Archives annuelles : 2013

Chiny, cinquième jour

« On se croirait vraiment dans un album de Bob et Bobette ! » s'exclame tout à coup Léandra. Nous sommes tous les trois confortablement installés dans le salon du gîte. Eux sont assis dans leur fauteuil habituel pendant que je suis affalé sur mon canapé fétiche (un horrible divan en fin de vie, mais que j'aime quand même).
« Quoi "un album de Bob et Bobette" ?
— Ce qui nous arrive... Ce qui t'est arrivé hier soir au rocher du Hat, Hamilton... Toutes nos péripéties...
— Je ne trouve pas ça drôle, dis-je en me remettant en position assise.
— Hamil ! Réfléchis ! Ça n'a aucun sens !
— Qu'est-ce qui n'a aucun sens ?
Tout ! Toute cette histoire ! On se croirait dans une bande dessinée. Moi-même, je me trouve bizarre : je ne suis absolument pas préoccupée par ces événements insolites qui se succèdent à grande vitesse... Et toi, ne trouves-tu pas ton comportement étrange en ce moment ? Quelqu'un a essayé de te pousser dans le vide hier, tu as passé une partie de la soirée au commissariat de Florenville et tu parles de manière décontractée, alors que tu devrais au contraire être en état de choc ! Nous sommes dans un album de Bob et Bobette !
— Ouais, eh bien j'emmerde Bob et Bobette ! À la tombée de la nuit, j'irai enquêter à la chapelle Notre-Dame !
— Tu vois ? Tu recommences !
— Quoi "je recommence" ?
— Tu ne te comportes pas comme d'habitude, Hamil. Tu parles de mener l'enquête dans une chapelle une fois la nuit tombée !
— Léandra, on a essayé de m'assassiner ! Et la photographie, tu t'en souviens ? "Jésus sur sa butte observe" euh...
— "Le Rédempteur sur son surplomb observe la messe noire, mais c'est de ses yeux de poupon que renaîtra l'espoir", rectifie Andrew.
Voilà ! Tout converge vers la chapelle Notre-Dame. Avec ou sans vous, je m'y rendrai ce soir. »
* * *
L'après-midi, nous sommes repartis pour une balade bucolique : celle de la roche du Corbeau et des Neuf Hêtres. Sur le chemin boisé, de temps en temps, Léandra grommèle : « Aucun sens, tout cela n'a absolument aucun sens... Nous sommes à nouveau en train de nous promener alors que quelqu'un a essayé de tuer Hamilton hier... » ; plus tard, elle conteste une nouvelle fois la réalité de notre condition actuelle : « Si nous étions des personnages de roman, personne ne croirait une seule seconde à ce qui nous arrive. »
La roche du Corbeau domine la boucle de la Semois au milieu de laquelle la ville de Chiny est partiellement enclavée. Il s'agit d'un promontoire rocheux formant une brèche dans la forêt et débouchant sur une vue panoramique assez saisissante comprenant le centre de Chiny ainsi que « la Noue », plaine alluviale située en bas de la ville et presque entièrement encerclée par la rivière. Selon une légende, le rocher du Corbeau est ainsi nommé parce qu'au Moyen Âge, les corvidés s'y réunissaient pour y faire une dernière halte avant de s'envoler en direction du cimetière... Les vieilles légendes valent ce qu'elles valent (tout comme les albums de Bob et Bobette).

Les Neuf Hêtres, quant à eux, sont une curiosité naturelle locale : neuf hêtres qui croissent à partir d'une grosse souche commune... Ou plutôt « croissaient » : aujourd'hui, seuls cinq hêtres sont encore en vie. Léandra soupire : « Et c'est maintenant que nous allons trouver une photographie à l'intérieur de cet arbre ! » Mais elle se trompe : nous ne trouvons aucun indice à l'intérieur des Neuf-Hêtres-qui-ne-sont-plus-que-cinq, ni sur le reste du parcours d'ailleurs. Le prochain indice — j'en suis intimement convaincu — se cache dans la chapelle Notre-Dame.

* * *

Au crépuscule, de retour de notre promenade, Andrew accepte de m'accompagner jusqu'à la fameuse chapelle pendant que Léandra visite le cimetière voisin pour prendre quelques photos. La chapelle Notre-Dame a été édifiée sur un versant tellement abrupt qu'elle est composée de deux étages : la « vraie » chapelle, bien entretenue et richement illuminée, est surélevée de huit marches tandis qu'une statue de Pietà de mauvaise facture habite la petite alcôve de l'étage inférieur.

