Archives mensuelles : décembre 2014

Blankenberge ! (II)

Quand, au cours de sa carrière syndicale, mon père parlait de la Centrale générale, il plaçait souvent dans la conversation que c'était la plus riche de toutes les centrales professionnelles de la FGTB. Métallurgiste dans l'âme (et donc appartenant à une autre centrale), il ne pouvait s'empêcher de rajouter à chaque fois avec une pointe de moquerie : « C'est normal qu'ils sont riches : ils ne font jamais grève ! » — Ce congrès statutaire que je vis aujourd'hui de l'intérieur, s'il ne me donne pas une estimation de la richesse en question, me fera en tout cas dire que les organisateurs ont, un peu comme John Hammond dans Jurassic Park, « dépensé sans compter » (le film me laisse de marbre, mais j'adore l'expression !) : le simple fait de loger et de nourrir midi et soir environ 800 participants pendant trois jours a déjà dû en tant que tel coûter un pont1. — Mais il y a autre chose de plus impressionnant que ces ridicules histoires d'argent : l'organisation générale du congrès. Tout coule, l'exemple le plus incroyable étant sans doute cet énorme restaurant où les quelque 800 personnes mentionnées plus haut mangent au même moment et où une cohorte de serveurs débarrasse les tables et distribue les plats à très grande vitesse, sous le regard vigilant d'un manager qui, en présence de cet incessant va-et-vient, reste d'un calme olympien. (Aucun doute : ces gens sont des professionnels.)

Tout le monde ici a le tutoiement facile : c'est franc, c'est direct. J'aime ça et j'ai l'habitude : de par mon éducation, je passe moi-même très (trop ?) rapidement au tutoiement. — C'est un très vieil usage dans les syndicats : on est entre nous, on fait partie du même camp ; il n'y a pas de « vous », mais un « tu » ; il n'y a pas de « madame » ou de « monsieur », mais simplement un « camarade ». À ce sujet, une anecdote amusante, reprise par l'historien des idées Marc Angenot2 : celle de Jean Jaurès, bourgeois malgré lui (mais essayant alors de se soigner), prenant la parole lors d'une assemblée ouvrière à Carmaux, en 1889 :

« Il débute de sa voix de professeur :
– Messieurs !
Quel froid cela jette ! Un silence confondant, un mépris à vous tuer net suivi immédiatement de murmures houleux. Du fond de la salle, une voix avait clamé :
– Il n'y a pas de messieurs ici... »

Lors du repas du soir, Henri l'archiviste me fait part de ses réflexions sur la direction de son équipe. En résumé : « Quand on dirige une équipe, il ne faut pas gérer tous les problèmes spécifiques, il faut prendre de la hauteur. C'est très difficile de s'y tenir, mais c'est pourtant absolument nécessaire. Il faut aussi connaître la personne à qui tu confies un travail et avoir toute confiance en elle, même si tu sais qu'il peut toujours y avoir des problèmes... Il faut lui expliquer ce que tu veux comme résultat, ce que tu attends d'elle. Par après, je ne veux pas savoir comment cette personne va gérer son temps, je ne veux pas savoir non plus comment elle va travailler : c'est son problème et je ne vais pas tout le temps être derrière elle. Il faut que chaque travailleur sente qu'il a une responsabilité, que son travail servira à quelque chose et qu'il dispose d'une marge de manœuvre pour le mener à bien. Après qu'il a fourni le résultat, il faut être totalement franc : si le travail n'est pas satisfaisant, il faut voir ce qui ne va pas, mais surtout pas le récompenser. Tu vois ce que je veux dire par "récompenser" ? Ça signifie qu'il ne faut pas dire au travailleur : "OK, on va te donner autre chose à faire !" Lui dire ça, c'est une forme de récompense, parce que c'est un peu comme si tu lui disais : "Tu n'y es pas arrivé, mais ce n'est pas grave." Et ça, ça ne va pas : il faut essayer de trouver à quel endroit se situe le problème et y remédier ; essayer ensemble de rendre le travail meilleur... à moins évidemment que tu te rendes compte que ce type de travail n'est vraiment pas fait pour cette personne. Alors, il ne faut pas trop insister. »

L'espace ouvert en fin de soirée ressemble un peu à une salle des fêtes universitaire : tu vas au bar et tu demandes des bières... Mais c'est mieux organisé qu'une soirée universitaire et tu n'attends donc que quelques secondes... Et ils ont aussi des bières spéciales (de la Westmalle !)... Et tout est gratuit... — Tout compte fait, ça n'a pas le moindre rapport avec une soirée universitaire.

Ils passent « Les Sunlights des tropiques » de Gilbert Montagné, puis « Smalltown Boy » de Bronski Beat (ce qui est déjà beaucoup mieux). Au centre de la piste, des syndicalistes dansent : il y a beaucoup plus d'hommes que de femmes. — Henri : « Tout à l'heure, ils étaient très sérieux avec leur congrès. Et maintenant, tout le monde se lâche, c'est la fête ! C'est amusant, non, comme contradiction ? »

Aujourd'hui, je n'aurai pas vu la mer. —

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1 Apparemment, l'expression est un belgicisme, de même que « coûter un os ». Si je veux me faire comprendre de tous, il vaut mieux que j'utilise les analogies suivantes : « coûter la peau des fesses » ou « coûter les yeux de la tête » (on remarquera en passant que beaucoup de ces expressions, locales comme générales, utilisent des parties du corps comme points de comparaison). Par ailleurs, j'apprends ici que les Québécois utilisent entre autres l'expression « coûter une beurrée », tandis que les Suisses préfèrent « coûter le lard du chat » ! Et les Français ? Ha, mais on s'en fout de savoir comment la métropole s'exprime !
2 Marc Angenot, Citoyen, Camarade, Compagnon : sur les formules d'allocution de la Deuxième Internationale, Montréal, CIADEST, 1992, p. 5 (le texte complet est disponible en ligne ici). La source d'Angenot est en l'occurrence La Vie de Jean Jaurès de Marcelle Auclair... ce qui fait, une fois encore, beaucoup d'intermédiaires entre moi et la source d'origine.

Une pizza en face de la mer

Notes en vue d'un renouveau de la sociabilité hamiltonienne. — Pour tisser de nouveaux liens, l'estrade au fond de la Maison du Peuple est définitivement un bon endroit : les fauteuils y sont disposés de telle manière qu'il est presque obligatoire pour les nouveaux arrivants de demander s'ils peuvent s'asseoir aux places encore libres. Hier, je m'y trouvais un peu par hasard, sur cette estrade : d'habitude, je ne m'y installe jamais ; je ne l'ai fait que pour bénéficier d'une des seules prises de courant disponibles. — La première qui s'est assise à ma droite avec son copain, en début de soirée, m'a lâché : « Ton prochain verre est pour nous ! », mais je n'ai pas compris la raison de son offre et je l'ai déclinée gentiment. La troisième, arrivée beaucoup plus tard avec deux amis, se tournait de temps en temps vers moi pour discuter, mais je n'ai pas compris grand-chose à ce qu'elle racontait à cause du bruit ambiant, et aussi parce qu'elle parlait très vite et mâchait ses mots. Et puis, j'écrivais mon article journalier, celui sur le grand plongeon. Peut-être voulait-elle vraiment faire connaissance et ai-je raté quelque chose ? Mais ce n'est évidemment que dans le tram du retour, en début de nuit, que je me suis fait cette réflexion. (Je m'améliore : avant, je ne m'en rendais compte que le surlendemain.)

