Deux anecdotes ferroviaires

Matin. Sept heures quarante-cinq, dans le train Bruxelles-Liège, le contrôleur vérifie le ticket d'un homme assis à quelques sièges du mien : « Désolé, Monsieur, mais ce train ne s'arrête pas à Leuven !
— Hé ?
— Ce train ne s'arrête pas à Leuven. Vous allez devoir descendre à Liège puis reprendre un autre train.
— Hmmm ?
— Vous parlez français ?
(Haussement d'épaules.)
Spreekt u Nederlands?
(Regard perplexe, yeux ronds comme des billes.)
Do you speak English?
— Engl... Hé ?
Leuven, NO ! tente le contrôleur en faisant de grands gestes de la main. We DON'T stop in Leuven !
— Hmmm ? Leuv... Hé... Ha ?
— Oh, je ne peux rien faire pour vous ! »
Le contrôleur continue son tour. Le navetteur semble alors désemparé : il se lève, se rassied, se relève, marche dans le couloir, regarde par la fenêtre, se rend en tête de voiture pour intercepter le contrôleur, qui lui lâche : « Vous ne parlez ni français, ni néerlandais, ni anglais ! Que voulez-vous que je fasse ? » Lodewijk donne la réponse un peu plus tard, à la pause café du boulot (durant laquelle j'explique rapidement l'histoire) : « Il aurait pu lui faire un dessin ! »

Soir.  Dans le train de retour, le contrôleur considère que mon nouvel abonnement électronique n'est pas valide : « Où allez-vous, Monsieur ?
— Laissez-moi deviner : il est écrit sur votre machine que j'ai un abonnement "Bruxelles-Bruxelles".
— Comment le savez-vous ? me demande-t-il d'un air suspicieux.
— C'est la dixième fois qu'un contrôleur tique... jusqu'au moment où il fait je ne sais quelle manipulation et voit qu'il s'agit en fait d'un abonnement "Réseau".
— Mais pourquoi est-il écrit "Bruxelles-Bruxelles" si c'est un abonnement "Réseau" ?
— Je suppose que c'est un code utilisé par la SNCB pour décrire un abonnement national, parce que, électroniquement, on ne pouvait pas le symboliser autrement ?
— Jamais entendu parler de ça ! »
Il reprend ma carte et la contrôle une seconde fois : « Ha oui, c'est bon ! »
Mais le mystère reste entier.

Épuisement

De l'épuisement : voilà ce que j'ai ressenti à la fin de ce souper chez Fabien en compagnie de Mary, Jerry et Augustin. Un épuisement en rapport avec les diverses discussions, pourtant intéressantes ; plus précisément avec la forme que ces discussions ont prise au bout d'un moment.

La plupart des thèmes abordés lors de cette soirée ont été initiés par Augustin et ont petit à petit pris l'allure de discours culturels à la rhétorique bien huilée. Comme je ne suis pas très cultivé et que je suis incapable d'exprimer oralement ce que ce je pense sans être confus ou bien sans m'énerver, j'ai dû passer au mieux pour un taciturne, au pire pour un idiot.

* * *

Une conversation sur la terrasse de l'appartement de Fabien tourne autour de la pornographie : « Je suis un pornographe ! », déclare Augustin. Puis : « Il faudrait étudier la sociologie du porno ! » Je suis bien d'accord avec lui et je pense que, tant qu'on y est, il faudrait aussi en écrire l'histoire complète et non censurée, de la Préhistoire à nos jours. Augustin, en tant que journaliste, voudrait aussi interviewer des porn addicts, des hommes très dépendants à la pornographie. Tout le monde autour de moi semble considérer qu'un film pornographique ne se regarde pas pendant des heures entières, que tout « se termine assez vite dans un mouchoir » (l'expression est à nouveau d'Augustin). — Je souris mais ne dis rien. Je pense que j'ai bien fait de me taire.

De la pornographie, nous bifurquons vers la circoncision, avec cette terrible question : comment un homme se masturbe-t-il lorsqu'il est circoncis ? Le plaisir est-il le même ? — Dans le cas présent, je suis content de pouvoir éclairer mon entourage en répondant à la deuxième question : « Ayant subi l'opération alors que j'étais déjà un adulte accompli, je peux vous assurer que ça ne change pas grand-chose au niveau du plaisir... Du moins en ce qui me concerne. » Ils prennent un air un peu étonné. Je pense que j'aurais mieux fait de me taire.

