Caméléon

Je n'aime pas le corporatisme et j'ai toujours eu d'énormes difficultés ne fût-ce qu'à imaginer que je pouvais être proche (ou éloigné) d'un groupe de personnes simplement parce que je partageais (ou pas) l'appartenance à un même corps de métier. Aujourd'hui, je suis plus ou moins historien et archiviste, mais j'aurais pu choisir une tout autre voie : vendeur de crèmes glacées, mathématicien, jardinier, astronome, informaticien, ingénieur, cuisinier, philosophe, spéléologue, bibliothécaire, architecte ou encore libraire... Mais aurait-il fallu, si je m'étais dirigé vers ces métiers-là, que je me sente concerné par le destin des autres glaciers, mathématiciens, jardiniers, astronomes, etc. plus que par celui de n'importe qui d'autre ? Que je défende bec et ongles ma profession pour lui donner la place « qui lui revient » dans le merveilleux monde enchanté du labeur rémunéré ? — Que je sois médiéviste de formation tient presque du concours de circonstances : du fait que, enfant, j'étais émerveillé par les ruines des châteaux forts parsemant les hauts-plateaux ardennais de Belgique et du Luxembourg (mais j'étais aussi, de la même manière, à la même époque, émerveillé par les barrages, par les étoiles et par les grottes) ; du fait aussi que cette prof de français, en fin de secondaire, m'a gentiment rétorqué, sans plus d'explication : « Non. Toi, tu dois aller à l'université ! » (elle avait raison, mais pas pour les bonnes raisons) ; du fait enfin que, dans la mesure où je devais (du moins paraissait-il alors) étudier à ladite université, il a fallu que je choisisse quelque chose de léger mais pas trop, car j'étais, comme je le suis toujours aujourd'hui d'ailleurs, très fainéant. Par conséquent, j'ai choisi l'histoire dans l'idée de bifurquer, après seulement deux années d'études, vers la science du livre et des bibliothèques. Mais j'ai continué l'histoire jusqu'au bout avec, évidemment, le Moyen Âge comme objectif. (À quoi tout cela tenait-il et à quoi cela a-t-il servi ? À rien et à rien, si ce n'est, tout de même, à faire de belles rencontres amicales et amoureuse, à trouver une certaine forme de liberté et à m'amuser en travaillant sur l'histoire du jeu d'échecs en Occident.) — Aujourd'hui, je participe à une assemblée parce que c'est mon métier de participer à ces assemblées. Après la séance, je ne sais pas quoi dire, je ne sais pas quoi faire, je suis constamment gêné, mais je m'accroche pour paraître normal. Mes pairs trouvent naturel que je sois là et que je parle de tout et de rien avec eux. Ils me connaissent. C'est pourtant, je le sais, une imposture de tous les instants. J'aurais pu être marchand de crèmes glacées ou architecte tout en restant un imposteur quand même. J'aurais pu participer à un congrès de botanistes consacré dans son entièreté à la thigmonastie que je me serais comporté exactement de la même façon ! Manière compliquée, s'il en est, d'expliquer que je n'ai pas vraiment de métier, que je n'en aurai jamais vraiment et que je suis un imposteur quand j'essaye de m'en fabriquer un, socialement du moins.

