Barbecue printanier

Le périple autoroutier. — Gaëlle et moi sommes invités, en fin d'après-midi, chez Donna et Fred Jr, à trente-cinq kilomètres environ de la maison familiale. Malgré ce que l'on pourrait appeler au bas mot les « péripéties parentales » (dont il faudra absolument que j'écrive l'histoire noir sur blanc un jour prochain), rien ne change : ma mère refuse que Gaëlle et moi prenions le train ; pour elle, il est évident qu'elle va nous y conduire en voiture, accompagnée par mon père qui, assis à la place du mort, lui servira de copilote.

L'arrivée. — À peine sommes-nous arrivés chez Fred que Gaëlle, Anouchka et Mado se précipitent sur le trampoline pour enfants installé dans le jardin. Elles se mettent à bondir en rigolant ; elles font des cumulets* ; elles se tiennent par la main pour faire une ronde ; etc. Pendant qu'elles s'amusent tranquillement, je discute avec Fred, qui tente avec succès d'allumer le barbecue. On parle du cas « Derrick » et de l'affaire « Trullemans ». — Car y a-t-il en ce moment dans le monde, mon cher Monsieur, des sujets plus sérieux, plus importants, plus graves que le cas « Derrick » ou que l'affaire « Trullemans » ? Pauvre Allemagne, pauvre Belgique ! Mais où va-t-on ?

Le technique de cuisson. — Fred a une façon très particulière de cuire la viande au barbecue. Il pose cinq saucisses ou brochettes sur le grill et, dès qu'apparaissent les premières hautes flammes provoquées par la graisse chaude tombant sur les braises rougeoyantes, il réserve les morceaux de viande dans un saladier et les remplace par cinq autres morceaux. Cela demande une concentration et une dextérité de tous les instants. Je m'inquiète : cette activité ne risque-t-elle pas de perturber notre fabuleuse discussion sur le cas « Derrick » et sur l'affaire « Trullemans » ? Le suspense est insoutenable.

L'éducation. — J'ai déjà remarqué, et ce sans poser le moindre jugement de valeur, qu'Anouchka et Mado n'étaient pas du tout éduquées de la même manière que Gaëlle. Sans doute dois-je souvent passer, aux yeux de Donna, pour un père dangereusement permissif, voire complètement inconscient ! — Exemples : il ne me viendrait pas à l'idée d'imposer à ma fille de terminer à tout prix son assiette lors d'un repas, ni de mettre en place des horaires rigides de jeu, de télévision, etc. — Ma façon de concevoir l'éducation est en fait directement héritée de celle que j'ai reçue au sein d'une famille qui, globalement, considérait très tôt les enfants comme des interlocuteurs dignes d'intérêt, sur un pied d'égalité avec les adultes, sans imposition d'une hiérarchie et d'une règle comportementale stricte. 

Le juron.  Gaëlle se fait mal en tombant d'un vélo et lâche, sans réfléchir : « Aïe ! Putain ! » Un peu plus tard, alors qu'elle joue à nouveau, seule cette fois-ci, sur le trampoline, je lui explique que ce n'est pas bien de prononcer ce genre de juron. Si je lui dis cela, ce n'est pas parce que je trouve que c'est mal de jurer dans l'absolu, mais plutôt parce que je trouve que c'est mal de jurer dans cet environnement-ci. Elle ne comprend pas, évidemment, et se perd dans des justifications sans fin alors que ce n'est nullement nécessaire : « Si j'ai dit cela, Papa, c'est parce que j'ai vraiment eu très mal ! »

Le jeu. — Donna aime la compétition et les jeux de stratégie, contrairement à Fred, qui n'est pas particulièrement intéressé par ce monde-là. Avec elle, je joue à Okiya, un nouveau petit jeu d'alignement de tuiles japonaises signé Bruno Cathala. C'est à la fois simple et subtil. Donna gagne quatre parties sur les six que nous jouons et, si je remporte la dernière manche, c'est simplement parce qu'elle est trop pressée de gagner.

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* Je viens d'apprendre à l'instant que le terme « cumulet » n'est pas utilisé dans toute la francophonie : c'est un belgicisme, synonyme de culbute ou de roulade. « Cumulet » est tellement courant en Belgique qu'il ne m'était même pas venu à l'esprit qu'il pouvait s'agir d'un régionalisme. (Un doute s'installe : tout ce que j'écris ne fleure-t-il pas le régionalisme pimpant ?)

