Éloge du couteau suisse

J'ai toujours adoré ces petites merveilles d'inventivité et de densité que sont les couteaux suisses. (Cette information est-elle en contradiction avec ce que l'on sait de moi, à savoir, entre autres, que je déteste l'armée et que j'ai les plus grandes difficultés à me frayer un chemin en compagnie de scouts ? Peut-être l'information est-elle « en contradiction », mais je m'en tamponne le coquillard !) — Enfant, je ne me promenais jamais dans les bois entourant la maison de famille sans mon fidèle Victorinox multifonctions comprenant, parmi des dizaines d'autres outils, un stylo à bille, une loupe et un mini-tournevis inséré à l'intérieur du tire-bouchon (la présence de ces trois outils-là constituait un véritable émerveillement pour le gamin que j'étais). Ce canif haut de gamme m'avait été offert par mes parents lors d'un de nos nombreux périples au Grand-Duché de Luxembourg. (Était-ce à Esch-sur-Sûre ou à Vianden ? Je pense que c'était à Esch, mais je n'en suis plus sûr.) — Ce que j'aime dans ce concept de couteau suisse, c'est que celui-ci n'a pas pour vocation d'être spécialisé, c'est-à-dire dédié à une tâche unique (comme pourrait l'être un simple couteau à cran d'arrêt, par exemple) mais au contraire d'être généralisé afin de répondre à un très grand échantillon de situations différentes. Avec un couteau suisse, je peux couper de la viande, écailler un poisson, scier une branche, coudre, mais aussi ouvrir une bouteille de vin, décapsuler une bouteille de bière, me curer les dents ou encore me limer les ongles... — Cet objet s'adapte à tout et c'est pour cela que je l'aime, presque par principe ! Si je devais me réincarner dans un objet, ce serait à coup sûr dans un couteau suisse... Car, après plus de trente ans d'existence aléatoire, j'ai fait une belle grande croix sur l'idée même de spécialisation, qui ne me convient absolument pas : à l'instar du couteau suisse, je veux être un putain de généraliste. Je veux pouvoir m'intéresser un jour à Wagner et un autre à la façon dont se forment les cyclones ; un jour à la philosophie allemande et un autre aux quasars ! Je veux être en mesure de tout comprendre. Ce ne sera jamais qu'une compréhension très superficielle, mais cette superficialité-là, si je la compare à ce que j'appelle, depuis la petite cabane de mon propre entendement, « la superficialité », me convient parfaitement.

