Archives annuelles : 2014

Schrödinger 1

Absorption d'ordre. — « Pourquoi mangeons-nous ? » À cette question de prime abord triviale, d'aucuns répondraient sans doute : « Pour récupérer de l'énergie ». Mais que répondrait un physicien ? Un physicien raisonne rarement de la même manière qu'un non-physicien ; un physicien va se poser des questions qui ne nous viendraient même pas à l'esprit, comme : « Comment la vie peut-elle se développer et se maintenir sans bafouer le deuxième principe de la thermodynamique ? » Et tant qu'il ne les a pas résolues, ces questions reviendront probablement le hanter. — Pourquoi mangeons-nous, donc ? Dans son essai Qu'est-ce que la vie ?1 (publié pour la première fois en 1944), Erwin Schrödinger, physicien de son état, bat en brèche cette histoire de « se nourrir pour gagner de l'énergie », qu'il trouve particulièrement saugrenue : « Dans un certain pays progressiste [...], on pouvait trouver dans les restaurants des cartes indiquant, en sus du prix, le contenu énergétique de chaque plat. Il est inutile de dire que, pris littéralement, cela est tout aussi absurde. Pour un organisme adulte, le contenu énergétique est aussi stationnaire que le contenu matériel. Comme, incontestablement, une calorie quelconque vaut autant qu'une autre, on ne voit pas comment un simple échange pourrait servir. » (Dans une longue note de fin de chapitre, il précise néanmoins que cette raillerie sur les cartes de restaurant était hors de propos et que « le contenu énergétique de nos aliments a réellement de l'importance ».) — Mais alors quoi ? Pourquoi un être vivant, s'il veut rester en vie, a-t-il à tout prix besoin de boire, manger, assimiler des nutriments ? Réponse de Schrödinger : si nous mangeons, c'est avant tout pour nous débarrasser de l'entropie que nous produisons immanquablement par le simple fait de vivre. Mais qu'est-ce que l'entropie ? (On croirait presque entendre Madame Betheil dans le Le Bal des casse-pieds avec son fameux « Qu'est-ce qu'un fjord ? ») Selon le deuxième principe de la thermodynamique, l'entropie est la mesure (parfaitement quantifiable) du degré de désordre d'un système : dans un système isolé, l'entropie ne peux jamais diminuer ; elle ne peut que rester stable ou augmenter. Tout système thermodynamique isolé a tendance à se désorganiser (à tendre vers le chaos) jusqu'à atteindre un niveau maximum d'entropie (appelé aussi « équilibre thermodynamique »). Dans un système ouvert (échangeant de l'énergie et de la matière avec le milieu extérieur), l'entropie peut localement diminuer, mais cette diminution sera alors contrebalancée par une augmentation de l'entropie du milieu extérieur. Lorsque l'équilibre thermodynamique d'un système est atteint, plus aucune transformation n'est observée. Chez un être vivant, cette situation d'équilibre est constamment repoussée, du moins jusqu'à la mort et la dégénérescence des cellules : le corps humain est une machine ordonnée qui lutte à tout moment contre le désordre. D'où la réponse de Schrödinger : la matière vivante « évite la décomposition vers l'équilibre » en se nourrissant de ce qu'il appelle de l'« entropie négative », tout en précisant que ce terme est impropre (s'il s'était adressé à des seuls physiciens, il lui aurait préféré celui d'« énergie libre », explique-t-il en note). Autrement dit, pour préserver notre très haut degré d'ordre (notre faible entropie), nous avalons des « états extrêmement bien ordonnés de matière » (de faible entropie aussi donc) : des végétaux ou bien des animaux qui ont eux-mêmes mangé des végétaux ou d'autres animaux. Par la suite, nous les rejetons sous une forme beaucoup plus désordonnée. En dernier ressort, si les végétaux (et donc la vie) ont pu se développer sur Terre, c'est grâce à la lumière du soleil, puissant réservoir de faible entropie. Le fait que les êtres vivants arrivent à réduire leur entropie n'est pas en contradiction avec le deuxième principe de la thermodynamique, puisque la Terre n'est pas un système isolé et échange de l'énergie avec le système environnant (le système solaire et au-delà), de telle manière que si l'on prend le système dans sa globalité, l'entropie ne diminue pas. — Cette réponse de physicien est très intéressante, car elle permet de balayer toute tentative d'explication vitaliste, selon laquelle la vie serait mue par une sorte de force vitale, surnaturelle, inexplicable physiquement parce que contredisant le deuxième principe de la thermodynamique. En ramenant la vie à quelque chose de mesurable et en accord avec les principes de la physique, Schrödinger dit en quelque sorte chercher.

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1 Erwin Schrödinger, Qu'est-ce que la vie ? De la physique à la biologie, Christian Bourgois Éditeur, 1986. [Première édition anglaise : What is life?.] Les extraits repris ici sont tous issus du chapitre VI intitulé « Ordre, désordre, entropie », p. 123-134.

Greene 1

Les arpenteurs du réel. — « Imaginez un univers dans lequel les lois de la physique seraient aussi éphémères que la mode, changeant d'une année à l'autre, d'une semaine à l'autre, et même d'un instant à l'autre. Le moins qu'on puisse dire est que dans un tel monde, en supposant que ces changements ne perturberaient pas les processus élémentaires de la vie, on ne s'ennuierait pas une seule seconde. La moindre action serait une véritable aventure, puisque des variations aléatoires nous empêcheraient d'user de notre expérience du passé pour prévoir l'avenir. » (Brian Greene, L'univers élégant1) Et Greene d'ajouter qu'un tel univers serait évidemment un véritable cauchemar pour tout physicien qui se respecte : sans stabilité, impossible de définir des lois physiques universelles valables en tout temps. (Il se fait que ce n'est pas le cas : l'univers semble jusqu'à présent particulièrement stable et tout porte à croire que ce qui était vrai hier le sera encore demain, du moins en ce qui concerne la physique.) — L'exploitation de cette idée de départ pourrait déboucher sur un roman de science-fiction : l'histoire se déroulerait dans un univers qui n'est pas stable, à l'intérieur duquel les lois physiques n'auraient donc qu'une portée limitée dans le temps. Dans cet univers parallèle, l'humanité serait habituée et adaptée à ces changements soudains. Une branche spéciale de la physique (que l'on pourrait par exemple nommer « arpentage du réel ») aurait pour unique objectif de prévoir, grâce à une série d'observations et de calculs d'une grande complexité, la date et la nature des prochaines mutations de la structure de l'univers. L'étude du passé serait également d'un grand intérêt, car elle permettrait d'établir une chronologie des modifications antérieures, et ainsi de mieux comprendre leur fonctionnement ou leur périodicité : les historiens fouilleraient d'anciennes chroniques à la recherche de mentions, explicites ou implicites, des changements physiques du passé. Historiens de l'art, préhistoriens, archéologues et géologues joueraient un rôle tout aussi important dans la recherche de tels vestiges. Diverses religions se seraient développées, tentant de donner un sens aux structures mouvantes du monde, les intégrant à l'intérieur d'un plan divin. Des philosophes émettraient l'hypothèse que l'univers n'est qu'une simulation informatique à grande échelle et que chaque modification constitue une sorte de « test de paramétrage » effectué par un ou plusieurs concepteurs à une échelle supérieure de réalité. Le récit tournerait autour d'un arpenteur du réel découvrant que le prochain changement pourrait s'avérer très dangereux pour la vie sur Terre (par exemple, la modification pourrait toucher quelque chose d'aussi fondamental que la gravitation ou bien permuter les dimensions, de telle sorte qu'il y aurait trois dimensions temporelles et une seule dimension spatiale). Une nouvelle question verrait le jour : l'humanité peut-elle espérer empêcher un changement de la structure physique de l'univers ? Et si oui, comment ? En définitive, le roman serait le récit de cette recherche, qui mêlerait thriller (car le temps est compté), intrigue politique et religieuse, questions scientifiques, philosophie et histoire. — La trame générale du roman est tracée, il ne reste plus qu'à prendre la plume ! (Un détail que je laisse à d'autres.)