Métajournal

Écrire sans le savoir. — Je consulte mon blog en milieu de matinée et découvre un texte (l'article du samedi 27 avril consacré à l'excursion dinantaise) que je ne me souviens absolument pas d'avoir écrit, à l'exception du premier paragraphe consacré à mes souvenirs d'enfance. Il n'y a qu'une seule possibilité : j'ai rédigé la majeure partie de ces quelques lignes et les ai publiées cette nuit même, entre mon retour du Pantin (voir hier) et mon endormissement, mais j'étais apparemment trop saoul pour m'en rappeler. — Détail amusant : le texte n'est pas du tout illisible ; il reste « logique » et sans faute, un peu comme si, malgré la brume alcoolique, j'étais resté alerte et vigilant ; comme si je m'étais relu plusieurs fois, avais corrigé l'orthographe, fais attention à la forme, etc. De par ce simple constat, un échantillon ahurissant de possibilités nouvelles s'offre à moi.

Métajournal. — Mon journal tend parfois à devenir, du moins partiellement, un journal à propos de mon journal ; un journal en circuit fermé, autoréférent ; un métajournal qui ne fait somme toute que consigner l'épineux problème consistant à écrire un journal. — Puis-je m'enfoncer à ce point, sans paraître ridicule ou prétentieux, dans la description de la description ? Écrire, à l'intérieur de mon blog, que j'ai du mal à écrire mon blog ? Auto-alimenter le récit de ma vie sans rien créer de neuf ? — Il y a quelque chose de paradoxal dans le fait d'écrire, dans un journal quotidien, que l'on a du mal à écrire ce même journal quotidien : c'est un peu comme si la seule mention d'un problème permettait illico presto d'en apporter la solution.

Observation enfantine. — Brasserie « Le Flandre », en début d'après-midi.
« Tu écoutes une chanson sur une petite chatte ? me demande Gaëlle.

— Pardon ?
— Ton baladeur est resté allumé sur la table et il y a le mot "Kitty" dans le titre de la chanson...
— Ha...
— Kitty, ça veut bien dire "petite chatte" en anglais, non ?
— Euh... Oui, ça veut bien dire "petite chatte"... »
Il s'agissait de la chanson « Kitty Empire » de l'album Songs About Fucking (1987) de Big Black, groupe de rock indépendant mené par Steve Albini à la fin des années 1980. (Je devrais faire un tantinet plus attention à ce que je laisse traîner négligemment sur les tables, car ma fille est en passe de devenir une observatrice hors pair.)

Mauvaise perdante. — Colombine est à nouveau présente avec sa maman, à la table adjacente. Elle aussi a apporté sa console portable. Afin qu'elles puissent s'affronter en temps réel, je me suis procuré cet après-midi, avant de récupérer ma fille à l'école, le jeu New Super Mario Bros. Cependant, Colombine, qui est plus âgée (j'apprends qu'elle va bientôt avoir douze ans) remporte toutes les parties, au grand dam de ma fille. « Tu gagnes tout le temps ! Ça ne m'amuse plus ! », déclare cette dernière, qui décide d'abandonner le Royaume Champignon pour retourner, seule, en terrain connu, c'est-à-dire dans la région d'Unys, où croissent et prospèrent des troupeaux entiers de Pokémon.

Négligence. — Le soir, de retour chez mes parents, je ne retrouve plus mon baladeur numérique. L'aurais-je laissé traîner négligemment sur la table de la brasserie ? Je suis maudit ! (Ou peut-être seulement distrait, tout simplement.)

