Joueur de cornemuse au château de Dunollie (audio)

Ce qui me touche le plus dans un morceau de cornemuse, c'est le court instant avant que la mélodie ne débute : le moment où le réservoir se remplit d'air pour la première fois et où l'instrument produit pendant quelques secondes une seule longue note plaintive. À ce moment-là, on sait qu'un son puissant va bientôt remplir l'espace sonore sans crier gare. J'avais déjà enregistré une joueuse de cornemuse dans une rue de Glasgow la veille, mais ce joueur-ci la surpasse. Il a commencé à jouer vers deux heures de l'après-midi au pied de la tour du château de Dunollie, au nord d'Oban. Mais il s'est mis à pleuvoir. Alors il a continué sa démonstration en contrebas, dans un espace boisé protégé par une large bâche. Des cinq extraits que j'ai enregistrés, les deux ci-dessous sont clairement les plus réussis en matière de restitution sonore. — À écouter de préférence avec des casques ou de bonnes enceintes acoustiques.


Arrivée à Oban (photos)

En début de soirée, après de nombreuses péripéties, nous arrivons enfin à notre appartement d'Oban. Il est situé au coin de la William Street et de la Corran Esplanade, au-dessus d'un magasin de bijoux. La propriétaire nous accueille avec du thé et des shortbreads et nous fait faire le tour de l'appartement. Nous sommes agréablement surpris : dans le salon, une large baie (vitrée) donne sur la baie (d'Oban) et sur les îles environnantes, perdues dans la brume. Il fait assez froid, très nuageux, il pleut et le vent est parfois piquant, mais si c'est le prix à payer pour avoir un si beau ciel, alors...



« Glasgow ne veut pas qu'on la quitte ! »

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Nous étions pourtant arrivés bien à l'avance à la gare de Glasgow Central. Plus d'une heure à l'avance ! Le grand luxe, quoi. Nous avons même eu le temps de prendre un verre au pub de la gare et d'aller faire quelques courses. En bref : nous étions arrivés vers onze heures du matin alors que le train vers Oban, lui, ne partait qu'à midi dix-neuf.

Sauf qu'il ne partait pas de cette gare-là. C'est une blague ? Non. Si j'avais été un peu plus attentif, je me serais rendu compte que le train vers Oban partait de Glasgow Queen Street, une autre gare du centre-ville située à dix minutes environ de la Glasgow Central Station, où nous cherchions en vain sur les tableaux d'affichage un train vers notre destination.

Mais nous n'avions plus dix minutes devant nous et avons donc tristement raté le train. Une broutille : il nous a suffi de prendre le suivant... quatre heures plus tard.

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Quatre heures plus tard donc, dans le train vers Oban. — Je voudrais aller aux toilettes, mais un gars près de la porte me fait savoir qu'elles sont hors-service (« It is brrroken »). Je lui demande s'il y en a d'autres dans le train. Il me répond que non, mais m'indique que... — Aucune idée de ce qu'il m'indique, je n'ai strictement rien compris ! Je lui demande donc de répéter plus lentement en lui précisant que je ne suis pas anglophone. L'explication est en fait très simple : si j'ai un besoin pressant, il faut que j'avertisse un membre du personnel de train. À la prochaine station, le conducteur arrêtera son véhicule le temps que je descende me soulager. C'est une blague ? Non, non.

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Plus ou moins à la moitié du trajet Glasgow-Oban, une bonne partie des passagers de notre voiture descend. « Eh ben... Le train s'est bien vidé d'un coup », constate Andrew. De nouvelles personnes entrent. Sur le quai, des gens embarquent dans un train situé sur l'autre voie. La pièce tombe lorsqu'un des passagers crie dans un anglais difficilement compréhensible que notre train repart vers Glasgow. Si nous voulons continuer vers Oban, il faut changer. C'est une blague ? Eh non.

Panique à bord pour les cinq Belges. On range nos affaires en triple vitesse. Andrew court chercher ses bagages. En sortant du train, Léah oublie son smartphone (que je récupère). Gaëlle se met à pleurer. Elle quitte sa place en vitesse et, dans la précipitation, fait tomber l'un des objectifs de mon appareil photo. Moi qui d'habitude ai besoin de quatre contrôles pour être certain de ne rien avoir oublié, je dois me contenter d'un rapide coup d'œil sur notre ancien emplacement.