Je me demande pourquoi je réagis de cette manière. Somme toute, je ne suis pas du tout contre le fait qu'un artiste ou un écrivain reçoive des subsides... Je me fâche sans raison : « Mais pourquoi faudrait-il absolument qu'il y ait des subsides ? L'art pour l'art, et non l'art pour l'argent !
— Ça, c'est la conception du XIXe siècle ! »
(J'ai une conception du XIXe siècle !)

Sur la philosophie et le savoir : « Il n'existe plus de généralistes : désormais, on ne traite plus de la folie, par exemple, mais d'objets beaucoup plus spécialisés, comme le burnout. » Je ne dis rien, mais je pense : « Quel dommage que les généralistes soient en voie de disparition ! » Des hommes comme de Vinci ou comme Goethe — s'intéressant à l'art comme à la science, à la politique comme à la philosophie, capables de tisser des liens entre des savoirs très différents — manquent cruellement à l'humanité (sont-ils encore seulement possibles ?).

731

Bougies. — Juste avant le 22 avril 2012, j'avais fêté le premier anniversaire de mon journal en publiant coup sur coup un adieu à Wittgenstein et un questionnaire de Proust augmenté dûment rempli. Aujourd'hui, 22 avril 2013, à l'occasion du deuxième anniversaire du même journal, qu'ai-je fait ? Rien. Aujourd'hui, je suis, comme toujours, dépassé par les événements ! J'avais réfléchi à une forme de célébration, mais je ne l'ai pas concrétisée, faute de temps. Faisons donc comme si de rien n'était : de toute façon, les anniversaires sont là pour nous rappeler que nous nous éloignons de plus en plus de l'enfance ; que nous devenons nuls, réactionnaires, rigides, vieux, vides, sans idée, sans vie et sans intérêt. — Si je bois autant à chaque anniversaire, n'est-ce pas pour oublier que je deviens de plus en plus con ? À moins que ce ne soit l'inverse ? (« Tu es certain que tout va bien, Hamil ? »)

Relecture. — Les débuts de mon journal sont faciles à résumer. J'écrivais quelques lignes et je m'en contentais : « Christelle revient de Lyon », « Je suis malade », « Je prends le train », « J'ai croisé le sosie d'Ernest Hemingway dans les toilettes du Metteko », etc. — Puis est venue la période dite « prolixe » durant laquelle je décrivais tout ce que je vivais, jusqu'au bout d'épinard que j'avais réussi, non sans mal, à extraire alors qu'il était implacablement coincé entre ma canine et ma prémolaire, ce jeudi de septembre où, assez curieusement, un merle battait des ailes beaucoup plus lentement que d'habitude au-dessus de ces deux bouleaux se dressant majestueusement dans la grande pelouse située au sud-ouest de la maison familiale. — Aujourd'hui, je suis beaucoup plus concis : j'essaye d'extraire l'essence de ma journée, sans entrer dans ces détails qui n'intéressent personne. Mais il y a un problème : l'essence ne se manifeste pas toujours et, à défaut de carburant performant, je suis obligé d'utiliser de la bagasse. Voilà une confession qui, pour le moins, fera plaisir aux écologistes !

Place réservée. — D'habitude, Wynka ne s'assied pas sur cette chaise-là pendant le repas de midi, parce qu'elle sait que c'est ma chaise depuis presque exactement sept ans. De la même manière, Christiane s'installe toujours à ma droite, en bout de table. Un esprit malveillant a-t-il eu envie, ne fût-ce qu'une seule fois, de déloger Christiane de son bout de table ? Non : l'événement n'a jamais eu lieu. Et quand Rolande mange avec nous, elle est toujours assise en face de moi : je n'ai jamais vu Rolande manger sur un autre siège que celui qui se trouve en face de moi. — Mais aujourd'hui, lorsque j'arrive, en retard, dans la salle de lecture pour le repas de midi, Wynka est installée à ma place ! Je sais qu'elle sait que c'est ma place... « Veux-tu que je change de chaise ? me demande-t-elle gentiment.
— Non, non, ça ira !
— En es-tu sûr ?
— Oui, oui, ça ira ! Sans problème, ha-ha-ha ! »
(Ils arborent tous leur petit sourire, mais je survis sans aucune difficulté.)