Hermine

Les beautés féminines immortalisées dans les peintures de la Renaissance — ces jeunes femmes à la peau diaphane, à la fermeté tranquille et à la timide assurance qui ont servi de modèles à Filippo Lippi, Léonard de Vinci ou encore Raphaël, pour ne citer que ces trois-là — ne sont plus que poussière aujourd'hui. Compte tenu de l'intervalle de temps qui me sépare de leur jeunesse, elles auraient pu vivre et mourir dix fois d'affilée sans que j'aie la moindre chance de croiser un jour leur regard. C'est un constat évident et banal, qui me vient néanmoins très souvent à l'esprit lorsque je contemple une peinture de cette époque-là, et ce d'autant plus facilement que la femme qui sert de modèle au maître est un archétype de beauté, de grâce et de jeunesse. — Lorsqu'on est sensible à ce genre de pensée (une pensée qui appartient beaucoup plus au domaine de l'émotion brute et incontrôlable qu'à celui de la raison), il n'y a seulement, à mon sens, que deux façons de réagir : soit en pleurant à chaudes larmes, mais sans réelle tristesse (ces lignes sont très personnelles et je ne sais pas si j'arriverai à me faire comprendre de qui que ce soit, mais qu'importe !) ; soit à la manière d'un Goethe ou d'un Schopenhauer, ce dernier étant d'une grande aide en la matière. Plutôt que de se lamenter sur le côté fugace, éphémère et périssable de toute beauté humaine et de toute vie (j'ai pris pour exemple la beauté féminine tout comme j'aurais pu mettre en avant l'entendement d'un génie, tout aussi périssable), un autre point de vue est possible : ce qui a disparu avec la mort d'une modèle, ce n'est pas la beauté en général, mais sa beauté à elle. La beauté, en tant que forme, en tant qu'idéal, n'a en rien disparu : elle se répète de génération en génération depuis très longtemps ; elle change seulement d'enveloppe, au sens purement matériel du terme (aucun mysticisme dans ce que j'écris). — Ce genre de raisonnement peut s'avérer intéressant lorsqu'on l'applique à soi-même, au-delà de ce concept de beauté qui est, somme toute, très annexe. C'est, je pense, une des plus belles répliques à la peur que nous développons envers l'idée de notre propre mort. Il est particulièrement difficile d'imaginer que la seule parcelle d'existence dont nous disposons sera un jour réduite à néant, parce que nous n'avons jamais connu que cette parcelle d'existence-là ; parce que ce que nous percevons est tout ce que nous avons. Et pourtant, notre mort ne sera qu'un des phénomènes les plus périphériques et les plus insignifiants de ce monde, qui parviendra très bien à exister sans notre présence. Cette pensée peut paraître insupportable parce que nous ne pouvons faire autrement que d'imaginer, parfois avec un véritable effroi, notre propre néant ; mais elle devient presque acceptable si nous retournons le paradigme : l'individu (notre individu) meurt, mais la forme humaine générale persiste, au sein de l'humanité. (Mais... Mais... Dans plusieurs milliards d'années, voire sans doute bien avant, l'humanité toute entière ne sera plus que poussière et, par conséquent, son essence même sera définitivement morte ! — En ce qui concerne cette pensée-, il n'existe pas de solution aussi facile que l'idée de « sauvegarde éphémère de la forme » : si je pense l'humanité sur le très long terme, je me rends compte que nous sommes complètement perdus et, dès lors, aussi, que tout est vain, pensée très étrange si je la compare avec l'importance que je peux donner à certaines manifestations très précises de la beauté dans l'art.)

029

Le Devinoscope II

J'avais de bons espoirs quant à ce « Devinoscope II » sur Facebook : j'avais l'impression d'avoir découvert un filon, de tenir une idée pas trop mal foutue de sport cérébral... Cependant, il semblerait qu'à de rares exceptions près, personne ne daigne jouer. Je me suis donc rapidement demandé : est-ce trop compliqué ? Est-ce que la plupart des gens s'en fichent ? Ou bien encore : mes « amis » voient-ils ce que je poste sur ce réseau social ? — Je me dis que si d'autres personnes proposaient des énigmes originales (comme Mister H en son temps avec ses sympathiques « Dingbats »), je me précipiterais pour les résoudre au plus vite... D'ailleurs, je me rends compte que les quelques rares joueurs qui participent assidûment en ce moment à ce Devinoscope II sont grosso modo dans le même état d'esprit que moi : pour dormir en paix, ils doivent absolument trouver la solution ; le problème doit être derrière eux. Mais il faut croire que j'ai grandement surestimé le nombre d'individus qui, au sein de mon réseau social, sont prêts à consacrer un temps certain à la résolution d'énigmes de ce genre. — En parallèle, je me pose de plus en plus la question de l'intérêt de ma présence sur ce réseau, tant les interactions sont faibles et médiocres. À quoi cela sert-il d'être sur un réseau social si la majorité des interventions, même après filtrage, consistent en des opinions à l'emporte-pièce ; des vidéos publicitaires ; des citations apocryphes ; des statuts personnels sans trop d'intérêt ? À chaque fois, la même réponse : cela permet de se tenir informé. D'accord, mais informé de quoi ?

L'énigme #29 du Devinoscope II, inédite à ce jour.
(D'autres, précédemment postées sur Facebook,
se trouvent désormais sur ce compte Flickr.)