En chaussettes

La disparition. — Cinq heures de l'après-midi, au travail. Je regarde sous mon bureau, là où elles se trouvent la plupart du temps : rien. Je vais jeter un œil dans la salle de lecture, avant que le conseil d'administration ne débute : rien. Je retourne dans mon bureau, cherche partout, y compris dans les endroits les plus improbables (comme au-dessous du percolateur) : rien.
Je me tourne vers Wynka : « Je ne retrouve plus mes chaussures !
— N'importe quoi !
— Non, je te jure : mes chaussures ont disparu ! »
Je me mets à paniquer : si quelqu'un les a volées, comment vais-je faire pour retourner jusqu'à mon appartement, à Bruxelles ? Vais-je devoir marcher en chaussettes sur le trottoir jusqu'à l'arrêt de bus, puis jusqu'à mon train, puis jusqu'à mon tram, puis jusque chez moi ? J'imagine la discussion, sur le quai de la gare : « Pourquoi vous promenez-vous en chaussettes, Monsieur ?
— Laissez-moi vous expliquer : dès que j'arrive au bureau, j'enlève mes chaussures et je passe ma journée en chaussettes. Mais aujourd'hui, au moment de récupérer mes chaussures, je me suis rendu compte qu'elles s'étaient envolées. Pfiut ! Envolées ! C'est cocasse, n'est-ce pas ? »
Je retourne dans la salle de lecture, où j'explique à d'autres collègues, entourés de membres du conseil d'administration, que je ne retrouve plus mes chaussures. C'est fantastique : tout le monde sait maintenant que je me balade en chaussettes au bureau. Prise de pitié, Christiane finit par me rassurer : « Okay, c'est bon Hamilton, je vais te montrer où nous les avons cachées !
Quoi ? Vous avez caché mes chaussures ?
— Hé ! C'était une idée de Lodewijk ! C'est lui qui les a vues sous ton bureau et qui m'a dit : "Oh, allez, cache-les, cache-les" ! »
Voilà pourquoi j'aime ce boulot : pour l'atmosphère !

Aura. — En début de soirée, avec Alizé et Pat, j'assiste à nouveau à une conférence-débat « Philo » au théâtre Marni. Le sujet tourne toujours, mais de manière plus lointaine cette fois-ci, autour du même aphorisme de Nietzsche : « Nous avons l'art pour ne pas mourir de la vérité » (voir ici). Le conférencier s'intéresse entre autres au concept d'aura développé par le philosophe allemand Walter Benjamin, notamment dans son essai L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique (1936). L'aura, d'après Benjamin, est ce qui fait qu'une œuvre d'art est unique, authentique : c'est un « ici et maintenant » dont seul l'original est pourvu. L'arrivée de techniques permettant la reproduction massive d'œuvres (comme la photographie et, surtout, le cinéma) marque l'affaiblissement de l'aura et transforme radicalement la façon dont l'art peut être perçu : après une dimension religieuse et culturelle, l'œuvre d'art a acquis, avec la reproductibilité, une dimension politique. (J'ai résumé, trop sans doute.)

Petit monde. — C'est vraiment un tout petit monde que ces conférences « Philo ». Elles sont ouvertes à tous mais ne touchent, par la force des choses, qu'un public très restreint. La plupart des gens présents dans la salle semblent se connaître, s'apprécier et partager de nombreux points de vue communs sur le monde. J'ai l'impression d'être déphasé avec le milieu, comme souvent.

Au Pantin. — Seconde partie de soirée, seul au café « Le Pantin », à quelques mètres de la place Flagey. Je lis, pour passer le temps, le chapitre 41 du tome II du Monde comme volonté et représentation d'Arthur Schopenhauer intitulé « Sur la mort et son rapport à l'indestructibilité de notre essence en soi » (tout un programme !). Schopenhauer est un excellent observateur désabusé : je lis sa métaphysique en soupirant, mais j'aime ses observations. (Il faudra que j'en reparle une autre fois.) — Amy et Zapata arrivent vers onze heures du soir. Ils reviennent d'un concert de ska-punk progressif canadien qui se tenait au Magasin 4. Flippo ne les accompagne pas : il a tout récemment « marché sur une vis placée malencontreusement verticalement sur le trottoir... La vis a traversé sa godasse et on a dû l'emmener aux urgences. » — Nous prenons quatre tournées, discutons de plein de choses (je ne me souviens plus des sujets de conversation), puis je prends un taxi. Je ne sais pas quelle heure il est. Deux heures du matin ? Je pense que... euh... je suis un peu saoul.

La couleur qu'il renvoie

Baignade. — « Je ne vois qu'une seule solution : rattraper le temps en écrivant vite et peu ; évacuer tous les détails, m'attacher à l'essentiel » (28 avril 2013), raison pour laquelle je mentionne deux jours plus tard les détails les plus insignifiants de ma journée, jusqu'à paraphraser ce que je ressens lorsque je croise des commerciaux de bon matin à la gare des Guillemins. C'est à croire que j'aime me baigner dans un retard sans fin !

