Archives annuelles : 2014

Flow

« Je me trouve dans un de ces jours durant lesquels, sans raison, "le réel suinte". J'ai l'impression de réintégrer momentanément le giron de l'humanité. Je suis vivant. Je pourrais m'émerveiller devant, au hasard, quelque chose d'aussi banal (du moins en apparence) qu'un bourdon butinant une fleur ou bien la trajectoire d'un groupe d'oiseaux dans le ciel. J'ai le (faux) sentiment de tout comprendre, beaucoup plus rapidement que d'habitude, et je souris béatement dans le tram qui me ramène chez moi. (Je dois passer pour un taré.) » (Hamilton's Diary, 24 avril 2012.)

Je me souviens encore très bien du contexte dans lequel j'ai écrit ce paragraphe : au retour du travail, après avoir passé mon trajet ferroviaire à observer le paysage défiler (il y avait des oiseaux dans le ciel, mais pas de bourdon). Je me suis précipité sur mon ordinateur et j'ai écrit ce petit texte, sans réfléchir, parce que je sais directement reconnaître ce genre de moment durant lequel, sans raison, « tout coule », tout se fait sans le moindre effort. Cela n'a pas duré une journée, malgré ce que je sous-entendais alors : cela n'a duré que quelques heures. (La suite du texte, rédigée à un autre moment — le lendemain sans doute — est d'ailleurs particulièrement insipide.) J'ai déjà réussi à garder cette « humeur » beaucoup plus longtemps (une nuit entière parfois), mais cela demande un autre contexte, une autre activité que de regarder un paysage qui défile.

Je viens d'apprendre dans un best-seller un peu neuneu sur l'intelligence émotionnelle1 que cet état d'esprit particulier a été étudié dans les années 1980-1990 par un psychologue hongrois, Mihaly Csikszentmihalyi, qui lui a donné le nom de « flow ». Le terme est particulièrement bien choisi : il est simple et exprime clairement cette sensation d'être porté par un courant, de ne faire qu'un avec la tâche que l'on accomplit alors. M.C. caractérise le flow par une série d'indices, dont entre autres une sensation de contrôle total de l'environnement, une perte de la conscience de soi, une capacité de concentration beaucoup plus aiguë que d'habitude, une très grande clarté quant à ce qu'il convient de faire, une distorsion du temps... Schopenhauer traitait sans doute de la même chose lorsqu'il mentionnait cet « état de pure objectivité de l'intuition, qui élimine de lui-même la volonté de la conscience, et dans lequel toutes choses apparaissent avec une clarté et une précision plus intenses ; nous ne connaissons pour ainsi dire alors que les choses, sans presque rien savoir de nous. » (Voir ici.)

Certaines personnes arriveraient plus facilement que d'autres à un état de flow : celles qui possèdent des traits de caractère comme la curiosité et la persévérance, ou qui s'adonnent à une tâche pour son côté intrinsèque, sans autre but que la tâche elle-même (ce que M.C. appelle une activité autotélique, c'est-à-dire une activité dont l'objectif est l'activité elle-même). Rien d'étonnant que la chose soit assez courante chez moi : je suis un exemple vivant de personne qui trouve son plaisir et son bonheur dans l'activité en tant que telle, sans jamais chercher une quelconque utilité à ce que je fais (je déteste me rendre bêtement utile) : si j'apprends quelque chose, c'est dans le but d'apprendre ; si j'écris, c'est dans le but d'écrire. D'ailleurs, à ce jour, sauf erreur, ce blog n'a toujours pas de lecteur ; il fait le bruit de l'arbre qui tombe dans la forêt mais que personne n'entend (à l'exception du bûcheron)... et je ne m'en porte pas plus mal.

Je me souviens de ces quelques livres avalés en un temps record ; de ces nuits où, passionné et extrêmement concentré sur les pages que je tournais à vive allure, je digérais sans difficulté toute la trame d'un roman (le meilleur exemple reste Dune, dont j'ai lu les deux derniers tiers en une nuit, en début d'adolescence ; c'est pour cette raison que ce livre m'a terriblement marqué : je l'ai littéralement dévoré, et il m'a transformé comme aucun autre livre à ce jour). Je me souviens également de ces soirées complètes à écrire, entouré d'un même air de musique répété en boucle pendant des heures (la répétition aide à la concentration), imprégné d'un dédain complet envers le temps qui passe et les conséquences de mon acte : oui, il est cinq heures du matin et je devrai « me lever » dans une heure, et alors ? Si j'écris dans cet état, je n'ai plus besoin de réfléchir à la « bonne » tournure de phrase : la « bonne » tournure vient d'elle-même (le texte « Archéologie » a sans doute été entièrement écrit de cette façon).

Au cinéma, une des meilleures illustrations de ce que peut être le flow est la scène finale d'Unforgiven : cette nuit d'orage où le vieux tueur rouillé William Munny (Clint Eastwood) débarque dans le saloon et retrouve ses réflexes d'antan, tuant froidement, avec une lenteur incroyablement calculée, tous ceux qui braquent une arme sur lui... Comme si tout coulait de source. Dans un autre registre, il y a la scène du sac en plastique dans American Beauty. Un autre exemple, plus comique, issu du monde du dessin animé, est la scène des cent cafés dans Futurama : arrivé à ce nombre improbable de cafés bus en une seule journée, Fry passe d'un état d'énervement extrême à un état de calme parfait, de temps suspendu. Alors seulement, il comprend tout, il sait ce qu'il doit faire et il sait qu'il peut le faire : évacuer complètement une salle en feu, puis éteindre l'incendie (la chose est impossible dans la réalité, évidemment, mais la scène montre avec beaucoup d'humour en quoi consiste un de ces moments de « plus grande compréhension »). En musique, il y a la chanson « Runaway » de The National (cette mélodie est un courant). En philosophie, il y a Nietzsche (lire Ainsi Parlait Zarathoustra, qui semble avoir été écrit dans un état second). Et aussi Walden de Thoreau, bien que je ne sache pas vraiment dire pourquoi.

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1 Daniel Goleman, L'intelligence émotionnelle. Accepter ses émotions pour développer une intelligence nouvelle, tome 1, Paris, Éditions J'ai lu, 2010. (Ce matin, Lodewijk, ayant vu ce livre posé sur un coin de mon bureau, a éclaté de rire et s'est exclamé : « Toi ! Toi, tu lis ça ? Eh bien tu n'es pas à une contradiction près ! » Ma collègue Sylvette, qui était elle aussi dans mon bureau à ce moment-là, lui a répondu, l'air incrédule : « Et c'est seulement maintenant que tu t'en rends compte ? »)

Contre-courant

Comment de tels albums n'ont-ils pas eu de succès ? — La question est plutôt : comment auraient-ils pu en avoir ? Comment une flèche lancée par-delà un océan pourrait-elle atteindre immédiatement sa cible ?