Rapport d'activités. — Toute cette énergie dépensée à pondre des rapports expliquant en quoi consiste notre travail, puis à les corriger, à les illustrer et à les mettre en page... Voilà encore une belle mise en abyme : bientôt, nous passerons l'année entière à préparer avec le plus grand soin des rapports d'activités décrivant la rédaction d'autres rapports d'activités. Dans ces rapports-là, nous expliquerons, un peu gênés, que notre seule activité de l'année précédente aura été d'écrire les rapports d'activités de l'année d'avant. La boucle sera alors bouclée, les responsables seront satisfaits et je pourrai enfin me consacrer à plein temps à mon passe-temps favori : mettre en page des rapports d'activités dans lesquels il sera dit que j'ai mis en page, de manière prioritaire, d'anciens rapports d'activités.  Voici l'homme qui, dans sa vie, ne fait qu'écrire sur ce qu'il a déjà écrit.

Rien

A show about nothing. — La quatrième saison de Seinfeld contient une très belle mise en abyme qui débute avec l'épisode « The Pitch » et continue ensuite selon la formule du comique de répétition : Jerry Seinfeld, le « héros » de la série (qui est déjà une mise en abyme à lui tout seul dans la mesure où il joue son propre personnage) est abordé dans un bar par des cadres de la NBC qui lui donnent l'opportunité de développer son propre show télévisé. Son ami George Costanza s'en mêle et, plus tard, lors d'une discussion avec Jerry au Monk's Café, développe un concept original : proposer un show qui ne raconte rien (a show about nothing), dans lequel les situations et les personnages seraient tirés de la vie de tous les jours. Autrement dit, George est en train de parler de créer une série qui ne raconte rien à l'intérieur d'une série qui elle-même ne raconte rien... Et George de défendre son idée en prenant justement pour exemple leur mésaventure au restaurant chinois, qui a déjà fait l'objet d'un épisode entier de la deuxième saison appelé « The Chinese Restaurant ». — C'est désormais certain : les scénaristes de cette sitcom n'étaient pas des manchots.

A blog about nothing. — Je fais soudain le lien : on pourrait dire de mon journal qu'il est lui aussi un blog « à propos de rien » dont l'auteur ne poursuit aucun objectif particulier, si ce n'est celui d'écrire un article par jour en respectant une certaine contrainte formelle. — Je voudrais, et j'y arrive sans doute parfois, que toutes ces pages ne soient qu'une simple description de ce qui me passe par la tête, de ce que j'observe, vis ou écoute, sans jugement, ni thèse, ni scénario préétabli : avec un concept pareil, mon blog risque paradoxalement de devenir, si ce n'est déjà le cas, un journal à propos de tout.

Question sur l'italique. — Si je termine une phrase par des caractères en italique, le point qui suit doit-il lui aussi être en italique ? Cette question a-t-elle un sens ?  La réponse la plus originale donnera droit à un ticket gratuit pour visiter les locaux bruxellois du journal.

Jardin clos. — Maison du Peuple, en soirée. Je viens à peine de publier l'article consacré à la journée de jeudi dernier (dans lequel je donne l'impression de me plaindre parce que je ne vois plus personne, mais en fait pas du tout, non, non, non, pom, pom, pom, la, la, la) que je reçois un coup de fil d'Andrew. Il revient d'une excursion au parc Pairi Daiza où, en compagnie de Léandra et de Nanash, il a pu resserrer les liens avec ses « frères les animaux ». Fatiguée, Léandra est rentrée tout de suite chez elle et Andrew me rejoint donc seul pour quatre tournées de Chouffe. Peut-être le dernier verre était-il celui de trop ? Il sera obligé de prendre un taxi pour rejoindre ses pénates. Quant à moi, il faudra que je me précipite dans les escaliers de la station de prémétro du Parvis pour attraper l'un des derniers trams de ce début de nuit.