Deux gentils passagers nous aident à descendre nos bagages. Entretemps, Léah a demandé au conducteur de l'autre train d'attendre, conducteur qui s'est apparemment contenté de hausser les épaules et de déclarer l'équivalent de : « Ha bon ? Pas de problème. »

Finalement, rien n'a été perdu, rien n'a été cassé et nous avons repris la route vers Oban via un autre train dont les toilettes fonctionnent. Tout est bien qui finit bien. Reste l'angoisse liée à la question : « Qu'est-ce qu'on aurait fait si on n'était pas sorti du train à ce moment-là ; si personne ne nous avait prévenu ? » La réponse va de soi : on aurait attendu... le train suivant.

Parade orangiste à Glasgow (audio)

De retour de la cathédrale Saint-Mungo, nous avons croisé une importante marche orangiste. Je suis certain de ne pas du tout adhérer aux valeurs défendues par les marcheurs de cette parade, mais je l'ai quand même (brièvement) enregistrée. Attention aux oreilles : si une note n'est pas fausse, c'est sans doute totalement fortuit de la part du musicien !

La cathédrale Saint-Mungo et la nécropole de Glasgow (photos)

La cathédrale Saint-Mungo de Glasgow est un imposant édifice datant du XIIe siècle, très bel exemple d'architecture gothique en Écosse. Une de ses particularités est d'avoir conservé son jubé, la tribune séparant le chœur de la nef. S'étalant à l'est de la cathédrale, derrière un pont assez haut enjambant une route, un ensemble impressionnant de tombes disposées en gradins attire immanquablement l'attention : c'est la nécropole de Glasgow, construite sur le modèle du Père-Lachaise à Paris et ouverte en 1833. On y compte cinquante mille concessions. — Ma présentation fait très scolaire, mais je m'en fous : je voulais seulement poster des photos.

 

 

 

 

 

Premier soir à Glasgow (photos)

Les photos de cette première soirée à Glasgow ne sont pas vraiment représentatives de ce que nous avons vu et encore moins — faut-il le préciser ? — de la ville en elle-même. Gaëlle, ma maman et moi étions crevés (et un peu sur les nerfs) à la suite de notre voyage en train. Personnellement, j'étais très heureux d'être enfin à Glasgow et de retrouver Andrew et Léah, arrivés les premiers à notre appartement d'une nuit, situé au 20, Montrose Street. Un endroit très propre, parfaitement fonctionnel et particulièrement bien adapté à nos besoins. Après avoir monté nos bagages, nous avons été manger chez Guy's (un excellent restaurant choisi un peu par hasard, avec de la musique jazz en live pour agrémenter le repas) et avons fait une petite promenade le long des quais de la Clyde avant de rentrer à l'appartement en passant par George Square, où les oiseaux s'amusent à se poser sur la tête des personnalités, y compris sur celle de Sir Walter Scott, la légende nationale qui a souvent droit à la plus haute statue.

 

 

 

 

The (rail)road to Glasgow

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Hall d'attente de l'Eurostar, Bruxelles-Midi, huit heures trente du matin. — Au haut-parleur : « Mesdames et messieurs, il y a cent ans débutait la bataille de la Somme, durant laquelle plusieurs centaines de milliers de soldats perdirent la vie. Nous vous demandons d'observer deux minutes de silence en leur mémoire. » À peine quarante secondes plus tard : « Mesdames et messieurs, en raison d'une arrivée tardive en gare de Bruxelles, l'embarquement et le départ de l'Eurostar 9117 à destination de Londres Saint-Pancras est retardé d'environ trente à quarante minutes. » — Fin abrupte des deux minutes de silence.

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Un homme en costume-cravate gesticule devant le comptoir d'information : « Et quoi ? C'est encore à cause d'une grève ? »

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Arrivés à London St-Pancras, ma mère, ma fille et moi disposons d'une petite demi-heure pour changer de gare et de train... Quatre bagages et trois sacs à trimbaler jusqu'à la gare de London Euston, heureusement toute proche. Quand nous entrons dans le train express à destination de Glasgow, nous sommes en sueur et un peu déshydratés. — J'aime le train, mais je préfère être dedans que de courir après.