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Brian Greene, L'univers élégant, Robert Laffont, 2000, p. 190.

La boîte

« Par amitié, j'veux bien te servir d'alibi,
Dire à ta femme qu'on est sortis,
Au tennis, faire genre que tu gagnes.
À la rigueur, j'peux même te prêter des thunes,
Ou un p'tite laine si t'as un rhume,
À P.E.S., j'te laisse l'Espagne.
Je me battrai s'il faut se battre,
Oui, mais quoi faire avec cette boîte ? »
(Renan Luce, « La Boîte »)

Au départ, il y a ce refrain, celui de la chanson « La Boîte »1, entendue aujourd'hui au concert de Renan Luce (un chanteur français que je ne connaissais pas). Je me suis rapidement fait la réflexion qu'à l'exception sans doute de me battre s'il faut me battre, je serais incapable de faire pour un ami tout ce qui est décrit dans ce refrain : je ne peux pas laisser l'Espagne en jouant à Pro Evolution Soccer, car je déteste le football et les jeux de football ; je ne possède aucun véritable pull en laine, donc je ne peux pas en prêter un ; j'ai un compte en banque qui ressemble à un coffre-fort après un cambriolage, donc je ne peux pas, en pratique, prêter de l'argent, même si cela ne me poserait aucun problème en théorie ; je ne peux pas faire semblant de perdre et, qui plus est, de toute façon, je ne joue presque jamais au tennis. Mais ce que je dis à Léandra après le concert est en rapport avec les deux premières lignes du refrain :

« C'est marrant, ce qu'il raconte dans l'une de ses chansons... Jamais je ne pourrais faire cela, même pour un ami : servir d'alibi, faire croire à sa femme, ou à toute autre personne d'ailleurs, qu'il était à un endroit alors qu'il n'y était pas... En un mot : mentir.
— Ha bon ? C'est dommage !
— Pourquoi ?
— C'est dommage de ne pas être capable de faire ça pour un ami.
— Pourquoi ?
— Il faut être là pour ses amis.
— À bien y réfléchir, je pense que j'aurais beaucoup plus de facilités à tuer pour un ami (par exemple quelqu'un qui lui aurait fait du mal, à lui ou à sa famille) que de mentir. »
Phrase absurde, que j'ai lancée juste pour choquer.
Un peu plus tard, je reprends :
« Bon, imaginons que tel ami a commis un adultère. Il me téléphone et il me dit qu'il a absolument besoin que je déclare à sa femme qu'il était avec moi à tel moment, alors que ce n'est pas du tout vrai.
— Oui ?
— Eh bien, je serais vraiment mal à l'aise... Je serais pris en étau, parce que je devrais dire un beau mensonge.
— M'enfin, c'est une part importante de la vie de ton ami qui est en jeu, là ! Tu ne devrais même pas réfléchir.
— Oui, mais bon, il aurait dû y penser avant d'agir, alors. Dans ce cas-ci, il exercerait sur moi une sorte de chantage.
— Un chantage ? Mais pas du tout ! »
Elle reste muette un petit moment, puis reprend :
« Ça n'a rien à voir avec du chantage.
— Si, quand même un peu, parce qu'il me force à prendre parti pour une situation qui ne me regarde en rien.
— Franchement, Hamil, je crois que tu es resté coincé dans la conception du monde que tu avais à l'âge de douze ans.
— Pourquoi me demanderait-il de l'accompagner dans sa malhonnêteté ? Pourquoi devrait-il m'impliquer dans une histoire qui l'implique lui seul ? Jamais je ne demanderais une chose pareille, pour ma part.
— Pfff... »
Je rumine, puis je reviens avec :
« On est bien d'accord que, si l'événement se présentait vraiment, j'aurais peut-être un comportement beaucoup moins théorique que ce que je propose actuellement. Peut-être est-ce que je mentirais, tout compte fait. Je ne sais pas.
— Je l'espère en tout cas.
— Mais je serais de toute façon confronté à un autre problème majeur : je serais tellement mal à l'aise que mes mensonges se verraient comme le nez au milieu du visage. En fait, quand bien même j'accepterais de mentir, ce ne serait certainement pas une bonne idée que quelqu'un me le demande réellement. »
Andrew, qui marchait devant nous avec sa compagne et une amie de sa compagne — et qui écoutait toute cette conversation avec l'air un rien désabusé de celui qui se demande comment on en est arrivé à parler d'un sujet pareil aux alentours de minuit, après un concert de Renan Luce — se retourne et me dit :
« Oui, mais ça, que tu ne sois pas un bon menteur, c'est autre chose.
— Oui, en effet. En fait, tout bien réfléchi, c'est très bizarre, car pour certaines choses, je peux mentir sans aucun problème. J'ai déjà menti. C'est déjà arrivé. Mais là, il y a quelque chose que je n'aime pas du tout dans l'histoire. »

Après réflexion, ce que je n'aime pas, c'est le côté partial de l'affaire (je mens parce que c'est un ami), ainsi que — plus grave encore — la présence d'un tiers en chair et en os qui est clairement lésé, quoi que je fasse : quel que soit mon choix, je lèse quelqu'un en prenant part (ou pas) à ce mensonge. Il n'y a pas de bon choix. J'aurais beaucoup moins de problème si je devais mentir à une institution ou à toute sorte d'entité plus abstraite n'impliquant pas directement de blessure morale à un individu. Peut-être ai-je la mentalité que j'avais à douze ans ; pourtant, j'ai l'impression de m'être vraiment adouci depuis cette époque. (Diantre, je devais vraiment être très énervant !)

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1 Pour plus d'informations (ou pas) sur le contenu de cette boîte, il existe une page interactive amusante sur le site Web du chanteur.

Centre-ville

Cette semaine de concerts au Brussel Summer Festival commence vraiment à peser sur mon humeur. Je sature. Je dois dépenser beaucoup trop d'énergie pour rester jovial. Alors, en fin de soirée, je suis parfois plus énervé que d'habitude, absent, mal à l'aise, distant, etc., tout simplement parce que tout ce dont j'ai envie, somme toute, c'est d'être chez moi, assis derrière mon bureau, allongé dans mon lit ou confortablement installé dans un bon bain d'eau bouillante. Chez moi, seul.

Minuit. Je ne suis toujours pas chez moi, mais dans le centre-ville de Bruxelles. Je sais que je déteste le Café Central, mais j'y retourne en feignant l'enthousiasme. Pourtant, la dernière fois que je m'y étais aventuré, il y a des années de cela, j'avais déguerpi à l'une de ces vitesses ! En cause : la musique assourdissante, le bruit ambiant, les gens qui parlent, qui rient, qui dansent... et surtout : ces murs en bois pointus qui assaillent la vue et donnent une désagréable impression de compression. Cette nuit, je rentre à nouveau dans cet enfer avec deux amis : Georges, qui s'enfonce dès les premières secondes dans les profondeurs de la salle (à la recherche, je suppose, d'un hypothétique énième copain noctambule), et Léandra, qui tombe directement sur un collègue (elle tombe constamment sur des collègues) et commence à lui parler. — Je reste « seul », une minute tout au plus, non loin de l'entrée et me mets à observer les parages. Mauvaise idée. Sensation d'extériorité. La panique me guette, la même panique que les autres fois : il faut à tout prix que je sorte de cet étau, que je respire l'air de la nuit. Mais à l'extérieur, il y a aussi plein de gens qui s'amusent ! Ils forment un cercle autour d'un groupe de jongleurs de feu. Un homme a posé son verre de bière sur le toit d'une voiture. C'est la fête dans la rue. Alors que je m'apprête à sortir du bar (ou plutôt à fuir), Léandra revient vers moi. Je lui explique que je suis presque au bord de la panique. On retrouve Georges et on va boire un verre autre part.