La-la-la

Par contraste. — De retour à mon appartement hier soir, après avoir assisté à des heures entières de débats sur l'art de ne pas accumuler trop de poussière, j'avais atteint un tel niveau de fatigue que la seule idée de pouvoir enfin me reposer m'a rempli d'une joie tranquille. Certains bonheurs se construisent par contraste. Je veux dire par là qu'il aurait été impossible pour moi d'être aussi heureux hier soir sans avoir traversé auparavant une période épuisante. (Me faire couler un bon bain chaud et me dire : « Ceci est un bon bain chaud et rien ni personne ne pourra m'enlever cet instant précis durant lequel j'oublie tout, jusqu'à l'épuisement, et fais exactement ce que je veux, à savoir : prendre un bon bain chaud. »)

Cinéma. — Mary m'avait d'abord proposé un cinéma : après avoir mangé un plat simple, nous serions allés voir en seconde partie de soirée The Place Beyond the Pines, le nouveau film de Derek Cianfrance, avec Ryan Gosling dans le rôle d'un cascadeur reconverti en braqueur qui — c'est le moins qu'on puisse dire — voit sa vie basculer (comme dans Drive, que nous avions vu le 6 novembre 2011). Tout compte fait, ma colocataire n'a pas envie de sortir ce soir. Je lui avoue que son manque d'enthousiasme m'arrange tout aussi bien : le fait de ne pas avoir d'horaire à respecter ni de foule à subir n'est pas pour me déplaire. À la place du grand écran, après le repas, elle me propose de regarder un film sur son ordinateur, Blue Valentine (2010), un drame romantique de... Derek Cianfrance avec... Ryan Gosling, baigné par les instrumentaux rapidement reconnaissables de Grizzly Bear. Une histoire d'amour ordinaire, autrement dit qui commence bien et qui finit mal. On s'y croirait.

L'homme parfait ? — Mary arrive presque à me convaincre que ce type, Ryan Gosling donc, est l'homme parfait, qui réussit tout ce qu'il entreprend : « C'est le gars dont rêvent toutes les femmes ! » Je jette un rapide coup d'œil sur la Toile : « Il est né en 1980, comme moi... En fait, il est même un peu plus jeune ! », « Et il est Canadien ! » — Mary m'apprend également qu'il fait partie, avec un certain Zach Shields, d'un groupe de rock du nom de Dead Man's Bones, dont elle a écouté en boucle l'unique disque, sorti en 2009. Les deux comparses ont convoqué une chorale d'enfants pour les accompagner dans un album dont le thème tourne autour des fantômes et des créatures de la nuit. Oui, pourquoi pas ? Mais pourquoi avoir intégré une chorale d'enfants qui font « La-la-la » de temps en temps ? Pourquoi ne pas avoir remplacé ce groupe de gosses chantant faux par un seul et unique joueur de banjo ?

Paper Ships by Dead Man's Bones on Grooveshark

Éolienne rouillée

Accumulation d'archivistes. — De neuf heures douze du matin à quatre heures trente-quatre de l'après-midi, j'assiste à une journée internationale francophone des archives à Louvain-la-Neuve. (Oui : ce genre d'événement existe et attire même pas mal de monde, du Québec à la Suisse, en passant par Haïti.) Comme d'habitude, je serre des pinces, je donne des bises, je me présente et je me dis « enchanté », d'un air jovial, en regardant la personne plus ou moins dans les yeux et en essayant de ne pas avoir l'air trop idiot. Je tente même quelquefois de faire de l'humour ! « Et toi, tu travailles où, au fait ? », me demande-t-on à plusieurs reprises. À chaque fois, c'est la même litanie expéditive : « Je-suis-historien-dans-un-centre-d'archives-privées ! », puis : « Une-institution-qui-s'intéresse-à-l'histoire-de-la-gauche ! », et enfin : « Voilà, voilà, c'est tout ! » Soupir contenu, et ces pensées : va-t-il falloir que je fasse de la représentation toute la journée ? Pourquoi m'interroge-t-on sur mon travail ? Sont-ils vraiment intéressés ? Faut-il que je leur pose des questions à mon tour ? — Le thème du jour est la conservation : conservation préventive, conservation curative, restauration, création de métadonnées, externalisation de la numérisation, intervention d'urgence lors d'une catastrophe naturelle ou d'un attentat : tout y passe. J'y apprends entre autres que le nouveau dépôt des Archives de l'État à Mons a été construit sur une nappe phréatique : tout a été prévu pour que le bâtiment soit complètement étanche, mais je ne peux m'empêcher d'imaginer un déluge ravageant le reste des trésors historiques montois, déjà aux deux tiers détruits durant le bombardement du 14 mai 1940. J'y apprends aussi, un peu plus tard, qu'il faut être intraitable envers les ateliers de restauration : le cuir du registre restitué est légèrement gondolé ? Une seule des pages est mal restaurée ? Hop, hop, hop ! On ne lésine pas : on renvoie à l'expéditeur, nom de dieu !