J'ai la curieuse impression que les sourires qu'on me faits augmentent avec la densité de ma barbe. Le côté « nounours », peut-être ? (Où le côté « Père Noël » ?) (Ou le côté « moins gamin » ?) (Ou bien alors le côté « Je me fais un film complet » ?)

Il serait intéressant que j'aie à nouveau une aventure sexuelle, ne fût-ce que pour la décrire dans mon journal, qui est à ce sujet dramatiquement... vierge (à moins de compter les parties imaginaires). — Si je disais à une femme : « Je voudrais coucher avec toi. Rien de personnel, je te rassure, c'est seulement pour le bon déroulement d'une expérience littéraire », le prendrait-elle mal ?

Blankenberge !

Blankenberge ! Blankenberge ! Mais aux portes de l'hiver, Blankenberge est aussi vide qu'une institution culturelle fédérale belge après le passage de la N-VA au gouvernement !

J'ai erré environ une heure dans les rues désertes de cette petite ville côtière à la recherche d'un restaurant. Il y avait deux brasseries ouvertes sur la digue, mais les clients se comptaient sur les doigts d'une main et je n'ai pas osé m'y aventurer : j'avais pour tout dire presque peur de les déranger. Alors, j'ai acheté une pizza à emporter dans un take away du nom de « Buon Appetito » et, pour la manger, je suis allé m'asseoir sur un banc en face de la mer.

Cet endroit, l'Hôtel Aazaert, est tout de même très luxueux. On le remarque au soin apporté aux petits détails et aussi aux services offerts (piscine intérieure, spa, réception disponible jour et nuit, bar spacieux avec un feu de bois qui crépite — oui Monsieur, je suis obnubilé par les feux de bois qui crépitent ! —, où je mets tranquillement en page le court récit de ma journée). Tout ce confort ne me dérange pas, mais il est vraiment superflu : donnez-moi un lit, une salle de bain, une connexion Internet et quelques bières et vous aurez fait ma journée !

Le grand plongeon

Samedi dernier, je faisais brièvement référence à l'une des sacro-saintes règles de la science-fiction : plonger sans expliquer. (Le terme « sacro-saint » n'engage que moi et il est excessif, dans la mesure où l'on trouvera certainement sans trop de difficulté des histoires de science-fiction auxquelles cette règle ne s'applique pas.) — Je m'explique : en S.-F., il est souvent demandé au lecteur (ou au spectateur dans le cas d'un film) de prendre le train en route : c'est à lui de faire l'effort de comprendre le monde, parfois déroutant, à l'intérieur duquel l'action se déroule, et ce à partir des quelques éléments qui sont à sa disposition. Dans une histoire de S.-F. « classique » (et plus fortement encore au sein du sous-genre connu sous le nom de « space opera »), le lecteur (ou le spectateur) aura normalement très vite le sentiment que ce qu'il a devant les yeux n'est que la partie émergée d'un iceberg beaucoup plus volumineux. S'il veut naviguer avec aisance à travers les eaux inconnues, il devra donc à un moment ou à un autre plonger pour découvrir les parties immergées, les explications volontairement dissimulées.

À ce sujet, certains écrivains du genre sont particulièrement retors : ils parsèment leurs textes de noms de famille, d'événements ou de toponymes inconnus ; d'un ensemble de néologismes qu'ils n'expliquent pratiquement jamais. D'autres vont jusqu'à omettre une grande partie de la trame narrative ou bien jusqu'à étaler celle-ci sur de tellement longues périodes que la narration elle-même devient complètement éclatée par endroit : entre le cycle d'Hypérion et celui d'Endymion de Dan Simmons, il y a une ellipse de 272 ans ; entre Les Enfants de Dune et L'Empereur-Dieu de Dune, plus de trois millénaires se sont écoulés ; et ne parlons même pas de Créateur d'étoiles d'Olaf Stapledon (1937), ce récit qui s'étale sur plusieurs millions d'années et au cours duquel des espèces extraterrestres entières naissent, vivent et s'éteignent ! — Ces omissions participent à ce qu'on appelle dans le monde de la S.-F. littéraire le « sense of wonder » : confronté à toutes ces informations nouvelles, dispersées et parcellaires qu'il essaie petit à petit de relier, le lecteur s'émerveille pour l'univers qui se déploie devant lui dans toute sa splendeur, du moins s'il fait lui-même l'effort d'éclairer les nombreuses zones d'ombre rencontrées en chemin. C'est ce qui fait qu'un roman de S.-F. peut devenir extrêmement immersif : il y a comme un jeu constant entre l'auteur (très fréquemment lui-même lecteur assidu) et son lectorat. Si le lecteur se prend au jeu, il peut ne pas en sortir indemne et le récit fera alors en quelque sorte partie de lui pour le restant de ses jours (je parle surtout de moi ici, bien évidemment). Je sais par expérience que certaines personnes sont complètement insensibles à ce « sens du merveilleux », à cette émotion qui déborde quand un incroyable paysage se révèle enfin après une lecture scrupuleuse... Ce genre d'immersion n'intéresse pas tout le monde, c'est la vie !

Plonger dans un univers de science-fiction sera d'autant plus difficile que les informations fournies par le créateur de cet univers sont fragmentaires ; en contre-partie, la satisfaction pourra s'avérer d'autant plus grande que les différents fils de l'histoire sont intriqués et majoritairement cachés. Mais existe-t-il un niveau au-dessous duquel le récit se révélera incompréhensible pour la plupart des gens, même pour ceux qui sont habitués à ce type de procédé ? Si, de manière répétée durant la narration, des pans essentiels à la compréhension étaient volontairement cachés ou si aucune clé d'entrée n'était donnée d'un bout à l'autre, pourrait-on encore y voir clair ?

Il m'est déjà arrivé d'être complètement largué en lisant un roman de S.-F., le dernier exemple en date étant Radix d'A. A. Attanasio (1981). Je l'ai lu pour la première fois vers l'âge de vingt-deux ans (c'est mon beau-père d'alors qui me l'avait offert, suivant la liste que j'avais dû lui fournir pour Noël — même les choses les plus stupides ont du bon, parfois) et j'avais adoré les premières pages : dans un monde post-apocalyptique, un obèse poursuivi par de mystérieux assaillants parvient à assassiner ces derniers en les attirant dans un piège particulièrement tordu, de sa propre fabrication. — Mais j'avais assez vite baissé les bras : après une centaine de pages, je n'arrivais plus à savoir on était, ni quand, ni même ce qu'il se passait : j'avais perdu le lieu, le temps et l'action du roman, ce qui était tout de même très embêtant... Autant dire que je ne pigeais strictement plus rien ! — Il y a un an environ, j'ai tenté de le relire, ce fameux Radix, en me disant que, comme cela arrive parfois, le temps m'avait lentement mais sûrement apporté la maturité nécessaire pour appréhender sereinement ce que je n'avais pas compris à l'époque : eh bien, j'ai à nouveau décroché, et plus ou moins au même endroit ! (Je n'ai pas le livre sous la main en ce moment, mais il faudrait que dans un prochain article, j'en retranscrive un court extrait, pour montrer en quoi l'univers est difficile d'accès.)