Riches heures

« (...) Le miracle d'hier est devenu aujourd'hui une évidence, et à partir de cet instant la terre entière bat, si l'on peut dire, d'un seul cœur. Les hommes, qui s'entendent, se voient, se comprennent, vivent à présent au même rythme d'une extrémité à l'autre de la terre, devenus, à l'image de Dieu, omniprésents grâce à leur propre force créatrice. Et l'humanité serait merveilleusement unie à jamais, grâce à sa victoire sur l'espace et le temps, si elle ne se laissait troubler sans cesse par l'idée folle et funeste de détruire cette unité grandiose et d'utiliser précisément les moyens qui lui confèrent la puissance sur les éléments pour s'anéantir elle-même. »

(Stefan Zweig, « Le premier mot qui traversa l'océan »,
Les Très Riches Heures de l'humanité, 1927 pour l'édition originale.)
Une idée traverse de part en part ce recueil de douze récits historiques : les nombreux événements qui ponctuent l'histoire de l'humanité ne sont pas d'une importance égale ; l'histoire progresse par bonds, par paliers ; certaines heures, certaines minutes, voire certaines secondes se détachent de la contingence du temps pour marquer durablement les siècles à venir... De la chute de Byzance le 29 mai 1453 à l'épisode du « wagon plombé » marquant le retour de Lénine en Russie en avril 1917, en passant par d'autres événements a priori légèrement plus anodins comme cette minute d'hésitation de Grouchy qui aurait précipité la défaite de Napoléon à Waterloo (18 juin 1815), ou bien la première liaison câblée transatlantique (été 1858), ou bien encore l'exploration de l'Antarctique par le Capitaine Robert Falcon Scott (1912), Zweig propose une vision où l'homme, à certains moments-clés de l'histoire à tout le moins, dispose pleinement de son libre arbitre. Pour Zweig, le monde peut être, à de rares moments décisifs, radicalement transformé par la marque du génie, d'un seul génie (Goethe, Haendel et Tolstoï ont droit à leur propre chapitre, ce qui montre, soit dit en passant, le bon goût de l'auteur), mais également par la mauvaise décision d'un « médiocre » incapable d'appréhender le sens de l'histoire, incapable de comprendre le sens du destin dont il n'est qu'un engrenage (les mots sont durs envers Grouchy, « homme brave, dévoué et sûr, mais sans génie »). — Zweig raconte l'histoire du monde à la manière d'un enfant. Je veux dire par là (et c'est en grande partie un compliment) qu'il est optimiste, naïf et utopiste jusqu'à l'extrême ; qu'il observe chaque événement, même ancien, avec un regard neuf et émerveillé, tout en étant, bien sûr, parfaitement documenté. Il n'est pas question ici de montrer l'histoire dans tous ses entrelacs mais plutôt d'en faire ressortir les faits les plus saillants, de les interpréter à nouveau comme s'il s'agissait d'axes historiques autour desquels le destin du monde pivotait réellement. (Que cette interprétation de l'histoire soit vraie ou fausse est un tout autre débat.) — Et puis, il y a le style. Zweig ne noie jamais la narration dans la boursouflure : il écrit bien, il est clair, il a les bonnes expressions, il a le bon rythme, mais il n'est jamais alambiqué ni ampoulé, et, surtout, il n'en fait jamais trop. C'est un jeu terriblement difficile que d'écrire avec style sans que ce style ne se remarque, sans qu'il ne soit omniprésent au point d'en faire oublier le fond de l'affaire !

Copier-coller

Si j'étais fainéant au point de renâcler à réécrire autrement ce que j'ai déjà écrit auparavant, je pourrais rédiger quelques-unes de mes journées à l'aide de simples copier-coller d'articles antérieurs, auxquels j'ajouterais simplement un ou deux compléments d'information sur ce qui a changé au regard de la dernière fois. — Par exemple, voici le copier-coller du jour : comme chaque vendredi (ou presque), Gaëlle et moi nous reposons à notre table habituelle, à la brasserie « Le Flandre » ; Gaëlle retrouve sa Nintendo 3DS devant un verre de grenadine et un paquet de chips ; elle rejoint rapidement son amie Colombine, avec qui elle échange ses derniers exploits Pokémon. Et voici le complément d'information : la maman de Colombine se dirige vers ma table, échange quelques mots avec moi et me rend le baladeur que j'avais oublié la semaine dernière. (Et voilà, c'est tout !) — Si je devais consulter un psychologue (chose qui n'est pas du tout à l'ordre du jour), je lui parlerais de toutes mes routines, dont le présent journal est sans nul doute un des reflets les plus criants... Car non seulement je traite de mes routines dans mon blog mais, en plus, ce dernier est lui-même une routine ! (Il serait d'ailleurs peut-être plus intéressant pour ledit psychologue de me lire plutôt que de m'écouter.)