Autre part, c'est la terrasse du « Zebra », un bar situé non loin de là. Au comptoir, les deux serveurs ne savent plus vraiment où ils en sont. Hyperactifs, ils se trompent dans les boissons à servir, remplissent les verres aux deux tiers, nient complètement la serveuse (ils ont apparemment une dent contre elle, vraisemblablement parce qu'elle continue à prendre les commandes en terrasse alors qu'elle devrait arrêter en raison du couvre-feu). De mon côté, je me sens beaucoup mieux. Georges parle de karaoké : pourquoi certains chanteurs s'escriment-ils à modifier les paroles d'une chanson quand celle-ci est normalement destinée à une personne du sexe opposé ? Georges trouve que garder les paroles d'origine fait partie du charme de la reprise. Il a raison. Une idée : chanter « Bonnie and Clyde » de Serge Gainsbourg avec Léandra, mais en inversant les rôles.

Le retour se fait à pied. La moitié du chemin avec Léandra, la moitié seul. C'est long, mais j'aurai fini par les avoir, mon bain chaud et ma vraie solitude.

« Bazar, et tout, bazar »

Dans le train Charleroi-Bruxelles, un père discute avec ses trois enfants : une fille qui semble avoir l'âge de Gaëlle (entre huit et neuf ans donc) et deux garçons (l'un a priori un peu plus âgé que la fille, l'autre un poil plus jeune). Ils discutent de la maman, qui n'est plus en couple avec le père, celui-ci retrouvant ses enfants un week-end sur deux.

Le père à son plus jeune fils : « Toi, tu n'étais pas désiré. Je ne sais pas ce qui s'est passé : je me suis peut-être retiré trop tard, je ne sais pas... Et puis, vot' mère, c'était une vraie foireuse ! »

« Elle a combien d'enfants, maintenant, vot' mère ?
— Dylan, Shannon, nous trois, Shana, Kalya, Kevin... Ça fait huit ! », répond le plus vieux.
« Ouais, et elle a eu difficile pour certains, en plus...
— Normal, avec toutes les grossesses qu'elle a eues, not' maman !
— À haut risque, les gars, à haut risque ! J'en ai discuté avec plusieurs personnes et tout le monde me dit — mais ça reste entre nous — que ses grossesses sont à haut risque. Ça fait deux fois que son bébé est mort. »

« Je suis resté jusqu'à onze heures du soir avec la voisine, hier. Et puis, je suis remonté. Elle m'a donné de ces boissons. Pfiou !
— Qu'est-ce que tu faisais avec la voisine à onze heures du soir ?
— On discutait, c'est tout ! On n'a rien fait, hein, on n'a pas baisé ! »
(Silence.)
« Elle est très intelligente. On a discuté de tout... Des Juifs, des Palestiniens, on a discuté de tout, bazar, et tout, bazar...
— Tu n'as pas de femme pour l'instant, papa ?
— Naaaan ! Y a rien qui m'intéresse pour le moment... Et les gonzesses, elles jouent un jeu, alors... »

Typologie personnelle

Me situer par rapport à des tests de personnalité — en l'occurrence ceux hérités de la typologie jungienne, comme le MBTI® — ne me pose aucune difficulté. Je suis un cas d'école, un modèle idéal : je déteste les demi-teintes, les demi-mesures ; je suis pour ainsi dire « sans surprise » et je peux facilement être mis dans de jolies petites cases bien nettes (en fait, j'aime bien être mis dans de jolies petites cases bien nettes). Ce n'est pas le cas de tout le monde. Par exemple, confrontée à ce genre de test, ma collègue Wynka est du genre à constamment tergiverser. À chaque question posée, elle répondra presque systématiquement (je l'ai déjà observée) : « Ça dépend des jours, ça dépend des situations. Parfois je me comporte comme ceci, mais parfois je me comporte comme cela. Parfois j'aime être comme ceci, mais parfois c'est l'inverse. » Avec une personnalité comme la sienne, trouver un profil approchant est plus délicat, car il faudra prendre le temps de déterminer l'attitude préférée — de quel côté penche la balance — en posant une kyrielle de questions. On pourrait dire de Wynka qu'elle est résistante aux tests de personnalité ; que, contrairement à moi, elle ne se laisse pas enfermer dans un moule réducteur (et c'est tout à son honneur).

On pourrait dire aussi que ces tests sont une belle sottise pseudo-scientifique qui permet tout au plus de définir un certain nombre de cas de figure (mais pas tous) dans une société donnée (la société occidentale au sens large). Est-il seulement possible d'établir une sorte de « taxinomie » de l'état psychologique sur des bases aussi simples ? Et aussi : pourquoi à chaque fois proposer de choisir entre deux dimensions possibles (introverti-extraverti, etc.) et pas sept ou dix-neuf ou cent cinquante-huit ? Mais l'objet de ce texte n'est pas d'être critique : c'est de comprendre comment tout cela fonctionne. La critique viendra peut-être plus tard, dans un autre article.

Pour me familiariser avec la typologie jungienne telle qu'elle est appliquée aujourd'hui, je suis en train de lire, en plus du livre de Penrose et de mon manuel d'arabe donc — ou : comment se disperser encore un peu plus —, un petit ouvrage sur les types de personnalité signé Pierre Cauvin et Geneviève Cailloux1. C'est le genre de manuel qui peut être utilisé par le personnel du département des ressources humaines d'une entreprise ou bien par cette relativement nouvelle catégorie d'individus nuisibles que l'on appelle « coachs ». Le livre s'attache plus particulièrement au MBTI® (Myers-Briggs Type Indicator) et au CCTI® (Cailloux-Cauvin Type indicator), qui compartimentent la population en seize catégories distinctes. La définition d'une catégorie passe en gros par la résolution de quatre questions : 1) est-ce que l'attitude (disposition à agir dans une certaine direction) de la personne analysée est plutôt portée vers l'extraversion ou l'introversion ? 2) est-ce que sa fonction de perception (la façon dont elle recueille l'information) est sensitive ou intuitive ? 3) est-ce que sa fonction de jugement (la façon dont elle évalue l'information recueillie) est basée sur la pensée (jugement objectif) ou sur le sentiment (jugement subjectif) ? 4) enfin, est-ce que sa préférence est dirigée vers la perception (attitude réactive face à la vie) ou vers le jugement (attitude proactive) ? — Il y a également moyen de procéder autrement au sein du même cadre, en délimitant quatre fonctions dites « orientées » qui définissent quatre pôles de personnalité, du pôle préféré (la fonction dominante) au pôle le plus inconscient (la fonction inférieure). Cet aspect-là ne sera pas abordé dans cet article, d'autant plus qu'il est possible de retrouver directement ces quatre fonctions à partir des seize types de personnalité proposés.

J'ai joué le jeu : je me suis amusé à lire attentivement ce qui caractérisait telle ou telle dimension de la personnalité selon le MBTI® et à trouver, avec la plus grande honnêteté, ce qui me correspondait le mieux. Comme on le verra dans les paragraphes ci-dessous, il n'y a pas vraiment de préférence floue : la balance penche à chaque fois presque entièrement d'un seul côté. C'est la raison pour laquelle j'écrivais plus haut que je suis un cas d'école.

Extraversion (E) ou introversion (I) ? — À la première question qui est de savoir si je suis un extraverti (E) ou un introverti (I), autrement dit si je puise mon énergie dans le monde extérieur ou en moi-même, la réponse me paraît terriblement évidente : je suis un introverti. La plupart de mes actes trahissent une préférence très marquée pour l'introversion, voire pour le solipsisme quand je suis « en grande forme ». On trouvera notamment comme indices évidents : que je trouve la solitude très épanouissante (mes plus grands moments de bonheur, à l'exception de quelques-uns, d'ordre sexuel pour la plupart, ont eu lieu alors que j'étais seul — on en revient à cette histoire de bonheur endogène) ; que j'adore lire ; que j'aime les espaces confinés où je peux me sentir en confiance (seul ou avec quelques amis triés sur le volet) ; que je suis beaucoup plus à l'aise avec l'écriture (une activité lente, qui prend le temps de la réflexion) qu'avec la parole (une activité immédiate, directe, qui ne permet pas les retours en arrière) ; que je n'aime pas dépendre des autres (demander de l'aide à quelqu'un est un vrai supplice) ; que j'adore l'indépendance ; que je navigue aisément sur le flot de mes pensées, mais que je suis beaucoup moins bon pour comprendre (ou plutôt sentir) celles de mes proches ; etc. Certaines descriptions du livre de Cauvin et Cailloux sont très amusantes, car elles me rappellent des situations vécues au quotidien depuis l'enfance : « [...] un extraverti répondra immédiatement à la question posée, alors que l'introverti prendra le temps de la réflexion, ce qui amènera l'extraverti à reposer sa question, croyant que l'introverti ne l'a pas entendue, puisqu'il n'a pas répondu »2. (Le dernier « De toute façon, tu n'écoutes jamais » remonte à hier. C'est ma mère qui me l'a lancé. C'est d'autant plus énervant que c'est plutôt le contraire qui se passe : ce n'est pas que je n'écoute jamais rien, c'est que j'écoute toujours tout ce qu'il faut écouter, mais il faudrait apparemment que je réponde « oui » ou « d'accord » à chaque fois qu'une parole qui m'est plus ou moins destinée arrive jusqu'à mes oreilles).

