À la pause-café de 9h30, à mon travail, je me mets à pleurer à chaudes larmes, sans raison apparente, et je m'enfuis en courant. Je dévale les marches deux par deux, traverse le bâtiment communal noir de monde en me cachant les yeux du mieux que je peux et sors prendre une bouffée d'air frais sur les quais bétonnés du bord de Meuse. Que m'arrive-t-il ? Me revient soudain en mémoire une partie du discours un rien moraliste que Mary m'a tenu il y a une dizaine de jours : "Tu n'es pas heureux en ce moment, Hamilton. Tu dis que ça va, mais en fait, ça ne va pas du tout ! Il est encore temps de changer, tu sais... Dans dix ans, ce sera beaucoup plus difficile !" Discours auquel j'avais répondu par un haussement d'épaules désabusé.
Je ne suis pas heureux, c'est vrai. Si je me suis mis à pleurer au boulot, c'est parce que je fais une dépression nerveuse. Et si je me suis enfui, c'est parce que je n'en pouvais plus de rester là, à siroter mes cafés comme si de rien n'était... Je marche un peu le long du quai, regarde le fleuve et les vieilles usines métallurgiques au loin. Je trouve que ce paysage industriel en déliquescence ne manque pas de charme, curieusement. C'est mon côté romantique-qui-aime-les-ruines qui veut ça. Après environ une demi-heure de flânerie, je me dis qu'il faudrait que je retourne au boulot, que j'aille m'excuser auprès de mes collègues et que j'explique un tant soit peu mon comportement... Je retourne donc au boulot.
Alors que je remonte les escaliers, Sylvette me croise et me lance un petit "Ça va ?" interloqué... J'arrive dans le bureau de Lodewijk, mon chef, qui ne me laisse même pas le temps de parler : "Je viens d'en discuter avec Rolande. Tu as vraiment l'air bouleversé... Apparemment, tu traverses une mauvaise passe, ça arrive à tout le monde... Si tu veux en parler, pas de problème ! Mais en tout cas, pour aujourd'hui, rentre chez toi, prends quelques jours pour te reposer et reviens-nous en pleine forme, hein ! On ne te reconnaissais plus du tout tout à l'heure...". Je suis gêné, je bafouille quelques mots de remerciement et je suis les conseils de mon chef. Je quitte mon travail, reprends le bus, happe le train vers Bruxelles, rentre chez moi et m'affale dans mon lit pour le restant de l'après-midi.
Aux alentours de 20h30, mon téléphone me réveille. C'est Léandra... Elle veut savoir si je fais quelque chose ce soir car elle me proposerait bien de venir boire un verre chez elle. J'accepte son invitation. Avant de partir, je vais dans ma cuisine et me fais couler un bon café bien noir. Il me faudra bien ça pour affronter à nouveau le monde extérieur.
Les premiers mots de Léandra lorsque j'arrive chez elle sont :
– Je n'ai vraiment pas le moral !
– Arf... Moi non plus.
– J'ai envoyé un message à Jonas tout à l'heure et il ne me répond pas.
– Hmmm...
– On s'était dit qu'on regarderait le cinquième épisode de Star Wars ensemble ce jeudi...
– Écoute, je...
– J'en ai marre de tous ces enfantillages de sa part.
– Léandra, je... je suis désolé, j'ai vraiment le cafard. Je me suis vraiment forcé pour venir ici.
– Oh.
– Je ne peux rien faire pour toi en ce moment. Je pense que je vais retourner chez moi.
Je m'assieds un instant sur le petit siège blanc à côté de sa télévision.
Je suis de nouveau en train de pleurer à chaudes larmes.
Je regarde le sol et me tiens la tête dans les mains.
– Hamilton ?
– Désolé, désolé... Je n'en peux plus, je n'en peux vraiment plus !
– Qu'est-ce qui se passe ?
– Je n'en peux plus de faire semblant. Je n'en peux plus, Léandra !
– Tu veux qu'on aille boire un verre, qu'on aille manger un bout ?
– À quoi bon ? À quoi bon ?
– Allez viens, je t'emmène au Potemkine.
– Pourquoi au Potemkine ?
– Parce que... Allez, viens.
Je suis dans les "coursives" du Potemkine, assis sur un fauteuil confortable. J'ai décidé de couper mon téléphone pour ne pas être dérangé. La programmation musicale du café est terrible ce soir. En ce moment, passe "Cygnet Committee", une de mes chansons préférées de David Bowie (avec "Space Oddity", sur le même album).
Léandra est de retour avec une grande bouteille de vin blanc et deux verres.
– Hamilton, tu es certain que ça va aller pour toi, maintenant, ce vin ?
– Oui, allez, verse-moi un verre.
– D'accord...
– Tu sais Léandra, aujourd'hui, j'ai vraiment penser à me suicider.
Elle s'arrête de verser...
– Ne dis pas ça...
– Si, si. C'est vrai. J'y ai vraiment pensé. Je ne sais pas ce qui se serait passé si j'avais décliné ton invitation tout à l'heure.
– N'en parlons plus.
– Oui, n'en parlons plus.
Je lève mon verre et lance, en esquissant un sourire en coin :
– Alleï, santé, bonheur et tout ce genre de chose, hein !
Léandra esquisse un sourire, elle aussi.
Nous regardons en silence la petite foule du café qui s'active en contrebas.
J'ai l'impression d'observer une fourmilière : la vie grouille, ici. J'ai également l'impression d'être un observateur, un putain de spectateur... Ce soir, je jure solennellement, à l'instar d'un fumeur qui veut absolument arrêter la cigarette, que demain, tout va changer.
We want to live
We want to live
I want to live
I want to live