Je me tourne vers Andrew, exalté : « Les "yeux de poupon" du poème !
— Oui, quoi ?
— "C'est de ses yeux de poupon que viendra l'espoir" !
— Que renaîtra l'espoir, oui et alors ?
— Ce sont les yeux de Jésus dans les bras de sa mère, ici, dans l'alcôve !
— Pourquoi donc ? Ça ne tient pas la route. Jésus est forcément adulte dans le thème de la Pietà...
— Peut-être notre mystérieux poète voulait-il absolument trouver une rime avec "surplomb" ? Ou peut-être s'est-il trompé, tout simplement ? Ou peut-être encore est-ce une métaphore ? Quoi qu'il en soit, je suis certain qu'il faut faire quelque chose, matériellement, avec les yeux du Christ mort dans les bras de la Vierge du rez-de-chaussée !
— Comme avec la statue dans Vol 714 pour Sydney ? »
Devant la Pietà, Andrew et moi trouvons la solution : en enfonçant un pouce dans l'œil droit du Christ, la statue se détache du mur et s'ouvre pour donner accès à un escalier plongeant dans le sol. Une forte odeur de cave se dégage de l'ouverture. Andrew allume la lampe de son smartphone et descend de quelques marches. « C'est curieux, me dit-il, j'ai l'impression qu'après environ un mètre de pente, ça donne sur une longue galerie... » Au même moment, j'entends un bruit de pas rapides derrière moi et me retourne, apeuré. Ce n'est que Léandra qui arrive vers nous en courant. « Qu'est-ce que vous faites ? Vous avez trouvé une porte ? nous demande-t-elle, essoufflée.
— Un véritable passage secret, oui !
— Ha bon. Quoi qu'il en soit, vous feriez mieux de venir au cimetière !
— Ça ne peut pas attendre ?
Non.
— Pourquoi ? Tu as trouvé des tombes exceptionnelles ?
— Oui : les nôtres. »

Chiny, quatrième jour

« À droite, à gauche, en amont, en aval, les roches s'étagent, s'escarpent, dressent de prodigieux escaliers, le rocher du Négé, le rocher de la Goffe Louis, le rocher de la Goffette, le rocher Pinco, les grands rochers du Hat, plus loin le Rebat et le rocher Fendu, énormes masses en surplomb, à pic, de guingois, dont les profils écornés et grimaçants évoquent l'horreur des animalités fabuleuses et qui se lustrent de merveilleuses chasubles d'or, de pourpre et de vermillon sous les mousses, les camomilles, les eupatoires, les digitales et les mille-pertuis moutonnant à l'infini comme une toison. » (Camille Lemonnier)

Fin de matinée, Monsieur Cailloutard, le propriétaire du gîte, nous rend visite. À peine lui avons-nous ouvert la porte qu'il s'engouffre dans le corridor. « Fermez donc cette porte et suivez-moi ! », nous ordonne-t-il, l'air inquiet. Il déboule dans la grande pièce du rez-de-chaussée, inspecte rapidement les lieux, ferme les tentures de la salle à manger, nous installe tous les trois dans le canapé croulant du salon et éteint toutes les lumières à l'exception de la petite lampe d'appoint. Il s'empare d'une chaise qu'il utilise pour s'asseoir à cinq centimètres de nos têtes. Il commence à parler très bas et très lentement, comme s'il s'apprêtait à nous confier ses pensées les plus secrètes...
« Je vous dois des explications pour cette nuit, commence-t-il.
— Oh, mais vous savez...
— Non. Je vous dois des explications. Si je vous ai renvoyés chez vous, c'était pour votre sécurité.
— Ha.
— Je vais être franc. Vous, les gens de la ville, vous ne comprenez strictement rien à notre vie au fil de la Semois. Vous débarquez ici sans rien connaître des choses qui se font et des choses qui ne se font pas à l'ombre des cuestas. À force de voir de la lumière à chaque coin de rue, même au plus profond de votre nuit de citadins, vous en êtes arrivés à l'idée complètement loufoque que toute chose se devait forcément d'être éclairée... Mais il y a un temps pour le jour et un temps pour la nuit, voyez-vous ? Et vous ne bouleverserez pas les coutumes de la région, qu'elles soient bonnes ou mauvaises...
Mais ce n'est pas du tout dans notre intention de...
— Combien de photographies avez-vous reçues jusqu'à présent ? Oh, laissez-moi deviner ! D'abord celle des Comtes de Chiny. Une fois là-bas, le serveur vous a remis la deuxième photo, celle de l'église Sainte-Walburge... Ou bien alors celle du pont Saint-Nicolas ? Puis, dans l'église ou sur le pont, frère Xavier vous a fait son grand numéro : "Les Omonoks ! Les Omonoks !" Et évidemment, il voudrait que vous enquêtiez sur ce qui se passe à la chapelle Notre-Dame... Je me trompe ?
— Comment savez-vous tout cela ?
— Vous n'êtes pas les premiers.
— Pardon ?
— Vous n'êtes pas les premiers Bruxellois à recevoir ces photographies.
— C'est une blague courante dans la région que de faire peur aux touristes ?
— Oh, ce n'est pas une blague. C'est du sérieux. Avez-vous déjà été visiter le cimetière ?
— Comme c'est curieux : vous êtes la deuxième personne à nous parler de ce cimetière. Il paraît que les trois mêmes familles s'y partagent la plupart des tombes.
— Ce n'est pas ces tombes-là qu'il faut regarder mais les quelques autres... Et ce n'est pas les noms qu'il faut y chercher mais plutôt les lieux de naissance.
— Que...
— Par pitié, restez en dehors de tout cela ! Ne suivez pas les indications des photographies, ne lancez pas de lumières dans la nuit, ne tournez pas autour de la chapelle... Bref, passez un séjour normal et tout se passera pour le mieux.
— Ma foi, d'accord, dis-je.
— Nous ne sommes pas à la recherche d'aventure, renchérit Léandra.
— Connaissez-vous de bons itinéraires de promenade ? demande Andrew.
— Des promenades ? En voilà une bonne idée ! Êtes-vous déjà allés jusqu'au rocher du Hat ? La vue sur la Semois y est magnifique, surtout au coucher du soleil ! Sinon, il y a d'autres randonnées, comme le chemin des Neuf Hêtres ou celui du barrage de la Vierre...
— Le rocher du Hat, les Neuf Hêtres, le barrage de la Vierre... C'est noté !
— Des promenades ! Ha ! En voilà une saine occupation... »
Sur ce, il se lève et nous laisse seuls avec nos interrogations.
* * *