Sensation (S) ou intuition (N) ? — « Entre les arbres et la forêt, sensoriel et intuitif ont choisi leur camp. Le premier connaît tous les arbres. [...] Le second porte en lui l'image de la forêt. » Puis, un peu plus loin dans le texte : « Le sensoriel aime le concret. [...] L'intuitif aime ce qui émerge mais n'est pas encore. »3 Faut-il développer plus avant ? Ce que je suis, si l'on prend pour base cette typologie, saute aux yeux : je suis un intuitif. J'aime l'induction, les plans d'ensemble, les grandes théories et les systèmes englobants. J'adore la science-fiction et la prospective. Les détails m'ennuient et je déteste l'idée de séquence intermédiaire ou de procédures linéaires. Je suis toujours en train de faire plein de choses en même temps, dans ce que mon entourage considère souvent comme un désordre apparent, dépourvu de toute méthode. Pourtant, je m'y retrouve très bien et je ne suis jamais dépassé (rien n'est grave) : comme un arbre, je possède tout simplement plusieurs branches qui poussent simultanément. En outre, je comprends souvent les choses d'un coup, sans vraiment passer par les mots : ces derniers ne viennent que bien après, parfois laborieusement, quand il s'agit d'expliquer à d'autres personnes pourquoi c'est comme ça. J'ai déjà mentionné le mécanisme de l'intuition dans mon journal, par exemple en date du 25 janvier 2013 : « "Oh, tu peux être certaine que c'est de cette manière que ça s'est passé !" Et voilà que nous nous mettions alors à reconstituer la façon dont une série d'événements et de prises de décision s'étaient sans doute déroulés, et ce, à partir de quelques éléments disparates, quelques indices considérés comme significatifs par d'inconnus processus cognitifs inconscients. Aucune preuve, aucune démonstration, juste un "c'est comme ça" difficile à expliquer. »

Pensée (T) ou sentiment (F) ? — La question est ici de savoir comment je traite les informations. La personne chez qui la dimension « Pensée » domine est plutôt du genre « penseur froid », qui analyse chaque situation de l'extérieur, de manière impersonnelle, avec la plus grande objectivité possible. Ce sont les « mentats » dans Dune de Frank Herbert : toute information (y compris d'ordre personnel) est bonne à prendre et est traitée, cataloguée, rangée au sein d'un ensemble plus large d'autres faits/concepts souvent reliés et en perpétuel mouvement. « Elric le Peseur », donc on retrouvera une description ici, est un excellent exemple réel — presque un absolu ! — de ce type de personnalité. À l'inverse, la personne de type « Sentiment » fait appel à ses convictions et s'implique personnellement dans le traitement de l'information : c'est Judith ! (Voir son blog et, de manière générale, tout ce qu'elle fait/dit : elle aussi est « presque un absolu » !) Cela ne signifie pas que le « T » est un robot sans aucune empathie (même le mentat Thufir Hawat peut se faire déborder par l'émotion et par la haine), ni que le « F » est une sorte de petite boule émotive qui pleure à chaque fois qu'un malheur arrive jusqu'à ses sens. « Pour le "T", ce qui ne va pas saute aux yeux et doit être dit tel quel ; la louange viendra ensuite, éventuellement. Pour le "F", l'appréciation positive est première ; les défauts ne sont signalés ensuite que si le climat permettant de les dire sans vexer a été établi. »4 — À nouveau, je n'ai aucun mal à me situer par rapport à ces deux dimensions : je suis de type « T ». Il suffit par exemple de voir comment j'ai réussi à offusquer des centaines et des centaines de personnes (parents, professeurs, amis, inconnus !) depuis ma plus tendre enfance, en déclarant quelque chose qui me semblait être seulement de l'ordre de la logique et de la vérité, mais qui a été pris comme une attaque personnelle. S'il fallait enfoncer le clou, je citerais l'article « Ablation du sentiment amoureux par chirurgie laser » (voir ici), que j'ai écrit alors que j'essayais de me défaire d'un coup de foudre raté. Ce texte, à lui seul, me présente dans un moment où je ressens beaucoup trop d'émotions indomptables (et donc beaucoup trop d'instabilité) et où je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour revenir « à la normale » : une pensée froide, beaucoup plus stable, non soumise à des sentiments qui perturbent le jugement. La plupart du temps, j'essaye d'analyser mes émotions comme quelque chose d'extérieur à moi-même, comme si j'analysais n'importe quel autre objet extérieur. Donc : je suis de type « T ». Un cas d'école, encore une fois, ou presque.

Perception (P) ou jugement (J) ? — Ici, il est question de savoir comment je me me situe par rapport au monde extérieur. Est-ce que je préfère la perception ou le jugement ? La personne de type « P » est plutôt du genre flexible, ne prévoit rien à l'avance, préfère voir devant lui un arbre des possibles, alors que le « J » est organisé, ordonné et aime planifier. « Le "J" aime l'ordre, le classement, le rangement. Regardez sa table de travail : les objets usuels sont à la place qui lui a semblé la plus appropriée, toujours la même pour permettre facilement la saisie. Pas de papier superflu ; une corbeille de courrier, une feuille de papier blanc ; dans l'idéal, une table vierge et des dossiers bien classés. Pour lui, "à esprit clair, bureau en ordre". [...] Le "P" aime la profusion, le jaillissement, le choc des idées. Regardez sa table de travail ; les dossiers s'empilent, se chevauchent. Un océan de papiers la recouvre ; il est souvent à la recherche de ses lunettes, de son stylo, d'une gomme qui gisent, abandonnés dans quelque coin imprévu. [...] Pour le "P", "à bureau vide, esprit vide". »5 — Ici, c'est encore plus facile de choisir mon camp : je suis un « P », évidemment (mes collègues confirmeront). Les auteurs donnent un exemple flagrant des différences d'apprentissage entre un « J » et un « P » : à l'école, le premier fait ses devoirs dès qu'il les reçoit tandis que le deuxième attend toujours le dernier moment (il ne travaille bien que sous la pression). Tout mon parcours scolaire témoigne que je suis à mettre dans la deuxième catégorie. L'exemple extrême est celui de mes années d'université, durant lesquelles je n'ai jamais connu la moindre situation de « blocus » : en session d'examen, j'étudiais la plupart du temps mes cours la veille (ce qui m'a d'ailleurs donné de nombreuses sueurs froides, ainsi que beaucoup de nuits blanches... et aussi des résultats médiocres). Ma petite-cousine Chelsea, qui a brillamment réussi sa première année à l'université (c'est-à-dire en arrachant sans problème la plus grande distinction), est typiquement du genre « J ». Elle a étudié pendant la majeure partie de l'année et elle étudie déjà pour ses cours de l'année prochaine. Elle prend de l'avance (!), ce qui, à mes yeux, semble complètement incroyable : de l'avance sur quoi ? « Mon bureau est toujours très bien rangé. Est-ce grave ? », m'a-t-elle demandé un jour. J'aurais pu lui répondre : « Non, tu es simplement une "J" ».