Tout dernièrement, je suis tombé sur un OVNI cinématographique qui m'a complètement captivé. Et s'il m'a captivé à ce point, c'est justement parce qu'il flirte constamment avec ce principe d'intrigue dissimulée, à un niveau qui en l'occurrence frise le génie. Il s'agit de Primer de Shane Carruth (2004), un long métrage de 77 minutes qui traite du voyage dans le temps et qui a été réalisé, dit-on, avec seulement 7000 dollars de budget. Primer est sans doute le film le plus compliqué de l'histoire de la science-fiction. Ceux qui, sur la Toile, lui reprochent son côté incompréhensible n'ont peut-être pas compris que c'était une volonté délibérée de l'auteur que de lui donner cet aspect-là, car si le voyage dans le temps existait, il serait sans aucun doute tout aussi incompréhensible. Pour développer un tant soit peu : si quelqu'un retournait dans le passé, existant de fait en même temps que son double (voire son triple), et si toutes ces personnes superposées pouvaient interagir en même temps dans le même monde, avec tous les effets que l'événement provoquerait irrémédiablement au niveau de principes généraux tels que la causalité ou l'entropie, cela serait sans doute le même joyeux bordel que dans le film. — Le voyage dans le temps dans Primer est différent de l'idée que l'on s'en fait classiquement : ici, pour pratiquer la chose, il faut d'abord mettre en route la machine à remonter le temps au moment où l'on veut revenir (disons le moment A), puis patienter réellement quelques heures avant d'entrer dans la machine (appelons ce moment le moment B). Après avoir passé un certain temps dans cette machine depuis le moment B, on revient au moment A. Et donc lorsqu'on en ressort, pendant quelques heures (jusqu'au moment B où le premier moi est entré dans la machine pour revenir en arrière), on coexiste avec son double. (Un dessin vaut mieux qu'un long discours.) Jusque là, c'est relativement simple, même si le concept n'est pas explicité aussi directement dans le film (il faut le deviner). Mais le scénario ajoute constamment des couches supplémentaires à ce schéma, la plus horrible de ces couches étant peut-être la fait qu'il existe des machines à remonter le temps de réserve (des boîtes de sécurité) enclenchées avant les machines « standard » et permettant de revenir plus loin dans le passé au cas où quelque chose ne se passerait pas comme prévu. Et pour couronner le tout, les deux principaux protagonistes de l'histoire ne se font pas entièrement confiance et se cachent des choses (notamment le fait que chacun a mis en place sa propre boîte de sécurité). Il n'est pas question de revenir ici en détail sur ce scénario alambiqué : des gens très perspicaces s'y sont attelés (en français, ce très bon article ; en anglais, ce blog entièrement consacré au film). — On retiendra seulement, en guise de conclusion, que Primer n'est pas un énième projet arty plus ou moins flasque où il n'y a rien à comprendre. Non, la trame a été pensée et repensée jusqu'au moindre détail. C'est presque l'application parfaite de ce que j'écrivais plus haut, quelque chose comme : ce n'est pas parce que l'iceberg n'est que très partiellement visible que celui-ci n'existe pas dans son entièreté. — Et puis, entretemps, j'ai vu le deuxième long métrage de Shane Carruth, Upstream Color, sorti neuf ans plus tard, et pour lequel il y a aussi quelque chose à comprendre, même si, à nouveau, la chose n'est pas directement visible. (Autre film, autre article !)

« Somebody is digging my bones »

Ce texte a été entièrement rédigé avec en fond sonore
l'album THRAK de King Crimson. — Vroum, vroum !

Découvert aujourd'hui, en ce jour de télétravail, un projet original coordonné par l'asbl « Bruxelles nous appartient » : la carte sonore de Bruxelles. L'idée derrière ce projet est de cartographier, à l'aide d'enregistrements audio, les différentes ambiances de la région bruxelloise dans tout ce qu'elles ont d'anecdotique et de spécifique : un vieux mendiant en train de chanter durant le marché au Parvis de Saint-Gilles ; des sons, bruits et musiques entendus dans des stations de métro ; un petit embouteillage rue Sainte-Catherine, accompagné de son minicortège de klaxons ; une manifestation rue de la Loi ; le vent qui souffle dans l'église Saint-Josse, avec un chœur de gospel à l'arrière-plan ; etc. Tout le monde peut apporter sa pierre à l'édifice : dans un premier temps, il suffit de disposer d'un enregistreur portable et de capter « l'âme de la ville » à un endroit et à un moment donnés ; dans un second temps, il faut décider si ce que l'on a enregistré vaut la peine d'être partagé, autrement dit se demander en quoi cela apporte réellement quelque chose à la cartographie sonore de la ville. Si ces deux conditions sont réunies, alors pourquoi ne pas tenter l'expérience ? (Pour ma part, j'ai déjà quelques idées de panoramas sonores à capturer dans mon environnement immédiat, comme ce joueur d'orgue de barbarie qui s'arrête parfois, certains dimanches estivaux, au-dessous de la fenêtre de ma chambre ou bien, tout simplement, les nombreuses ambiances entendues au cours de l'année du côté du Parvis ou de la place Van Meenen.)

Long ago and far away in a different age,
When I was a dumb young guy,
Fossilized photos of my life then
Illustrate what an easy prey I must have been.

Léandra ne l'a jamais rencontré, elle me le décrit d'après les informations disponibles : c'est un ingénieur qui travaille dans le domaine de la verrerie, qui vient de Paris (encore un !), mais qui n'est peut-être pas Français : « Qui te dit que je suis Français ? », lui a-t-il écrit. C'est quelqu'un d'intéressant, d'assez intelligent, avec beaucoup d'humour. Au départ, c'était un matheux pur jus, mais depuis quelque temps, il a élargi son horizon intellectuel : « Je suis désormais conscient que la poésie, la littérature et l'art ont quelque chose à apporter à la compréhension de l'humanité », lui a-t-il sorti (ou quelque chose de ressemblant en tout cas : comme on le sait, je ne suis pas très bon pour retranscrire mot à mot ce qui passe par mes oreilles). Mais si ça tombe, tout est faux et c'est seulement de la drague : de nos jours, il faut s'attendre à tout, ma bonne dame, sur les sites de rencontres.

Oui, les histoires de grève, c'est « clivant » (l'expression est de Léandra). Aujourd'hui, elle a expérimenté ce fameux clivage avec une collègue qui, à peine arrivée au bureau, a commencé à se plaindre : « Faut pas oublier que si on en est arrivé là, c'est à cause de tous ces gens qui ont pris leur prépension à cinquante ans », etc. L'échange fut court, mais assez virulent et la collègue en question ne lui a plus adressé la parole de la journée.