Diem perdidi. — Aujourd'hui, jour de la Fête du Travail, je ne travaille pas, je ne sors pas, je ne fête rien. Je reste cloîtré chez moi, je n'écris pas, je ne lis pas. Je regarde Seinfeld par intermittence dans ma chambre, entre sommeils et bains chauds. La journée me semble perdue tant je suis improductif, mais si j'avais été, au contraire, très productif, la journée n'aurait-elle pas, de toute façon, été perdue ? Comment définir une journée gagnée ? 

Message incompréhensible. — Parce que la plupart des pensées qui me passent par la tête s'effritent très rapidement, j'utilise souvent mon vieux téléphone portable pour garder une trace de ce que je pense à un moment précis. Parfois, je retombe par hasard sur d'anciens petits messages perdus de vue et, le contexte d'écriture manquant cruellement, je ne me rappelle plus du tout de ce que je voulais alors exprimer (c'est comme si je découvrais une pensée étrangère). Médaille d'or pour le message suivant, dont j'ai oublié jusqu'à la signification : « Il me dit ceci mais la couleur qu'il renvoie n'est pas celle qu'il exprime. » — Étais-je saoul ? La phrase est jolie, sonne bien, mais ne me dit absolument rien.

L'opposé. — Vu aujourd'hui : l'épisode final de la cinquième saison de Seinfeld intitulé « The Opposite ». Partant du principe que son instinct le trompe lourdement et que chaque décision qu'il prend s'avère catastrophique à plus ou moins court terme, faisant de sa vie l'opposé de ce qu'il voudrait qu'elle soit, George décide, afin de retourner la situation, de faire l'exact opposé de ce qu'il ferait d'habitude : il commande ce qu'il considère comme l'opposé de son dîner routinier, il prend un air cool et décontracté, arrête de crier à chaque contrariété et, surtout, devient d'une honnêteté sans faille et d'une franchise déconcertante... Et ça marche : grâce à ce nouveau comportement, il sort avec une femme ravissante et trouve un très bon job au sein du secrétariat des Yankees de New York. — L'épisode, en plus d'être hilarant, pourrait presque devenir la base d'une nouvelle psychologie comportementale : si je faisais le contraire de ce que je fais d'habitude, que se passerait-il ?

Moutarde de Dijon

Intérim. — Liège, au matin. De jeunes vendeurs ambulants de l'agence d'intérim Adecco, tout de rouge vêtus, pullulent dans le hall de la gare des Guillemins et ses alentours immédiats pour vanter les mérites du travail temporaire chez les jeunes chômeurs. Comme d'habitude, je tente de les fuir, mais ils sont très nombreux et certains s'accrochent à moi comme des sangsues. Ai-je l'air d'un jeune chômeur ? Je les vois arriver de loin et pense pendant un bref instant utiliser la célèbre et hilarante méthode musclée du capitaine Rex Kramer dans le film Y a-t-il un pilote dans l'avion ? (Airplane, 1980.) Je renonce cependant assez vite au combat physique, d'autant plus que je ne suis pas certain d'en sortir vainqueur, et opte pour ma stratégie personnelle n° 3 : le mépris total. Autrement dit, je fais comme s'ils n'existaient pas, comme s'ils ne tapissaient pas une partie importante de mon champ de vision avec leur combinaison rouge irritante et leur faux sourire. Je sais que mon comportement est très laid, mais il est proportionnel à un autre comportement tout aussi laid, qui s'appelle au mieux « publicité », au pire « endoctrinement ». Oh, comme je les déteste, ces commerciaux et autres propagandistes qui s'agglutinent autour de moi pour me convaincre de l'efficacité d'un produit ou de l'intérêt d'une cause, quelle qu'elle soit, et me faire signer leur contrat bidon, leur sempiternelle pétition ! — Cela dit, l'expérience sonore est très intéressante : leur voix prend du volume jusqu'à la rencontre, puis décroît lorsque je continue mon chemin comme si de rien n'était...
« Bonjour ! Adecco organise une campagne à destination des jeunes chô...
Bonjour Monsieur ! Adecco organise une campa...
Bonjour ! Adecco organise une campagne à destina... »

Repos pour l'esprit. — En congé cet après-midi. Il y a deux phases dans la préparation d'un repas : la première (les courses) est extrêmement épuisante car il faut que je n'oublie rien, que je vérifie que je n'ai rien oublié et que je trouve à chaque fois le bon produit ; la seconde (la cuisine) est la récompense de la première : tous les bons ingrédients sont là, étalés devant moi, et je n'ai plus qu'à les préparer, les découper, les transformer, les cuire... — La cuisine, comme beaucoup d'actes techniques, permet de ne plus penser à autre chose. La cuisine est un abandon : c'est un repos pour l'esprit.