Les deux derniers albums de Talk Talk sont d'immenses points d'interrogation lancés à la face du monde : comment ce groupe a-t-il réussi à parcourir une si grande distance en si peu de temps ? En 1984, soit seulement quatre ans avant la sortie de Spirit of Eden, Talk Talk était encore embourbé dans un son new wave gorgé de synthétiseurs, que je ne peux aujourd'hui apprécier qu'avec une oreille nostalgique : oui, des tubes comme « Such A Shame » ou « It's My Life » ont bercé mon enfance et je pourrais même danser à leur écoute (comme je pourrais aussi le faire sur « Maid of Orleans » d'OMD, par exemple), mais qu'est-ce qu'ils ont vieilli ! Ces morceaux ont tellement été imprégnés de leur époque qu'ils s'y sont définitivement noyés. Ils se sont noyés dans les Eighties et si, aujourd'hui, je ressortais l'album It's My Life de sa pochette, je sentirais à coup sûr avant toute chose l'odeur laissée par le temps qui passe — une odeur de décomposition : ce cadavre est le témoignage d'une époque morte et révolue.

Il en va tout autrement pour Spirit of Eden (1988) et Laughing Stock (1991), diptyque expérimental improbable qui n'a pas pris une seule ride. Tout ce qui avait été fait auparavant au sein du groupe, absolument tout, est délaissé au profit de quelque chose de résolument nouveau. Je suis d'une admiration sans borne pour ce genre de travail, un travail de remise en question complète et radicale du passé (autrement dit, en l'occurrence, de ce qui avait fait le succès). Le point de non-retour est atteint dès les premières secondes de « The Rainbow », premier morceau de Spirit of Eden, dès les premières notes de cette trompette perdue au milieu de nulle part, dès l'avènement de ces cordes lugubres et inquiétantes qui sèment une curieuse ambiance, et qui avertissent aussi : « Oui, les amis, ça va être très différent de ce qui était prévu et vous allez devoir vous accrocher ! » (Je m'imagine avec un rien de sadisme la difficulté d'adaptation de certains fans de la première heure.) Et puis, il y a cette guitare qui surgit tout à coup. Et puis, juste après, cet harmonica qui assume tout l'héritage du folk et du blues... Et puis cette batterie qui n'a plus rien à voir avec les boîtes à rythmes de la new wave, une batterie jazz qui semble terriblement libre si on la compare aux anciennes compositions. Et puis encore ce piano discret. Et puis, à partir de la quatrième minute, cette envolée qui ne dure que quelques secondes. — Et... tout le reste de l'album est de la même qualité : le motif de guitare répétitif de « Eden » qui annonce Mogwai avec dix ans d'avance, les chœurs religieux de la cathédrale de Chelmsford brièvement entendus dans la superbe « I Believe in You » (une chanson contre l'héroïne), etc., etc., etc.

The Rainbow by Talk Talk on Grooveshark
I Believe in You by Talk Talk on Grooveshark

Talk Talk aurait pu s'arrêter là, mais non. Après l'expérimentation de Spirit of Eden, le groupe persiste et signe avec un chef-d'œuvre atemporel (pour autant qu'une telle chose puisse exister) : Laughing Stock, terme qui en anglais désigne un objet de moquerie, quelque chose que l'on tourne en ridicule, que l'on ne peut pas réellement prendre au sérieux (une très belle ironie que ce titre, donc). L'album est sorti sept mois après Spiderland de Slint, ce qui me ferait presque dire, si j'osais vraiment aller jusqu'au bout de ma partialité crasse, que la meilleure musique de la fin du millénaire date de 1991 et contient toujours six morceaux qui peuvent presque s'écouter comme s'ils n'étaient que deux : comme pour Spiderland, il faut écouter Laughing Stock d'une traite, du début jusqu'à la fin, avec un courte pause au milieu si l'on dispose de la version vinyle. À l'écoute de la face A, on ne pourra que rester médusé face au concentré de talent contenu dans la seule « Ascension Day », perle parmi les perles, fragile équilibre entre douceur et hargne, qui plonge ses racines des décennies en arrière (à nouveau cet harmonica blues !), mais qui projette aussi ses plus hautes branches loin, très loin dans un rock du futur fait de guitares froides et chirurgicales, avec sa fameuse rupture abrupte finale (à chaque fois que j'entends la façon dont cette chanson se termine, je ne peux m'empêcher de rire aux éclats). Et au milieu de la face B, ce « New Grass » avec sa batterie cardiaque, ses guitares aériennes, son orgue... son orgue qui s'élève tout à coup, suivi d'un piano mélancolique et minimaliste, juste assez présent pour remplir les silences... Cette chanson est-elle triste ? Je l'écoute souvent dans le train tout en regardant le paysage défiler à toute allure et c'est une sorte de bonheur flottant que j'expérimente alors. Mais je ne suis peut-être pas un bon exemple, car je fais partie de cette caste de personnes qui trouvent facilement dans la tristesse une forme particulière de bonheur.

Ascension Day by Talk Talk on Grooveshark
New Grass by Talk Talk on Grooveshark

« C'est moi que j'aime à travers vous »

Lu dernièrement : un petit livre sur les pervers narcissiques (PN) écrit par Jean-Charles Bouchoux1. J'ai survolé, sans jamais vraiment m'y arrêter, le jargon psychanalytique et les tentatives d'explication a posteriori2 : chercher un « pourquoi ? » en remontant jusqu'à la petite enfance — encore une sombre histoire de complexe d'Œdipe non résolu — ne m'intéresse pas outre mesure. Je ne me suis pas procuré ce livre pour étudier ce qui, dans la biographie d'un individu, peut engendrer une « personnalité » pareille, mais plutôt pour identifier ce qui caractérise celle-ci aujourd'hui, chez un cas adulte, et plus précisément encore pour repérer les stratégies que les pervers narcissiques mettent en œuvre pour enfermer leur victime dans une spirale dévalorisante et destructrice. Détail amusant : à mes yeux, la meilleure partie du livre n'est pas de l'auteur. Il s'agit du long et assez poignant témoignage de Jacques, repris tel quel vers la fin de l'ouvrage (à moins que ce témoignage n'ait été inventé ?). Jacques a été pendant plusieurs années victime d'une perverse narcissique (Pierrette) particulièrement retorse. Quand on lit ce témoignage, on sait presque tout ce qu'il y a à savoir sur le sujet.