Manger la même chose. — Je suis dans une de mes périodes obsessionnelles. Depuis quelques années, ça allait mieux, mais ces derniers mois, ça revient à la charge. Sur le temps de midi, en compagnie de huit autres archivistes, dans une crêperie bretonne proposant des centaines de crêpes salées différentes, voilà donc qu'un confrère en bout de table décide de commander cette crêpe à la tartiflette que j'avais moi aussi en tête depuis un bout de temps ! Qu'à cela ne tienne : comme souvent dans ce genre de cas, lorsque je ne veux pas prendre la même chose qu'une autre personne, j'ai un plan de rechange, ha-ha ! J'ai tout prévu : je commande donc la crêpe à la mozzarella, au salami et aux épinards... Mais voilà maintenant que ce confrère à ma droite (celui qui a fait du théâtre avec Léandra — elle le reconnaîtra sans peine) me lâche : « Ha, très bonne idée, ça, Hamilton ! Je vais prendre la même chose ! » Je ne dis rien pour ne pas passer pour un branque et suis donc obligé de manger une crêpe qui bénéficie de son double à table. — Suis-je le seul à déceler un problème ? Je pense que oui et, plus que tout, la pensée m'inquiète.

Banjo barré. — Cette chanson, « The Cellar Song » de Palace Brothers, alias Will Oldham, alias (plus tard) Bonnie « Prince » Billy, m'a fasciné pendant des années, alors que je n'étais encore qu'un frêle étudiant tentant de se frayer un chemin à travers les corridors de la grande université. — Il s'agit du quatrième morceau du tout premier album d'Oldham, There Is No-One What Will Take Care of You (encore un titre très joyeux !), sorti en 1993, un chef-d'œuvre auquel ont participé trois (trois !) membres de feu le groupe Slint : le guitariste Brian McMahan, le bassiste Todd Brashear (qui y joue un peu de tout) et le génial batteur Britt Walford. — Sans raison, je ressors la chanson du grenier où elle a stagné pendant des années. Elle est tordue. Les paroles sont tordues, et les instruments aussi : un curieux mélange de guitare électrique, de basse et de banjo (yeah !) qui donne constamment une impression de faux. C'est cela qui est fabuleux : la constante impression de faux. Tout y est déphasé, jusqu'au son Lo-fi, jusqu'à la voix éraillée d'Oldham qui se contrefout de sonner juste. — Un peu comme les rotors d'une vieille éolienne rouillée qui bloqueraient à chaque rotation mais qui conserveraient tout de même un certain charme, à cause de la rouille et du blocage, justement.

The Cellar Song by Palace Brothers on Grooveshark

Dictionnaire du futur

« Hamilton's Diary. — [fr.] Le journal d'Hamilton. — (Quotidien, 2011-2018 ; annuel, 2019-2038). — Blog/journal intime publié quotidiennement puis annuellement par Hamilton L. Evenvel du 22 avril 2011 au 18 octobre 2038. Il est disponible sur l'ancienne Toile numérique de l'Internet 1.0 à travers l'URL www.hamiltonsdiary.com. — Du 22 avril 2011 au 16 octobre 2018, soit pendant sept ans, cinq mois et vingt-quatre jours, la publication d'articles y adopta un format strictement quotidien, suivant la formule devenue aujourd'hui célèbre : "Chaque jour, un article ; chaque article, un jour." — Ce journal peut être artificiellement découpé en plusieurs périodes, de celle dite "fruste" des débuts à celle dite "compulsive paranoïaque" des années 2017-2018 (cf. à ce sujet la somme théorique signée Prosper-Constant Jiménez, Le journal d'Hamilton : la frénésie derrière la banalité, Paris IV, 2043, p. 76-109). De manière générale, et selon les dires d'Evenvel lui-même, ce blog était une démarcation, de par sa volonté de décrire la vie "par morceaux" (ce qui expliquerait, d'après certains critiques, les diverses périodes aphoristiques) et d'éviter à tout prix une adaptation à l'esprit du temps. Il traitait de sujets divers : la philosophie, l'histoire, la politique, la science-fiction, la bande dessinée, la musique, mais aussi, plus simplement, les détails de la vie quotidienne. — Le journal Hamilton's Diary acquit une certaine notoriété après la mort de son auteur (survenue brutalement le 19 octobre 2018), dans la mesure où il continua d'être alimenté jusqu'en 2038, à raison d'un article par an, recevant assez ironiquement de la part de plusieurs médias influents le prix du "meilleur blog post mortem de tous les temps". Il semblerait aujourd'hui qu'aucun nouveau message ne soit à l'ordre du jour (cf. l'article de Léandra Courbet, "Hamilton s'est éteint à jamais", paru le 19 octobre 2039, qui n'a jamais été démenti). »