Il s'intéresse à ses parents, à son adolescence (elle lui explique qu'elle a vraiment commencé à exister en fin d'école secondaire, à partir du moment où elle est allée boire des verres avec « les autres » et où ceux-ci ont compris que, tout compte fait, elle aussi pouvait être cool). Il aime creuser dans son passé, lui faire évoquer des images et créer des ponts inédits (« Quel est le lien entre ces trois amies ? » « Un homme ! ») : ce n'est pas un pragmatique qui s'intéresse au présent (du genre cognitiviste ou comportementaliste), mais plutôt une sorte de psychanalyste qui veut arranger le passé... sauf qu'il ne fume pas la pipe, ne rumine pas dans sa barbe, ne la couche pas dans un divan et ne lui tourne pas le dos. « En fait, il est plutôt du genre bobo ! »

« Non, toi Hamilton, tu arrives quand même à avoir des souvenirs de ton enfance. Tu peux en parler. Moi, je ne me souviens de rien ! »

Standing in the sun, idiot savant,
Something like a monument,
I'm a dinosaur,
Somebody is digging my bones.

« Tout compte fait, je vais y aller aussi. Ce n'est pas assez dynamique ici !
— Pas assez dynamique ? »
(Oui, pas assez dynamique : un serveur essuie déjà les tables, quelques rares clients terminent leur verre, le bar est désert, l'endroit se vide : l'ambiance n'est vraiment pas idéale pour commencer à rédiger quelque chose !)

« Tu rentres en tram, je suppose ?
— Non, il n'y a toujours pas de tram, je pense. C'est grève aujourd'hui. Je vais faire le chemin à pied. Ce froid ne me dérange pas du tout !
— Fais gaffe, tout de même, à ne pas expérimenter à tout prix certaines choses seulement pour les écrire dans ton blog ! »

Rudolph

Cette nuit, j'ai fait un rêve dont ma mémoire n'a conservé que quelques bribes. Première bribe : je suis au travail, assis à mon bureau. Maïté me téléphone, en pleurs. « Que se passe-t-il ? Gaëlle a un problème ? » Elle me répond : « Non, c'est Patrick. Il vient de se suicider. » « Tu as besoin de moi ? » « Oui. » Alors je quitte le boulot pour me rendre à Namur. — Deuxième bribe : je suis seul dans un grand espace vide qui ressemble à l'étage de l'immeuble en construction où Stringer Bell (le personnage de The Wire) s'est fait tuer. Je me rends compte que j'ai quitté mon travail sans prévenir mes collègues, alors je téléphone à Wynka : « Je suis parti parce que Patrick, le compagnon de mon ex, s'est suicidé. Et en plus ma grande-tante vient de mourir ! » Elle me répond qu'il n'y a pas de problème, que tout le monde avait compris les raisons de mon absence. — Troisième bribe : Maïté me retéléphone alors que je marche dans la rue. Elle m'explique que Patrick est mort, mais que les médecins le maintiennent dans un coma artificiel. Je suis très en colère : « C'est ridicule ! S'il est mort, il ne peut pas être dans le coma ! »

Voulant suivre l'exemple de son papa, Gaëlle s'est mise à décrire des événements de sa vie dans un blog privé créé pour l'occasion. Son orthographe est déplorable. Je crois que je n'ai jamais vu ça. J'hésite à prendre rendez-vous avec un logopède tellement ça me semble grave, mais mon cousin instituteur m'a déjà affirmé que ces lacunes sont désormais la règle à l'école primaire. Je ne suis tout de même pas rassuré : je ne peux m'empêcher de comparer les horreurs qu'elle pond avec ce que je réalisais quand j'étais comme elle en quatrième primaire : je sais par exemple que j'écrivais des poèmes en alexandrins à mon institutrice (espèce de fayot !) et que je passais beaucoup de temps à vérifier l'orthographe et la grammaire, interrogeant mes parents si j'avais une hésitation. Mais je sais aussi que je n'étais pas dans la norme. — Pour garder une trace du problème, je vais me faire violence et copier/coller tel quel un des textes de ma fille, dans lequel elle a tenté de retranscrire les paroles de la chanson « Liberta » du musicien Pep's. On respire un bon coup et on reste calme : « tu sais qui a un batau qui mainne au pay des raive la ba ou chau le sielle n'a pas son pareil tu sais quau bou de sette terre oui les gent saimme des milier de grainne de jois oupousse ici la enne on mavais dit ptit gas la ba on tanlaive tes chainne ». — Si je croyais en l'existence d'un Dieu vengeur (mais je n'y crois pas), je me dirais sans doute qu'il s'agit là d'une belle ironie dont Il a le secret, une punition à retardement qu'Il m'inflige pour m'être mal comporté, quelquefois même avec virulence, contre de pauvres analphabètes sans défense.

Début de soirée, dans un train de la dorsale wallonne, au moment de descendre en gare de Charleroi, je croise le regard d'un homme qui m'observe avec de grands yeux : « Putain ! Hamilton ! C'est incroyable ! » C'est Rudolph ! Un ami d'enfance que j'ai connu dès l'école maternelle à Falisolle et avec qui j'ai fait mes primaires et mes secondaires ! Je m'exclame, très surpris (et grossier) : « Ha, putain, bordel, Rudolph, mais qu'est-ce que tu fous là ? T'es en Belgique en ce moment ? » (Question ridicule : non, il est au Paraguay, mais se trouve quand même dans un train à destination de Charleroi.)

Rudolph, c'est le contraire de moi : c'est quelqu'un qui est totalement tourné vers l'extérieur, un gars très sociable, un impatient qui veut tout expérimenter dans la vie et qui considère le monde entier comme son terrain de jeu. C'est un animal qui ne peut pas vivre en cage (un peu comme Z.). Il a toujours été une sorte d'électron libre, qui ne s'activait que pour ce qu'il aimait réellement : très fort en langues, alors qu'il n'étudiait jamais ; très doué pour sortir avec les filles, même s'il n'a « jamais compris pourquoi » ; fan inconditionnel de Nirvana, au point d'être passé par une longue période grunge et d'avoir appris la batterie pour « jouer comme Dave Grohl ». Le contraire de moi, donc. Et pourtant, qu'est-ce qu'on s'entendait bien !