Bon Samaritain

Jerry Seinfeld, George Costanza, Elaine Benes et Cosmo Kramer vont-ils mourir dans un crash, piégés à l'intérieur du jet privé qui est censé les emmener à Paris mais qui subit un méchant décrochage alors qu'il survole la côte Est des États-Unis (première partie du double-épisode final de Seinfeld, 1998) ? « Is this it? Is this how it ends? », crie Jerry. « It can't. It can't end like this! » Non, la série ne se terminera pas avec la mort des quatre principaux protagonistes. Dommage : ç'aurait pu être une belle fin malheureuse et bien abrupte, comme je les aime ! — Après quelques longues secondes de panique, les pilotes redressent l'appareil et le posent en douceur dans la localité imaginaire de Latham (Massachusetts) pour une courte escale. Se promenant dans les rues de la petite ville en attendant le redécollage de leur avion, les quatre amis assistent, sans jamais intervenir, à un carjacking à main armée : ils regardent, passifs, un obèse se faire dépouiller de sa voiture et se contentent de lancer de temps à autre des plaisanteries douteuses concernant son poids... Mais l'homme les remarque et signale leur conduite (ou plutôt leur non-conduite) à un agent de police, qui les arrête pour avoir enfreint une loi récemment votée dans le comté, du nom de « Good Samaritan law », selon laquelle le fait d'ignorer une personne en danger est un crime passible d'amende, voire d'emprisonnement. (Ironie de ce show à propos de rien : ils sont arrêtés pour... n'avoir rien fait !) — Alors vient le procès, ce drôle de procès qui clôt les neuf saisons hilarantes d'une des plus célèbres sitcoms de l'histoire des sitcoms américaines... L'idée derrière ce curieux final est facile à comprendre : il s'agit de transformer la toute dernière histoire en un immense et unique retour de flamme : pendant neuf saisons, ces quatre-là se sont souvent comportés comme des salauds sans nullement se faire inquiéter ; ils ont toujours fuit d'une manière ou d'une autre leurs responsabilités ; ils n'ont pas arrêté de mentir, tricher, voler et écraser les autres ; ils se sont comportés en parfaits égoïstes et, à aucun moment, ils n'ont fait preuve de la moindre empathie... Aujourd'hui, ils sont jugés pour un fait qui, en quelque sorte, résume l'ensemble de leur comportement passé. Nombreux sont ceux qui se pressent à leur procès et, dans l'assistance, certains sont là pour les voir tomber. À la barre, les témoins convoqués par l'accusation se succèdent à vive allure : la vieille Mabel Choate, à qui Jerry a volé un pain à l'arraché ; Robin, ancienne petite amie de George, qui a vu ce dernier bousculer et piétiner femmes et enfants pour sortir en premier d'un immeuble en feu ; etc. Finalement, au terme de tous ces témoignages, les quatre seront reconnus coupables par le jury et écoperont d'un an de prison ferme. — Est-ce une bonne sortie pour une série de cette qualité ? Il faudrait, pour répondre à cette question en toute connaissance de cause, que je regarde l'ensemble du show une seconde fois. Une chose est certaine : j'ai détesté ce procédé, hélas par trop fréquent dans les séries à succès, consistant à ressasser d'anciennes scènes tournées des années auparavant en les intercalant dans le fil de l'intrigue sous forme de flashbacks... Un bon scénario ne devrait jamais avoir recours à de pareilles redites ! (Voilà qui est exprimé même si tout le monde, à commencer par moi, s'en balance ! Maintenant, exit Seinfeld !)

Zone pluvieuse

Me plaindre du temps qu'il fait dehors ne sert à rien. C'est un peu comme si je me plaignais que le chêne perd ses feuilles en hiver : je n'ai aucune prise sur l'événement donc pourquoi me lamenter ? Le fait de me plaindre du temps, de la météo est quelque chose que je ne pratique qu'en société, et non pour moi-même : c'est une activité qui se déroule en compagnie d'autres humains qui acquiescent avec tristesse en lançant des « Eh oui ! » ou bien des « Pfff ! » de circonstance. Seul, il ne m'arriverait jamais de regarder par la fenêtre de mon appartement le soir et de soupirer en constatant que le ciel est couvert et qu'une ridicule petite bruine maussade tombe par intermittence sur la ville. Les conditions météorologiques n'ont aucune prise sur mon moral, mais lorsque je parle du temps avec des amis ou des collègues, il m'arrive pourtant parfois de lancer des phrases bateau comme : « C'est déprimant ! » — En Wallonie, un mot de trois lettres permet de décrire avec une assez bonne précision le temps qu'il fait en ce moment en Belgique : il fait cru. « Cru » est une belgicisme qui signifie à la fois froid et humide. Il fait cru lorsque, même emmitouflé dans un imperméable, l'humidité arrive à se frayer un chemin à l'intérieur des vêtements, jusqu'à la peau, et à donner au corps une sensation désagréable de froid mouillé. On entend parfois dire que les Inuits ont au moins douze mots différents pour décrire la neige, parce que cette dernière est de circonstance là où ils habitent, mais cette croyance est au mieux un beau raccourci sans trop de sens, au pire une information complètement fausse (voir ce lien ; le reste du site vaut la peine d'être lu ou, au moins, survolé). En Belgique, on pourrait croire, de la même manière, que nous avons de nombreux mots pour décrire le froid et l'humidité, mais il n'en est rien : nous avons seulement le mot « cru » en plus dans notre vocabulaire, et ce n'est déjà pas si mal. — Je sais à quoi me fait penser le ciel bruxellois depuis quelques jours : à l'album Astérix chez les Belges ! Dès que les trois Gaulois pénètrent dans la partie septentrionale de la Gaule, le ciel devient d'un gris uniforme et pesant, hommage à peine voilé de Goscinny et Uderzo au grand Jacques et à son ciel « si bas » et « si gris ».