Anti-assertivité

« Tu devrais te renseigner sur l'assertivité », m'avait conseillé Mary, il y a trois semaines, après cette soirée durant laquelle j'étais, comme souvent, incapable d'exprimer mon point de vue de façon calme et posée. Le terme, apparemment à la mode dans les écoles de management et de gestion du personnel, désigne la capacité d'un individu de donner son avis et de défendre son point de vue sans être ni passif, ni agressif, ni manipulateur ; d'affirmer quelque chose auquel il croit en évitant à tout prix d'entrer dans un rapport de soumission ou, à l'inverse, de domination/manipulation. Il s'agit, somme toute, de dire que l'on n'est pas d'accord, mais en adoptant une attitude particulière, qui n'empiète pas sur ce que développe l'autre interlocuteur. — À l'oral, si l'on se base sur cette définition, je suis ce que l'on pourrait appeler un « anti-assertif » de première catégorie : je suis incapable d'amener la contradiction sans m'exciter, sans hausser la voix ou bien, au contraire, sans me couper de toute forme de dialogue en me retirant, parfois même physiquement, du champ de bataille (un renoncement que l'on pourrait considérer comme la partie « soumission » du concept). — J'ai toujours eu le plus grand mal avec la communication verbale. Quant à l'argumentation en temps réel, n'en parlons même pas ! Très souvent, je me dis que telle ou telle personne n'a pas un bon raisonnement, qu'elle est partiale dans ce qu'elle énonce, mais je suis bien incapable de mettre des mots sur ce que j'observe... et encore moins de contre-argumenter ! Alors, tristement, au mieux je me tais et continue à observer la scène ; au pire j'ouvre la bouche et je passe définitivement pour un idiot.

Lex Leandrae

Il semble de plus en plus évident que je suis incapable pour l'instant de tenir un blog journalier, du moins en procédant de la « manière habituelle » (pour autant qu'il y en ait une). Je postpose sans cesse le moment de la journée qui consiste à m'asseoir, chez moi ou dans un café, pour rédiger quelque chose. Je postpose ce moment non pas par manque d'idées, ni par manque de temps, ni par lassitude. Pour tout dire, je ne sais même pas pourquoi je le postpose... Quoi qu'il en soit, le retard s'accumule sans que j'y fasse réellement attention, ni que je me réfère, en me rongeant les ongles jusqu'au sang, à ma nouvelle échelle de retard qui stipule qu'aujourd'hui, à J-7, je me dirige inéluctablement vers l'Apocalypse et que, par conséquent, je devrais être en train de me suicider ou, à tout le moins, d'abandonner tout espoir de retour à la normale. — Si le retard ne me tracasse ni ne m'émeut curieusement pas, c'est parce que j'ai trouvé une solution, que j'ai appelée (en latin pour me la péter) la Lex Leandrae. Mon amie Léandra ne m'a-t-elle pas déclaré un jour : « Si jamais tu ne t'en sors plus ou si tu trouves le format de ton blog beaucoup trop lourd, plutôt que d'écrire sur trois ou quatre sujets par jour, tu pourras toujours n'écrire que sur un seul ; limiter ton journal à un paragraphe ! » ? J'ai toujours été réticent à utiliser ce procédé, le considérant comme une forme de tricherie. Aujourd'hui, mes principes se sont assouplis et j'ai fini par considérer qu'il s'agissait d'une solution honorable au problème actuel : après tout, c'est mon journal et j'en fais ce que je veux. — Par le présent article, j'instaure donc au sein de cet Hamilton's Diary en perdition, et ce jusqu'à nouvel ordre, la loi martiale ! Les mots n'y sortiront quotidiennement que par petits groupes accompagnés : un unique paragraphe, voire un simple aphorisme décriront l'observation ou la pensée du jour. Amen !