(Il n'y a plus de moutarde de Dijon ! Je vais être obligé d'acheter de la moutarde Bister ! Que faire ? — Et je reste quelque deux minutes planté comme un idiot devant le rayon « Condiments » du supermarché, sans trouver de solution satisfaisante à mon problème.)

2+4=4. — Mary et moi accueillons quatre invités ce soir à l'appartement : Léandra et Andrew. (Ou : quand la décision de ne plus parler du tout de deux amis entraîne des erreurs d'arithmétique.)

Les carbonnades flamandes de papy Hamilton. — Le secret, c'est un pain au miel grassement tartiné de moutarde de Dijon Bister que l'on place dans la cocotte en début de cuisson. Et la bière, c'est une grande bouteille de Chimay bleue « Grande réserve » : j'ai essayé avec de nombreuses autres, mais ça n'a jamais aussi bien marché.

À propos du mariage. — Dans une discussion en début de soirée, cette question : pourquoi suis-je contre le mariage, à titre personnel ? — C'est très simple : mes relations, tant amoureuses qu'amicales d'ailleurs, n'ont pas à être approuvées ou régies par quoi ou qui que ce soit d'autre que moi-même et la (ou les) personne(s) avec qui j'ai noué ladite relation. L'État, l'Église, la société, etc. sont totalement extérieurs à la chose. Par ailleurs, je réfute l'idée qu'un lien humain soit gravé dans l'airain jusqu'à la mort d'un des protagonistes, ce que semble parfois encore sous-entendre aujourd'hui, malgré les nombreux divorces, l'idée même de mariage. — En une phrase : je ne désire ni reconnaissance d'une relation amoureuse par un tiers, ni projection de cette relation dans un futur qui n'existe pas encore. Voilà qui est dit ! (En ces années de célibat, le dire n'engage pas à grand-chose, soit dit en passant.)

Café, ô divin Café, je ferai de toi le sujet de ma joie et de mon allégresse !

Les filtres. — De bon matin, dans mon bureau. Je m'apprête, comme chaque jour, à préparer le café et... Je me rappelle du problème de vendredi dernier... Oh non ! Je monte rapidement d'un étage et déboule dans le bureau de Rolande, paniqué : « C'est horrible ! Il n'y a plus de filtre à café ! » La situation a quelque chose de très frustrant : malgré le percolateur en état de marche, malgré la présence d'eau claire et de café moulu, il est impossible de faire un bon café pour toute une équipe sans disposer du filtre adéquat. (C'est un peu comme d'avoir préparé méticuleusement sa valise pour un long voyage à l'étranger, en vérifiant trois fois que rien ne manquait, d'arriver devant le premier contrôle aéroportuaire et de se rendre compte tout à coup qu'on a oublié son passeport.) « Et si tu allais chercher à manger pour ce midi dès maintenant et que tu en profitais pour acheter, en plus, un paquet de filtres chez Aldi ? », me propose Rolande. Soulagement. « Mais oui, c'est vrai ! Pourquoi pas après tout ? »

Le hard-discount. — Ce n'était donc pas une légende urbaine : dès potron-minet, une armada de vieux prend d'assaut les commerces alimentaires ! Devant moi, à la caisse, une vieille femme et sa fille (?) occupent tout le tapis avec une montagne d'articles. Derrière moi, un vieux monsieur y a déposé dix-huit ampoules halogènes emballées dans des cartons séparés. Je m'apprête à partir lorsque la caissière demande à ce dernier : « Savez-vous combien il y en a en tout ? » Je me retourne, ouvre la bouche et m'apprête à crier : « Dix-huit ! », mais je me retiens au dernier moment et je m'en vais.