Sacrée discipline

Il fait tellement froid et humide ce soir que seuls quelques téméraires fumeurs restent en terrasse de la Maison du Peuple, sous les parasols qui, pour le moment, font plutôt office de parapluies. J'opte pour l'intérieur du café. Au comptoir, après m'avoir servi, un des serveurs m'interpelle : « Tu travailles à Liège ? Je t'ai vu dans le train dernièrement... » En effet. Je lui explique tant bien que mal mon boulot : historien ; centre d'archives ; depuis sept ans ; bla-bla-bla ; voilà, voilà ! « Tu te rends à Liège tous les jours de la semaine depuis sept ans ? », me demande-t-il avant d'ajouter : « Tu dois avoir une sacrée discipline... Tu vas te coucher très tôt pour survivre, n'est-ce pas ? » (Petit comique, va !) Il m'explique que s'il prend ce train de temps en temps, c'est parce que quelques-uns de ses cours universitaires sont externalisés et se donnent à l'Université de Liège. Et que fait-il comme études ? Réponse : la philosophie ! « La philosophie ? », m'exclamé-je, étonné, « J'adore la philosophie ! » (Sans blague ?) Mais il repart déjà pour servir quelqu'un d'autre. Surpris, je n'ai même pas pensé à lui demander s'il avait un sujet ou un philosophe de prédilection. Ce sera pour une prochaine fois, sans doute.

Traumatisme félin

« On peut s'imaginer un animal en colère, craintif, triste, joyeux, effrayé. Mais un animal qui espère ? Et pourquoi pas ?
Le chien croit que son maître est à la porte. Mais peut-il aussi croire que son maître viendra après-demain ? — Que ne peut-il donc pas faire ? — Comment est-ce que je le fais, moi ? — Que devrais-je répondre à cette question ?
Seul peut espérer celui qui sait parler ? Seul le peut qui maîtrise l'emploi du langage. Ce qui veut dire que les manifestations de l'espoir sont des modifications de cette forme de vie complexe. (Si un concept fait référence à un caractère de l'écriture humaine, il n'est pas applicable à des êtres qui n'écrivent pas.) »

(Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, II-i.)
Début d'après-midi, sous un ciel gris, presque menaçant, en terrasse de la Maison du Peuple de Saint-GillesJe tente, avec énormément de difficulté, de rédiger un paragraphe sur Zweig. Un homme et une femme, la trentaine, s'installent en périphérie de ma table. « N'est-ce pas trop compliqué de travailler ici ? », me demande l'homme. « Non, pas du tout », lui réponds-je, « j'ai au contraire beaucoup de mal à me concentrer lorsque le monde autour de moi est silencieux. Je préfère un brouhaha permanent à un silence pesant ! » Il me dit : « Nous allons essayer de parler de choses intéressantes, tout de même ! ». Lui, au moins, se rend compte que les murs ont des oreilles. Lors de la conversation, ils aborderont les sujets suivants : les pèlerins permanents de Saint-Jacques-de-Compostelle ; la véracité des équations de Sheldon Cooper sur les tableaux en arrière-plan dans The Big Bang Theory et la localisation corporelle des différents chakras. (Cherchez l'intrus.) — Début de soirée, toujours en terrasse de ladite Maison. Andrew revient de chez Léandra où, comme chaque jour depuis que celle-ci est partie en vacances, il a nourri Quid et lui a apporté un peu de chaleur humaine. L'adorable petit chaton a récemment été traumatisé par des travaux dans l'immeuble qui ont fait trembler les murs de l'appartement. Il semble par ailleurs tester l'autorité en ce moment, par exemple en montant sur la table alors qu'il sait qu'il ne peut pas monter sur la table. D'où cette question : comment un animal dépourvu de langage a-t-il conscience de ce qu'il peut et ne peut pas faire ? Comment sait-il quelque chose ? Peut-il se souvenir ? Peut-il projeter ? Peut-il se représenter autre chose que ce que son cerveau lui dicte ici et maintenant ? Vite, vite, il faut se replonger dans l'œuvre de Wittgenstein !