Nerfs

Objet trouvé. — Début de soirée, sur le chemin de la salle de badminton, je reçois un coup de téléphone de ma fille : « Dis Papa, est-ce que tu as retrouvé tes écouteurs ?
— Tu veux parler de mon baladeur ? Non, je pense l'avoir oublié à la brasserie vendredi dernier.
— Ton baladeur, oui. Colombine l'a vu et l'a repris avec elle en partant. Elle te le redonnera vendredi prochain.
— Mais c'est fantastique, ça !
(Long silence.)
— Bon ben... à vendredi alors ?
— À vendredi Gaëlle ! », mais elle a déjà raccroché.

Crise. — Ce dont j'ai le plus peur, c'est que personne, absolument personne, ne comprenne pourquoi j'ai réagi de façon si énervée, impulsive et radicale ; que personne ne comprenne pourquoi je l'ai complètement supprimée de mon existence à ce moment précis. J'ai vraiment peur de me retrouver seul sur ce coup-là, seul à comprendre mon comportement ; de passer pour le fou psychorigide de l'histoire, pour le gamin qui fait une tempête dans un verre d'eau. — Puis je me ravise : NON, on ne gueule pas sur les gens, on ne rentre pas de manière désinvolte sur un terrain pendant un échange et surtout, surtout, on ne confisque pas un volant de manière autoritaire, quelle que soit la raison invoquée (en l'occurrence le fait qu'Amy et Zapata nous attendaient pour manger)... Si je laisse passer un comportement pareil, alors plus rien n'a d'importance et autant tout laisser passer. — Donc je m'énerve, je range mes affaires en marmonnant un « Je rentre chez moi », je quitte la salle de sport en poussant violemment la porte et je me dirige rapidement vers les vestiaires pour prendre une douche et changer de vêtements. Je suis vraiment remonté : quelle autorité a-t-elle pour nous confisquer ce volant ? Est-elle notre mère ? Sommes-nous de petits enfants irresponsables ? Puis je me souviens qu'elle est arrivée en retard à la séance de ce soir ; qu'elle arrive tout le temps en retard, en fait... et ça m'énerve encore plus ! J'ai le cœur qui bat très, très vite ; j'ai l'estomac noué et je suis incapable de penser à autre chose. — Je sors du bâtiment en compagnie de Pietro et de Don Camillo. Elle attend dehors. Je dis au revoir aux deux copains et je la nie complètement. Je ne veux plus la voir et il est évidemment hors de question que j'aille manger, comme prévu, chez Amy et Zapata. C'est con (et triste), mais c'est impossible ; c'est au-dessus de mes forces !

Au Corto. — Ce soir, le Corto est un désert. Au bar, une jeune serveuse que je n'ai jamais vue* discute avec deux copines. Je m'installe à l'une des tables de l'arrière-salle, commande une Westmalle Triple, sors mon ordinateur, m'en vais demander s'il y a le Wi-Fi dans le bar, reviens à ma table, m'en vais à nouveau demander quel est le code du Wi-Fi, reviens à ma table et bois ma Westmalle par à-coup, ressassant ce moment où elle a pris le volant de façon autoritaire : « Maintenant c'est fini ! » Quelle drôle de soirée ! Et pour couronner le tout, je pense que les deux copines du comptoir se foutent de ma poire... — Plus d'une heure plus tard, de retour à l'appartement après de nombreux détours en bus, je lâcherai à Mary, du fond du cœur : « J'ai vraiment perdu ma journée ! »

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* Faut dire que je n'y ai plus mis les pieds depuis (si l'on en croit ce journal) le 15 avril 2012.

Quid novi? Leandra cattum habet!

« Petit chat,
Gentil petit chat,
Auras-tu la gentillesse de ne pas me croquer ?
Auras-tu la sagesse de ne pas me manger ?
Pourrai-je vivre en paix dans ma petite cage,
Sans craindre les assauts de ton instinct sauvage ?