Qu'est-ce qu'un pervers narcissique ? — Il est somme toute assez facile de comprendre ce qu'est un pervers narcissique (concept assez récent développé par le psychanalyste Paul-Claude Racamier dans son livre Le Génie des origines : psychanalyse et psychoses, 1992) : il s'agit d'un individu (homme ou femme) qui se décharge complètement de ses propres névroses, angoisses et autres conflits intérieurs sur une cible de son choix, qui devient alors un simple objet, une victime, un complice qui se met corps et âme au seul service du pervers, perdant progressivement toute individualité, tout recul et toute logique. Bien que n'ayant aucun sentiment propre, le PN est capable de feindre grosso modo n'importe quelle émotion pour piéger sa proie désignée. C'est un comédien-né, qui a une longue expérience dans l'art de la manipulation (il a commencé enfant), qui est capable de dire tout et son contraire, de mentir avec un aplomb extraordinaire, de créer des fiches (parfois mentales, parfois réelles) sur les gens qu'il côtoie, de calculer froidement ses coups (quelquefois longtemps à l'avance), en incluant dans sa tactique non seulement sa cible, mais également l'entourage de celle-ci, qu'il essayera de charmer. C'est donc un formidable joueur d'échecs en terrain réel. Pour dominer une personne, le PN va souvent commencer par la flatter (par exemple, dans le cadre d'une relation de couple, en donnant l'impression à sa victime qu'elle et lui sont deux âmes sœurs), mais petit à petit, insidieusement, il va distiller un climat délétère : une critique par-ci, une critique par-là, puis une plus grosse critique, etc. Mais lorsque l'autre voudra partir, le PN sera capable de changer de discours et, pour resserrer les liens, remettre en avant un amour immodéré, une amitié sans limite, bla-bla-bla... Le PN a l'art de se rendre indispensable et de vider sa proie de toute autonomie. Pour arriver à ses fins, il usera et abusera d'un langage paradoxal à même de semer la confusion dans l'esprit de l'autre (un « Je t'aime à la folie ! » suivi d'un « Tu es quelqu'un de très toxique, je ne sais pas ce que je fais avec toi ! », etc.). S'il réussit son coup, le PN jouira de la descente aux enfers de la personne qu'il tient sous son emprise ; il jouira de la voir souffrir à sa place.

Comment les repérer ? — Le pervers narcissique est facile à définir, mais il est sans doute beaucoup plus difficile à repérer. Est-ce que je connais (ou est-ce que j'ai connu) des pervers narcissiques dans mon proche entourage ? — Réponse la plus évidente : oui, Walter. Walter se vantait presque d'en être un. Il mentionnait souvent le livre « très éclairant sur la question » d'Alberto Eiguer, Le pervers narcissique et son complice. Il avait aussi une certaine admiration pour la vie et l'œuvre de certains psychopathes célèbres (Jeffrey Dahmer « le cannibale de Milwaukee » en tête). Walter était (est) très intelligent, calculateur et manipulateur. Il disait souvent que l'altruisme n'existait pas, que si nous aidions les gens, c'était toujours et avant tout pour nous-mêmes, pour redorer notre propre image. Et puis, Walter avait constamment autour de lui une petite chose malléable, un satellite, un individu sans beaucoup de personnalité qui le suivait partout et qui était littéralement « remplacé » après un certain temps. Dans ma relation avec Walter, je n'ai jamais vraiment été inquiété : j'étais constamment une sorte de tiers observateur. Par contre, Léandra a été démolie par le rapport malsain qu'elle avait tissé avec lui... ou lui avec elle. Léandra est beaucoup plus intelligente que les satellites précédemment cités, au point que dans son cas, le terme de « complice » a beaucoup plus de sens. — Une autre réponse possible : le vieux Lewis du badminton. Lewis avait clairement une personnalité perverse et narcissique. Ai-je été son complice ? Et si oui, jusqu'à quel point ? Je répondais souvent à ses sollicitations, au début parce que je trouvais la conversation intéressante (Lewis est un amateur éclairé de la Renaissance italienne, entre autres qualités), par la suite plus pour ne pas lui faire de la peine (il se disait si seul). Mais à un moment de la relation, je me suis senti piégé : trop de coups de fil, trop de demandes, trop d'incursions dans ma vie. Je suis devenu méfiant. J'ai décelé du mensonge et des messages contradictoires dans ses paroles. Lorsque j'y réfléchis aujourd'hui, je me dis qu'il a sans doute joué avec moi le jeu classique de la séduction/démolition, mais que ça n'a jamais vraiment marché. Les louanges et les critiques glissent sur ma personnalité, à tel point que la plupart du temps, je ne les remarque même pas. (Je sais ce que je vaux et je n'ai pas besoin de quelqu'un d'autre pour relever mes qualités et mes défauts.) — Et Léandra et Jonas ? Et Léandra et les autres ? Il y a dans les relations de Léandra avec les hommes qu'elle met sur un piédestal depuis plusieurs années quelque chose qui tient de la perversion narcissique. Ses comportements pourraient presque tout aussi bien être placés dans la case « perverse » que dans la case « victime » : elle laisse des dizaines de longs messages à la personne encensée ; elle est capable d'écrire à quelqu'un qu'elle l'aime d'un amour absolu et, un paragraphe plus tard, fustiger son comportement mauvais ; elle plonge dans la mélancolie en l'absence de réponse mais, si enfin elle en reçoit une, elle se précipite à nouveau dans les bras de l'autre en oubliant le reste du monde extérieur ; elle élabore des stratégies très poussées pour toucher la personne élue ; elle a beaucoup de difficulté à voir dans l'autre un individu à la personnalité propre, différente de la sienne (en amour, elle croit aux absolus) ; elle est d'une jalousie maladive envers toute personne (toute femme surtout) qui se rapproche de la personne désirée ; elle demande à des tiers de servir d'intermédiaires (par exemple, depuis des années, elle veut que je dise à Jonas qu'il se trompe à propos d'elle, ce que je refuse catégoriquement)... Le cas de Léandra est complexe. Je la connais depuis longtemps et son comportement a changé. Il a changé depuis l'époque de sa rupture avec Z., son premier grand amour. Du coup, peut-être son comportement d'aujourd'hui n'est-il pas structurel mais seulement conjoncturel ? Autrement dit, peut-être sont-ce les événements des dix dernières années qui l'ont changée ? À force de côtoyer des pervers, est-il possible d'en prendre certains traits ?