Bizarro

Le fait que je sois une larve dépourvue de toute vigueur évoluant dans un monde de pyrales (voir article d'hier) ne m'empêche pas de « faire quelque chose » de ma vie : je continue donc à regarder, de manière méthodique et systématique, épisode par épisode, la célèbre sitcom Seinfeld dont j'ai commencé le visionnage au début du mois d'avril. Les épisodes qui me font le plus rire sont souvent liés au renversement complet des valeurs et des comportements. C'était déjà la cas avec « The Opposite » (finale de la cinquième saison) et ça l'est toujours, pour prendre un exemple particulièrement réussi, avec « The Bizarro Jerry » (troisième épisode de la huitième saison), référence explicite au Monde Bizarro de l'Univers DC, une planète cubique dont les habitants se comportent toujours à l'opposé des Terriens et sur laquelle il existe des versions « Bizarro » de nombreux personnages de DC Comics : Bizarro, version miroir de Superman, Bizarro-Lois Lane, etc. — Au cours de cet épisode de Seinfeld, Elaine Benes se met à fréquenter un groupe de trois amis qui s'avèrent être l'exact opposé de ses trois autres amis : Kevin (Bizarro-Jerry) est quelqu'un en qui l'on peut avoir confiance, sur qui l'on peut compter, doux, gentil et à l'écoute des autres ; Gene (Bizarro-George) est un homme poli, honnête, bien habillé et charitable ; quant à Feldman (Bizarro-Kramer), contrairement à son antagoniste, il frappe toujours à la porte avant d'entrer et offre de la nourriture plutôt que d'en récupérer dans le frigo de son voisin. Même l'appartement de Kevin est le reflet de l'appartement de Jerry : tout y est inversé, jusqu'au vélo pendu à l'un des murs qui devient... un monocycle dans la version « Bizarro ». — Une véritable source d'inspiration pour mon journal que ce monde à l'envers, même si... bah... d'une certaine manière, je l'ai déjà utilisé sans le savoir.

Jerry Seinfeld et ses amis rencontrent
brièvement leurs homologues Bizarro.

Désenchaîné

Gaëlle passe le week-end de la Pentecôte chez sa maman ; Mary s'en est allée à Barcelone, pour une semaine, afin d'assister avec des amis au grand festival musical alternatif Primavera Sound ; Léandra, elle aussi, est partie en vacances aujourd'hui (sur l'île d'Oléron), laissant à Andrew le soin de s'occuper de Quid, l'adorable chaton aux coussinets moelleux et à la petite langue râpeuse. Quant à moi, je n'ai rien de prévu... Strictement rien : je peux faire ce que je veux, comme je veux, où je veux, et ce pendant trois jours, seul dans mon appartement en compagnie de mes amies les pyrales au « petit vol mal assuré » (l'expression n'est pas de moi). — Las ! Sans aucune structure (travail, soirées entre amis, entourage familial, gouvernement dictatorial, présence d'une femme dans ma vie, abduction par des Zéta-réticuliens...*) pour me dicter un tant soit peu ma conduite, je suis une véritable larve et il me faut donc quatre fois plus de temps pour tout faire : pour me lever, pour prendre un bain, pour écrire, pour avoir l'idée de m'habiller dans l'éventualité de sortir et de faire quelques provisions de nourriture... — Ces journées durant lesquelles je n'ai rien à faire (et, par conséquent, je peux tout faire) pourraient devenir un véritable enchantement, mais ce n'est pas comme cela que je fonctionne : pour que je sois libre, il faut que je sois un minimum enchaîné. (Voilà un véritable paradoxe !)