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Je dois passer pour un fou, avec ce gros bagage que je ne parviens pas à caser dans un des rares espaces disponibles. Mes premiers mots en anglais du voyage sont quelque chose comme : « Excuse me, can I put my luggage in the rack above you? » Oui, sans problème, mais impossible de le faire rentrer. Un homme assis pas loin me fait signe et me propose de le placer dans l'espace présent à côté de lui, en changeant la disposition des sacs déjà entassés, l'espace en question n'étant clairement pas assez « optimized » à son goût. La phrase me fait sourire : les Anglo-Saxons et l'optimisation... J'essaie, mais je n'y arrive toujours pas. Never mind. L'homme fait alors un petit geste désinvolte de la main et me déclare qu'il doit bien y avoir une place autre part dans la voiture. Fin de la communication.

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There is a  shop in the coach C. — Ils ont des tartines et surtout de la bière et du café. Good lord! Nous voilà sauvés !

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« Oxenholme » : J'écoute une voix le prononcer et je me dis qu'il y a à la fois des lettres en trop et des lettres manquantes dans le nom de ce village.

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Le train s'arrête en gare de... Wigan ! C'est la ville mentionnée dans le titre de l'excellent livre de George Orwell The Road to Wigan Pier (Le Quai de Wigan en français), dans lequel l'auteur décrit son immersion dans plusieurs familles de mineurs du Nord de l'Angleterre, en 1936, et propose le socialisme comme réponse politique pour améliorer les conditions de vie — jugées intolérables après les avoir vues de très près — des ouvriers. Orwell y porte également un regard critique et railleur sur certains socialistes anglais issus (comme lui) de la bourgeoisie, prêts à défendre les travailleurs, mais de très loin : pas question pour eux de frayer avec ces gens qui, à table, utilisent leur couteau comme une fourchette ! (J'ai essayé de photographier le quai de Wigan, mais la seule photo que j'ai réussi à prendre avant qu'un autre train ne bloque la vue est floue et ratée.)

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Dans The Road to Wigan Pier, Orwell décrit à merveille le paysage qui défile quand on se rend en train vers cette région de l'Angleterre : un morceau de campagne entrecoupé régulièrement par des petites cités industrielles (aujourd'hui majoritairement en réaffectation). Par moment, le panorama ressemble un peu à la banlieue de Charleroi, sauf qu'il passe beaucoup plus vite d'un extrême à l'autre : le vieil hangar en ruine que j'entrevois est très rapidement remplacé par un joli ruisseau traversé par un pittoresque petit pont de bois, lui-même remplacé... par une pile de carcasses de voitures. Le Nord de l'Angleterre, c'est la région des transitions abruptes.

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Ensuite l'Écosse se rapproche et le paysage devient de plus en plus vert, vallonné et à couper le souffle... Ce qui a le plus retenu mon attention, ce sont les murets de pierres délimitant toutes les parcelles de terrain, jusqu'à des endroits particulièrement invraisemblables. Quelqu'un est donc allé jusqu'en haut de cette colline escarpée pour entasser quelques pierres, et ce afin d'empêcher un très hypothétique mouton alpiniste de passer sur le terrain d'à côté ? Come on! La véritable raison de ces murets, je vais la dévoiler aujourd'hui : ils font très jolis dans le paysage, voilà tout.

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Nous sommes arrivés à Glasgow à seize heures et une minute, parfaitement à l'heure (contrairement à l'Eurostar) et avec toujours autant de bagages à transporter.

Bruxelles-Glasgow-Oban-Edinburgh-Bruxelles en train

Faster than fairies, faster than witches,
Bridges and houses, hedges and ditches;
And charging along like troops in a battle,
All through the meadows the horses and cattle:
All of the sights of the hill and the plain
Fly as thick as driving rain;
And ever again, in the wink of an eye,
Painted stations whistle by.

Here is a child who clambers and scrambles,
All by himself and gathering brambles;
Here is a tramp who stands and gazes;
And there is the green for stringing the daisies!
Here is a cart run away in the road
Lumping along with man and load;
And here is a mill and there is a river:
Each a glimpse and gone for ever!

(Robert Louis Stevenson, “From a Railway Carriage”,
in A Child’s Garden of Verses and Underwoods, 1913. [Lien])

Si je devais réaliser un classement personnel des moyens de transport que j'utilise, à n'en pas douter l'automobile se retrouverait tout en bas de la liste. Le fait que je dépende tant des voitures (et donc des conducteurs) pour certains de mes déplacements est chez moi une source constante de contrariété et d'insatisfaction. Je déteste ce véhicule et ce qu'il représente : le bruit des klaxons et des moteurs, les gaz d'échappement, la pollution, l'engorgement des villes, la fadeur des voies rapides... Je déteste aussi la fierté qui s'empare de certains individus détenteurs d'une voiture. Je déteste l'impatience qui les gagne dès qu'ils s'approchent d'un volant et d'une pédale d'accélérateur. Je déteste l'anxiété très particulière qui se dégage des voyages en voiture en compagnie de certains conducteurs stressés. — En résumé : je n'aime ni l'objet, ni le comportement qu'il induit presque inéluctablement.

