gazouillent, le ciel est bleu et il n'en faudrait certainement pas énormément pour que le vent charrie des odeurs de tulipes et de lilas ! — Wynka : « Cela fait deux week-ends que je me promène en forêt et je me sens revivre ! » Et moi, qu'est-ce que je ne donnerais pas pour revenir chez moi le soir sous un beau soleil et parcourir bois et campagnes à vélo, humant à plein nez les odeurs de terre et de blé !

(Contre la publicité. — Ayant récemment utilisé un autre ordinateur que le mien, je me suis rappelé que la publicité s'emparait de la Toile jusqu'au cœur des services d'hébergement vidéo. Pourtant, un module très simple permet de contrer cette invasion importune. Il s'appelle « Adblock Plus » et s'installe en quelques secondes sur les navigateurs Firefox, Opera et Chrome. Il supprime la très grande majorité des publicités, que ces dernières se présentent sous forme d'images, de banderoles, d'animations flash ou encore de vidéos.)

Monogrenade, Tantale. — Cet album, je l'ai longtemps boudé à cause d'un blocage ridicule : à la première écoute, j'ai détesté la voix du chanteur montréalais Jean-Michel Pigeon. Dès que je l'entendais susurrer les paroles de « La Marge », le premier véritable titre tout en délicats arpèges de Tantale (2012) — « Je sens que mon pouls s'accélère... » —, mes poils se hérissaient. Sur les titres suivants, même constat initial : sa façon de chanter m'énervait au plus haut point, sans que je pusse en expliquer la raison. Finalement, après avoir laissé l'album de côté pendant quelques mois, je me suis forcé à écouter une chanson jusqu'au bout, puis deux, puis trois... Et comme souvent, lors de cette énième écoute plus attentive, je me suis mis à l'apprécier d'un coup. Certains titres sont très progressifs, glissant peu à peu vers un son plus krautrock (comme sur « Obsolète ») ou post-rock, ce qui est quasiment la même chose, tout bien considéré (les cordes sur « M'en aller » font penser à Godspeed You! Black Emperor). Quant à la très légère « De toute façon », elle arriverait à faire danser un macchabée, voire même à me faire danser, moi (ce qui est sans doute encore plus compliqué !). — Maintenant que je me suis habitué à la voix, je me demande comment j'ai pu ne pas l'aimer.

Changement radical à une minute 
et vingt-cinq secondes !

Les trompettes de la victoire

Desiro. — Pour revenir à Bruxelles depuis Charleroi, j'emprunte la nouvelle automotrice de la SNCB, une rame de type « Desiro », dont ma première utilisation remonte sans le savoir à mon arrivée à Chiny avec Léandra et Andrew : le véhicule remplaçait alors l'antique « micheline » qui faisait la liaison entre Libramont et Virton. — Plancher à hauteur du quai, aucune séparation entre les voitures : le nouveau matériel roulant des chemins de fer belges ressemble de plus en plus à... un métro, ou plutôt à un RER (sa fonction première à moyen terme). C'est confortable mais moins intimiste que les anciennes motrices, et les minuscules tablettes ne permettent pas d'y poser un ordinateur portable, même de petite taille. Est-ce une décision délibérée ou bien un oubli ?

Ksenija. — Donc j'ai réactivé mon compte sur World of Warcraft, afin de voir comment le monde d'Azeroth avait évolué depuis mon départ. J'ai d'abord essayé de rejouer avec mon ancien prêtre (un humain chauve du nom d'Oldhaham, coincé au niveau 80), mais je n'y croyais plus. J'ai ensuite expérimenté d'autres races (nains, gobelins, morts-vivants...), toujours en tant que prêtre, mais le cœur n'y était pas. En désespoir de cause, j'ai décidé de recommencer ma progression depuis le début avec une prêtresse humaine, pour changer un peu : elle est actuellement au niveau 30, elle s'appelle Ksenija, du nom de Ksenija Atanasijević (1894-1981), philosophe serbe, féministe et (entre autres) spécialiste de Giordano Bruno. J'ai essayé de lui donner un physique légèrement différent de celui des bimbos que l'on croise à tout bout de champ sur ce jeu, mais c'est peine perdue : dans WoW, les humaines sont toujours de pulpeuses créatures dotées d'un bonnet C — standardisation mon amour.