Après les études secondaires, Rudolph a habité dix ans en Finlande où, après être passé par différents métiers, il a décidé de se lancer dans la confection et le commerce de chocolats. Il a tenu six ans, ouvert trois magasins, dont un a dû fermer parce qu'une des caissières est partie avec la caisse. « Je travaillais tout le temps, je n'avais pas un moment à moi. J'ai sacrifié ma santé, et ma compagne aussi ! J'étais tellement occupé ! Je me souviendrai toujours de deux choses la concernant : le jour où je l'ai raccompagnée à la gare et où j'ai vu les portes du train se refermer sur elle en train de pleurer ; et aussi ce jour de Noël où je n'ai pas eu le temps de lui offrir le moindre cadeau. J'avais comme un con oublié que j'aurais pu lui offrir... des chocolats ! Quand je suis arrivé chez moi, le sapin était plein de cadeaux pour moi, au moins quatre ! Ce sont des choses qui marquent... Elle était vraiment amoureuse. » Un jour, il en a eu marre et a laissé tomber son entreprise de chocolats, pourtant florissante. Il n'en pouvait plus... et puis c'est Rudolph : il s'ennuie très vite, il faut qu'il change souvent d'endroits et d'activités. Du jour au lendemain, il est passé d'une vie harassante d'indépendant à une vie où il n'avait strictement plus rien à faire. Au début, il passait son temps à tout nettoyer chez lui pour occuper ses journées. Il a dû suivre une thérapie. Ensuite, il est parti au Brésil. Il a vécu et travaillé là-bas. Après le finnois, il a donc appris le portugais. Il s'est trouvé une nouvelle copine aussi. Le Brésil, c'est très sympathique, mais très difficile à comprendre pour un Européen, surtout pour un Européen qui, bien que très flexible, a passé dix ans en Finlande : « Les gens sont indisciplinés là-bas. Tu vois comment les bus sont remplis ici lorsqu'il y a une grève des trains ? Eh bien là-bas, c'est tout le temps comme ça ! Et ils n'ont pas d'horaires ! » Par contre, pour la sociabilité, c'est autre chose : « En Finlande, ils sont nickel niveau sécurité sociale, mais pour avoir des contacts humains, bonne chance ! Au Brésil, c'est l'inverse ! C'est un peu paradoxal, non ? » Mais il en a eu marre aussi du Brésil et est parti s'installer... au Portugal. Il connaissait déjà la langue, alors pourquoi pas ? « Le Portugal, ça a à la fois les mauvais côtés du Brésil et de l'Europe. Les gens sont tout aussi indisciplinés là-bas, mais en plus ils se sont pris l'austérité dans les dents ! Ils sont moroses pour l'instant. » Il devait s'y installer avec sa copine brésilienne, mais c'est tombé à l'eau, parce qu'il ne sort plus avec sa copine brésilienne. « Donc je ne vais pas rester, je vais aller m'installer à Barcelone bientôt ! » « C'est mieux que le Portugal, l'Espagne ? », lui demandé-je. « Pas vraiment, mais au moins j'aurai une carotte pour me faire avancer : apprendre l'espagnol ! »

Il descend comme moi à la gare de Bruxelles-Midi. Il doit prendre un train pour l'aéroport, car il rentre ce soir à Lisbonne. Je lui paie un café au Panos, puis on se dit au revoir : une vraie accolade toute naturelle, comme je n'en avais plus faite depuis des années. (Et dire que j'avais presque oublié qu'en secondaire aussi, j'ai eu des amitiés extraordinaires !)

Le vieux papy

Le premier cheval que Gaëlle monte n'a pas l'air très en forme : « C'est un vieux papy », explique la monitrice, « il n'est pas content parce qu'on le fait travailler. » Gaëlle doit faire un tour de piste au pas. Alors que ma fille se trouve avec son cheval au fond du terrain, la monitrice se met tout à coup à courir en criant : « Ha non, ha non ! Il gratte le sol ! Il va se coucher ! » Et en effet, le cheval se couche, malgré que Gaëlle soit assise dessus. Par la suite, vu que le cheval frappe le sol du pied antérieur droit et veut tout le temps se coucher, on le ramène à son box et Gaëlle monte une ponette du nom de Chippie. À nouveau, elle doit faire un tour de piste au pas, mais très vite Chippie s'emballe et se met à courir au galop ! Gaëlle hurle et finit par tomber par terre dans le sable, l'animal continuant sa course tout seul. Elle pleure, mais la monitrice la réconforte : « Tu sais, les chutes, ça arrive à tout le monde, ce n'est pas grave ! », avant de se tourner vers nous : « Les chevaux sont très excités pour l'instant. C'est sans doute parce qu'il fait froid et qu'ils ont envie de se dépenser. » — Évidemment, je ne crois pas un traître mot de son discours : je sais parfaitement qu'elle participe à un complot mondial visant à cacher la vérité, la vraie vérité vraie. On ne me la fait pas, à moi : si les animaux sont agités, c'est avant tout parce que ces derniers temps, des lumières étranges balaient le ciel la nuit et parce que dernièrement, à intervalles réguliers, des vaches et des chevaux ont été retrouvés morts, atrocement mutilés, dans les champs alentour. Les sectoïdes ont commencé leur moisson décennale et rien ne pourra les arrêter.

Mauvaise idée que d'aller dans un zoning commercial en voiture un jour de Saint-Nicolas. Ma mère se plaint : « Ça va être l'enfer pour sortir de cet endroit ! » — Ils devraient presque ajouter une pancarte au seuil de la zone : « Vous qui entrez dans ce temple de la consommation, abandonnez toute espérance ! »

J'ai souvent dit que le prologue de Sans Soleil de Chris Marker était pour moi une des plus belles accroches de l'histoire du cinéma. Ces trente secondes, seulement ponctuées de quelques images et de quelques mots, donnent en quelque sorte le sommaire de ce que nous allons voir dans le reste du documentaire : des liens inédits, des ponts audacieux... Si on n'est pas touché pas ces trente premières secondes, on n'aimera pas la suite.

Dans un tout autre monde, celui du dessin animé pour adultes, on ne pourra qu'être marqué (ou bien ne pas l'être du tout) par les toutes premières secondes du premier épisode de Rick and Morty. Quand j'ai vu cette formidable accroche pour la première fois, j'ai compris que cette série risquait d'être extraordinaire. Et elle l'est, effectivement. Roiland et Harmon ne passent pas des heures à mettre lentement en place les personnages, non, non : ils nous obligent à prendre le train en marche sans plus d'éclaircissements, suivant ainsi une des sacro-saintes règles du récit de science-fiction, qui est de plonger sans expliquer. En une minute à peine, on a donc compris de quoi ça parle : d'un scientifique (génial, narcissique, mégalomane et alcoolique) et de son petit-fils légèrement limité du bulbe (en)traîné malgré lui dans l'aventure.

Gaëlle regarde La Reine des neiges à la télévision ce soir, un long métrage d'animation qu'elle a déjà vu au cinéma et qu'elle a adoré. Chansons interminables et bons sentiments gnangnan se succèdent à un rythme soutenu : c'est une horreur ! Et il faut toujours qu'il y ait cette panoplie complète de personnages formatés, un peu comme si les grands studios d'animation gardaient en stock une dizaine de fiches de personnalités-types qui font mouche à chaque fois : le brave idiot de service (ici, un bonhomme de neige ; ailleurs Scrat l'écureuil ou Jar Jar Binks), la princesse gaffeuse, le faux gentil qui dissimule son jeu machiavélique, le héros solitaire, etc. Il y a tout au long de ce film de grands moments épiques ratés : par exemple, cet instant où la princesse Anna se transforme en statue de glace pour sauver sa sœur aînée Elsa d'un coup d'épée meurtrier. L'histoire aurait gagné en grandeur si la fin avait été tragique : transformée en statue de glace pour l'éternité, Anna serait restée un symbole de bravoure, montrant le prix élevé qu'il faut parfois payer pour faire triompher le bien (du moins ce que l'on considère comme étant le bien) ou faire passer un idéal. Une fin de cette trempe aurait exprimé tout autre chose : qu'il existe dans la vie des points de non-retour. — Mais non, elle dégèle et tout rentre très vite dans l'ordre ! Quelle erreur, mais quelle erreur !