Tout en haut de mon classement, trônerait le train, à mon sens l'une des plus belles et des plus utiles inventions issues de la Révolution industrielle. C'est de loin mon moyen de locomotion préféré, avant même le bateau et le vélo. Si je pouvais choisir, je n'utiliserais quasiment que lui ! Je rêve d'une Europe traversée par les lignes de chemin de fer, où chaque village serait joignable sans trop de difficulté par le rail. J'aime regarder les trains qui démarrent, passent ou s'arrêtent. J'aime la vie qui grouille aux abords des quais et dans les gares. J'aime la routine bien huilée d'un compartiment de voyageurs. J'aime aussi, tout simplement, ce que le train symbolise : un moyen de transport collectif rapide et fiable. J'aime enfin la sensation ressentie lors d'un voyage en train (surtout dans les plus anciens, qui ne sont pas insonorisés), décrite à la perfection dans le poème de Stevenson mis en exergue : un rythme très particulier et puis surtout ce paysage qui défile par la fenêtre : ponts, maisons, haies et fossés, chevaux et bétail, collines et plaines, gares, et pour finir toutes ces traces d'activité humaine dont on ne perçoit qu'un instant fugitif : enfants qui jouent, personnes dans leur jardin, automobiles (encore elles !) qui ne font que passer, autres trains, maisons, industries... — Prendre le train permet de voir le paysage d'une région ou d'un pays d'une manière assez particulière, d'observer les changements progressifs du décor.

Est-ce pour cette raison que j'ai décidé, avec ma mère et ma fille, que le voyage jusque le village portuaire d'Oban, en Écosse, se ferait uniquement en train ? Non : le train était de toute façon la seule possibilité viable, ces deux-là refusant catégoriquement de monter dans un avion et le voyage en ferry demandant une logistique beaucoup plus contraignante. Cependant, faire tout le voyage en train n'est évidemment pas pour me déplaire.

* * *

Nous partirons de la gare de Bruxelles-Midi, le 1er juillet prochain, pour un premier jour de voyage qui nous amènera à Glasgow, ancien grand bastion industriel en reconversion et ville la plus peuplée d'Écosse. Pour aller en train jusque là, c'est assez facile (et relativement rapide) : Eurostar jusque Londres (2 heures et 5 minutes de trajet), puis train du réseau intérieur jusque Glasgow (4 heures et 31 minutes). La correspondance à Londres est aisée : trois des nombreuses gares du centre-ville (St Pancras, Euston et King's Cross) se situent à tout au plus dix minutes à pied l'une de l'autre. À Glasgow, nous rejoindrons Andrew et Léah, arrivés la veille en avion. Le lendemain, nous repartirons ensemble vers Oban à bord d'un train local traversant les Highlands de l'Ouest et passant par le parc naturel du Loch Lomond qui, d'après Andrew, est un réel plaisir pour les yeux. Durée de ce dernier trajet : 3 heures et 9 minutes.

Après une semaine passée à Oban, nous repartirons vers Édimbourg, la superbe capitale de l'Écosse bâtie sur le flanc d'un volcan éteint, où nous passerons environ trois jours (dont deux complets) avant de repartir, le 12 juillet, vers la Belgique. Ma fille, ma mère et moi-même reprendrons alors à ce moment-là le train vers Londres (4 heures et 42 minutes), puis l'Eurostar vers Bruxelles... Coût total du voyage Bruxelles-Oban et Édimbourg-Bruxelles en train pour deux adultes et un enfant de dix ans : 747 euros et des poussières. Il y a très certainement moyen de réduire de quelques centaines d'euros ce montant, en prenant des trains plus lents, en partant à certaines heures ou jours creux, en attendant patiemment que des promotions ne tombent ou encore en utilisant astucieusement un système de « pass ». N'aimant pas avoir l'esprit occupé par les tracasseries administratives, j'ai choisi le plus simple, le plus direct et le plus rapide, au détriment du prix. Je ne suis pas à cent euros près : de toute façon, je suis déjà fauché. Amen.