INTP. — En ce qui me concerne, le mélange donne « INTP » : le genre « architecte », « philosophe » ou « penseur profond », qui cherche constamment de nouvelles manières de voir, qui peut aller très loin dans une réflexion qui lui semble prolifique et qui tend à classer, mettre de l'ordre, comprendre et relier chaque information reçue. Le genre solitaire aussi. Les INTP sont des perfectionnistes et des radicaux : il faut corriger à tout prix les erreurs jusqu'à ce que le résultat soit précis et satisfaisant. Pour un INTP, la connaissance est intéressante pour elle-même et non pour son résultat : élaborer un plan est plus valorisant que de construire une maison ; apprendre quelque chose de nouveau est intéressant en tant que tel parce que l'on apprend... quelque chose de nouveau (on en revient au concept d'autotélie décrit ici). Par ailleurs, « plus les problèmes à traiter sont complexes, plus les INTP sont heureux »6 (ha !). Un INTP a aussi beaucoup de mal avec les règles absurdes et ne reconnaît une personne que sur base de sa compétence et non de sa position hiérarchique (cela se voit notamment dans la manière d'éduquer un enfant, en lui laissant beaucoup de liberté). Dans les excès du type, on trouve : l'ennui quand quelqu'un ne comprend pas immédiatement quelque chose (ha-ha !) et la difficulté de travailler en groupe (re-ha-ha !). Et il y aussi cette phrase : « Ils sont peu à l'aise avec leurs propres sentiments, qu'ils manifestent rarement. En revanche, il peut arriver que ces sentiments surgissent avec violence, sous la forme d'un "coup de foudre" par exemple. »7 En une phrase : c'est moi tout craché. Ça fait peur. Mon comportement est-il si prévisible ? Existe-t-il des millions de gens qui réagissent de la même façon que moi ? Mais alors, où se cachent-ils ?

Je viens de me rendre compte d'une chose : il est possible que la plupart des psychologues qui trouvent intéressant de réfléchir à ce genre de typologie soient eux-mêmes à mettre dans la case « INTP » ou « INTJ » (INTJ étant l'autre type de penseur perfectionniste, qui est pour sa part satisfait quand sa pensée est mise en application : médecin, programmeur...). De la même manière, je ne m'intéresserais pas à ce genre de question si je n'étais pas ce que je suis. C'est peut-être pour cela que je rentre entièrement dans un type bien défini : parce que j'aime bien l'idée même de type, de classement mental. À voir la masse de forums et de sites Web qui traitent d'INTP ou d'INTJ, comparée à la masse d'informations beaucoup plus éparse concernant les autres types psychologiques, il semblerait que les individus qui savent qu'ils sont (ou qui se considèrent comme étant) des INTP ou des INTJ trouvent beaucoup plus important de se considérer comme tels et d'en parler. C'est le serpent qui se mord la queue : peut-être aurait-il mieux valu ne pas catégoriser seize types et seulement rester « entre nous » — entre catalogueurs compulsifs — en laissant le reste du monde tranquille avec ces absurdités réductrices ?

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1 Pierre Cauvin et Geneviève Cailloux, Les types de personnalité. Les comprendre et les utiliser avec le CCTI® et le MBTI®, Issy-les-Moulineaux, ESF éditeur, 1994.
2 Ibidem, p. 18.
3 Ibidem, p. 24-25.
4 Ibidem, p. 32.
5 Ibidem, p. 37-38.
6 Ibidem, p. 108.
7 Ibidem, p. 109.

السلام عليكم، إسمي هاميلتون

En plus de m'extasier devant l'incomparable magie des nombres « quasiment mystiques » présentés par Roger Penrose, j'étudie l'arabe. Un court texte entraperçu il y a quelques semaines sur Facebook, forcément intraduisible, m'a remis en tête que je voulais apprendre cette langue depuis longtemps. Aucune raison particulière, si ce n'est que j'ai toujours apprécié les différentes calligraphies rencontrées par-ci, par-là et que j'aimerais par conséquent les comprendre et les reproduire.

Ce que je veux avant tout, donc, c'est pouvoir lire et écrire l'arabe. Être capable de le parler est moins important pour l'instant. Dans un premier temps, je me suis fixé un double objectif : comprendre un journal sans buter sur chaque mot et écrire un texte de manière fluide, sans réfléchir à chaque lettre. Je pense qu'il me faudra entre trois et six mois environ pour y arriver. Dans un second temps, l'idée est de pouvoir lire quelque chose de beaucoup plus compliqué qu'un simple quotidien (comme le Coran ou des textes de l'âge d'or islamique) et aussi d'écrire autre chose que l'équivalent de : « Bonjour, je m'appelle Hamilton ». Remplacer le poignant poème de Walt Whitman qui éclaire en ce moment l'en-tête de ce blog par un texte d'Avempace (Ibn Bādjdja), écrit à la main sans aucune rature, serait du plus bel effet. Voilà donc un objectif à plus long terme. En parallèle, rien ne m'empêche, même si c'est moins crucial, de m'exercer à l'audition et à l'élocution (ce ne sont pas les ressources sur le Web qui manquent).

Pour commencer mon apprentissage, je me suis acheté un petit livre d'initiation édité par Larousse et intitulé Lire et écrire l'arabe1 ainsi qu'un joli cahier vert ligné de taille moyenne, dans lequel je griffonne pour le moment des pages et des pages d'écriture aux caractères encore très hésitants. Écrire de droite à gauche ne pose aucun problème majeur : c'est une habitude (une simple convention) que l'on acquiert très rapidement. Par contre, tracer convenablement toutes ces nouvelles lettres, en prenant en compte leur position par rapport à la ligne, les cas particuliers et les différentes ligatures possibles (comme la très courante lām-alif ﻻ) demande un peu plus de patience. Il y a aussi une difficulté supplémentaire qui réside dans le fait que l'alphabet arabe est un abjad : dans la plupart des situations, seules les consonnes sont écrites tandis que les voyelles doivent se deviner. Je suppose que je serai plus à l'aise lorsque j'aurai mémorisé une série de « motifs » et appris les bases de la grammaire. En attendant, j'ai l'impression de me retrouver sur les bancs d'école primaire, sauf que je n'ai plus une institutrice derrière moi pour me gronder pour mon manque manifeste de soin.

Affaire à suivre.

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1 Rachid Belmouhoud, Lire et écrire l'arabe, Paris, Larousse, 2006.

Les mathématiques de Penrose

Dans la biographie qu'il a consacrée à Alan Turing1, Andrew Hodges mentionne un épisode assez savoureux de la vie académique du père de l'informatique : sa brève participation aux cours que donnait Ludwig Wittgenstein à Cambridge en 1939 sur les « fondements des mathématiques ». L'objectif de Wittgenstein en ce qui concerne ces dernières est assez connu : il s'agissait de les déloger de leur piédestal multiséculaire, d'en faire un phénomène anthropologique parmi d'autres, autrement dit de les considérer comme un pan de l'histoire naturelle de l'humanité, avec ses coutumes et ses règles unanimement acceptées et tacitement reconduites. Pour W., l'idée qu'il puisse y avoir un paradoxe dans un énoncé (mathématique ou autre) ne semblait pas poser de problème majeur. Exemple de discussion avec Turing : « [...] si un homme dit "je mens", nous disons qu'il s'ensuit qu'il ne ment pas, d'où il s'ensuit qu'il ment et ainsi de suite. Bien, et alors ? Vous pouvez poursuivre jusqu'à la congestion. Pourquoi pas ? Peu importe... »2. Turing, par contre, n'était pas de cet avis. Il était ce qu'on pourrait appeler un « puriste » des mathématiques, qui voyait dans ces dernières un système complet qui se devait d'être stable et consistant. En guise d'argumentation, il donnait à W. des réponses d'ingénieur : « Le mal n'adviendra pas à moins qu'il y ait une application, dans laquelle un pont pourrait tomber ou quelque chose de ce type ». Ce à quoi W. répondait entre autres par : « [...] Si quelque chose tourne mal — si le pont s'écroule —, alors votre erreur était du type de celles consistant à utiliser une mauvaise loi naturelle ». Mais Turing n'en démordait pas : « Vous ne pouvez pas avoir confiance dans l'application de vos calculs jusqu'à ce que vous sachiez qu'ils ne contiennent pas une contradiction cachée », ou encore : « Bien que vous ne sachiez pas que le pont tombera s'il n'y a pas de contradiction, il est presque certain que s'il y a des contradictions, quelque chose tournera mal ». Et la conversation tombait dans l'impasse, car à ce genre de propos, W. répondait que, jusqu'à présent, rien n'avait jamais tourné mal de cette façon. — Environ un an plus tard, le pont de Tacoma s'effondrait en raison d'une erreur de conception, ce qui rend a posteriori la discussion entre W. et T. très amusante3. (Cela dit, le fait que le pont de Tacoma s'est écroulé en novembre 1940 ne constitue nullement un « contre-exemple » de ce que disait Wittgenstein en 1939 à propos des mathématiques.)