Crac !

Désormais, je comprends vraiment la signification première du mot « craquer » : quand on laisse malencontreusement un membre (le pouce de la main droite, par exemple) dans l'ébrasement d'une porte que l'on referme, ça fait « crac » ! — Ou bien alors plutôt « croc » ? Je dois bien avouer que, sur le moment même, je n'ai pas eu le temps de me poser beaucoup de questions par rapport au son entendu.

L'éclair et le tonnerre : on voit la foudre avant de l'entendre. — Le bruit et la douleur : on entend le son avant d'avoir mal.

Entre « craquer » et « croquer », il n'y a qu'une lettre de différence. La langue française me rappelle en filigrane cette vérité : amour et sexe sont toujours liés. Quand je craque pour une femme, je veux aussi la croquer.

Fin de semaine prochaine, dans le cadre de mon travail, je devrai tenir un stand lors d'un congrès syndical à Blankenberge. Le coordinateur m'envoie ce message : « Nous avons réservé une chambre individuelle pour vous à l'hôtel Aazaert pour le 10 et le 11 décembre. Le déjeuner est compris. Il y aura un repas prévu le 11 au soir. » (Ça me rappelle le domestique Max et sa voix de robot dans Le Manoir de Mortevielle : « Les repas sont à douze et dix-neuf heures. Il y a un recueillement à la chapelle à dix heures, tous les jours. ») Mais une question me taraude : « Doit-on participer financièrement à tout cela ? » « Bien sûr que non, tout est aux frais du syndicat ! » — Je vais enfin pouvoir réaliser un rêve : me promener la nuit sur la jetée, avec pour seule compagnie le vent froid et le bruit du ressac !

J'ai besoin de trois euros en pièces de monnaie pour la consigne de la gare de Namur. À Bruxelles-Midi, je prévois donc le coup : je vais m'acheter de quoi manger chez EXKi de telle manière qu'en donnant un billet de cinquante au caissier, ce dernier doive me rendre au moins les trois euros en question : simple, logique, efficace. J'arrive à un total de 11 euros et 5 centimes. Parfait. Je donne le billet de cinquante au caissier et lui dis : « J'ai les 5 centimes si vous voulez ! », puis en regardant mieux dans mon portefeuille : « En fait, j'ai même un euro et 5 centimes, comme ça vous me rendez pile quarante ! » — En sortant du magasin, une autre partie de ma conscience (celle qui s'était occupée de tout le raisonnement en rapport avec la consigne) me tance vertement : « Mon petit Hamilton, tu sais, n'est-ce pas, que tu viens de faire quelque chose de particulièrement stupide ? »

Mais il en faut plus au petit Hamilton pour être abattu : et si j'allais m'acheter un café pour le voyage en train ? Je sais qu'à l'Espace Café, le lungo est à 1,90. Si je donne un billet de cinq, on me rendra 3,10. Parfait. — C'est le changement de service, semble-t-il : un gigantesque serveur de plus de deux mètres, du genre « basketteur américain » (c'est un stéréotype, mais quand je le vois, je l'imagine vraiment marquer plein de points en s'accrochant au panier), nettoie des dessous-de-plat et me fait patienter quelques minutes. Lorsque je peux enfin commander mon lungo trois minutes plus tard environ, il s'excuse : « Oh, c'était seulement pour un lungo ? J'aurais pu vous le faire tout de suite si c'était seulement un lungo que vous vouliez. Désolé. je suis très gêné. » (Ça ne me dérangeait pas d'attendre. Sa réaction est curieuse.)

« J'ai pleuré dans la cour de récréation cet après-midi : J'ai appris qu'à sa nouvelle école, Alder tenait une autre fille par la main. Par la main, tu te rends compte ? Je me suis sentie complètement abandonnée ! »

Le serveur du Flandre, sûr de lui (c'est un crâneur) : « On dit une Orval et pas un Orval. Le mot "Orval" signifie quelque chose, et ce quelque chose est féminin. » Moi : « Oui, ça signifie "Val d'or", donc aux dernières nouvelles, c'est masculin. » (Échec et mat ?)

Ma mère et ma tante disent souvent de ma grand-mère qu'elle devient acariâtre, mais lorsque je discute avec celle-ci (par exemple ce soir pendant une petite heure), je n'ai pas du tout ce sentiment. Peut-être le courant passerait-il mieux si elles lui parlaient sans a priori, comme à une humaine qui est encore capable d'émettre des pensées intéressantes et d'échanger des idées, et non comme à un petit enfant dont il faut s'occuper en soupirant ?

« Je sais que ça ne me regarde pas et tu n'es pas obligé de me répondre, Hamilton, mais... tu ne sors toujours avec personne pour l'instant ?
— Oh non, Bobonne. Tu sais, je ne suis jamais sorti qu'avec Maïté dans ma vie ! Je n'ai jamais eu personne d'autre.
— Même pas des petites aventures passagères ?
— Je ne suis même pas certain de comprendre ce que l'on entend par "aventure". Je ne suis apparemment pas fait pour ce genre de choses. Je ne suis pas doué pour la légèreté en amour. » Puis je me rappelle la phrase d'Ibsen : « En fait, c'est tout ou rien. »

« Cher Monsieur »

Hier, cette journaliste a contacté l'institut où je travaille et c'est moi qui ai eu la chance (?) de décrocher. Elle voulait en savoir plus sur un autocollant syndical que nous aurions d'après elle édité, sur lequel est écrit : « Les jaunes vivent du combat des autres » (les jaunes, c'est ceux qui ne font pas grève). Elle m'a assuré avoir trouvé l'information sur notre site Web. J'ai fini par comprendre : cet autocollant, présent quelque part dans nos collections, se retrouve dans un de nos inventaires en ligne. J'ai dû lui expliquer la différence entre un centre d'archives, un producteur d'archives et un éditeur. « Nous sommes un centre d'archives, pas un éditeur politique. Nous conservons l'histoire de la gauche, mais ne faisons pas à proprement parler de propagande. Donc, nous n'avons pas publié cet autocollant. Il s'agit simplement d'un document faisant partie de nos collections. » — Aujourd'hui, je tombe sur le torchon qu'elle a écrit et je m'en veux de lui avoir répondu aussi aimablement. Y a-t-il encore un cerveau dans les rédactions ? N'y a-t-il pas dans les écoles de journalisme des cours sommaires de critique des documents ? (Il faudra que je revienne sur ce sujet plus tard.)