* * *

Pour ces douze jours de vacances en Écosse, je compte réactiver ce blog et mettre sur pied un journal de voyage mêlant textes, photos, captations audio et peut-être aussi dessins (une idée de Léandra) — je suis un piètre dessinateur, mais pourquoi pas ? L'idée n'est pas de passer des heures devant mon ordinateur (comme ce fut le cas pour d'autres voyages), mais de simplement prendre environ une heure par soirée pour consigner une série d'impressions et mettre en ligne certains documents.

J'ai créé pour l'occasion une catégorie spéciale, ne reprenant que les articles dédiés à ce voyage (et à ses préparatifs), disponible via ce lien : [Écosse]. La suite au prochain épisode donc.

Aquarium

« [...] Je m'occupe aussi d'un aquarium dans un bocal à conserves, surtout pour l'éducation des garçons, et j'y ai des tritons, des têtards, des phryganes, etc. Soit dit en passant, au cas où tu irais par là, près de la station de pompage au début du sentier du bac, si tu trouvais des œufs de Queue-fourchue sur les peupliers qui sont là, je te serais extrêmement reconnaissant de cueillir les feuilles et de me les envoyer par la poste. J'aimerais en avoir et ici je n'ai pu en trouver qu'un ou deux. Bien sûr, cela ne veut pas dire que tu dois y aller en expédition, seulement au cas où tu passerais par là. [...] » (Extrait d'une lettre d'Eric Blair, futur George Orwell, à Eleanor Jaques, 14 juin 19321.)

Archie et Coco-Bel-Œil. — Archibald (Archie pour les intimes) était un énergique petit poisson rouge « classique » avec quelques jolies taches blanches. Coco-Bel-Œil était un télescope noir, plus lent et à la vue mauvaise. Ce n'était vraiment pas une bonne idée que de faire cohabiter ces deux-là dans un petit aquarium non planté, mais je ne le savais pas encore à l'époque. J'avais acheté ces poissons, à environ trois semaines d'intervalle, pour ma grand-mère. Ils sont tous les deux morts aujourd'hui. Ma mère déclare à tout bout de champ qu'ils ont passé l'arme à gauche à cause d'une maladie que le deuxième aurait apportée dans l'aquarium. C'est possible, mais je continue à penser que c'est plus probablement à cause d'une concentration bien trop élevée d'ammoniaque. Depuis lors, j'ai beaucoup lu, afin de mieux comprendre ces « petites machines sensibles ». Peut-être n'aurais-je pas dû lire autant, car désormais, je veux un aquarium, mais je ne veux plus entendre parler de ces bacs vides avec plantes en plastique dans lesquels on fait vivoter quelques martyrs : je veux un vrai aquarium, avec substrat, décor, plantes aquatiques, bactéries (et cycle de l'azote), filtre, chauffage, éclairage, poissons en bonne santé et tout le toutim. Je ne veux plus jamais être responsable de la lente agonie de poissons tournant en rond dans un aquarium de vingt litres.

Les besoins du poisson. — La plupart des collègues ont gentiment rigolé la première fois que je leur ai parlé d'aquariophilie. Et ils m'ont trouvé ridicule quand je leur ai dit que tout poisson, y compris le « bête » poisson rouge, était plus difficile à maintenir en vie que, disons, un chat ou un chien. Ils peuvent rire de moi, je reste persuadé que c'est vrai. Le chat et le chien respirent le même air que nous ; les besoins primaires du chat et du chien peuvent facilement être compris et comblés sans trop de peine. (Je tiens ici à tuer dans l’œuf toute mauvaise interprétation de ce que je viens d'écrire : je n'ai pas du tout pour volonté d'établir une quelconque hiérarchie entre la possession de telle ou telle espèce animale. Aucune condescendance dans mes propos, vraiment : on trouve son bonheur là où on veut !) — Mais qu'en est-il des besoins du poisson ? Lisez un livre sur la bonne gestion d'un aquarium et vous comprendrez à quel point ces besoins sont plus difficiles à appréhender et à gérer que ceux qui régissent la vie de la plupart des mammifères. Bon pH, bonne chaleur, bonne dureté de l'eau ; ammoniaque, ammonium, nitrites, nitrates : la liste de ce qu'il doit y avoir et de ce qu'il ne doit pas y avoir dans un aquarium pour garder en bonne santé ses locataires est plus longue que la liste des ingrédients nécessaires à la réussite d'une bonne carbonnade flamande, ou bien... d'un poisson à l'escavèche ?