Léandra. — Je ne l'avais plus vue depuis la soirée « Les Bronzés font du ski » du 2 février ! Est-ce un record ? Oui. Faut dire que Léandra est très occupée et que, de mon côté, j'ai passé une semaine entière coupé du monde, chez mes parents. Quand je la rejoins, à la Maison du Peuple (pour ne pas changer), elle est en compagnie d'un homme qui fuit — au sens littéral du terme — à mon arrivée. Il nous fait un signe de la main, il ne lui fait pas la bise : il fuit, vraiment. « Il est sans doute gêné », me révèle Léandra. Mais la véritable raison, c'est qu'une discussion à trois ne l'intéresse pas : il veut être seul avec elle. Je suis désolé d'éteindre une bougie, mais j'apprends assez rapidement que celle-ci n'a jamais vraiment été allumée.

Euterpe. « Ici Radio Bruxelles ! Ici Radio Bruxelles ! Les trompettes de la victoire résonnent dès ce dimanche soir... Je répète : les trompettes de la victoire résonnent dès ce dimanche soir ! » — Je suis à jour sur mon blog. Je... suis... à... jour... sur... mon... blog ! Je vais pouvoir respirer, vivre, jouir de la vie... pendant une journée au moins !

« Nobody fucks with the Jesus! »

Un samedi soir au bowling, avec Gaëlle, mes parents, Lazlo, Greg (un collègue de mon père), Stefan et Piotr (ses deux petits-enfants, plus ou moins du même âge que Gaëlle). Les trois gamins jouent sur la première piste, dont les rigoles ont été astucieusement supprimées grâce à deux traverses (les bumpers, dans le jargon). Ma mère, Greg et moi jouons sur la deuxième piste, sans bumper (faut pas déconner). Mon père ne joue pas, évidemment. Lazlo non plus.
(Non, je n'ai toujours pas eu le temps de débuter mes cours avec ma toute nouvelle boule — de bowling — et je suis donc toujours aussi nul !)

Piotr commet une grave erreur : il s'élance sur la piste et dégomme une seule quille alors que c'est encore à Gaëlle de jouer ! Mon dieu, que faire ?
« Tu n'as qu'à lancer une boule à sa place, pour rééquilibrer ! lui propose ma maman.
— Mais ça ne rééquilibrera rien du tout, se plaint Gaëlle, parce que nos points seront inversés ! »
Misère ! Ma fille est très procédurière. (À qui donc ressemble-t-elle ?)
« Ce n'est pas un championnat du monde, Gaëlle... Tu t'en remettras !
— Mais ce n'est pas juste ! »
C'est Greg qui trouve la solution : « On va noter vos points et à la fin de la partie, on les inversera. »
Satisfaction. Elle retourne sur la piste. Ouf !  

(Pourquoi de jeunes malpolis s'installent-ils toujours à côté de nous et s'élancent-ils en mordant sur notre espace de jeu ? Existe-t-il pour eux un monde au-delà de leur groupe et de leur ridicule casquette ? Et puis, est-ce que je suis en train de devenir un vieux con ? — Très certainement, oui ! Mais tu étais déjà un vieux con à treize ans, alors tout va bien !)

À chaque fois que Stefan fait un bon score, Gaëlle exulte.
« Tu es contente quand il marque des points ? C'est bien, ça : c'est très fair-play !
— En fait, non. On fait équipe, lui et moi, donc s'il gagne, je gagne aussi ! »
Stratégie.
(Pourquoi ces pistes de bowling se transforment-elles toujours en pistes de danse à neuf heures du soir ? Et pourquoi faut-il que le volume musical soit constamment si élevé ? — C'est une question d'alignement : tous les grands bowlings neuneus du pays se transforment en « chose à faire avant d'aller en boîte » ; il faut donc que ce bowling rural se transforme lui aussi en « pré-quelque chose ». Suis-je en train de devenir un vieux con ? — Oui, oui, mais tout va bien !)

Le serveur n'a pas changé depuis vingt ans. Nous reconnaît-il seulement ? Nous étions des habitués, avant que les aléas de la vie ne m'emmènent loin de mon foyer, vers la capitale, telle une graine de pissenlit emportée par les vents nordiques et glacés, bla-bla-bla. Passons. Ledit serveur est extrêmement désagréable : il reste au comptoir, arborant un air hautain et désabusé, attend les commandes, veut qu'on le paie tout de suite... Peut-être en a-t-il marre de s'impliquer dans ce boulot depuis des décennies ? Sur le chemin de la maison, mon père est fâché : « Je lui ai fait un grand signe de la main en guise d'au revoir et il m'a regardé avec ses gros yeux écarquillés, sans un geste, sans une réponse ! Je vais leur écrire, moi, aux patrons de ce bowling, que si jamais ça continue comme ça, on ne viendra plus !
Tu vas écrire aux patrons pour te plaindre de leur employé ? s'exclame ma maman. Toi, un syndicaliste ? Ha-ha, je l'crois pas ! Ha-ha ! »

Un miroir !