L'abonnement. — Au soir, dans la salle dédiée au trafic intérieur de la gare de Bruxelles-Midi, fidèle à la discussion que je viens d'avoir avec Flippo dans le train de retour vers la capitale, j'explique à l'un des guichetiers :
« J'ai une carte "Réseau" mais une fois sur trois environ, lorsqu'un contrôleur la vérifie, il me dit que l'abonnement n'est pas valide car il voit apparaître sur son appareil de contrôle "Bruxelles-Bruxelles". J'ai déjà failli avoir une amende à cause de cela !
— Oh-oh ?
— Oui, oui... Vous conviendrez que c'est un peu énervant.
(Il prend ma carte électronique et la pose sur son clavier pour la vérifier.)
— Aucun problème pour moi, Monsieur. C'est une carte "Réseau" parfaitement valide.
— Oui, ça, je le savais.
— Si un contrôleur vous donne une amende, ce n'est pas grave : vous venez avec le papier à un guichet et on vous l'annulera ! »
(J'ai presque envie de me retrouver dans la situation pour tester, et aussi pour avoir quelque chose à écrire dans mon journal.)

Le client lésé. — À la Maison du Peuple, le monsieur à la table derrière moi n'est pas content. Il intercepte plusieurs serveurs : « Votre collègue, là, au bar, il m'a volé vingt euros ! », « Vous trouvez ça normal, vous, qu'on me vole vingt euros ? », « Je vais appeler la police si ça continue ! » Les serveurs répondent à chaque fois qu'ils ne sont au courant de rien. Le client passe le reste de sa soirée scotché à son téléphone portable, puis s'en va. Était-ce du bluff ? En tout cas, la police n'est jamais apparue.

Lointain Optimum

Déroute. — Je décris ce dimanche avec six jours de retard. C'est presque la déroute tant redoutée mentionnée dans mon échelle ouverte ; le dangereux écart par rapport à cet Optimum sans cesse en mouvement dont il est question dans le Monde inverti de Christopher Priest (voir au 20 septembre 2011, deuxième partie). Les événements passés rapetissent à vue d'œil ; se déforment dangereusement au fur et à mesure que je m'éloigne de maintenant ; fondent et s'étirent comme les montres de Dali. — Que faire ? Je ne vois qu'une seule solution : rattraper le temps en écrivant vite et peu ; évacuer tous les détails, m'attacher à l'essentiel. (Je me demande jusqu'à quel point je n'ai pas fait exprès de laisser la situation s'aggraver, afin d'expérimenter la sensation d'être extrêmement en retard.)

Speedrun. — Je montre à Gaëlle la vidéo d'un tool-assisted speedrun de The Legend of Zelda: Ocarina of Time sur N64. Le joueur, un certain Bloobiebla, termine le jeu en un peu moins de 57 minutes en exploitant des failles (ou glitchs) du programme qui lui permettent, entre autres, de se déplacer plus rapidement en glissant sur le décor, de passer certains murs ou portes normalement infranchissables ou encore de remplir une bouteille avec toute une série d'objets très utiles pour sauter les étapes. En fait, ce joueur hypersonique ne passe jamais son temps à traverser les donjons : il ne fait qu'exploiter des bugs. (La vidéo originale se trouve ICI. Elle a notamment été commentée par deux chroniqueurs français du blog 88mph, . Il existe des speedruns plus rapides encore, où le jeu est terminé en une vingtaine de minutes) Question de Gaëlle : « Tu pourras faire la même chose, dis, Papa ? » (NON, je ne pourrai pas faire la même chose ! Non seulement je trouve cela un peu idiot, mais en plus j'en serais sans doute complètement incapable.)

Pleurs et moue. — « C'est toujours très, très difficile de te quitter ! », me dit-elle, en pleurs, la tête presque entièrement cachée dans mon épaule droite. Elle fait ensuite une petite moue triste durant tout le trajet en tram. Je la confie à sa maman, à la Gare centrale, puis je rentre chez moi, passe en mode végétal et ne sors plus de la soirée.