Démiurge raté. — Qu'est-ce qui contribue à l'adoption d'un chat ou d'un chien ? Entre autres : l'idée d'une interaction, d'une complicité, d'un jeu, d'une compagnie réconfortante. — Ces considérations entrent-elles en ligne de compte lorsque je rêve de mettre en place un aquarium ? Non. Un aquariophile, tel que je le conçois, n'est pas quelqu'un qui « joue » ou « interagit » avec ses pensionnaires : c'est quelqu'un qui crée, entretient et fait vivre un délicat modèle réduit de nature. L'aquariophilie est, me semble-t-il, une discipline destinée aux personnes patientes, méticuleuses et motivées, qui trouvent leur ultime récompense dans le fait que tous les paramètres du système sont bons. L'aquariophilie est une discipline pour démiurges ratés.

Les poissons ne sont pas des pierres. — « J'ai une nouvelle idée pour mon blog », ai-je expliqué à Léandra ce 1er décembre à la Porteuse d'Eau. « Ça consisterait à décrire pas à pas la réalisation de mon futur aquarium » : des premiers croquis du bac jusqu'à son fonctionnement plus ou moins définitif, en passant par l'achat du matériel, le choix de la décoration, des plantes, des poissons, etc. Réponse de Léandra, très modérément enthousiaste : « Je ne sais pas. En faisant cela, tu n'apporterais pas de pierre au temple de la connaissance. » Peut-être, mais ai-je seulement jamais apporté une pierre au temple de la connaissance ? L'ai-je jamais voulu ? En ai-je seulement jamais eu l'envie ? Ce qui compte finalement, n'est-ce pas plutôt de bien faire quelque chose, quel que ce soit ce « quelque chose » ? — Regarder son aquarium en bonne santé et s'exclamer fièrement : Exegi aquarium aere perennius !

À la croisée des chemins. — J'ai fini par délimiter deux tendances particulièrement intéressantes pour démarrer une pratique aquariophile de longue haleine : deux philosophies, deux chemins que je pourrai difficilement emprunter en même temps (à moins bien sûr d'avoir plusieurs aquariums). Choisir une direction, c'est presque à coup sûr condamner l'autre. Le premier chemin est celui de l'éco-aquariophilie : représentée notamment en France par l'océanologue Patrick Louisy2, celle-ci consiste à faire vivre l'aquarium le plus naturellement possible, en limitant au strict minimum les interventions extérieures et en laissant en quelque sorte la nature reprendre ses droits. Le second chemin est celui de l'aquascaping3 : dès qu'on effleure le sujet, apparaît en lettres d'or le nom de Takashi Amano, designer et aquariophile japonais de génie, décédé tout récemment d'une pneumonie. L'aquascaping m'a tout de suite fait penser à ce Breton qui, à la page 18 d'un album d'Astérix, déclare fièrement, une serpe et un arrosoir en mains : « Avec 2000 ans de soins, je pense que mon gazon sera fort acceptable. » De fait, même si son but est de représenter un bout cohérent de nature, l'aquascapeur ressemble avant tout à un amoureux du contrôle, voire à un maniaque quasiment infréquentable : reconstitution minutieuse d'un paysage terrestre, roches soigneusement sélectionnées et positionnées, « herbes » aquatiques finement taillées, plantes qui se développent comme elles doivent se développer (avec adjonction de gaz carbonique), bancs de petits poissons qui ressemblent à des nuées oiseaux... Tout est sous contrôle. — « Et tu hésites encore ? » Oui, j'hésite encore. L'aquascaping semble évidemment constituer une voie toute tracée pour moi (j'aime tout contrôler et jouer au démiurge), mais l'éco-aquariophilie me fait tout de même de l'œil (j'aime aussi l'idée d'écosystème durable et de bien-être animal). C'est un vrai dilemme, et avant même d'acheter un bac, il faut que je trouve ma voie (comme dirait Lao Tseu, mouarf !).

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1 George Orwell. Une vie en lettres. Correspondance (1903-1950), traduit de l'anglais par Bernard Hœpffner, Marseille, Agone, 2014, p. 39.
2 De cet auteur, pour les débutants : Patrick Louisy, L'aquarium d'eau douce. Guide pratique du débutant, Paris, Ulmer, 2009.
3 Pour une très belle introduction à l'aquascaping, en français, ce très bel ouvrage : Pierre Yang, Un mini jardin dans un aquarium, Paris, Larousse, 2015.