C'est pourtant vrai que nous ne sommes pas fondamentalement intéressés par l'aventure. Nous sommes venus à Chiny pour nous reposer, pour passer une semaine tranquille au rythme de l'hiver gaumais. Ces énigmes et ces photographies nous ont été imposées. Qu'importe après tout si nous ne connaissons pas le fin mot de l'histoire ! Nous suivons donc avec plaisir les judicieuses recommandations de Monsieur Cailloutard et consacrons notre après-midi aux balades en forêt, laissant de côté la partie à laquelle certains voudraient que nous jouions.

Nous marchons à flanc de colline, longeant d'abord les méandres de la Semois avant de nous en écarter et de poursuivre notre route sur un chemin forestier sinueux. Le soleil est bas sur l'horizon lorsque nous sortons des bois à hauteur de la passerelle près de l'hôtel des Comtes de Chiny. L'heure est idéale pour monter jusqu'au rocher du Hat, qui se situe à peine à un kilomètre à vol d'oiseau.

Nous arpentons le sentier qui mène au fameux rocher. Je suis tellement impatient d'apercevoir le panorama que, par moment, je cours de roche en roche. J'ai donc une petite longueur d'avance sur mes deux amis quand j'atteins le sommet. Mazette, quelle vue ! La Semois encercle de son méandre un des premiers contreforts ardennais tandis qu'à l'horizon, le soleil du soir joue à cache-cache avec de majestueux nuages. Je jette un rapide coup d'œil en contrebas : la falaise est à-pic ; une simple maladresse et c'en est fini des aventures d'Hamilton ! J'entends Léandra et Andrew se rapprocher et, tournant lentement la tête, je leur crie, enthousiaste : « Hé ! Venez donc voir cette falaise ! »
Mais ce n'est ni Léandra ni Andrew.

À leur place, j'observe horrifié une silhouette vêtue d'une longue robe noire de moine, la capuche rabattue sur le visage, me foncer dessus. Elle tente de me pousser dans le vide mais je me retourne et esquive sa trajectoire de justesse. Des morceaux du tissu noir de son vêtement me frôlent et une main tente rageusement d'agripper ma veste afin de me faire basculer. En vain. Mon agresseur perd l'équilibre. J'en profite pour courir vers le sol rassurant de la forêt toute proche et je me retourne juste à temps pour voir la silhouette plonger dans le vide et disparaître sous le rebord du rocher, sans un cri.

Lorsque Léandra et Andrew arrivent sur place, j'essaie de proférer le pire des jurons qui me passe par la tête mais aucun son — absolument aucun son — ne sort de ma bouche.