Voir Dinant et mourir

Je connais très bien Dinant pour y avoir passé, enfant, de nombreuses heures, accompagné de mes parents. C'est la porte de l'Ardenne, un passage presque obligé vers le sud de la Belgique si, comme ma mère, on déteste rouler sur l'autoroute. — À chaque fois que nous partions en vacances dans la verte province de Luxembourg, nous faisions systématiquement un arrêt à Dinant pour y manger ou nous y promener. Je la connais donc comme ma poche, cette ville coincée entre Meuse et falaises escarpées : la Citadelle, le Mont-Fat, le Rocher Bayard, la grotte « La Merveilleuse », la collégiale et, dans les proches environs, les ruines du château de Poilvache (oui, le nom est très poilant) et le parc escarpé de Furfooz, en bord de Lesse...

Ce samedi en fin de matinée, Gaëlle et moi faisons le voyage ferroviaire en compagnie d'Amy, Flippo, Zapata, Bastien et Thibaut. Entre Ottignies et Dinant, le train s'arrête assez régulièrement dans des bleds complètement paumés. Mon sac à dos est rempli de nourriture pour le pique-nique du midi, mais j'apprends assez rapidement que, en raison de la température extérieure, il n'est plus du tout question de pique-nique mais de restaurant. (Qu'à cela ne tienne !) Arrivés à destination, nous retrouvons des amis de Bastien, qui sont venus en voiture : Manon, Armand et leur fils Toinet. 

Officiellement, nous sommes à Dinant pour nous promener, mais il y a un objectif officieux, secret, caché, qui est au centre de ce voyage organisé de main de maître : aller visiter, dans les hauteurs de la campagne dinantaise, deux bâtisses entourées de terrains verdoyants et de bus-dortoirs, qui sont au cœur d'un des projets de Zapata : créer une auberge alternative qui permettrait, à terme, d'être indépendant, autrement dit d'échapper au dur monde du métro-boulot-dodo. Zapata cherche des gens motivés pour mettre avec lui des « parts ». — Oui, je serais volontiers coopérateur si j'avais autre chose sur mon compte bancaire qu'un nombre précédé d'un trait négatif. (Qu'est-ce que l'argent ? Si je le savais, je ne poserais peut-être pas la question.)

Pourquoi ai-je décidé de monter ces escaliers plutôt que de prendre ce téléphérique ?
Pourquoi ai-je refusé d'acheter cette fée en plastique à 3,10 euros dont Gaëlle est tombée éperdument amoureuse sur le chemin du retour vers la gare ?
Pourquoi est-ce que je m'obstine à écrire des articles journaliers alors qu'il est évident que je suis dépassé par les événements ?

Pièces étoilées

Simple comme bonjour. — Je suis au bureau ce matin. C'est rare. C'est le branle-bas de combat pour terminer à temps la mise en page d'un important dossier de reconnaissance accompagné de ses annexes. Une fois reliés, les deux volumes me font penser à la fin de ce vieux sketch des Inconnus intitulé « Simple comme bonjour » ; plus précisément à ce moment où le présentateur, pince-sans-rire, offre en compensation au perdant les deux imposants tomes de la règle du jeu. Nous ne sommes pas encore arrivés à cette extrémité-là, mais nous nous en rapprochons dangereusement.

« Sortez de ma salle de bain ! » — Au « Flandre », à Namur, sirotant un café en attendant la fin des classes de primaire, j'écoute le serveur raconter à un habitué les dernières anecdotes croustillantes du lieu. — « Je venais de prendre mon service, de bon matin, et voilà qu'une cliente vient me trouver : "Monsieur, il y a une femme nue dans les toilettes !" Je demande à ma collègue d'aller vérifier (moi, je ne rentre pas dans les toilettes des dames, hein !). Et effectivement, il y avait vraiment une femme nue dans les toilettes, remplie de mousse de la tête aux pieds ! "Sortez de ma salle de bain !", qu'elle disait. J'ai directement téléphoné à la police... "Vous avez une femme nue dans vos toilettes ? Vous en avez de la chance !", qu'ils m'ont lâché au téléphone... Ils ont envoyé une équipe mixte. La policière a eu le plus grand mal à l'appréhender. "Sortez de ma salle de bain !", qu'elle criait sans cesse. En fait, elle s'était échappée de l'hôpital psychiatrique... » — « Un soir, j'ai aussi eu un gars qui avait dépecé un mouton et qui l'avait mis sur sa tête. Il avait placé la peau du mouton sur sa tête comme un homme des cavernes ! Il entre et me lance, imbibé d'alcool : "C'est un discothèque, ici ?" "Non, non, ce n'est pas une discothèque", que je lui réponds... Il s'en va, puis il revient à la charge : "C'est une discothèque, ici ? On peut danser ?" Et il commence à faire des gestes comme pour danser, avec sa peau de mouton sur la tête... C'était vraiment impressionnant, je te jure ! »