En lisant la prose de Roger Penrose dans son ouvrage concernant les lois de l'univers4, je retombe sur l'un de ces discours sur les mathématiques que Wittgenstein essayait à tout prix de saper. Penrose est, dans un certain sens, encore « pire » que Turing : c'est un platonicien qui aborde le monde mathématique avec une sorte de dévotion béate. Il se comporte par moment comme un prêtre chargé de nous communiquer une bonne nouvelle : que les mathématiques sont intrinsèquement belles, vraies, magiques... Chez Penrose, la magie n'est en effet jamais bien loin. Le mot revient très souvent dans ses explications et est même utilisé dans le titre du chapitre 4 : « La magie des nombres complexes ». Plus fort encore : dans le chapitre 5 consacré à la géométrie des logarithmes, Penrose aborde la fameuse identité d'Euler qui met en relation, avec une impressionnante économie de moyens, cinq nombres parmi les plus importants des mathématiques :

eπi + 1 = 0

Et il dit de cette formule qu'elle « réunit les cinq nombres fondamentaux 0, 1, i, π et e dans une expression quasiment mystique »5 (c'est moi qui mets en italique). Mais pourquoi donc utiliser le terme « mystique », qui fait référence aux mystères, aux vérités cachées et, en définitive, à la religion ? L'identité d'Euler est-elle de l'ordre de la révélation ? (Non, l'identité d'Euler est simplement... l'identité d'Euler.) Pour mieux comprendre la vision de Penrose quant aux mathématiques, il faut remonter au chapitre 1, où il met clairement en avant ce qu'il appelle ses « préjugés » en la matière. Penrose ne voit pas seulement les mathématiques comme un ensemble de connaissances permettant de modéliser avec une précision d'horloger le monde qui nous entoure ; il les voit aussi dotées d'une « existence » propre. Ainsi imagine-t-il un « monde mathématique platonicien » qui a le redoutable avantage, pour un scientifique, de constituer une « norme extérieure objective qui ne dépend pas de nos opinions individuelles ou de notre culture »6. P. ajoute par ailleurs que cette « existence » platonicienne pourrait « aussi concerner d'autres domaines que les mathématiques, comme la morale ou l'esthétique ». Ainsi se dit-il « tout à fait prêt à admettre l'existence » d'idéaux absolus comme le beau ou le bien.

Ce n'est pas la première fois que j'observe un scientifique parler d'éthique ou d'esthétique et, à chaque fois, je suis marqué par le discours qu'il tient : un discours ingénu, presque enfantin. Une des idées de Penrose est qu'il existe un lien direct entre la beauté (ou la simplicité) d'un concept mathématique et sa vérité... au point qu'il continue sur sa lancée : si, en mathématiques, la vérité découle souvent de la beauté, pourquoi ne serait-ce pas le cas pour d'autres pans de la connaissance, comme par exemple la question de pouvoir décider de ce qui est bien et de ce qui est mal ? — La vision de P. à ce sujet me fait penser à celle de Noam Chomsky aux prises avec Michel Foucault dans le célèbre débat sur la nature humaine (1971). Chomsky se comporte en rationaliste et en logicien, dans la lignée de Bertrand Russell. Il est d'une régularité exemplaire sur le terrain de la morale : il a développé l'idée qu'il existait des absolus, des fondamentaux propres à toute l'humanité (l'amour, la justice, la bonté, etc.), dépassant le cadre d'une société donnée. Devant lui, Foucault est beaucoup plus prudent, circonspect, précis. Il ramène ces concepts sur le terrain historique. Il les relativise. La justice, par exemple, n'est pas une entité éthérée, pure, suspendue au-dessus des hommes et du temps ; le concept de « justice » se développe à l'intérieur du cadre philosophique, social, politique d'une civilisation, à l'intérieur d'un système de règles. Le désaccord (énorme) entre Chomsky et Foucault à ce sujet est très bien exprimé dans leur dernière intervention, quelques minutes avant les questions du public :

Chomsky (en anglais) : « Je pense qu'il est trop hâtif de caractériser nos actuels systèmes de justice comme de simples systèmes d'oppression de classe. [En plus de représenter de tels systèmes], ils représentent aussi une sorte de tâtonnement à travers les vrais concepts humains de justice, de décence, d'amour, de gentillesse, de sympathie, qui je pense sont réels. »7
Foucault : « [...] contrairement à ce que vous pensez, je ne peux pas m'empêcher de croire que cette notion de nature humaine, cette notion de bonté, de justice, d'essence humaine, de réalisation de l'essence humaine ; tout ça, ce sont des notions et des concepts qui ont été formés à l'intérieur de notre civilisation, dans notre type de savoir, dans notre forme de philosophie, et que par conséquent, ça fait partie même de notre système de classes et qu'on ne peut pas, aussi regrettable que ce soit, [...] faire valoir ces notions pour décrire ou justifier un combat qui devrait, qui doit en principe bouleverser les fondements mêmes de notre société. Il y a là une extrapolation dont je n'arrive à trouver la justification historique. »8

Il y a un lien évident entre la vision de Chomsky dans cette discussion philosophique et ce que dit Penrose des mathématiques dans son ouvrage. Il est question dans les deux cas d'un monde indépendant de l'existence humaine, un monde parfait, idéal, à l'intérieur duquel l'humanité peut en quelque sorte piocher. Mais si ce genre de discours paraît particulièrement suspect quand il s'intéresse à l'éthique ou à l'esthétique, il semble presque naturel quand il touche aux mathématiques : au-delà des signes et des notations (forcément propres à un convention d'écriture donnée), si deux civilisations humaines complètement indépendantes l'une de l'autre s'intéressaient, par exemple, aux propriétés fondamentales de certaines formes géométriques, pourraient-elles diverger ? La question du vrai et du faux d'un énoncé semble beaucoup plus tranchée en mathématiques que dans toute philosophie. On peut sans problème concevoir (même si cela peut nous sembler abject) une société dans laquelle tuer des individus est considéré comme éthique ; par contre, peut-on imaginer une société dans laquelle la somme des angles d'un triangle sur le plan euclidien est différente d'un angle plat ? — Mais s'il ne s'agissait plus de comparer les connaissances mathématiques de deux civilisations humaines indépendantes, mais plutôt de, disons, d'un côté l'humanité et de l'autre une conscience extérieure à l'humanité (une hypothétique civilisation extraterrestre ?), y aurait-il encore consensus sur la somme des angles d'un triangle ? Peut-on seulement répondre à cette question ? En tout cas, Penrose répondrait sans aucun doute par l'affirmative. Pour lui, les mathématiques sont strictement universelles et les mathématiciens, de simples explorateurs : ils n'inventent rien, ils ne font que découvrir un territoire qui existe de tout temps et en tout lieu. Prenant l'exemple de l'ensemble de Mandelbrot, Penrose déclare :

« Ce que je voudrais souligner ici, c'est que personne — pas même Benoît Mandelbrot lui-même lorsqu'il a découvert pour la première fois la complexité incroyable des petits détails de cet ensemble — n'aurait pu deviner son extraordinaire richesse. L'ensemble de Mandelbrot n'est en aucun cas le fruit d'un esprit humain. Cet ensemble réside simplement, objectivement, dans les mathématiques elles-mêmes. [...] Son existence n'est à trouver que dans le monde platonicien des formes mathématiques. »

Toujours dans le premier chapitre de son livre, Penrose propose un schéma de ce « monde platonicien des formes mathématiques » mis en relation avec deux autres mondes autonomes, le « monde physique » et le « monde mental ». Dans la vision de Penrose, le monde mathématique — ou plus exactement une portion de celui-ci — forge l'ensemble du monde physique (autrement dit, derrière tout phénomène physique, il y a un arrière-plan mathématique) ; une portion du monde physique forge l'ensemble du monde mental (autrement dit, tout état mental est un phénomène qui appartient au monde physique) ; enfin, une portion du monde mental est capable d'atteindre l'ensemble du monde mathématique (autrement dit, les mathématiques, à la base du monde physique, sont entièrement accessibles à la raison humaine). Penrose est très optimiste.