« Comment leur échapper ? » — (C'est un des sous-titres du livre de Jean-Charles Bouchoux et c'est une très bonne question.) J'avais déjà une idée très précise des réponses possibles. L'auteur la confirme : pour échapper à un pervers narcissique, il faut couper les ponts (page 130 : « L'idéal est encore de couper court à toute relation avec lui »), être confiant en soi et autonome (page 135 : « ne pas chercher son image dans le regard de l'autre ») et ne jamais essayer de trouver un quelconque sens à la logique tordue et paradoxale du pervers (page 137 : « [...] il n'y a pas de parce que [dans le comportement et les discours d'un PN] et, à vouloir mettre du sens là où il n'y en a pas, nous glissons doucement vers le délire et la confusion »). Couper les ponts est l'évidence même : vu qu'on ne peut changer le comportement d'un pervers narcissique, il faut fuir. Fuir, vraiment. Fuir sa présence, fuir ses tentatives de contact et fuir sa fausse logique. Cavaler beaucoup plus vite que le père et son enfant dans le poème de Goethe. Cavaler sans jamais se retourner. — À noter que cette fuite n'est nécessaire qu'à partir du moment où l'on est la cible d'un pervers narcissique. Si l'on n'est pas la pièce maîtresse de son échiquier, on peut très bien continuer à le voir et à lui parler sans conséquence. La question est alors plus de l'ordre de l'éthique personnelle : est-ce que je peux continuer à fréquenter un destructeur de vie, même si ce n'est pas la mienne qu'il détruit ?

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1 Jean-Charles Bouchoux, Les pervers narcissiques. Qui sont-ils, comment fonctionnent-ils, comment leur échapper ?, Pocket, 2011.
2 J'ai aussi, soit dit en passant, vite repéré et mis de côté les quelques allusions chrétiennes (cette idée très présente de « compassion », notamment) qui parsèment le livre et qui n'y ont pas leur place.

Une journée au cœur du processus démocratique

« Donc, si je comprends bien, Papa, tu vas être "roi du vote" ? »
(Gaëlle, vendredi 16 mai 2014.)

Deus ex machina. — Hier soir, désespéré à l'idée de ne pas trouver un secrétaire pour le bureau de vote dont j'ai la responsabilité, je retéléphone à l'assesseure récalcitrante que je n'avais pas réussi à convaincre jeudi dernier. Je tombe sur un répondeur. Je me dis qu'elle a prévu le coup, évidemment : elle a coupé son téléphone pour être certaine que je ne puisse plus la joindre (peut-être est-ce de la paranoïa de ma part ? — Mais non !). Je raccroche sans laisser de message. À peine une minute plus tard, le téléphone sonne. Un homme à l'appareil : « Bonsoir Monsieur, je suis le compagnon de la femme à qui vous avez laissé un message dans la boîte aux lettres aujourd'hui. » Ha ? La seconde assesseure possible sur ma liste ? « Elle n'est pas disponible demain », continue-t-il, « mais j'avais convenu avec la commune que je la remplacerais en cas de besoin. Je remplirai donc cette tâche de secrétaire de bureau de vote avec plaisir ! Je suis parfait bilingue. » Ce monsieur me sauve la vie en m'enlevant une horrible aigreur de l'estomac, raison pour laquelle je lui dis : « Vous me sauvez la vie ! » Il me répond : « Vous sauver la vie ? N'exagérons pas. Il ne s'agit que d'une élection. » (Cette personne au sens civique très développé a été du plus grand des secours durant toute la journée de dimanche, à tel point que je considère avoir une véritable dette envers lui désormais.)

Ce qui n'a pas été et n'ira jamais. — Catapultez-moi président de quoi que ce soit, d'accord, oui, pourquoi pas ? Mais ne comptez pas trop sur moi pour la paperasse, car je suis incapable de gérer la paperasse. Je suis incapable de remplir les formulaires ACF/11bis en trois exemplaires, d'être procédurier, de faire de l'administration courante, de compléter un document de manière soignée ! Quand j'écris que j'en suis incapable, c'est que j'en suis vraiment incapable : ce n'est pas une simple question d'être plus consciencieux ou plus appliqué que d'habitude, non, c'est plus profond : je suis incapable d'effectuer des tâches administratives, répétitives et systématiques. Je perds réellement mes moyens lorsque je suis confronté à ce genre de tâches. — Ayant depuis longtemps conscience de mes propres limites en la matière, j'avais plusieurs jours avant l'élection préparé un classeur (!) contenant chaque document et formulaire dans des pochettes en plastique (!!) séparées par des intercalaires (!!!). Mais le jour même, dans le feu de l'action électorale, le classement a volé en éclats, métaphoriquement du moins ! Note pour la prochaine fois : déléguer l'ensemble de cette partie administrative ennuyante à une personne ordonnée qui aime la chose (un secrétaire de direction, un comptable, un juriste, etc.).

Ce qui a été et ira toujours. — Si vous me donnez pour rôle de coordonner une équipe ou de faire en sorte que tout se passe bien dans un lieu dont je suis le responsable en dernier ressort (c'est-à-dire s'il n'y a personne d'autre pour être le responsable à ma place), je m'acquitterai de la fonction avec probité et honnêteté, et ce même si je ne suis pas naturellement porté à le faire. Comme je le savais déjà, la gestion de mon équipe s'est bien déroulée, de même que celle des électeurs de mon bureau de vote. J'ai toujours été très fort pour paraître extrêmement doux et sympathique, pour prendre des décisions pragmatiques très rapidement et aussi pour donner aux gens le sentiment que leur avis était pris en compte dans chaque décision, même minime. J'aime l'idée de commander sans jamais commander, de donner des ordres sans jamais en donner (j'ai peut-être appris cela à treize ans en lisant Dune). Dans une société saine, quelqu'un qui a une fonction de direction ne devrait jamais donner d'ordres : tout devrait aller de soi, logiquement... et aussi être réversible : est un piètre dirigeant celui qui ne remet jamais en doute ses décisions et qui n'admet pas ses propres erreurs ou faiblesses. Un coordinateur qui donne des ordres stricts — qui n'entend pas ce qu'ont à dire ceux qu'il coordonne — est un faible. (Ce constat n'est valable que si l'on a sous la main une équipe compétente et efficace à qui l'on accorde un minimum de confiance et d'autonomie. Dans le cas contraire, c'est une catastrophe : on ne peut rien faire de grand avec des lourdauds.)

« Tu parles comme si tu avais sous tes ordres une armée de cent mille hommes !
— C'est la même chose ! »

Jalousie. —  « Donc, si je comprends bien, moi, son mari, je ne peux pas aller dans l'isoloir avec elle alors que vous, un inconnu, vous le pouvez ? », me demande-t-il, railleur. Avant cet incident, j'étais presque enclin à penser que ça n'existait pas, alors que ça existe vraiment : un homme qui ne veut pas que j'accompagne sa femme dans l'isoloir pour l'aider à voter. J'ai facilement réglé le problème en me faisant remplacer par une assesseure. Celle-ci fera plus tard la remarque suivante : « Moi, je dis qu'un homme qui se comporte comme ça, c'est un homme qui a un grave problème de confiance en lui. » (Note pour la prochaine fois : toujours avoir au moins une femme dans son équipe, au cas où...)