Les autres. — Je passe la soirée avec Léandra à la Maison du Peuple. Le fait que je la vois beaucoup moins souvent ces derniers temps s'intègre dans une évolution générale de mes relations aux autres qui a débuté avec la « débâcle française » d'il y a plus ou moins deux ans. Viendra bientôt le moment où je ne verrai plus personne, si ce n'est ma fille à peine deux jours par semaine, mes collègues pendant les heures de bureau, quelques amis de temps à autre, et ces gens qui viendront s'asseoir à ma table « parce qu'il n'y a plus de chaises autre part dans le café, vous comprenez ? » — Oh-oh ? Serait-ce du ressentiment ? Serais-je capable d'éprouver une certaine forme de déception ? Resterait-il quelques reliques d'humanité à l'intérieur de ces conduits de robot rouillés et sans âme ?

José González. — Le musicien suédois d'origine argentine José González se décrit comme un athée fortement influencé par le livre du biologiste Richard Dawkins The God Delusion (2006) (Pour en finir avec Dieu en français). Nombre de ses chansons constituent de douces critiques de la croyance religieuse, comme la minimaliste « Abram », sur l'album In Our Nature (2007), dans laquelle González propose très gentiment au vieux patriarche biblique de se rendormir une bonne fois pour toute et d'arrêter d'embêter l'humanité avec ses illusions d'un autre temps. González est également membre d'un groupe du nom de Junip, qui joue sur les mêmes thèmes, avec une musique tout aussi minimaliste (une guitare, une batterie, un peu de synthétiseur...).

Redéploiement

Bibliophilie. — Quel bonheur, quelle chance, lorsqu'on est bibliophile, que de travailler dans un centre de documentation ! Aujourd'hui matin, dans un de nos dépôts, presque toute l'équipe s'évertue à redistribuer et à redéployer des pans entiers de la bibliothèque. Le travail serait passablement ennuyeux si les objets à déplacer n'étaient des livres, des livres et encore des livres... De vieux livres qui ont chacun une histoire, une configuration et une odeur particulières. — Par le plus grand des hasards, les trois premières tablettes dont je m'occupe sont remplies à ras bord de monographies sur le fabuleux monde de l'imprimerie : trois mètres linéaires de traités de typographie, de recueils de polices de caractères propres à telle ou telle maison d'imprimeurs, d'ouvrages sur les linotypes. (C'est jouissif... jusqu'à un certain point.) Sur la tablette suivante, quelques cahiers d'échantillons de fils et de tissus en provenance de l'industrie textile. Plus loin, dans un tout autre registre, une travée complète consacrée à Karl Marx. Juste à côté, une autre consacrée à Lénine, comprenant notamment les quarante-cinq (!) volumes de son œuvre complète, en français, édités par les Éditions du Progrès. Plus loin encore, des ouvrages sur l'utopie, sur l'anarchisme... — J'ai envie de tout dévaliser mais je me retiens : à quoi bon ? J'ai tellement de retard dans mes lectures qu'augmenter la pile serait presque malsain.

Trahison. — Sur le temps de midi, nous allons manger à la Cucina, une sandwicherie en libre-service dans le centre de Liège, pas loin de la place du Vingt-Août. Dès l'entrée, un homme vient à ma rencontre pour me serrer la main : il s'agit du patron de la Cucina de la gare des Guillemins. Il m'apprend qu'il est propriétaire des deux établissements. Je suis un peu gêné parce que j'ai déserté la Cucina de la gare au profit de l'Espress « Oh » Juice et de son « café de la semaine ». (Oui : moi aussi, je suis capable des pires trahisons !)

Gauche de la gauche. — À chaque fois que j'entends parler de « gauche de la gauche », j'ai envie de ressortir du grenier mon cache-poussière et ma vieille Winchester. Il existerait donc une certaine « gauche mais pas trop », à la gauche de laquelle se trouverait une gauche plus à gauche, une « gauche de la gauche » plus radicale ? « Oh, tu sais, moi, je fais partie de la gauche responsable, et non de cette gauche de la gauche fantaisiste et extrémiste ! » — Puisses-tu t'embourber jusqu'au cou dans ta gauche responsable ! Puisses-tu t'y embourber et t'y noyer !