Les trois mondes de Penrose

Deux pages plus loin, il propose un autre schéma qui, écrit-il, permet de transgresser ses préjugés (voir ici) : dans ce schéma, les trois mondes sont toujours présents, mais les cônes qui les relient sont plus ténus, de telle manière que le monde mathématique ne forge plus qu'une partie du monde physique (autrement dit, une partie du monde physique échappe à toute formalisation mathématique), etc. — J'ai beau tourner ce second schéma dans tous les sens, je ne vois pas en quoi il transgresse vraiment les préjugés de l'auteur : les trois mondes sont toujours représentés et les liens entre eux aussi. Tout au plus ces liens ne sont-ils pas aussi forts. Imaginer l'existence de trois mondes en interaction constante, c'est déjà un préjugé.

J'adore toujours autant ce livre — grâce à lui, j'apprends beaucoup de nouvelles notions en très peu de temps —, mais je me serais bien passé de cette vision des mathématiques comme entités presque magiques. À mon sens, dire que l'identité d'Euler est belle, miraculeuse, voire « quasiment mystique », équivaut presque à observer un flocon de neige au microscope électronique et à s'exclamer que, décidément, la nature est formidablement bien foutue. Pourquoi s'émerveiller ? Les mathématiques sont ce qu'elles sont parce que le monde est ce qu'il est. Comment pourrait-il en être autrement ? Ce que je veux exprimer ici est quelque chose qui n'est que très difficilement exprimable. Une tentative serait de dire : « Nous sommes à l'intérieur d'un système. Comment pourrions-nous être à la fois à l'intérieur de quelque chose et en apercevoir l'extérieur ? » Ou encore : « Les mathématiques constituent tout ce qui est pensable en mathématiques. Et tout ce qui n'est pas pensable ne peut pas être pensé. » Dire cela, c'est ne pas dire grand-chose ; c'est tourner en rond, à l'instar d'un hamster dans sa roulette. Cependant je ne suis pas certain que nous puissions faire autre chose que de tourner en rond. — Nous sommes tous des hamsters... mais légèrement plus intelligents.

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1 Andrew Hodges, Alan Turing ou l'énigme de l'intelligence, Paris, Éditions Payot, 1988. [Alan Turing: The Enigma of Intelligence, 1983.] Le titre anglais constitue un petit clin d'œil à la machine de cryptage allemande Enigma, dont le déchiffrement doit beaucoup à Turing (et aussi à trois mathématiciens polonais précurseurs, moins connus mais cependant tout aussi ingénieux : Marian Rejewski, Jerzy Rozycki et Henryk Zygalski).
2 Ibidem, p. 138. Les citations de Turing et Wittgenstein qui suivent proviennent du même endroit. Par moment, je me suis permis de modifier la traduction pour rester plus fidèle au texte original. On trouvera une retranscription plus complète de cette discussion (en anglais) sur cette page.
3 La seule victime de l'effondrement fut... un cocker anglais à trois jambes — cette dernière information a été donnée par la maîtresse du chien en 1975 — du nom de Tubby, abandonné sur le siège arrière d'une voiture par son propriétaire, le reporter Leonard Coatsworth, alors que le pont se détériorait rapidement. Il ne faut pas trop en vouloir au maître du chien : il a apparemment essayé de le sauver, de même que deux autres personnes (dont un ingénieur dépêché sur place pour observer le tangage du pont : cet homme a même essayé d'extraire l'animal paniqué de la voiture, mais a dû renoncer pour éviter les morsures). Quelques minutes plus tard, la voiture et le chien plongeaient dans les eaux du détroit de Tacoma. Mais ceci est une autre histoire, comme dirait l'autre... Une histoire qui n'a rien à avoir avec le sujet principal de ce texte. Pour en savoir plus sur ce chien, voici un article assez précis en anglais. On trouvera aussi plein d'informations sur Tubby le cocker anglais sur cette page dédiée à l'histoire du pont de Tacoma.
4 Roger Penrose, À la découverte des lois de l'univers. La prodigieuse histoire des mathématiques et de la physique, Paris, Odile Jacob, 2007. (Voir l'article précédent pour les détails.)
5 Ibidem, p. 87.
6 Toutes les citations de Penrose qui suivent proviennent du chapitre 1 de son livre, intitulé « Aux sources de la science », p. 7-22.
7 « I think it's too hasty to characterise our existing systems of justice as merely systems of class oppression. I don't think that they are that. I think that they embody systems of class oppression and they embody elements of other kinds of oppression, but they also embody a kind of groping towards the true humanly, valuable concepts of justice and decency and love and kindness and sympathy, and so one, which I think are real. » (Lien vers cet extrait.)
8 Lien vers cet extrait.

Au paradis des autodidactes : la physique de Penrose

Cela faisait très longtemps que je rêvais d'un tel livre et il s'est présenté presque par hasard (le hasard existe-t-il ?) la semaine dernière alors que je furetais à l'intérieur du (bien trop) petit rayon « Sciences » de la librairie Filigranes, à Bruxelles. Au départ, je ne voulais rien acheter (j'ai déjà mon lot d'ouvrages à terminer), mais je n'ai pas hésité longtemps. C'est un pavé de plus de 1000 pages bien denses signé Roger Penrose et intitulé : À la découverte des lois de l'univers. La prodigieuse histoire des mathématiques et de la physique1. Le but : brosser un tableau complet (mais forcément de surface) des connaissances accumulées en physique théorique à l'aube du XXIe siècle.

Ce livre — pour reprendre une formule très juste trouvée plus tard sur le site anglophone d'Amazon — est un véritable « paradis pour autodidactes » : à aucun moment l'auteur, « optimiste par nature » selon ses propres termes, ne sous-estime les capacités de réflexion et d'apprentissage de ses lecteurs. Si l'on considère ce livre comme un ouvrage de vulgarisation (ce qu'il n'est peut-être pas, en tout cas pas seulement), Penrose met la barre très haut, et c'est évidemment une très bonne initiative de sa part : il ne prend pas ses lecteurs pour des idiots incapables d'apprendre. Il ne se contente donc jamais d'une vague analogie (comme, pour reprendre un exemple connu du monde de la vulgarisation, cette fameuse appréciation de la courbure de l'espace-temps ressemblant à une bille imprimant sa marque sur un tissu tendu mais pas trop) : au-delà des schémas, il présente les équations fondamentales de la physique moderne. Et avant même de parler de physique, il considère — à raison — obligatoire un recyclage rapide dans le domaine des mathématiques : l'ouvrage commence donc très gentiment avec le théorème de Pythagore et quelques notions de géométrie non-euclidienne (surtout hyperbolique en l'occurrence), avant de revoir en vrac, sur plus de trois cents pages, les fonctions trigonométriques, les nombres complexes (puis hypercomplexes), le calcul différentiel et intégral, les hyperfonctions, les surfaces de Riemann, les groupes de symétrie, etc. Penrose est un très bon vulgarisateur, qui arrive à varier les points de vue pour permettre une visualisation intuitive de concepts mathématiques dont la « réalité » ne se présente pas toujours de manière évidente pour le néophyte. Pour prendre un exemple relativement simple, il explique très bien la représentation géométrique des nombres complexes et leurs transformations dans le plan complexe de Caspar Wessel (celui qui a pour abscisse l'axe des réels et pour ordonnée l'axe des imaginaires).