Trois pouces et demi — Non, ce n'est pas une blague : il s'agit des dimensions des quatre disquettes (!) destinées non seulement à mettre en route les ordinateurs servant au vote électronique, mais aussi à récupérer les informations de l'urne une fois que celle-ci est clôturée. Des années que je n'en avais plus utilisée une. Le vote électronique en Belgique, c'est vintage !

La démocratie incomprise. — J'ai dû assister de nombreuses personnes qui ne comprenaient rien au vote, soit pour des raisons techniques, soit pour des raisons politiques, soit les deux. J'ai pu aider facilement toutes celles qui avaient des problèmes d'ordre technique, mais je n'ai pas pu être d'une grande aide pour celles qui avaient des problèmes d'ordre politique : « Je suis seulement là pour vous assister, je suis tenu à la neutralité absolue ! », ai-je dû répéter à de nombreuses reprises. Les électeurs concernés ne savaient alors pas trop quoi faire, surtout ceux qui me demandaient pour qui ils devaient voter. Certains ne voyaient pas sur la liste des candidats le nom qu'ils avaient en tête et étaient perdus ; d'autres ne savaient même pas ce qu'était un parti et ce qu'il représentait. — Arrivé à ce stade d'incompréhension, le vote est à mon sens une belle mascarade : il n'y a aucun sens à faire voter quelqu'un qui n'a pas l'éducation nécessaire pour comprendre pourquoi/pour qui il vote. (C'est donc avant tout, en amont, une question d'éducation : la démocratie n'a de sens que si tout le monde est éduqué jusqu'à un certain point, et encore ! Donc la démocratie n'a pas vraiment de sens pour le moment. Donc... [Autre débat.])

Du café pour patienter. — Présents en soirée dans la salle du conseil de la commune, après la clôture des bureaux de vote : près d'une centaine de présidents. Certains sont assis, d'autres sont debout ou déambulent dans la salle : un capharnaüm et beaucoup de brouhaha... Au fond de la salle, assise sur un grand siège au centre d'un long bureau, la juge de paix est entourée de ses conseillers. Ils appellent les présidents un à un, dans le désordre : « BUREAU 74 ! », « BUREAU 41 ! ». Quand arrive le tour du « BUREAU 1 ! », tout le monde se met à applaudir et à rigoler, sans raison. Je crois que nous sommes tous un peu fatigués. Dans le coin opposé de la salle, du café ! Mon dieu, du café ! Je me rappelle les mots de notre formateur, le 17 mai dernier : « Nous vérifions ce que vous avez fait de la journée, vous savez. Après l'élection, vous devez venir à la commune avec tous les documents. Cela prendra un certain temps, mais il y aura du café ! » Ce monsieur n'a qu'une parole !

« Monsieur Evenvel veut bien rempiler ! » — Devant Madame la juge de paix et son adjoint (qui n'est autre que le formateur mentionné ci-dessus), je déclare, tout content : « Être président, c'était vraiment une expérience intéressante. Je suis partant pour la recommencer si vous avez besoin de moi aux prochaines élections... » L'adjoint s'exclame : « Ha ! Ça, il faut le noter quelque part ! Avez-vous entendu ce qu'il vient de dire ? Avez-vous un post-it ? Monsieur Evenvel veut bien rempiler ! Il faut le noter, il faut le noter ! » — Est-ce... si rare que ça ? — Toujours est-il que Je suis déchargé de mes fonctions et que je peux enfin quitter la salle. Il est 21 heures 30. Cela fait plus de quatorze heures que je cours dans tous les sens. Je rejoins Léandra au Parvis de Saint-Gilles aux alentours de vingt-deux heures. Il fait presque délicieux dehors. Mon amie va chercher à boire : pour moi, un demi-litre de pils bien fraîche. Mon esprit est vide, je suis heureux. J'ai en tête les paroles de la chanson « Lost On Yer Merry Way » de Grandaddy, qui traduisent merveilleusement bien mon humeur du moment :

« All that I'm asking tonight
Is that I make it back home alive.
No explosions, no crashes, no fights:
I want to get back home
Back home
Back home
Back home tonight. »

Sensibilité à fleur de peau

Ce samedi après-midi, à Namur, une situation inhabituelle : je viens de quitter la « fancy-fair » de l'école de ma fille Gaëlle et je vais manger une glace en sa compagnie... mais aussi avec Maïté, sa maman, et Simon, son demi-frère (c'est la présence de ces deux-là pendant plus d'une heure qui est inhabituelle).

Sur le chemin du retour vers la gare, une situation vaut la peine d'être décrite (contrairement à ladite fancy-fair qui, comme toute fête d'école qui se respecte, est d'un ennui profond) : Simon veut prendre le jouet que Gaëlle tient en main (une sorte de chenille en plastique malléable). Gaëlle refuse. Simon rouspète. Alors Gaëlle lui crie un peu dessus : « Non, Simon, je ne veux pas que tu la prennes car tu ne voudras jamais me la rendre ! » Cinq minutes passent, nous sommes presque arrivés devant la gare et Simon a oublié jusqu'à l'existence de la chenille... Mais Gaëlle se met à pleurer, apparemment sans raison : non pas quelques larmes, mais une véritable crise de pleurs. « Pourquoi pleures-tu tout à coup ? » Réponse : « C'est parce que je n'aime pas la façon dont j'ai répondu à Simon ! J'y ai beaucoup réfléchi et me suis dit que je lui avais sans doute fait beaucoup de peine en lui criant dessus ! »

Simon la regarde alors d'un air interloqué (un regard qui veut dire : « Pourquoi pleure-t-elle ? ») et j'utilise ce comportement pour réconforter ma fille : « Regarde, il a déjà oublié ! Il n'est pas si peiné ! Ce n'est pas grave... », mais rien n'y fait. Rien n'y fait et Gaëlle pleure pendant quelques longues minutes : « Je n'aime pas la façon dont je lui ai répondu ! je n'aime pas la façon dont je lui ai crié dessus ! »

C'est que j'en serais presque fier. Fier en raison de la très bonne capacité d'empathie dont témoigne manifestement cette situation, mais aussi pour l'ensemble de la réflexion qui a conduit à cette remise en question : c'est, pour autant que je puisse en juger, quelque chose de très inhabituel pour un enfant que de réfléchir si loin et de pouvoir appliquer un jugement sur une action passée, en prenant pour base une éthique personnelle, que l'on pourrait résumer par un syllogisme : « Ce qui est injuste est mal. J'ai agi injustement. J'ai donc mal agi. »