Volière. — Centre commercial « La Folie Douce » à Auvelais. Je me rends au « Pays des merveilles » avec Gaëlle et mon papa. Ça ressemble à une énorme volière d'intérieur s'étendant sur plusieurs étages, mais c'est en réalité un grand parc de récréation pour les enfants. Chaque moutard s'acquitte d'un droit d'entrée puis court s'amuser des heures entières à l'intérieur d'un système d'escaliers, de toboggans, de tunnels et de cordages... Pendant ce temps, les parents s'installent à l'une des tables entourant cette « giga-structure » et attendent. Et ils attendent, attendent et attendent encore ! Ils attendent des heures et des heures ! Ensuite, après avoir attendu des heures et des heures, ils attendent encore une heure. Heureusement, il y a de l'Orval. Heureusement aussi, le commerce d'à côté est une grande librairie-papeterie du nom de « Délivrez-vous ».

« Délivrez-vous ». — Au moins dix exemplaires d'Un sentiment plus fort que la peur, le tout nouveau roman de Marc Levy, reposent sur un présentoir à l'entrée de la librairie : une éphémère vision d'horreur que je m'empresse de contourner. Plus loin, dans le petit rayon « Sciences humaines », je suis par contre très surpris par la qualité de ce qui y est présenté : six livres de Nietzsche, dont une luxueuse traduction de son Zarathoustra, mais aussi De l'inconvénient d'être né de Cioran, Surveiller et punir de Foucault, La Stratégie du choc de Naomi Klein, des essais sur la science-fiction, des livres de vulgarisation sur le Cosmos...
« Je peux vous aider, Monsieur ? »
(Je me retourne : c'est un des libraires du magasin, un peu plus jeune que moi.)
« Non, ça ira, merci ! Enfin... Si, tout compte fait ! Je me demandais... Est-ce que vous avez aussi un rayon "Sciences exactes" ? »
(Je ne sais absolument pas pourquoi je pose cette question.)
« Hélas non ! Nous n'avons pas assez de demandes pour en ouvrir un...
— J'avais espéré, en voyant ce très bel espace "Sciences humaines"...
— Oui, c'est moi qui choisis personnellement les livres de ce rayon : j'adore Nietzsche ! »
Et voilà que nous discutons pendant plus d'une demi-heure ! Il est, dit-il, amoureux du style poétique du philosophe à la belle moustache. Il m'explique qu'il avait en librairie Le Monde comme Volonté et comme Représentation de Schopenhauer mais qu'il a réussi à le vendre, et aussi qu'il possède dix éditions différentes de Voyage au bout de la nuit à son domicile. Dans le rayon Fantasy/Science-fiction, la seule série complète en vue est le Cycle de Dune : « Fantastiques romans ! », me lâche-t-il avant de m'en présenter deux autres : Gagner la guerre de Jean-Philippe Jaworski et Les Lames du Cardinal de Pierre Pevel. Il m'emmène ensuite dans un autre rayon pour me parler de Ce qui est en haut de Gilles Haumont (« L'intrigue est ridicule mais certaines des thématiques abordées sont intéressantes »). Il termine la conversation par « Tiens, est-ce que vous avez déjà lu Lovecraft ? » — Ce libraire n'est pas un homme : c'est un miroir !

Écartèlement. — Enfin de retour à « la volière », mon père part à son tour se dégourdir les jambes aux alentours du complexe. Je lis le premier chapitre de Surveiller et punir de Michel Foucault (que je viens d'acheter, on l'aura compris) pour... hem... passer le temps. Ce livre débute par une scène particulièrement atroce, presque insoutenable même : le supplice de Damiens, condamné à être torturé, écartelé et enfin brûlé pour tentative d'assassinat sur Louis XV... Le démembrement commence à l'aide de quatre chevaux, mais ça ne fonctionne pas. On réessaie avec six, toujours sans résultat. Après de longues heures de souffrances, les bourreaux finissent par lui entailler les cuisses puis les bras à l'aide de couteaux... La procédure est citée en entier et aucun détail ne semble avoir été laissé dans l'ombre. Je relève la tête de mon livre, dégoûté, et — horrible analogie ! —, à dix mètres de moi, à l'intérieur de la structure de jeu, je vois quatre enfants s'amuser à en soulever un cinquième, chacun le tenant par un membre !

Le clown écarlate. — « Papa, j'ai peur que le clown écarlate vienne me chercher pendant la nuit ! Normalement, il ne fait rien aux enfants sages, mais il paraît qu'il est très méchant avec ceux qui ont fait des bêtises ! » Où donc a-t-elle été chercher une histoire pareille ? Petite recherche Internet... Ha, j'ai compris !