J'adorais et j'étais jusqu'à un certain point « doué pour » (pour autant que le terme veuille dire quelque chose) les mathématiques au lycée. C'est quelque chose qui ne se perd pas, de telle façon qu'aujourd'hui, après plus de dix ans d'abstinence, je n'ai pas trop de mal et — surtout — je n'ai pas du tout peur de me replonger dans le formalisme précis de ce monde radicalement différent. (J'ai déjà observé que les blocages dans l'apprentissage d'une matière étaient souvent liés à deux éléments psychologiques sans aucun rapport avec les capacités de compréhension d'un individu. Ces éléments sont la peur et l'ennui : peur de rater ou de ne pas comprendre ; ennui par rapport à quelque chose que l'on considère comme inintéressant. Autrement dit : si l'on est vaillant et si l'on est curieux, on est presque ipso facto intelligent.) Cependant, comme on l'aura vite compris au regard de la liste des sujets traités — liste qui dépasse de beaucoup ce que l'on apprend dans un lycée, du moins dans celui où j'ai fait mes études —, le fait de bien aimer les mathématiques et d'être « doué pour » ne suffira pas pour lire de manière fluide cette brique. Non, si l'on veut comprendre ce qu'exprime Penrose dans cet ouvrage, il faut plus que cela, c'est-à-dire : ou bien avoir continué à étudier les mathématiques (ou une branche connexe comme la physique) à l'université, ou bien plancher sérieusement sur beaucoup de chapitres en n'hésitant pas à arpenter la Toile ou divers livres en quête de ressources complémentaires... Somme toute, on en revient à l'autodidaxie : tout est toujours compréhensible. Il suffit de se donner les moyens et le temps pour comprendre. Dans ce cas-ci, l'obstination est directement récompensée par une meilleure « culture générale » de la physique contemporaine... Et c'est une récompense qui a plus de poids que tout l'or du monde !

À suivre...

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1 Roger Penrose, À la découverte des lois de l'univers. La prodigieuse histoire des mathématiques et de la physique, Paris, Odile Jacob, 2007. [The Road to Reality: A Complete Guide to the Laws of the Universe, 2004.] La traduction est de Céline Laroche, qui a aussi traduit en français d'autres ouvrages de vulgarisation en physique théorique, dont L'univers élégant de Brian Greene, un excellent livre pour découvrir en quoi consiste la théorie des cordes sans trop se frotter aux douloureux « aspects techniques » du problème.

« L'hélium, c'est l'avenir ! »

Jeunesse dorée. — À la Maison du Peuple de Saint-Gilles, en fin d'après-midi.
Lui : « Quand j'étais plus jeune, je pensais que je n'étais pas un battant, mais en fait, maintenant, je me rends compte que si : je suis sans doute un battant. »
Elle : « Ouais, bah, c'est sûr. Regarde-toi, regarde où tu es arrivé à ton âge. Si tu n'étais pas un battant, tu crois que tu serais arrivé jusque là ? »
Elle, plus tard : « C'est très simple : les faibles, ils ne passent pas le pas de ma porte. Moi, je veux des gens forts, qui savent se battre, qui en veulent à la vie, des gagnants ! »
Lui, plus tard : « Merde, quoi, ils ne peuvent pas nous foutre un peu la paix, nos parents ? Nous faire confiance ? Nous laisser le choix entre un chemin ou un autre ? Pourquoi constamment nous juger ? »
Lui, plus tard encore : « Tant que tu penseras de cette façon, tu seras déçue. Tu ne dois pas en vouloir aux autres pour ce qu'ils sont. » (Une vérité.)
C'est la nouvelle jeunesse européenne. Celle qui a parfaitement compris l'un des piliers de la (relativement) nouvelle union économique : la libre circulation des personnes. Leur vie est faite de voyages. Pourquoi ne pas aller travailler en Angleterre ou en Allemagne ? Lui, il a des « problèmes d'argent », mais il voyage quand même partout, tout le temps. En fait, il n'a pas vraiment de problème d'argent. Il parle d'appartement : « Perso, je n'en aurais pas donné plus de 180 000, car c'est ce qu'il vaut, à mon avis. Pas plus, non, désolé. » Il aimerait bien aller à Vienne, mais ce n'est pas possible pour l'instant, car — toujours le même problème — il est fauché. « Tu ne peux pas demander du fric à papa et maman ? », demande-t-elle. « Non, pas maintenant, je n'ai pas trop envie. » Plus tard : « Et pour avoir deux bourses, il faut vraiment être balèze. Ce n'est pas à la portée de tout le monde. Donc bon... » Barcelone, c'est chouette, l'Italie aussi. Et il va donner une conférence à Bristol prochainement. Il a dormi avec quelqu'un dernièrement (hier ?), mais juste dormi, hein. « Juste dormi ? » Oui. Il sait aussi que l'extraction de l'hélium est un sujet d'avenir : « Avec l'hélium, on peut se rapprocher du zéro absolu ! » « Comme l'azote liquide ? », demande-t-elle. « Ha, mais l'azote, non, c'est beaucoup moins impressionnant que l'hélium », répond-il. « Non, non, l'hélium, c'est l'avenir. » « L'hélium, c'est ce qu'on met dans les ballons ? » « Ouais, c'est ce qu'on met dans les ballons... » Depuis la catastrophe de l'Hindenburg, du moins. Bref, l'avenir est souriant. Ils l'ont devant eux. — À partir de quel moment n'a-t-on plus l'avenir devant soi ? Fausse question : on n'a jamais l'avenir devant soi. C'est une chimère. Il faut se préparer au changement brusque, à la guerre, à la famine, à la privation, à la maladie et à la mort. « J'ai dû annuler ma conférence à Paris... Le taux de radiation est beaucoup trop élevé pour l'instant, là-bas... Et puis, ils ont réinstauré la douane aux frontières. C'est pas cool, tout ça... Ils ont de méchantes mitraillettes, désormais. J'ai vu leur regard fou injecté de césium et ça m'a fait froid dans le dos. Je suis freiné dans mon élan créateur. Il va peut-être falloir attendre un peu avant de reparler d'hélium. »

A plane passes silently overhead. — Le soir, je suis au café « Etcetera » à Etterbeek, avec Bob et Coraline. Ils ont de l'Orval. Un groupe de reprises du nom de Broadway reprend n'importe quoi, de Michael Jackson à Radiohead. Plus tard, deux amis de Bob nous rejoignent. Discussion sur la Coupe du monde de football. Je dis devant la nouvelle venue : « Pourquoi aurais-je voulu que la Belgique gagne ? Je m'en fous en fait. L'Argentine semblait plus forte. » Je vois qu'elle est offusquée mais qu'elle fait un effort pour se contenir : « C'est juste une question d'être patriote ou pas ! », s'exclame-t-elle. Je réponds : « Eh bien oui, voilà, tu as mis le doigt sur le problème : je ne suis absolument pas patriote. » Un froid. — Plus tôt dans la soirée, j'avais expliqué à Bob et Coraline que je n'arrivais pas à comprendre l'attachement que l'on pouvait porter à une équipe nationale ou à un club sportif : pour moi, une phrase comme « On a gagné ! » est incompréhensible en dehors d'un contexte bien particulier. Par exemple, après avoir gagné un match de badminton avec Mary (je prends l'exemple le plus proche de la réalité), je pourrais crier : « On a gagné ! ». Par contre, je ne pourrai jamais être aussi enthousiaste pour une entité aussi lointaine qu'une équipe nationale. J'ai fini par comparer cela à la guerre : qui a gagné la Seconde Guerre mondiale ? « Nous avons gagné la guerre » ou bien « Les Alliés ont gagné la guerre » ? Mais mes amis ne se sont jamais posé la question et ont essayé de me faire comprendre que ce n'était pas la même chose, et j'ai dit « oui, oui ». — Un peu plus tard, elle me demande : « Et sinon, tu aimes bien le sport ? » Réponse : « Non. Désolé. » Et elle de rétorquer : « J'essayais juste de meubler la conversation... » (Pour mon côté sociable, on repassera un autre jour.)