Petit canari,
Gentil petit canari,
Le lion s'interroge-t-il lorsqu'il chasse la gazelle ?
Un félin se soucie-t-il du contenu de sa gamelle ?
Prie pour que chaque jour soit synonyme de croquettes ;
Prie pour éviter, de mes griffes, la mortelle pichenette ! »

(Hector-Antonin Serin, Les canaris :
mille et un poèmes pour enfants
, 1918.)

Quid. — Léandra a désormais un petit chat chez elle et je dois absolument le voir, sous peine d'excommunication. Mon entourage commence d'ailleurs à se poser des questions : « Comment ? Tu n'as pas encore vu Quid ? » ; « Tu n'as toujours pas caressé son jeune poil soyeux ? » ; « Tu ne l'as jamais vu se démener sur son arbre à chat ? » ; « Te rends-tu compte, Hamilton, que ce chat est très intelligent ? Il est intrigué par son reflet ! Par son reflet, bordel ! Te rends-tu compte de ce que cela signifie, Hamilton ? Par son reflet, nom de dieu ! » — Aujourd'hui, le grand jour est enfin arrivé : Léandra m'a invité chez elle afin que je puisse rendre hommage à Sa Majesté des Chatons. Je ne me suis pas gavé d'antihistaminique, mais il paraît que l'allergie est moins forte au contact d'un jeune chat... Puisse la rumeur s'avérer exacte ! — Arrivé chez Léandra, c'est le choc : je tombe immédiatement sous le charme du félin et je ne peux plus détacher mes yeux de son petit corps plein de vie et de grâce. Je passe mon temps à jouer avec lui, à me faire gentiment griffer et mordre... Gentiment, oui, car ce chat est tellement sympathique qu'il rentre ses griffes lorsqu'il tente d'attraper ma main et ne resserre pas ses mâchoires lorsqu'il place l'un de mes doigts entre ses crocs. « Ce chat est un génie ! », s'exclame Léandra qui, pourtant, ne croit pas au génie. — (En me relisant, je suis bien content que Quid ne soit pas une femelle, auquel cas mon article aurait presque pu paraître obscène auprès de certains esprits particulièrement mal tournés.)

Train en folie

Absence d'humour. — Cette vieille grand-tante (une des sœurs de feu mon grand-père) ne possède aucun second degré, ni même, maintenant que j'y pense, aucun sens de l'humour. Elle accepte chaque information avec un sérieux frôlant le ridicule : tout ce que je lui raconte, y compris les choses les plus incongrues, loufoques, surréalistes, est directement ingurgité comme étant la vérité et ne lui arrache pas le moindre sourire. La situation me fatigue et m'amuse à la fois.

Le train s'immobilisera trois fois. — Arrivé en périphérie de la capitale, le train Charleroi-Bruxelles s'immobilise complètement. À partir de ce moment, et ce pendant presque une heure, la contrôleuse nous informe de l'évolution de la situation. (Je prends note des phrases au fur et à mesure : la retranscription est donc beaucoup plus fidèle que d'habitude.)
Premier message : « Mesdames et messieurs, en raison d'une personne couchée sur les voies, notre train est immobilisé pour le moment. »
Deuxième message : « Mesdames et messieurs, votre attention s'il vous plaît. La personne est toujours sur les voies. Nous attendons qu'elle s'en aille pour repartir. »
De petits rires nerveux se font entendre dans la voiture.
Troisième message : « Nous attendons l'intervention des secours. La personne est couchée sur les voies. Merci de votre patience. »
Quatrième message : « Mesdames et messieurs, la police est arrivée sur place. Elle est occupée à libérer la voie. Merci de votre compréhension. »
Cinquième message : « Mesdames et messieurs, votre attention s'il vous plaît. La police est maintenant sur place. Nous attendons l'autorisation d'Infrabel pour repartir. »
Une alarme stridente retentit juste avant que la contrôleuse ne reprenne la parole pour délivrer un sixième message : « Avis à la personne qui a utilisé l'Help Assistance dans la quatrième, cinquième ou sixième voiture : je ne peux hélas pas accéder à cette voiture pour l'instant ! »
Regard intrigué des passagers et, à nouveau, rires nerveux.
Septième message : « Mesdames et messieurs, votre attention s'il vous plaît, nous allons bientôt redémarrer, merci pour votre patience ! »
Le train redémarre. Les gens crient quelques « Ouais ! » enthousiastes, mais le train s'arrête à nouveau, puis redémarre, puis s'arrête une nouvelle fois. Huitième message : « Mesdames et messieurs, nous sommes à l'arrêt car quelqu'un a ouvert la porte du train. Nous remercions cette personne ! »
Toute la voiture éclate de rire et, à travers la fenêtre, j'observe la contrôleuse, suivie de deux techniciens, courir vers l'arrière du véhicule. (Voilà une situation dans l'ensemble très comique, mais je suis certain que ma grand-tante n'aurait pas rigolé une seule fois !)