88

Vieux carnets, I. — Sur le temps de midi, je feuillette rapidement les six vieux carnets qu'une lectrice nous a confiés cette semaine. Les quatre premiers sont des cahiers de voyage datant de la dernière décennie du XIXe siècle. Le touriste inconnu qui les a tenus jouissait d'une belle plume et s'intéressait de près à la culture et à la société des pays qu'il visitait (la Suisse, la Grèce...). Je lis à voix haute l'histoire de cet ancien condamné à mort vivant à l'écart d'un village, abhorré des habitants de la région, que les autorités grecques ont mis devant ce terrible choix : ou bien mourir, ou bien devenir lui-même bourreau ! — Les deux derniers sont des carnets de guerre. S'y trouve consignée la vie d'un soldat de la Première Guerre mondiale : son quotidien de combattant, sa permission à Paris (« Quelle joie de retrouver des gens civilisés ! »), les tranchées, les longues marches avec de la boue jusqu'aux genoux... Les carnets courent jusqu'en avril 1916 : ennemis se rapprochant de leur position dans la matinée, retour au calme dans la soirée, et puis plus rien !

Vieux carnets, II. « J'adore ce genre de carnets !
— C'est vrai ? me demande Rolande.
— Oui, oui ! On y trouve des idées brutes, enregistrées au jour le jour. On est au plus proche de la pensée de celui qui les a écrits ! Il n'y a pas de censure, pas de filtre !
— Tu en tiens un ?
— Un quoi ?
— Tu tiens un carnet de voyage ?
— Un carnet de voyage ? Oh non, non... Pas vraiment... »
(Mes collègues savent que je rédige un journal, non ?)

La Toile de Doëlle*, I. — « 88 Constellations for Wittgenstein » est un méticuleux projet artistique interactif autour de la vie et de l'œuvre de Ludwig Wittgenstein, débordant d'analogies en tous genres : « 88 » comme le nombre de constellations composant le ciel selon l'Union astronomique internationale, mais aussi comme le nombre de touches de la plupart des pianos modernes, ou encore comme dans la date de naissance de Wittgenstein, de Hitler et de Chaplin, tous trois nés en avril 1889. Ce projet est une tentative « non-linéaire » et « tentaculaire » d'aborder, à travers les 88 constellations, tout un monde fait de liens déstructurés, en rapport plus ou moins étroit avec Wittgenstein : Weininger, Russell, Turing, le Cercle de Vienne, le Tractatus, les jeux de langages, mais aussi (assez curieusement de prime abord) le 11 septembre 2001, le film 2001, l'Odyssée de l'espace (quand on retourne « 2001 », ça fait « LOOS », comme le nom du célèbre architecte autrichien) et son monolithe, ou encore Jean-Luc Godard et son film Deux ou trois choses que je sais d'elle. Le sujet « Wittgenstein » se prête particulièrement bien à cette vision éclatée constellée d'informations hétérogènes, à ces points reliés entre eux par de très nombreuses associations d'idées, parfois assez tordues. L'auteur, un Canadien du nom de David Clark, est un talentueux qui a le sens du détail !

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* Chaque quatorzième jour du mois, un paragraphe consacré à un lien Web qui m'est envoyé par Doëlle. Merci à elle de jouer le jeu !

Le tour de la journée en 80 mots, épisode X

« Cours, petit écervelé,
Et ne te retourne pas !
Les sillons que tu as creusés
Ne sont déjà plus là ! »

Pendant les vacances scolaires, les transports en commun matinaux que j'emprunte sont d'une exceptionnelle régularité. Mon train arrive en gare à 8 heures 12, mon bus à 18, Charlotte monte un peu plus loin à 8 heures 20 et nous arrivons au bureau à 37. Cette précision digne d'un métronome s'avère très déroutante et j'en viens presque à souhaiter que les étudiants reviennent de leur congé, traînant derrière eux le salutaire boulet du retard incertain.

Le tour de la journée en 80 mots, épisode IX

« Des médias de plus en plus concentrés, des journalistes de plus en plus dociles, une information de plus en plus médiocre. Longtemps, le désir de transformation sociale continuera de buter sur cet obstacle. » (Serge Halimi, Les Nouveaux Chiens de garde, 2005 [cité par La Toupie].)


Train du matin. Elle lit pendant une heure, avec la plus grande application, chaque page du journal Metro comme s'il s'agissait d'un quotidien d'information. Sait-elle seulement qu'elle lit du vide entouré de publicité ? — Train du soir. Sur la première de couverture du roman lu par le passager d'en face, à côté du gigantesque titre « BILBO », les mentions « Maintenant au cinéma ! » et « Le roman original ! » Fort heureusement, je l'ai lu avant le film !