Âge d'Or

Deux heures de sommeil... — Ce n'est pas assez, et je le sais très bien. Mais que veux-tu ? Que je rentre chez moi à onze heures du soir, après une longue journée de travail, et que je me mette directement au lit, sans prendre un bon bain chaud, sans écouter de la musique, sans me détendre devant une série, sans jouer, sans lire, sans écrire ? — Tu me demandes l'impossible, et tu le sais très bien !

Quel est le lien entre ces trois citations ? — « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire. » (Voltaire) ; « Je crains le jour où la technologie dépassera l'homme. Le monde aura alors une génération d'idiots. » (Albert Einstein) ; « Si le peuple américain permet un jour que des banques privées contrôlent leur monnaie, les banques et toutes les institutions qui fleuriront autour des banques priveront les gens de toute possession, d’abord par l’inflation, ensuite par la récession, jusqu'au jour où leurs enfants se réveilleront, sans maison et sans toit, sur la terre que leurs parents ont conquis. » (Thomas Jefferson). Réponse : elles n'ont jamais été écrites ou prononcées par les personnalités placées dans les parenthèses ; elles font partie de ces nombreuses phrases apocryphes qui pullulent sur la Toile et, tristement, au-delà. — Il s'agit au mieux d'un manque de renseignement, au pire d'une flagrante malhonnêteté intellectuelle. C'est la raison pour laquelle, face à toute citation inconnue, le réflexe devrait rester inchangé : vérifier, vérifier et vérifier encore que le texte est authentique, autrement dit qu'il n'est ni tronqué, ni augmenté, ni simplement créé de toutes pièces dans le but de convaincre.

Le déclin de la civilisation. — « Durant l'Âge d'Or, nous vivions en harmonie avec notre environnement : nous respirions un air pur, nous batifolions dans l'allégresse de notre enfance par trop naïve. Nous voletions tels de jeunes papillons tout juste sortis de leur chrysalide. Nous avions un faible pour les coins sombres et chauds. Avides de nourriture, nous passions notre existence dans les céréales, que nous croquions avec l'insouciance renouvelée d'êtres qui n'ont connu ni la privation, ni la sécheresse, ni l'épidémie. Puis un dieu féroce est arrivé. Un rédempteur. Notre Rédempteur. Il nous a appris abruptement que toute nonchalance a un prix ; qu'à une période de faste et de bonheur succède toujours une autre, bien plus triste, aride et funeste. Il a d'abord réduit, d'une simple pression de son immense doigt, nos petits corps fragiles en poudre noire sans vie. Ensuite, il a abattu sur nous le Fléau : un air putride et nauséabond annihilant toute conscience et interdisant à nos ailes de battre. (A-t-on jamais vu pareil phénomène ? À quoi nos ailes servent-elles si nous ne pouvons plus les contrôler ?). L'agonie fut longue et douloureuse pour nombre d'entre nous, et aujourd'hui, je suis la dernière survivante d'une antique civilisation luxuriante : un insecte solitaire, caché dans les recoins de ce lieu devenu tout à coup terriblement hostile ; une pyrale qui a vu ses amis et sa famille s'étioler sous les attaques répétées de ce dieu sans cœur ; une mite terrorisée qui n'attend plus rien de la vie, si ce n'est de décliner et de mourir à son tour, en se souvenant de ces jours heureux pas si lointains, de ce blé abondant, de cette "mine de diamants" devenue en quelques semaines le pire des pièges, le pire des cauchemars éveillés. — "Je me souviens" : telles seront mes dernières paroles quand le Rédempteur abattra son doigt vengeur sur mon enveloppe diaphane... "Je me souviens et je ne regrette rien." »

≠. — Je suis installé à ma place habituelle (dans mon fauteuil de bureau, devant la table bancale, à l'orée de ma chambre) ; Mary est elle aussi installée à sa place habituelle (dans son fauteuil rond et confortable, dos à la cuisine, devant la table de la salle à manger). Nous avons tous les deux un endroit habituel. Nous avons accepté une routine, sans vraiment nous en rendre compte.
« Tu connais le groupe "Fauve" ? », me demande-t-elle en fin de soirée.
« Ha oui, c'est pas mal, en effet... », dis-je un quart d'heure plus tard.
« Je remets "Kané" ? » (Encore plus tard.)
« Mets "Nuits Fauves", pour voir... »
« Tu peux remettre encore une fois "Kané" ? »
« J'adore ce moment où la guitare reprend le dessus... »
« Tu peux remettre "Kané" à nouveau ? »
« C'est vraiment une putain de bonne chanson ! »