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* Classement par ordre de vraisemblance.

Evenvel-Delarose

En ce moment, par la force des choses, je passe une partie de mon temps libre à réfléchir sur ma famille proche. Il y a matière à réflexion : mon père ne cache même plus sa nouvelle idylle et ma mère doit entièrement revoir le schéma de son existence alors qu'elle est à un an et un mois de la soixantaine. — Parmi les réflexions périphériques, celle-ci : comment sont réparties, au sein même de ma personnalité, les différentes influences parentales ? Hier, dans le train de retour vers Bruxelles, alors que je regardais le paysage coutumier défiler, la réflexion, à peine commencée, a très vite abouti à toute une théorie... Une théorie échafaudée bien trop rapidement pour être autre chose qu'une construction mythique, voire mythologique, de mes racines. — De mon père, et plus certainement encore de mon grand-père paternel, Hildebrand Evenvel, j'ai hérité du radicalisme et de cette pointe d'autoritarisme et de colère qui est à l'origine de certains comportements cruels dont il a pu faire preuve au cours de sa vie. Une anecdote racontée par mon père, il y a longtemps : Mamy, Papy et leurs sept enfants, tous sapés en tenue du dimanche, sont fin prêts pour se rendre à une fête familiale. Au moment de partir, papy Hildebrand s'assied dans son fauteuil et déclare, péremptoire, sans aucune explication : « On n'y va pas ! » La question est directement réglée : malgré la matinée prise par ma grand-mère pour habiller, avec une patience d'ange, ses sept enfants, personne n'est sorti ce jour-là. — De ma mère, et surtout de la famille de ma grand-mère maternelle (la famille Delarose), j'ai hérité de tout autre chose. Cette branche-là est plus littéraire et intellectuelle bien que, tout comme la famille de mon père, d'extraction ouvrière. Un des frères de ma grand-mère a donné naissance à deux débiles mentaux et... à Bertrand, un génie timide et asocial qui a fini sa vie tristement, obèse, dans son petit appartement délabré de la banlieue carolorégienne. Il écrivait des poèmes, faisait des jeux de mots et inventait des objets, dont un piège à souris d'un genre nouveau. Ma mère est d'une honnêteté sans faille ; elle est aussi une maniaque qui traque la moindre poussière, qui déteste tout changement de plan dans sa journée et compte les carrelages ou les lettres d'un mot dès qu'elle en a l'occasion. Ma tante dévore un livre par jour, écrit et récite des contes. Quant à la petite dernière, ma cousine Chelsea qui s'apprête à entrer à l'université, elle s'est toujours posé beaucoup de questions originales... — Tous ces traits que je retrouve au sein de la famille de ma mère, je ne les observe jamais dans la famille de mon père, où les livres sont terriblement absents, de même d'ailleurs que les pensées singulières. Deux mondes donc : du côté maternel, une certaine forme de romantisme littéraire et une tendance à l'idéalisme ; de l'autre, un matérialisme radical et pragmatique, un « C'est comme ça et pas autrement ! » qui peut s'avérer déroutant de prime abord. Et au carrefour de ces deux mondes : H.L.E.