Peut-être passe-t-elle souvent pour banale ou sans relief : elle est potelée, n'a pas un corps harmonieux (du moins selon le canon de l'époque) et quand elle s'exprime, c'est avec une petite voix qui donne l'impression qu'elle est gênée de prendre la parole, voire d'exister. — Pourquoi est-ce que je la trouve si attirante ? C'est parce que je vois autre chose dans son sourire et dans ses yeux ; quelque chose de malicieux qui dit : « Il y a un monde de différence entre ce que je montre et ce que je suis. »

La seule fois que j'ai dû écrire aux Archives générales du Royaume, c'était pour demander la permission de consulter autrement que sur microfilms une série de cartes datant du XVIIe siècle, celles dressées par Guillaume Gondel notamment. Je lui explique : « J'avais écrit une lettre à l'Archiviste général du Royaume qui commençait par "Cher Monsieur". J'avais reçu en retour une lettre avec la mention : "Toute correspondance envoyée à Monsieur l'Archiviste général du Royaume doit être adressée à Monsieur l'Archiviste général du Royaume". Donc, si vous écrivez à Monsieur l'Archiviste général du Royaume, n'oubliez surtout pas d'écrire avant tout "Cher Monsieur l'Archiviste général du Royaume", sinon Monsieur l'Archiviste général du Royaume ne sera pas content. » Elle rit. Oui, je suis très comique. En attendant, je n'ai jamais pu les consulter en vrai, ces putains de cartes.

« Ha ! On a de la N'Ice Chouffe aujourd'hui ! J'ai pensé à toi tout à l'heure. Je me suis dit : "S'il vient aujourd'hui, il aura de la N'Ice Chouffe !" » (Les serveurs pensent à moi quand je ne suis pas là : je fais partie des meubles.)

L'attitude du couteau

... mais il ne faudrait surtout pas croire que dans Dune, les Fremen qui habitent les étendues désertiques de la planète Arrakis sont à proprement parler hospitaliers : ils ne recevront pas un étranger à bras ouverts. Ils pratiquent une politique — terme à prendre dans son sens premier de gestion de la cité (ou plutôt, dans ce cas précis, de la communauté) — du tout ou rien ; cette fameuse attitude du couteau qui oblige à trancher ce qui ne l'est pas encore : soit vous êtes entièrement des leurs et ils mourront pour vous si nécessaire, soit vous ne l'êtes pas du tout et vous serez passé au fil de la lame. Frank Herbert montre tout au long du roman les origines de ce comportement radical : ni animosité, ni rancœur, ni jeu, ni sadisme de leur part, mais simplement la nécessité de préserver l'eau, couplée à une longue histoire faite de diasporas et de pogroms.)

Un des thèmes majeurs de Dune, c'est l'application à tout un peuple de l'aphorisme de Nietzsche : « Ce qui ne me tue pas me fortifie ». Sculptés depuis des générations par la stricte discipline du désert, les Fremen sont devenus aussi durs que le diamant. À ce sujet, on retrouve d'ailleurs dans le roman un constat du mentat Thufir Hawat qui, mentionnant les quelques milliers de Fremen tués au combat, paraphrase à merveille la célèbre formule nietzschéenne : « We haven't even cut heavily into their birth-rate-growth figure. We've just weeded out some of their less successful specimens, leaving the strong to grow stronger. » Ce peuple du désert n'a rien de fruste, il est au contraire l'exemple même d'une haute civilisation extrêmement hiérarchisée, avec ses propres codes de conduite et ses propres valeurs. Il n'y a aucune décadence chez les Fremen... du moins jusqu'au moment où la planète, désert inhospitalier dans le premier roman, se transforme petit à petit en un paradis gorgé d'eau. Alors, siècle après siècle, les Fremen se ramollissent pour devenir l'ombre de ce qu'ils étaient jadis ; ils deviennent un peuple de pacotille qui a perdu toute radicalité. — On paie souvent très cher le prix de son confort.

En note de bas de page dans l'essai de Jacques Bouveresse (encore et toujours), cet extrait de Brand de Henrik Ibsen :

« Petite était la vieille église,
et lâchement je pensais :
doubler sa taille – doit suffire ;
la quintupler – produira son effet !
Je n'ai pas vu qu'il valait mieux
tout ou rien. [...] »1

« Toi ? Buté ? Eh bien, depuis le temps que je travaille avec toi, je n'avais pas remarqué !
— "Buté" n'est pas vraiment le bon terme. Il n'est pas vraiment buté, il accepte même assez facilement les changements.
— Alors on va dire qu'il aime faire les choses à sa sauce, de manière autonome.
— Quand on lui donne un travail, il va toujours le faire à sa façon, oui, mais il n'est pas buté.
— Remarque, j'ai l'habitude. M. est comme ça aussi. Quand on lui donne une consigne, il va d'abord la "retourner" pour lui donner un aspect personnel.
— Il va toujours faire plus qu'on ne lui demande, peaufiner chaque petit détail...
— Comme M., il n'accepte que les travaux qui font sens pour lui. Si ça n'a pas de sens, impossible de le faire bouger, il s'en fout et il reste sur sa décision. »
Puis-je donner mon avis, s'il vous plaît ?

« Ma fille [de sept ans] a beaucoup pleuré quand une de ses copines lui a dit qu'elle était laide. Mon fils [de neuf ans], par contre, prend ce genre de commentaire avec un flegme assez impressionnant. Un jour, il m'a déclaré : "Je sais bien que je ne suis pas beau. C'est comme ça." Quand j'ai essayé de lui faire comprendre qu'il disait des sottises, il m'a rétorqué : "Mais enfin, tu le sais bien : c'est la réalité. Mon visage est banal. Ce n'est pas grave." L'affaire était réglée. [...] Par contre, oui, il se considère comme très intelligent et il dit d'ailleurs souvent à sa sœur, presque en soupirant : "Tu ne comprends jamais rien. Qu'est-ce que tu peux être bête !" »

« Le bouchon de sa gourde était resté ouvert dans son cartable et l'eau s'est mise à couler. Son cahier de dictée est devenu illisible. Évidemment, il jure qu'il n'y est pour rien, que ce n'est pas lui qui a oublié de refermer la gourde.
— Est-ce qu'il oublie souvent son écharpe et son bonnet à l'école ?
— Oh oui, tout le temps !
— J'en étais sûr. »

Dans le train de retour, arrivé en gare de Bruxelles-Nord, elle s'installe en face de moi, regarde l'essai et me demande : « C'est bien ? » « Oui. Vous connaissez l'auteur ? » « Oui. » « Donc oui, c'est "bien". En tout cas, ça me touche. Ça parle notamment de l'art de tenir un journal et aussi de ce qu'est ou devrait être une attitude vraiment religieuse. [...] C'est apparemment la troisième pièce d'un triptyque consacré à la croyance, mais je n'ai pas lu les deux autres. ». « Je peux regarder la quatrième de couverture ? » « Bien sûr. » Elle écrit la référence de l'ouvrage dans un grand carnet rempli de notes, puis elle change de place : « Ce n'est pas que je veux vous nier, mais j'aime être dans le sens du déplacement. »

À la Maison du Peuple ce soir, en fond sonore : « Dance Cleopatra » de Prince Buster. Le 45 tours faisait partie de la collection de mes parents et il tournait souvent en boucle quand j'étais tout petit, sur le tourne-disque Pioneer massif qui me fascinait et m'épouvantait (j'en faisais des cauchemars, de ce tourne-disque). — Écouter cette chanson me remet en tête l'époque durant laquelle le salon se trouvait encore dans la salle à manger et la salle à manger encore dans le salon. « Oh, great Caesar! Could you kindly let Cleopatra dance this dance one more time? The people of Rome wants this dance! Dance, Cleopatra! »