Kané by FAUVE on Grooveshark

Sans sommeil

Mètres linéaires. — Le début de ma soirée se déroule en compagnie des mètres linéaires, des inventaires d'archives et des taux de fréquentation de la salle de lecture. Comme pour me récompenser de mon assiduité, deux bouteilles de vin et un paquet de chips sont ouverts en fin de séance, un peu avant huit heures du soir. — Vinum et musica laetificant cor : j'ai déjà le vin, la musique attendra bien un peu !

Le Club des Sans-sommeil. — Gare des Guillemins, à neuf heures du soir moins le quart. Tel le capitaine de caraque franchissant le détroit de Magellan, mon marchand de café est toujours fidèle à son poste. Je montre une certaine admiration : « Vous êtes le seul à ouvrir aussi tard !
— Ouaip ! Je ferme en dernier et j'ouvre en premier !
— À quelle heure ouvrez-vous le matin ?
— Cinq heures.
— Heureusement que vous avez un collègue pour vous aider !
— Oui, mais la plupart du temps, je fais tout de même l'ouverture et la fermeture. J'ai besoin de très peu de sommeil. La semaine, je dors entre trois et quatre heures par nuit. »
(Bienvenue, ami cafetier, dans le Club des Sans-sommeil !)

Retour en train.  Knut retourne à Gand et fait par conséquent une partie du trajet en train avec moi. À défaut de café, il s'est acheté une crème glacée. On parle un peu, il lit un peu, puis il s'endort. J'en profite pour sortir mon ordinateur portable et écrire une partie de ma journée de samedi. À Bruxelles-Nord, Knut se réveille, voit l'ordinateur allumé et me demande, avec son léger accent flamand : « Alors, bien travaillé ? » — Croit-il sincèrement que je me suis attelé à la mise au net du procès-verbal de la réunion de ce soir, après plus de dix heures de boulot ?

L'Art de la guerre. — Vraisemblablement écrit à la fin de la période des Printemps et Automnes, soit aux alentours du Ve siècle avant Jésus-Christ, sans plus de précision, L'Art de la guerre de Sun Tzu (ou Sun Zi, orthographe choisie pour la version que je tiens entre les mains*) est d'un pragmatisme à toute épreuve : gagner une guerre se fait grâce à une méthode et une stratégie rigoureuses, et non en laissant les astres, la contingence et le hasard décider à la place des hommes. — Le traité est d'une rare concision : les conseils sont courts et incisifs ; ils ne s'embarrassent ni d'exemples, ni de détails, ni de paraphrases, raison pour laquelle des tacticiens d'époques ultérieures (comme Cao Cao, IIe siècle après J.-C., et Li Quan, VIIe-VIIIe siècles, dont les commentaires parsèment la présente édition) ont cru bon d'expliquer ou d'approfondir les remarques du maître, jusqu'à parfois donner l'impression de s'adresser à des imbéciles incapables de lire entre les lignes ou de comprendre la moindre (rare) analogie. — Le traité décrit aussi avec beaucoup d'intelligence et de rigueur l'obligation d'être un fin observateur et, surtout, d'étendre l'observation recueillie à l'aide d'un accès constant à l'information : connaître les plans de l'ennemi, savoir où il se trouve, se renseigner sur son moral, etc. La notion d'information revient constamment dans le texte : ici, il est question de bien comprendre sur quel terrain on se bat ou se déplace ; là, de la meilleure façon de connaître la stratégie ennemie (le passionnant article XIII traite de l'utilisation des espions)... De la lecture de ce traité, ressort l'idée, centrale, qu'un général qui ne s'informe pas est un fou et un idiot auquel il ne faut absolument pas confier une armée. De là à appliquer ce constat à d'autres aspects de la vie contemporaine... (À suivre.)

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* Sun Zi, L'Art de la guerre. — Deux commentaires de Sun Zi par Cao Cao et Li Quan, traduction et présentation de Valérie Niquet, Paris, Economica et Institut de stratégie comparée, 2012.

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