Les lépidoptères. — Coup de téléphone de Mary alors que je suis au Parvis de Saint-Gilles : elle a trouvé par hasard, en rangeant en profondeur les armoires de la cuisine, plusieurs nids de « mites »* à l'intérieur de verres à Champagne retournés (!). Elle m'explique que ces petits lépidoptères avaient eu le temps d'y produire de la soie et d'y pondre des larves en abondance. Elle les a annihilés, non sans un haut-le-cœur. — On a donc fini par le dénicher, ce foyer dont je parlais déjà dans cet article... en espérant qu'il n'y en ait pas d'autres.

Consultations de neurologie. — Andrew et Nanash me rejoignent en seconde partie de soirée. « Alors, comment ça va, en neurologie ? » Nanash me répond qu'il passe sa journée à traiter des cas inintéressants au possible : « Non mais parfois, c'est surréaliste quoi ! J'ai eu un patient dernièrement qui m'a expliqué avoir mal à la tête à chaque fois qu'il brûlait de l'encens dans son appartement. Je lui ai posé la question : "Vous avez déjà essayé d'arrêter l'encens ?" Et il m'a répondu : "Ha bon ? Vous croyez que c'est lié ?" »

Trullemans, Trullemans... — Nanash déclare suivre de près l'affaire « Trullemans » (pour en savoir plus, taper ce nom dans un moteur de recherche) qui prend en ce moment une place totalement disproportionnée dans le paysage médiatique belge francophone, au point de donner lieu à de nombreux débats sur... du vide. Nanash scrute sans relâche la presse et s'indigne de la bassesse de certains chroniqueurs de journaux. Il a été particulièrement choqué par la récente « opinion » de Dorian de Meeûs dans Lalibre.be, intitulée « Ce que Luc Trullemans et Véronique Genest révèlent sur notre société... » Nanash veut absolument que j'en prenne connaissance. Il commente le texte en direct : « C'est vraiment n'importe quoi cet article, n'importe quoi ! J'étais tellement choqué que je leur ai écrit un courrier d'indignation. Ce type mélange tout ! Mais qu'est-ce que le mariage pour tous vient faire dans cette histoire ? Et puis, cette phrase : "En s’empêchant d’aborder des sujets sensibles tels que l’islamisme radical..." : mais on ne parle que de ça, justement ! On n'arrête pas de parler de l'islamisme radical ! L'islamisme radical fait tout le temps la une des journaux ! » — Voilà qui est bien dit ; pas besoin d'en dire plus. Au revoir donc, stupide affaire « Trullemans » !

Le chat. — Je n'ai toujours pas vu Quid, le nouveau chaton de Léandra, et c'est très grave. Si ce chat est là, me disent-ils, c'est pour qu'on aille le voir. Il faut donc que j'aille dire bonjour à Quid au plus vite, sinon Léandra pensera que je n'aime pas son chat, que je l'évite... (Quelle idée !)
  
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* Après plusieurs observations attentives et recherches sur Internet, je gagne en précision : il s'agit sans aucun doute de « teignes des grains ».