Dance Cleopatra by Prince Buster on Grooveshark

J'ai choisi la solution de facilité : j'ai repris les mêmes habitudes d'écriture qu'auparavant. Maintenant que je suis (re)lancé, je pourrais à nouveau tenir très longtemps. Cela ne demande qu'un certain intérêt pour l'observation et une discipline quotidienne (à savoir, pour les jours de la semaine, deux heures de train auxquelles il faut toujours ajouter un peu de temps, entre une demi-heure et trois heures — à peine un quart de ma journée donc, étant donné que je ne dors pas). Mais est-ce que cette activité a un sens ? C'est le même problème qu'il y a un an, deux ans, trois ans : rien ne change, si ce n'est peut-être que j'ai gagné en clarté et en concision. Amen. Et peut-être, tout compte fait, est-ce justement le premier objectif... d'être plus clair ? — Actuellement, je n'ai en tout cas pas suivi le conseil de Léandra qui était de changer complètement de média, d'explorer de nouvelles pistes (de m'enregistrer, par exemple !). Je me repose sur mes lauriers ! Je veux... Je veux que Cléopâtre se mette à danser une fois encore ! L'avis de Léandra : « Il faut bien te remettre en jambes, puis tu testeras d'autres trucs. » (Je remarque avec beaucoup de satisfaction que nous nous sommes remis à discuter de tout, comme avant.)

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1 Cité par Jacques Bouveresse, Le danseur et sa corde. Wittgenstein, Tolstoï, Nietzsche, Gottfried Keller & les difficultés de la foi, Marseille, Agone, 2014, p. 205-206.

La guerre est finie

Dans le train Bruxelles-Liège de 6 heures 57, le navetteur qui me fait face sort de son sac quatre tranches de pain gris et un pot de Nutella vide. C'est un virtuose : au cours de son trajet qui se termine à Leuven, il déploiera des trésors d'ingéniosité pour récupérer quelques ridicules doses de pâte à tartiner collées sur les parois du récipient et les appliquer soigneusement sur son pain, créant ainsi deux véritables sandwichs non pas au Nutella, mais à l'arôme de Nutella.

Durant mon enfance et mon adolescence, j'étais un athée en croisade : confronté à l'expression d'une croyance religieuse, quelle qu'elle fût, je mettais en branle tout un arsenal critique bien huilé, une sorte de proto-positivisme candide et ridiculement sûr de son bon droit, grâce auquel je démolissais à coup d'arguments logiques (des « arguments à la Russell ») le Dieu de l'autre. J'étais un petit morveux intolérant. C'est sans doute ce qui m'a sauvé du naufrage : c'est parce que j'ai été très tôt un athée belliqueux que j'ai pu assez vite sortir de cet état d'esprit et être « en paix avec mon athéisme » à l'âge adulte. Aujourd'hui, je suis toujours athée (j'ai véritablement été élevé sans dieu et je n'ai jamais ressenti le besoin d'en récupérer un par la suite), mais j'ai complètement perdu cette horripilante manie consistant à émettre un jugement péremptoire et condescendant sur les croyances d'autrui. — J'ai découvert à travers Le Danseur et sa corde de Jacques Bouveresse la personnalité de Gottfried Keller, quelqu'un qui a semble-t-il lui aussi mené dans sa jeunesse une guerre larvée contre la religion (du moins la religion instituée, avec ses règles absurdes et ses prêtres surannés), une guerre qui, dans son cas, trouvait son origine non pas dans un manque total de Dieu, mais plutôt dans un excédent. C'est l'enseignement de Ludwig Feuerbach qui a donné le coup de grâce aux rêveries religieuses de Keller et qui fera dire à ce dernier en 1850 qu'il n'est « absolument nulle part » avec le bon Dieu1. Quoi qu'il en soit, au moment de l'armistice, signée à plus de 150 ans d'intervalle, lui et moi arrivons au même résultat : une forme d'apaisement et d'acceptation tranquille ; un discours qui soutient que la valeur d'un être humain ne se mesure pas à l'aune de sa croyance ou de sa non-croyance. Dans Henri le Vert, Keller place dans la bouche d'un comte les paroles suivantes, qui résument on ne peut plus clairement cette pensée : « Il m'est totalement indifférent que vous croyiez au bon Dieu ou non ! Car je vous considère comme un homme dans le cas duquel la question n'est pas de savoir s'il met la raison de son existence et de sa conscience en dehors de lui ou en lui ; et s'il n'en était pas ainsi, si je devais penser que vous seriez quelqu'un avec Dieu et quelqu'un d'autre sans Dieu, alors je n'aurais pas en vous la confiance que j'éprouve réellement. [...] Il n'est pas question d'athéisme et de libre pensée, de frivolité, de scepticisme et de mal du siècle et de tous les sobriquets que l'on a pu inventer pour des choses maladives. Il s'agit du droit de rester tranquille dans son esprit, quels que puissent être les résultats de la réflexion et de la recherche. [...] »2

Dans un livre de leçons qui a pour objectif principal d'apprendre aux débutants la prononciation de l'arabe (mais que j'utilise plutôt comme simple complément à l'apprentissage de la lecture et de l'écriture de cette langue, la prononciation m'échappant pour l'instant), Boutros Hallaq entrecoupe chaque chapitre par une page d'information générale, en français, consacrée à la civilisation arabe au sens large. À côté des feuilles sur le cinéma, la littérature, la musique, la politesse ou encore la calligraphie, l'auteur consacre une page mémorable sur l'hospitalité arabe qui, écrit-il, est « légendaire ». Vu qu'il s'agit avant tout d'un livre d'apprentissage des mots et des phrases basiques, il prend quelques lignes pour montrer en quoi cette fameuse hospitalité est inscrite dans la langue même, à travers le terme presque rituel de bienvenue, « أهلا وسهلا » ('ahlan wa-sahlan), qui a une signification beaucoup plus profonde que le « Welcome » des paillassons cosy. L'auteur traduit l'expression littéralement par : « Tu as trouvé une parenté et tu es accueilli dans une plaine. » Autrement dit, comme je le comprends intuitivement : tu es reçu ici comme faisant partie de la famille, on ne te posera pas de question, on ne te demandera jamais de compte (du moins pas avant que tu ne te sois entièrement reposé) et cet endroit sera pour toi un lieu calme, ouvert et accueillant (c'est l'idée qui se cache derrière la notion de plaine : un espace plat, lisse, sans ornière, sans roche, sans difficulté). — La vieille routine du désert donc : quand un voyageur se présente à vous après un long périple à travers le sable et les rochers, il est accueilli à bras ouverts comme un frère. (On se croirait dans Dune...

« Et voilà Monsieur, je vous présente notre première neige ! » (Le temps de lever les yeux vers la baie vitrée, elle s'est déjà presque entièrement évaporée.)

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1 Cité par Jacques Bouveresse, Le danseur et sa corde. Wittgenstein, Tolstoï, Nietzsche, Gottfried Keller & les difficultés de la foi, Marseille, Agone, 2014, p. 17.
2 Ibidem, p. 214-215.
3 Boutros Hallaq, 40 leçons pour parler arabe. Nouvelle édition, comprenant une section d'initiation à l'arabe dialectal, Paris, Pocket, 2009, p. 259.