Les assesseurs ne siègent pas

Au téléphone, ce midi :
« Bonjour, je me permets de vous contacter car vous êtes néerlandophone et reprise sur les listes d'assesseurs de la commune de Forest pour les élections de ce dimanche. Est-ce que vous êtes toujours disponible ?
— Oui, je viens d'ailleurs de renvoyer ce matin le formulaire à la commune...
(Seulement aujourd'hui ? Mauvais signe.)
— Parfait, parfait. Voilà, je vous explique la situation : je viens d'être désigné président de bureau de vote en remplacement d'un président empêché et j'aurais besoin de vous pour assurer le rôle de secrétaire, qui pourra venir en aide aux électeurs néerlandophones.
— Ha. Écoutez, je vais être franche avec vous : je comptais ne pas exercer, car ce dimanche, c'est l'anniversaire de ma grand-mère. Je peux faire une copie de sa carte d'identité si nécessaire.
— Mais vous venez de me dire que vous avez renvoyé le formulaire à la commune...
— En fait, je comptais passer au bureau de vote ce dimanche matin mais être dispensée.
— Donc vous n'avez pas d'empêchement particulier.
— Sauf l'anniversaire de ma grand-mère.
— Ce n'est pas un vrai motif d'empêchement.
— Écoutez, ce n'est pas de ma faute si vous ne savez pas parler néerlandais.
(Grrr... Rester calme.)
— Ce n'est pas ça le problème : la loi exige que le président soit assisté par un secrétaire parlant parfaitement l'autre langue, de manière à aider au mieux les électeurs néerlandophones.
— Oui, je comprends, mais j'aimerais vraiment avoir mon dimanche. Essayez de trouver quelqu'un d'autre. »
Et elle raccroche.

J'ai longtemps hésité à rapporter son comportement à l'autorité compétente, mais j'ai fini par considérer que ce serait une forme de délation particulièrement détestable. Cette histoire a été un motif de stress durant le reste de la journée, comme à chaque fois que je n'arrive pas à savoir exactement ce que je dois faire, que je n'arrive pas à trancher. J'ai décidé de laisser tomber l'affaire pour l'instant et de la rappeler si et seulement si je ne trouvais personne d'autre. Après tout, j'ai un deuxième nom sur ma liste de secrétaires possibles. Je dois encore lui envoyer une lettre d'urgence.

Par contre, J'ai mémorisé toutes les informations au sujet de cette dame, y compris diverses photographies (que j'ai trouvées très facilement sur la Toile). Si un jour je la croise, cette artiste flamande, je saurai directement à quoi m'en tenir.

Les morts ne votent pas

Réunion  d'information à destination des présidents de bureau de vote ce matin, à Bruxelles.

« Mauvaise nouvelle ! », déclare notre formateur en début de réunion. « Il y a une activité sportive ce samedi, donc contrairement à la fois dernière, vous n'avez pas le droit de vous garer sur le parking. »
Soupirs dans le public. Plusieurs dizaines de personnes se lèvent et sortent de la salle, clé de voiture en main. Dix minutes plus tard :
« Tout le monde est revenu ? Y a-t-il des gens dans l'assistance qui sont mal garés ? »
Une dame lève la main.
« C'est vrai, vous êtes mal garée ? Bon, notez votre numéro d'immatriculation sur un papier. Je viens d'avoir le commissaire au téléphone, il fera sauter le PV si vous en avez un... Même chose pour ceux qui ont dû mettre de l'argent dans un parcmètre. Nous en avons ici pour deux-trois bonnes heures, donc si vous n'avez pas mis assez d'argent dans la machine, c'est pas grave : vous n'aurez pas d'amende. »
Plusieurs personnes se regardent et chuchotent, incrédules : « Hein ? Deux-trois bonnes heures ? »

« Vous devez arriver à sept heures dans votre bureau de vote. Sept heures. Pas sept heures et demi : sept heures. Ne passez pas votre temps à aller chercher des pains au chocolat et du café pour vos assesseurs, hein... Nous nous en chargeons. Oui, nous nous en chargeons désormais, parce qu'un jour, un président a eu la bonne idée de passer par une pâtisserie avant d'arriver dans son bureau de vote. Résultat : il est arrivé à huit heures parce qu'il y avait une file ! »

« Le bureau de vote est ouvert en permanence, de huit à seize heures. Ça peut paraître évident mais ça ne l'est pas toujours, puisqu'un jour, un président de bureau a décidé d'aller au restaurant avec ses assesseurs sur le temps de midi. Il avait laissé une pancarte sur la porte : "Bureau fermé". À son retour, il y avait une file énorme, évidemment ! »

« Il y a une question qui se pose de temps en temps, c'est celle du voile : est-ce qu'une assesseure peut porter le voile ? Le ministère n'a pas rédigé de consigne claire à ce sujet. Tout au plus dit-il qu'il ne faut pas mettre en avant ses convictions philosophiques. Mais c'est très flou, tout ça. En fait, le ministère ne se positionne pas vraiment. Mais si une assesseure arrive voilée, est-ce grave ? Est-ce important ? Vous savez, ça fait trente ans que je suis responsable du bon déroulement des élections, et j'ai connu des curés qui venaient voter après la messe sans s'être changés. Ou des bonnes sœurs en habits de bonnes sœurs... Voilà... Tout cela n'a pas vraiment d'importance. En fait, il n'y a aucun problème. »
Petite pause, puis :
« Ha si, parfois, il peut quand même y avoir un problème : un collectif d'électeurs qui se plaint qu'une assesseure soit voilée. C'est déjà arrivé une fois, c'était le bazar dans le bureau de vote. Ils peuvent même faire circuler une pétition, ou bien remettre une lettre expliquant leur motivation. En tant que présidents, vous êtes chargés de la police dans votre bureau. Ce qu'il faut faire quand ça arrive, c'est prendre le document, le noter dans le PV et leur dire que la juge de paix sera informée de la plainte. En dernier ressort, c'est à elle de décider du bien-fondé de tout ça... »