Collecte de copains. — Je reviens un peu plus tard à la même brasserie avec Gaëlle. Avant de retrouver son amie Colombine pour des parties de Nintendo 3DS, ma fille me déclare, fièrement : « Tu sais, maintenant, j'ai cent copains ! J'en ai collectés neuf nouveaux ces deux dernières semaines ! » — Elle me parle d'amours comme de pièces étoilées dans Super Mario.

Restaurant. — « Ça te dit d'aller au restaurant ce soir, Gaëlle ?
— Oh oui, au restaurant, au restaurant ! »
Je l'emmène à La Porteuse d'Eau à Saint-Gilles. Elle est très calme et discute posément. Je lui explique la première fois où Maïté et moi avions été manger à l'extérieur avec elle, alors qu'elle n'avait pas encore un an. Elle avait dormi durant tout le trajet en Maxi-Cosi et avait pleuré dès notre arrivée dans ce restaurant vietnamien de la rue Dejoncker, à Bruxelles. Un coup classique : la poussette s'arrête, le bébé pleure.
« Pourquoi est-ce que je me suis mise à pleurer ?
— Si on l'avait su, on aurait peut-être réussi à t'arrêter ! »
Echelle_Hamilton_retard_publication1

Échelle

L'échelle ouverte de Hamilton
Mesurant le retard de publication sur un journal quotidien

Où sont contenues diverses considérations sur le temps qui,
dans sa course effresnée, dévore le cœur des hommes, avale
leurs espoirs journaliers les plus fous et réduit à néant
leur volonté d'estre dans le vent 

Imaginons que tout aille bien : que je sois complètement à jour en ce qui concerne la description de mes journées et que, par conséquent, je me repose sur mes lauriers, autrement dit que j'arrête d'écrire pendant... disons deux jours seulement. Quand, à nouveau, la « nécessité » d'écrire pointe le bout de son nez, la situation confortable d'il y a deux jours s'est déjà transformée en retard. Un retard certes facile à rattraper, mais un retard quand même. Imaginons maintenant que, pour une raison ou pour une autre, je ne rédige rien ce jour-là non plus : le retard de deux jours se transformera alors en un retard plus conséquent, un retard de trois jours !

C'est souvent à ce moment-là que tout bascule et que je perds espoir : il faut que je récupère tout ce temps perdu, ce qui va me demander une certaine discipline. Si j'écris un article, je reste dans le statu quo le plus complet (je n'augmente ni ne diminue le retard) ; si je n'écris rien, je me noie (le retard augmente) ; si j'écris plus d'un article par jour, je remonte à la surface (le retard diminue). C'est aussi bête que cela : si j'ai du retard, il suffit de rédiger deux articles par jour pour, à terme, le combler totalement.

Il suffit, oui. Mais ce n'est pas aussi simple que ça car — et ce n'est pas nouveau — l'inertie joue un rôle de premier ordre chez moi : si je suis dans une activité, je continue dans cette activité sans réfléchir ; si je ne suis pas/plus dans cette activité, je n'y pense plus et elle disparaît purement et simplement. Donc, au plus le retard est conséquent, au plus il faut que je lutte contre la disparition. Il faudrait pour bien faire que, ma journée active étant arrivée à son terme, je me mette à écrire ce qui s'est passé durant cette même journée. Une douce chimère, évidemment : seule une vie de moine pourrait être rédigée de cette manière, et encore !

Ce journal n'a pas de sens.

Je me suis amusé à élaborer une échelle mesurant le retard de publication sur un blog quotidien, en prenant pour exemple mon propre journal (je n'ai pas d'autres exemples à portée de la main ; je n'en cherche pas spécialement mais je serais néanmoins ravi qu'on m'en fournisse). Cette réalisation ne me permettra pas de combler un quelconque retard... Seulement de parler de quelque chose et donc de me donner un sursis supplémentaire pour parler d'autre chose demain.

Ce journal n'a pas de sens, vraiment.
(Mais je l'aime quand même.)