Le train qui arrive toujours en retard

Le train en correspondance de 8 heures 25 que je prends tous les jours à la gare de Liège-Guillemins pour rejoindre mon travail possède une caractéristique assez singulière : au cours des trois derniers mois, je ne l'ai jamais vu à l'heure. Ce n'est pas qu'il est souvent en retard lorsque je dois le prendre, non : il est toujours en retard. Quelquefois, je me dis que la situation pourrait facilement être résolue : étant donné que le train accuse systématiquement un retard de cinq à dix minutes, pourquoi ne pas décaler symétriquement (c'est-à-dire de dix minutes pour être parfaitement à l'aise) son heure d'arrivée sur les panneaux horaires, de manière à ce qu'il soit perçu, la plupart du temps, comme parfaitement à l'heure, voire même en avance ? Évidemment, je ne crois pas une seule seconde qu'une telle rectification soit possible : je me doute bien que la gestion des grilles horaires de l'ensemble d'un réseau ferroviaire s'avère de loin beaucoup plus complexe que l'application d'un simple rectificatif spécifique. — Autre chose : je remarque que ces retards n'ont strictement aucun effet sur mon moral. Tout au plus sont-ils embêtants le matin, socialement parlant du moins, car ils se répercutent à chaque fois sur mon heure d'arrivée au bureau. Quant au train de retour, dans la mesure où je passe la plupart de mes soirées en solitaire à lire, écrire ou (en ce moment, mais c'est bientôt fini) regarder Seinfeld, le fait que je sois chez moi une heure ou deux plus tard n'a aucune conséquence dans la mesure où je peux vivre exactement de la même façon autre part. Le train peut donc être retardé, détourné, supprimé que je n'en ai vraiment, mais alors vraiment rien à battre ! Aux yeux de la SNCB, je suis donc en passe de devenir le navetteur idéal : je ne me plains jamais de ces retards, ces derniers ne me mettent jamais de mauvaise humeur et, mieux encore, ils peuvent même s'avérer très utiles pour, de temps à autre, combler les vides du présent journal. 

Temps long

Ce matin, je travaille à l'un des dépôts d'archives. — Si je prends pour référentiel un temps très long (un millier d'années est sans doute suffisant ici, bien que, pourtant, ce ne soit pas à proprement parler un temps très long ; mais qu'est-ce qu'un temps très long ?), à quoi cela sert-il de dépoussiérer des archives, de les reconditionner, de les cataloguer, de les inventorier ? Tous ces papiers sont, tout comme nous tous, à plus ou moins court terme, voués à la destruction. Même numérisés, ces documents seront détruits et oubliés un jour prochain. — Plongés dans notre quotidien, nous ne pensons que très rarement, voire jamais, au long terme (comme, par exemple, un million d'années dans le futur) et encore moins au très long terme (comme plusieurs milliards d'années, ou plus loin encore : la mort du soleil ; l'univers proche du zéro absolu et l'impossibilité de toute vie). Quand bien même tous ces documents seraient correctement numérisés, bien catalogués et par conséquent peut-être préservés pendant des siècles ou des millénaires, les informations qu'ils contiennent finiront tout de même un jour par ne plus exister du tout. — « Tout cela est vain ! », dis-je à Lodewijk ce mercredi matin en montant une étagère, après lui avoir brièvement résumé cette pensée fugace. L'exclamation prend la forme d'une boutade et nous en rions à plusieurs moments de la matinée, mais elle est tout de même terriblement réaliste. Ce qui a de l'importance aujourd'hui en aura beaucoup moins demain et, plus tard encore, à un moment beaucoup plus rapproché qu'on ne pourrait l'imaginer de prime abord, ce qui a de l'importance aujourd'hui n'en aura plus du tout. Souvent, pour me convaincre de cette pensée, je réfléchis à autre chose qu'à des simples papiers inertes : je pense à mes huit arrière-grands-parents... Que sais-je de leur vie à l'exception de quelques informations disparates : un prénom, un nom, quelques rares anecdotes ? Leur existence toute entière est oubliée ; ils ont presque déjà disparu ; dans deux ou trois générations, ils n'existeront tout simplement plus du tout. Je pourrais néanmoins retrouver leur trace, faire une généalogie, reconstruire une parcelle de leur vie au prix de nombreux efforts (ce qui pourrait être passionnant, soit dit en passant), mais dans mille ans (et si pas dans mille ans, dans dix mille ans !), cette recherche sera de toute façon perdue. — Mais alors pourquoi, pourquoi est-ce que je continue à donner de l'importance à tout ce que je réalise ? Pourquoi est-ce que je me relis sans cesse, traquant la faute ? (Parce que je ne peux m'empêcher d'être humain et de combler l'ennui du mieux que je peux, voilà pourquoi !)