« Et que se passe-t-il si un électeur veut faire un selfie dans l'isoloir, avec son smartphone par exemple ? », demande un homme au premier rang.
« Ha, eh bien figurez-vous qu'il y a quelques jours, j'ai reçu une note hilarante du ministère à ce sujet. Hilarante... Bon, je vous résume la chose : grosso modo, il faut faire en sorte que ça ne soit pas possible. Ne me demandez pas comment ! »
(Rires dans la salle.)
« Ha, il y a peut-être un truc quand même : c'est de regarder si les pieds de l'électeur sont tournés du bon côté... »
(À nouveau des rires.)
« Parce que bon, si le gars fait un selfie dans l'isoloir, c'est sans doute pour se photographier avec le résultat du vote sur l'écran de l'ordinateur, sinon ça n'a pas vraiment de sens... Le gars, il ne va pas se dire : "Ha, chouette, je vais me photographier dans l'isoloir" ! Et il ne va pas non plus tourner toute la machine pour se prendre en photo avec les pieds dans le bon sens, donc bon... S'il a les pieds tournés, c'est qu'il y a une raison. Mais tout compte fait, est-ce grave ? Le secret du vote n'est pas préservé dans ce cas précis, certes, mais c'est plus lui que ça regarde. C'est un peu comme si le gars se rendait au café après l'élection et criait aux autres clients : "Hé, moi, j'ai voté pour lui, ha-ha !"... »

« Les listes d'électeurs ont été arrêtées le 28 février. Entretemps, il y a eu des rectificatifs. Vous aurez donc le jour du scrutin une liste qui reprend les électeurs qui ne peuvent plus voter parce qu'ils ont été déchus de leurs droits civiques. Il y a aussi ceux qui sont décédés. Leur nom est sur la liste, mais eux, évidemment, vous ne risquez pas de les voir débarquer. »

Conclusion : être président de bureau de vote, c'est à coup sûr avoir plein de bonnes histoires à raconter. Une expérience intéressante sur une longue liste d'expériences intéressantes donc.

Des nouvelles de la plèbe

Lu dans le train qui nous ramène Gaëlle et moi en Belgique : le chapitre « Qu'est-ce qui est noble ? » de Par-delà le bien et le mal1, dans lequel Nietzsche, pour la énième fois — j'ai arrêté de compter —, oppose l'espèce très rare des aristocrates (ces créateurs de valeurs qui refusent toute forme de pitié ou de compassion et qui, par instinct, dominent, exploitent, asservissent, etc., etc.) à la masse vulgaire des plébéiens (qui n'existent que pour permettre justement au premier groupe de se déployer encore plus loin, de se hisser encore plus haut, de vivre une existence encore plus supérieure, etc., etc.2). Somme toute, Nietzsche ne fait jamais que raconter la même chose, encore et encore, affinant des intuitions qui étaient déjà présentes dans ses premiers textes philosophiques. Je commence à bien le connaître (pour autant qu'on puisse connaître, à partir de ses seuls écrits, une personnalité aussi maligne, complexe et subtile, qui plus est morte il y a plus d'un siècle). Dès que le mot « noble » émerge des lignes rédigées par cet homme, je sais à quoi m'attendre : description dédaigneuse de la « morale d'esclaves » (chrétienne, jésuitique, démocratique, socialiste — biffer les mentions inutiles) et, en contrepartie, exaltation de la « morale des maîtres », c'est-à-dire la morale de ceux qui sont leur propre soleil ; ces aristocrates, nés pour commander, qui n'ont d'attention que pour eux-mêmes et, à la rigueur, pour leurs semblables, mais jamais pour les êtres inférieurs, les petits, les « ratés », ce servum pecus qu'ils observent depuis leur cime glaciale, avec le plus grand des mépris...

J'ai souvent eu l'impression de ne pas être à ma place en lisant Nietzsche. Il est facile d'en comprendre la raison : pour moi qui ai été élevé dans un milieu ouvrier socialiste (plébéien de la tête aux pieds si l'on continue dans la veine nietzschéenne), l'idée même d'une inégalité de classes qui serait fondamentalement nécessaire au ciselage d'une humanité supérieure et détachée, et ce de façon héréditaire — car il s'agit clairement pour Nietzsche d'un problème d'hérédité (§264) : « Il est impossible qu'un homme n'ait pas dans le sang les qualités et les prédilections de ses parents et de ses ancêtres » ; c'est d'ailleurs sans doute la raison pour laquelle Nietzsche tenait tant à revendiquer son hypothétique filiation avec une famille d'aristocrates polonais —, cette idée d'inégalité héréditaire, donc, est extrêmement difficile à appréhender. Ce qui entrave ma compréhension, ce n'est pas tant le concept d'inégalité que celui d'hérédité : pourquoi les qualités ou le caractère d'un être humain seraient-ils inscrits dans son sang (dans l'ADN dirait-on aujourd'hui, mais peu importe le terme) ? Nietzsche voit dans la culture démocratique, dans l'éducation du plus grand nombre une façon de masquer l'origine plébéienne des médiocres, c'est-à-dire de faire disparaître cette origine, mais en apparence seulement, car le naturel revient toujours au galop. Et je sens — j'entends presque — au fil des pages le profond dégoût pour cette idée inconcevable de plèbe qui apprend au travers de l'appareil démocratique ; qui essaye de toucher à la connaissance à l'aide de ses misérables doigts crasseux, de ses idées courtes et de ses raisonnements maladroits ; autrement dit qui essaye d'outrepasser son rang de rebut servile au service des puissants.

Ces passages provoquent chez moi de sévères nausées : Nietzsche refuse en quelque sorte aux enfants d'origine modeste le droit de résoudre des énigmes ! Pire encore : il ne les croit pas capables de résoudre des énigmes, ces gueux malpropres ! — Autrement dit : il me refuse le statut de personne intelligente, créatrice et autonome, simplement parce que je suis d'origine « plébéienne ». Il me refuse le statut de pair ! C'est, je dois bien l'avouer, cela qui me choque, bien plus que l'idée très banale que les humains sont par nature inégaux en qualité et en caractère. 

Malgré sa clairvoyance, Nietzsche n'a pas compris — on pourrait dire : « en homme de son siècle », mais c'est une belle insulte pour quelqu'un qui se voulait, et qui était réellement dans une certaine mesure, visionnaire — que l'hérédité est totalement secondaire dans toute cette histoire : que si on entoure tous les enfants de livres, de culture, d'informations (d'informatique !) ; si on leur donne de quoi exercer leur mémoire, leur observation, leur attention, leur curiosité ; si on leur fait découvrir le monde à travers le plus grand nombre de facettes possible ; si on joue avec eux, aiguise leur stratégie, etc., etc., il y a de grandes chances pour que quelques-uns sortent du lot et se mettent à créer de nouveaux mondes, quelle que soit leur origine. Le talent n'est pas si rare, et il se peut même que le génie ne le soit pas. L'hérédité et l'origine sociale importent peu pour celui qui est réellement doué, dès lors qu'il reçoit dès la plus tendre enfance la petite réserve de carburant qui lui sera nécessaire pour décoller et déterminer sa propre trajectoire. 

Je me demande à quel point toute cette mythologie d'« aristocratie créatrice » ne constitue pas simplement, de la part de Nietzsche, une tentative de séduction intellectuelle particulièrement puissante. Car comment un lecteur peut-il, dans la plupart des cas, se positionner face à un texte de cette nature ? (Un texte qui, au sein du vaste ensemble « humanité », a pour objectif de séparer radicalement le bon grain et l'ivraie.) Quels sont les choix de ce lecteur ? Rejeter tout en bloc ? Se sentir exclu ? Ou, bien mieux pour son amour propre, finir par y croire ! Finir par croire que, étant en contact avec ce genre de littérature, étant lui-même arrivé jusque-là, il ne peut pas être l'un des innombrables maillons de cette plèbe honnie ; et donc, par élimination, finir par se considérer comme faisant partie de cette race d'hommes désignée pour commander, créer de nouvelles valeurs, de nouvelles tables, etc., etc. (J'ai placé mes huit « etc. », par groupe de deux : je suis satisfait, je peux arrêter d'écrire. Personne ne me lit, je fais ce que je veux, je suis libre, tra-la-la !).

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1 Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal. Prélude à une philosophie de l'avenir, traduction de Henri Albert revue par Marc Sautet, Paris, Le Livre de Poche, 1991.
2 Hiérarchie du partage des tâches déjà présente dans le fameux paragraphe 462 de Humain, trop humain intitulé « Mon utopie » : « Dans un meilleur ordre de société, le travail pénible et la peine de la vie seront attribués à celui qui en souffrira le moins, partant au plus stupide, et ainsi de suite par degrés jusqu’à celui qui est le plus accessible aux espèces les plus raffinées de la souffrance et qui, par conséquent, même dans l’allégement le plus grand de la vie, souffre encore. » (Voir ici.) La première fois que j'ai lu ce texte, j'en ai été très marqué, presque choqué, au point de m'être demandé si c'était, de la part de Nietzsche, une forme particulière d'humour noir. Bien que l'on ne puisse pas complètement écarter le côté cynique de l'aphorisme, il me semble aujourd'hui évident qu'il faille prendre celui-ci au premier degré.

Elric le Peseur

Alors que la réunion suivait son cours et que je retranscrivais en léger différé ce qu'il racontait, je me suis demandé quel était son mode de fonctionnement : à partir de ses paroles, de ses prises de position, de ses actes, y aurait-il moyen de dégager une sorte de modèle permettant de prévoir ses choix et la façon dont il est susceptible de réagir par rapport à telle situation, à telle proposition ? Une ébauche de solution m'est brusquement venue à l'esprit : tout ce qu'il exprime trahit un sens extrêmement aigu — car il est extrêmement intelligent — de la pesée : toute information qui arrive jusqu'à son cerveau est déposée sur une balance très efficace qui fournit rapidement la meilleure tactique à adopter. Dans ce pesage permanent, le poids le plus lourd semble toujours marqué du sceau de l'utilité : il faut privilégier ce qui est le plus utile, à soi-même comme aux autres. L'aspect esthétique est également présent, mais en retrait : on ne travaille pas d'abord pour la beauté du travail, mais pour servir un dessein précis, selon un plan réfléchi, en suivant une procédure, la meilleure des procédures possibles (car il est également perfectionniste et méticuleux). 

Je me suis demandé si quelqu'un de cette trempe pouvait encore avoir des intuitions, autrement dit, face à une situation inédite, de sentir instinctivement la meilleure façon de procéder sans pouvoir l'expliquer par une séquence rationnelle déterminée ; ou bien encore : d'inventer quelque chose de vraiment nouveau. Sans doute que oui. Peut-être même entoure-t-il a posteriori ses intuitions par une sorte d'enrobage logique/rhétorique ? (Tout cela est très abstrait : je ne suis même pas certain de ce que je veux exprimer dans ce paragraphe.)

Je me suis aussi demandé jusqu'à quel point je n'étais pas moi-même englué dans un processus de pesage permanent ; si je n'étais pas constamment en train de mettre sur une balance différentes idées pour en comparer le poids, la valeur. Si c'est le cas, je le fais en dilettante : toute chose perd de son intérêt à mes yeux lorsque qu'elle devient... utile.

Rêve manichéen

Ce rêve que j'ai fait en pleine nuit : avec ma mère, j'accompagne à la prison de Mons une de mes cousines du côté paternel. Sa mère (ma tante donc) y est incarcérée. Ma cousine est en chaise roulante. Jusqu'ici, la plupart de ces éléments font partie de la réalité : ma tante est réellement en prison en ce moment et sa fille est réellement en chaise roulante, car elle a essayé de se suicider en se défenestrant de sa chambre il y a quelques mois. Seul écart significatif : je n'ai jamais accompagné ma cousine voir sa maman à la prison de Mons. C'est ma mère qui s'en occupe. Ma tante, qui s'est brouillée avec plus ou moins tout le monde dans la famille, serait seule si sa belle-sœur (ou plutôt son ex-belle-sœur) n'était pas là.

Dans mon rêve, je sors de la prison et je me retrouve avec ma maman dans un endroit qui ressemble au Parvis de Saint-Gilles. En fait, c'est un peu comme si je sortais de la Maison du Peuple. Je vois Walter en train de fumer une cigarette non loin de là. Je lui fais de grands signes. On se salue cordialement et je lui explique l'histoire de ma cousine et de ma tante. Je commence à railler : « Comme tu peux le constater, c'est le quart monde chez moi ! » Il se met à rire à gorge déployée, émettant ces grands « ha-ha-ha ! » tonitruants dont il a le secret. Je commence à rire avec lui, mais ma mère m'arrête, choquée : « Mais enfin ! Où est donc passée ton humanité ? »... Et je me réveille.

Ce rêve est presque trop parfait : il est extrêmement facile d'y voir la personnification terriblement manichéenne du démon et de l'ange, comme ceux qui apparaissent dans les bandes dessinées de la vieille école (j'ai Tintin au Tibet en tête mais il y en a plein d'autres) : le rire cruel de Walter symboliserait mon côté froid, cynique, presque démoniaque, face au malheur des autres ; l'intervention de ma mère, au contraire, incarnerait ce côté bienveillant qui fait partie de mon éducation. — Sans les barrières de cette dernière, je me demande bien quel personnage monstrueux je serais devenu : les digues morales ne m'ont jamais arrêté de penser de manière amorale, voire immorale ; par contre, elles ont bridé tout ce qui était chez moi de l'ordre de l'acte lui-même, elles m'ont empêché d'appliquer au monde un comportement qui ne serait pas en accord avec l'éthique familiale. Je suis un être totalement inoffensif et, somme toute, on ne peut que s'en réjouir.